NEUF NUITS AVEC VIOLETA DEL RÍO

par Leonardo Padura

traduit de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas

Au commencement était la fascination.

Le secteur de La Rampa, avec ses cinémas, ses clubs et ses restaurants, était devenu le cœur où palpitait la vie nocturne de la ville, et moi, jeune provincial mal habillé, catholique et révolutionnaire, tout juste arrivé à La Havane pour m’inscrire à l’université, je commençai à consacrer mes soirées solitaires du samedi à des déambulations émerveillées, ascendantes ou descendantes le long de ce splendide tronçon de rue partant de la mer infinie jusqu’à Coppelia, le tout nouveau glacier. Je descendais et remontais La Rampa dans une extase permanente, m’appliquant à emplir mes poumons et mes yeux de ce monde magnétique de néons colorés, de voitures américaines encore puissantes, des premières mini-jupes, des premiers hippies tropicaux et sous-développés qui faisaient leur apparition sur l’île et des derniers vestiges du glamour éclatant des années 1950, désormais en plein repli devant l’avancée de l’imparable et bruyante propagande socialiste avec ses slogans exaltés débordant d’appels, aussi rouges que persistants, au combat et à la victoire.

Je veux me souvenir que ce fut précisément lors d’une de mes premières promenades sur La Rampa, ébloui par tant de charmes et de promesses d’une vie qui m’était inconnue, que je vis, près de l’escalier qui descendait vers la pénombre du club La Gruta, l’affiche protégée par une vitre d’où Violeta del Río, « La Dame Triste du Boléro », me lança un regard perfide. Une attirance dévorante, qui naissait dans mon estomac et progressait inexorablement avant de palpiter dans les moindres recoins de mon corps, m’obligea à m’arrêter pour contempler le visage d’une femme d’une trentaine d’années dont les traits et la peau légèrement cuivrée reflétaient les mille mélanges raciaux qui avaient accompli le miracle de ces yeux à peine bridés au regard chargé d’un dépit tout asiatique, de cette bouche maquillée aux lèvres pulpeuses pincées sur une cigarette fumante et disgracieuse, et de ces cheveux peut-être trop blonds qui tombaient en furieuses ondulations sur des épaules lisses et prometteuses. L’affiche annonçait que Violeta del Río chantait à onze heures tous les soirs à La Gruta, du mardi au dimanche, mais tandis que je contemplais ce visage singulier et lascif, je n’envisageai même pas la possibilité de pénétrer dans ce lieu sophistiqué, peut-être de perdition, trop éloigné de toutes les espérances du jeune homme candide – révolutionnaire, catholique et pauvre que j’étais alors – comme je l’ai déjà dit.

Je veux également croire que, bien avant que mon regard voie cette photo – ou que la photo me voie –, le destin semblait avoir préparé cette rencontre, sans quoi il serait impossible que, depuis cette nuit de 1967, le visage de Violeta soit devenu une des obsessions de toute ma vie ; maintenant même, alors que je l’évoque en écoutant un vieux boléro chanté par Bola de Nieve – je ressens sur ma peau comme une brûlure douloureuse –, je regarde de nouveau cette vieille photo où, malgré l’accumulation des désastres et des années, je ne parviens pas à trouver les vestiges de la tristesse désolante qu’annonçait l’épithète de son nom d’artiste, même si je reste convaincu qu’une force tragique et supérieure plana toujours sur nous et qu’il était sans doute déjà écrit que tout arriverait comme cela arriva, d’une façon dévastatrice.

Dès lors, mes promenades sur La Rampa, le samedi ou n’importe quel autre jour de la semaine, seul ou avec la bande de mes nouveaux camarades de classe, impliquaient toujours un arrêt de quelques minutes devant l’image de la « Dame Triste du Boléro » pour tenter de me rassasier des mystères qu’offrait ce visage prisonnier de la photo, et pour commencer à rêver du moment où je verrais enfin, en chair et en os, cette femme magnétique. En attendant, dans ma chambre de la résidence universitaire où j’étais boursier, je m’étais aussitôt mis à suivre les émissions de radio consacrées au boléro, sans que cette musique trop doucereuse et pleine de lamentations ne parvienne à me convaincre de ses vertus, ni à me transmettre sa profonde mélancolie, car j’ignorais encore que le véritable plaisir d’écouter un boléro ne peut germer que sur les expériences amères de la vie.

