Je me suis réveillé durant la nuit. La lampe de chevet n’était pas éteinte. De la musique jouait dans une autre pièce. Je crois qu’il s’agissait des Angry Fruit Salad, ce nouveau groupe de L.A. que j’avais entendu à la radio. J’essayais de me souvenir des paroles surréalistes de leur chanson, quelque chose comme :
Meet my day
Droid spinning wheel
Lunatic fringe zipperheads
Coming back in L.A.?
Non. Ce n’était pas ça… J’étais en sueur. Je me suis assis et j’ai allumé une cigarette. Il ne me restait qu’une image. Un corps très blanc de femme semblait tomber sur moi, comme un grand pan de ciel lactescent, et je la regardais sans bouger tandis qu’elle saisissait ma queue… la blancheur phosphorescente du corps me troublait… ce n’était qu’un simple rêve érotique.
Les volutes de la cigarette tournaient lentement. Je pensais à l’écrivain de Lyrical Consequences assassiné par un de ses personnages. Dans le roman de Kate Pratt, l’écrivain était un homme, mais on ne savait pas comment il mourait. J’ai pris le corridor à peine éclairé et des voix confuses venaient d’une chambre.
Billy et une femme rigolaient. Je pouvais déjà reconnaître le rythme particulier des phrases de Billy, syncopé, musical, répétant volontiers des segments comme pour en savourer pleinement le sens ou pour trouver une variante. J’ai allumé la lumière des toilettes.
Au fond de cette grande pièce, dans un aquarium ouvert, Barbara, un charmant reptile de plus de deux mètres, avait tourné sa tête vers moi :
— Il y a quelqu’un ?
J’ai fait quelques pas hésitants. Les murs et les planchers étaient couverts de larges tuiles de céramique grises. Le comptoir était orné de deux vasques de verre dépoli.
— Je ne vois pas très bien. C’est toi, Barklay ?
— Non… c’est… le scénariste qui…
— Ah oui ! J’ai entendu parler de toi… Est-ce que tu m’as apporté un paquet de bonbons ?
— Quoi ?
— Tu as apporté des bonbons ?
— Oh ! Non. Je…
— La prochaine fois tu m’apportes des bonbons. D’accord ?
— Humm…
— J’adore ça. Billy oublie toujours…
Elle avait une sacrée tête, avec un museau arrondi qui faisait penser à un bec de canard. Ses dents pointues étaient visibles même lorsqu’elle fermait sa gueule. C’était une charmante alligator à la queue puissante. Une de ces bêtes des marais au sang froid qui surgissait devant ses victimes comme un mirage et qui participait avec joie à la tragédie de la survie des espèces.
En dehors de cette lutte pour la survie, Barbara réussissait à maintenir sa dignité dans son aquarium, par sa seule présence. Je trouvais que la paroi de verre représentait une mince muraille de protection contre le reptile, mais je me suis tout de même avancé vers la cuvette. Le bout de sa queue donnait des petits coups et faisait éclabousser l’eau.
— J’aime les bonbons.
— Oui ? Moi aussi…
— Billy t’a parlé de moi ?
— Il m’a dit que tu t’appelais Barbara.
— Il t’a pas dit que j’aimais les bonbons ?
— Non. Excuse-moi. Je voulais juste… euh… pisser.
— Vas-y. Te gêne pas.
— J’apporterai des bonbons la prochaine fois. Sûr !
— Ça va. Calme-toi.
— Oui… C’est… la surprise. Tu sais…
— Il faut que je te dise quelque chose. C’est très important.
— Mmm…
— Tu as pas trouvé Billy un peu bizarre ?
J’ai hésité avant de lancer mon premier jet d’urine dans la toilette. Le canal était bloqué par un peu de liquide séminal — une séquelle de mon rêve — et le jet est parti dans deux directions opposées. Une partie a coulé sur le carrelage alors que l’autre tintait dans la cuvette.
