L’Auteur, la neige et les palmiers

 

Le jour avant mon départ pour L.A., il y a eu une tempête de neige à Montréal. J’avais un logement au dernier étage d’un triplex dans le quartier Hochelaga. Dans la cour arrière, des enfants ont construit un énorme bonhomme de neige. C’est lui qui m’avait donné l’idée de faire apparaître Frosty à Los Angeles. Voilà comment parfois des objets se fraient un chemin dans les endroits les plus inusités.

Les enfants avaient beaucoup travaillé pour créer ce monstre. Le résultat avait été un triomphe. Ils n’avaient pas planté de gros boutons noirs pour les yeux. Il n’y avait pas de carotte à la place du nez ni de foulard à son cou. Ils avaient moulé deux grosses jambes fuselées dans la boule de soutien. À le voir là, dans la cour arrière, je ressentais un vague malaise. C’était une sculpture enfantine, qui n’avait rien de joyeux.

 

Sous la lumière, on aurait dit de la poudre de chlore qui brillait. J’étais figé devant lui comme devant toute chose périssable. Quelle était sa valeur ? Là, dans cette cour arrière, sa valeur était nulle. Si son image se glissait dans la fibre optique, si son schéma pouvait servir d’illumination pour un programme logiciel, si un passage vers l’information pouvait s’effectuer, cet objet périssable deviendrait une unité précieuse dans une base de données. Peut-être que cette information changerait l’ordre du monde par un effet de domino. Là, dans la cour arrière, ce n’était que du bonheur ou de la tristesse. Un objet qui allait fondre, ou s’écrouler sous les coups de pied des mêmes enfants qui l’avaient construit.

Est-ce que le roman sert à redonner une forme au chaos de nos vies ? Je me suis remis à faire mes valises. Une petite question banale, en apparence anodine. Une simple façon de traiter l’information. Et je pourrais aligner les mêmes mots, jour et nuit. Les mots que j’ai appris depuis que je suis enfant, que j’ai utilisés autour de moi dans le quotidien, que j’ai murmurés à mes propres enfants pour qu’ils les utilisent à leur tour. Je vous aime.

J’ai rempli ma valise de sous-vêtements, de bermudas, deux jeans et de t-shirts. Cela ferait l’affaire avec quelques complets-veston, où étaient glissées des cravates et des chemises assorties. Quatre paires de souliers dans mon sac de gym. Je n’étais pas heureux de partir. J’étais engourdi. J’ai fait le tour de l’appartement, pour que tout soit en ordre si jamais un type allait me faire la peau à L.A. ou à Paris. Après tout, c’était prévu depuis le début.

 

À la fenêtre du salon, la neige tombait. Une neige enchevêtrée, lourde et compacte, qui fondait contre la vitre. Tout le paysage était perdu sous cette masse qui envahissait les rues, qu’une rafale soulevait un instant avant de la rabattre vers le sol. Comme une multitude de papillons aveugles ou comme un chant silencieux ou je ne sais quoi de pathétique qui m’amusait comme pourrait m’amuser un vieux jouet. C’était vraiment le temps idéal pour partir en voyage parce que l’on se disait que toutes les traces seraient effacées derrière soi.

Les mots étaient la pulsation même du monde. Qui nous donne l’impression de nous rapprocher des autres. Cela allait faire jaillir d’autres mots, qui ne seraient pas prononcés par des petites poupées qui avaient bien appris leurs leçons. Les rues se dilataient. Notre sensibilité était aiguisée.

La neige qui se moque de nous, de notre étonnement. Qui se fout de tout. Elle s’écroulait une fois de plus. Elle venait du plus lointain, 90e parallèle Nord, de cette zone déshumanisée que ne visitent que les patients des ailes psychiatriques dans leur délire. Les enfants s’en amusent, car ils sont les seuls qui ne cherchent pas à s’en défendre. Toute une suite d’expressions me venaient à l’esprit — la neige sans manière comme la visite — accoté sur un banc de neige t’es pas drette — une palette de neige grosse comme le bras — une bordée qui va grossir les rivières — des expressions d’une Nouvelle-France d’ignares, de bûcherons, de coureurs des bois dont j’étais le rejeton.

Un chasse-neige est passé et a remblayé ma vieille Mazda. Une chenille fonçait à son tour pour déneiger le trottoir. Les piétons affolés ne savaient où se mettre. Les souffleuses grondaient, déblayant les artères principales, pour la circulation et le commerce, et chargeaient les bennes des camions qui attendaient à la file. La neige s’agitait, débordait des toitures.

Je vis un fiacre passer conduit par un cocher aux yeux globuleux, son chapeau haut-de-forme couvert d’une croûte de glace. Des chiens-loups se tortillaient silencieusement sur le pas des immeubles. Rien de tout cela n’existait plus. La neige planait, faisait des ronds, traçait des toiles d’araignée sous les lampadaires et jamais plus elle ne serait de nouveau sous mon regard.