Tout fut prêt pour que le 13 décembre 1967, jour de mes dix-huit ans, au lieu d’une eau de toilette ou d’une chemise – dont j’avais tant besoin –, je demande à mes parents, à mon oncle et à ma tante de me donner de l’argent. Mon projet avait été mûrement réfléchi alors qu’il était si simple : ce soir-là, j’irais à La Gruta pour voir enfin Violeta del Río.

Comme il fallait s’y attendre, avant d’être autorisé à franchir les portes du club, je dus présenter ma carte d’étudiant pour prouver que j’avais bien dix-huit ans. Je pénétrai alors dans une obscurité fraîche et agréable, celle de la grotte qu’annonçait l’enseigne, imprégnée d’odeurs de rhum, de désir, de fumée de tabac brun, et chargée – comme je ne tarderais pas à l’apprendre – des vestiges agonisants d’un passé, d’un « ancien régime1 », que la Révolution, comme toute révolution qui se respecte, s’acharnait à bannir de l’île en l’excommuniant et en le fustigeant avec de plus en plus de force.

Au fond, dans la pénombre, j’aperçus une petite estrade et cherchai l’endroit du bar qui en était le plus proche. Indécis et novice, quand le barman s’approcha de moi, je décidai de commander un rhum Collins – seulement parce que le nom me sembla approprié – et je me disposai à attendre, tandis que je tentais de percer l’obscurité et de deviner, à défaut de voir, les couples qui, entre deux gorgées, progressaient dans leurs jeux amoureux sur les banquettes moelleuses de la salle.

Soudain, les rares lumières du club s’éteignirent et un long silence se fit qui flotta dans l’obscurité la plus épaisse. Une mélodie languide, égrenée par un piano, occupa enfin l’espace et, dans le noir, j’entendis pour la première fois la voix de Violeta del Río2.

Tu te souviendras de moi

Quand le soir meurt le soleil,

Tu m’appelleras

Aux heures secrètes

De ta sensibilité.

Tu te repentiras

D’avoir été si cruel envers mon amour,

Tu te lamenteras

Mais il sera trop tard

Pour revenir.

Les divins souvenirs du passé Te poursuivront,

Ta conscience malheureuse

Te tourmentera…

Il n’était pas nécessaire de la voir pour sentir qu’il y avait quelque chose de différent dans cette voix, murmurante, chaude, profonde, soigneusement maîtrisée, qui semblait parler à l’oreille plus que chanter. À l’instant où elle annonça « Tu te repentiras », un rai de lumière zénithale tomba enfin sur la scène et cisela la silhouette de Violeta del Río. Appuyée sur un tabouret, la femme continua à chanter son chuchotement d’amour, la tête inclinée, comme si elle exprimait un profond chagrin. Sa chevelure dissimulait presque entièrement son visage mais à l’instant où sa main releva la cascade bouillonnante de ses cheveux, je pus découvrir qu’elle chantait les yeux fermés, avec le micro – tout le monde sait à quoi ressemble un micro – presque glissé entre ses lèvres. Je sentis immédiatement qu’une étrange magie se dégageait de cette combinaison de lumière, de musique, d’odeurs, de peines, de voix et de féminité, une magie qui n’avait rien à voir avec mon émerveillement de jeune provincial – ça, vous le savez déjà – en proie à un prévisible accès de fascination : ce qui se passait là était réel et palpable, mais se produisait dans une autre dimension des sens où je découvrais une logique propre à la chanson et à la musique, grâce à cette femme, plus petite que je ne l’avais imaginée, aux formes moins généreuses que je ne l’avais rêvé, qui, sans effets et presque sans bouger, mais de sa voix tiède et par sa présence captivante, était capable de séduire l’auditoire des hommes éméchés et des fumeurs de marihuana, des noctambules et des couples d’amoureux, des solitaires endurcis et des jeunes naïfs, désormais prisonniers du charme ensorcelant des boléros chantés par Violeta del Río.

Huit autres boléros sortirent de la gorge de cette femme, et le sortilège demeura invincible, même au-delà de l’instant où elle murmura « Merci », comme si elle ne voulait pas le dire, comme si elle n’avait plus de voix, et personne ne put bouger, ni parler, ni boire ; nous restions pris au piège du magnétisme de Violeta del Río, subjugués par sa façon fervente et viscérale de chanter les boléros, jusqu’au moment où elle accepta la cigarette allumée que lui tendait le pianiste et nous dit « Bonsoir… » Je me mis alors à applaudir, et quand la lumière verticale s’éteignit, comme le rêve que nous avions dû vivre, Violeta del Río disparut dans l’obscurité.