L’alligator a émis une sorte de grognement, de désapprobation ou d’encouragement, je ne sais trop, puis les deux jets ont fusionné en un seul. Je lorgnais vers le sol éclaboussé d’urine, une flaque humiliante à mes pieds. J’ai secoué ma queue pour laisser s’échapper les dernières gouttes, remonté mon pantalon de pyjama. J’ai déroulé le rouleau de papier toilette pour essuyer la flaque.
— Bizarre, je dirais pas. Un peu particulier, comme tout le monde. Tu sais.
— Tu m’as l’air d’un homme intelligent et intègre. Tu te rends compte qu’il me tient prisonnière ici ?
— Singulier, peut-être ? Il est singulier…
— Non ! Il n’est pas singulier ! C’est pas comme si j’étais un animal domestique !
— Humm… oui, comme un poisson rouge. Un poisson rouge n’est pas un animal domestique…
— Je suis pas un poisson rouge ! Il faut que tu m’aides à sortir d’ici. Je dois partir. Je t’attendais ! Je savais que quelqu’un viendrait un jour me sauver. Ne me laisse pas tomber. Tu m’aides à sortir d’ici et…
— Écoute, désolé, je peux pas faire ça.
— On va devenir des amis.
— Sûr ! Mais je peux pas faire ça. Bill m’a invité chez lui et…
J’ai balancé le papier de toilette imbibé d’urine dans la cuvette et je suis allé me laver les mains au lavabo. J’avais la tête d’un type qui n’est pas encore tout à fait réveillé. J’ai passé de l’eau sur mon visage et j’ai levé le regard vers le miroir. J’en étais à ce point de ma vie où je surveillais sans plus d’inquiétude les marques de la dégringolade. Chaque personne devait être livrée aux ravages du temps. Voilà, c’était mon tour. Les pochettes sous les yeux, les lèvres qui s’amincissaient, les pattes d’oie.
Je pensais à la plénitude que confère l’insouciance ou la foi — en l’avenir, en l’autre, dans les possibilités de gagner à la loterie, de s’acheter une nouvelle voiture, de faire le tour du monde en voilier, la multiplicité de ces projets qui retardent le désarroi humain — ces magnifiques visages des siècles passés et à venir et les visages de mes enfants… Comme c’était bon, l’eau qui coulait. Sentir les gouttelettes perler sur l’épiderme. Après tout, j’étais à L.A., dans la capitale de la représentation, de la Commedia dell’arte, des hackers et j’avais un boulot à faire…
— Tu me ramènes dans mon marais de la Louisiane.
— Hé ! Un instant, je n’ai jamais dit ça. Je ne m’en vais nulle part, pour l’instant. Je viens juste d’arriver. Tu dois en parler avec Bill.
— Passer ma vie comme un bibelot dans un appartement de Los Angeles, c’est pas mon truc… Bill pourrait se contenter d’un hologramme. Le faux, dans cette ville, c’est beaucoup mieux ! L’expérience du faux…
— Je vais y penser. On s’en reparle. Je retourne dormir.
— Oublie pas de m’apporter des bonbons la prochaine fois.
— Sûr.
— Bonne nuit. Ne me laisse pas tomber.
Je me suis retourné pour regarder Barbara. Combien de personnes avaient compté sur moi, que j’avais laissées tomber pour une raison ou une autre ? Parce que la vie est ainsi faite que l’on ne peut se changer ou parce que les attentes des autres ne peuvent être comblées. Le reptile avait des yeux noirs sans expression, sculptés dans le cuir épais. Une autre image de la force soumise. Peut-être une simple métaphore.
— Bonne nuit.
Une autre de ces métaphores qui risque de vous engloutir si vous n’y prenez garde. Je marchais dans le corridor tandis que les voix maintenant éthérées de Bill et sa compagne me parvenaient par bribes. Des rires, des cymbales, des roucoulements tirés d’un opéra bouffe ou d’un vieux film de Fred Astaire. Comme j’aimais lorsque la rue, un appartement, un hall d’hôtel, la terrasse d’un paquebot, devenaient une piste de danse… Je me suis étendu sur le lit et j’ai sombré.