Jamais auparavant je n’avais pensé que la musique sirupeuse et lacrymogène d’un boléro pouvait avoir une telle force de séduction ; jamais, jusqu’à ce moment, je n’avais éprouvé un désir physique comme celui qu’éveillait en moi Violeta del Río ; pas même en rêve je n’avais imaginé que cet univers de rhum, de pénombre, de cigarettes, de petits matins sans sommeil et de lascivité contenue pouvait me transmettre cette sensation d’appartenance à laquelle je prenais plaisir. Mais quelque chose de trop merveilleux, patiemment attendu au cours de cette journée anniversaire de mes dix-huit ans, dut sans doute fonctionner pour que le lendemain soir, assis sur le même tabouret, je redemande un rhum Collins avant d’écouter, sur le nuage le plus haut et le plus imprenable, les boléros que Violeta del Río se mit à chanter pour moi.

Qui n’a pas senti un jour que l’esthétique décadente et prévisible du boléro est une des meilleures expressions de la vie sera certainement incapable de comprendre la prodigieuse communication que cette musique peut établir avec les sentiments. Même si les paroles malmènent bien souvent la poésie avec des phrases s’acharnant à exprimer des émotions trop évidentes, et si la mélodie attaque sans pitié les gammes les plus doucereuses de la notation musicale, la vertu permanente d’un bon boléro provient de son pouvoir de séduction et de sa capacité d’évocation qui, plus qu’à des vers et à une mélodie, sont toujours liés à une voix et à une façon de chanter. Mais qui n’a pas assisté au spectacle de Violeta del Río chantant au fil de ces nuits disparues de La Havane ne comprendra jamais pourquoi, chaque fois que je réussissais à réunir la somme nécessaire, j’en oubliais mes études et les réunions politiques et me dirigeais, tel un possédé, vers La Gruta pour y dépenser mon temps et mon argent dans le seul espoir de l’écouter chanter, de la voir fumer, de l’entendre dire « Merci, bonsoir » et de l’observer – de plus en plus envoûté – tandis qu’elle buvait un double rhum Carta blanca, jamais plus d’un, servi dans un grand verre, avec un glaçon, allongé de ginger ale…

Il y avait quelque chose d’étrange chez cette femme qui, sa prestation terminée, descendait au bar la cigarette aux lèvres et buvait en silence cet unique verre de rhum. Cette habitude semblait ancestrale, car dès qu’elle occupait le tabouret, le barman lui servait son Carta blanca, et Violeta le buvait à petites gorgées, entre deux cigarettes, observant distraitement à travers ses cheveux le glaçon qui disparaissait dans le rhum, sans parler à personne, jusqu’à deux heures du matin, heure de la fermeture, où elle sortait sans saluer personne et sans que personne ne l’accompagne ou ne l’attende, tandis que je la voyais s’éloigner, incapable de l’aborder, plein d’interrogations et débordant de désirs.

Je la vis tant de nuits chanter, boire un verre et s’en aller seule vers son mystère, que je dus rassembler toute ma volonté pour décider de couper court à cette histoire qui devenait étouffante et qui m’ôtait toute ma concentration. Si ma timidité m’empêchait de faire plus que la regarder et l’écouter dans mon coin, en imaginant des dénouements que je n’oserais jamais susciter, mieux valait réorienter mes attentes et oublier cette femme chimérique qui devait ignorer jusqu’à mon existence, qui avait fait de moi un fumeur invétéré et qui pouvait me coûter ma première année d’études universitaires. Je décidai alors de ne plus retourner à La Gruta, de ne plus fréquenter La Rampa et ses tentations, de cesser d’écouter des boléros et d’éviter de croiser les chemins qui conduisaient à ce fantôme appelé Violeta del Río.

Septembre 1968 arriva et je commençai ma deuxième année à l’université. Les vacances d’été, que j’avais passées chez moi, loin de La Havane et de ses tentations dissolues, avaient dû conforter mon intention de m’ôter Violeta del Río de l’esprit, car à mon retour en ville je pensais être guéri de l’addiction qu’avaient déclenchée chez moi cette femme et ses chansons. Je trouvais réconfortant de récupérer ma tranquillité habituelle et de pouvoir retrouver mes camarades chez Coppelia où, avec force glaces et un peu de rhum dissimulé dans de petites fioles, nous organisions de longues soirées au cours desquelles nous nous obstinions à aborder des sujets sérieux, très éloignés du boléro et de son monde décadent. Il me fut trop facile de résister à l’envie de descendre La Rampa vers La Gruta et je crois que Violeta del Río ne serait guère aujourd’hui qu’un souvenir paisible si une nuit mes copains de fac n’avaient pas proposé de passer un moment à La Gruta. Plusieurs d’entre eux, qui avaient assisté au spectacle de la chanteuse et qui parlaient avec enthousiasme de sa façon singulière d’interpréter les boléros, insistèrent pour que nous allions la voir, et mes défenses, plus faibles que je ne le croyais, n’eurent guère besoin de ce prétexte pour fondre comme neige au soleil.

Il me suffit d’entrer et de demander un rhum Collins pour sentir que je revenais chez moi. Quinze minutes plus tard, Violeta del Río entamerait sa prestation, et je découvris que mon cœur battait et que mes mains étaient moites d’une anxiété bien réelle. Je m’apercevais que j’avais fait preuve d’une incroyable fermeté en m’interdisant de fréquenter ce lieu durant presque deux mois. Mais alors, complètement déconcerté, je compris aussi que je n’aurais jamais dû revenir, et j’eus l’absolue confirmation de mon erreur quand les lumières s’éteignirent et que, du cœur des ténèbres, jaillit la voix profonde et murmurante de Violeta del Río.

Toi qui emplis tout de joie et de jeunesse,

Toi qui dans la nuit vois les fantômes à contre-jour,

Toi qui entends le chant parfumé de l’azur,

Quitte-moi…

Ne t’arrête pas pour regarder

Les branches mortes du rosier

Qui se flétrissent sans donner de fleurs,

Regarde le paysage de l’amour

Qui est la raison de rêver… et d’aimer…

Moi, qui ai lutté contre toute la méchanceté,

J’ai les mains si abîmées de les avoir trop serrées

Que je ne peux te retenir.

Quitte-moi…

Je serai dans ta vie le meilleur

Des brumes du passé

Quand tu parviendras à m’oublier,

Comme le plus beau vers est celui

Dont on ne peut se souvenir…

Oui, maintenant…

Quitte-moi.

Une chose inconcevable et merveilleuse se produisit à ce moment-là : Violeta del Río, qui avait chanté tout le boléro avec sa force et son dépit habituels, sans même daigner relever la chevelure qui lui couvrait le visage, glissa derrière son oreille ce rideau furibond et je pus voir alors que ses yeux me fixaient et qu’un léger sourire s’ébauchait sur ses lèvres. C’était moi qu’elle regardait ? C’était à moi qu’elle souriait, elle, Violeta del Río ?

Cette nuit-là, j’étais sur des charbons ardents en écoutant son programme et, alors qu’elle attaquait le dernier boléro – La vie est un songe, comment l’oublier ? –, je dis à mes amis que je ne me sentais pas bien et que je voulais partir. Sans attendre leur réponse, je m’éclipsai, traversai La Rampa et, derrière une solide Chevrolet Bel Air, modèle 1957, j’attendis que mes amis sortent du club et s’éloignent en direction de la résidence universitaire. Je retraversai alors la rue, poussai la porte de La Gruta, sans portier à cette heure tardive de la nuit, et je vis « La Dame Triste du Boléro » qui levait son verre et buvait une gorgée de son Carta blanca.

Avec un aplomb inattendu et un désir mêlé d’angoisse qui me dépassait, je m’approchai du bar et, en frôlant presque le bras de Violeta, je demandai un Carta blanca on the rocks, j’allumai une cigarette et tournai la tête pour observer le visage de cette femme capable de me séduire avec sa voix et ses boléros.

– Te voilà enfin… me dit-elle, sur le ton chuchoté et grave de ses chansons, et elle repoussa ses cheveux qui s’obstinaient à tomber sur son visage. J’ai cru que tu étais parti… Tant de gens s’en vont tous les jours.

– Non, c’est que… – je tentai de dire quelque chose mais je compris que cela m’était impossible et je bus une gorgée dévastatrice de mon rhum de quatre ans d’âge – tu m’avais remarqué ?

Violeta ne répondit pas : elle ne répondit jamais à aucune de mes questions. Enveloppée dans le nuage de fumée de nos cigarettes, elle observa son verre avec un glaçon presque fondu et but jusqu’à la dernière goutte.

– On y va ? me demanda-t-elle, ou plutôt, ordonna-t-elle.

Et, comme si je m’attendais déjà à cette incitation, je glissai un billet sous mon verre et l’aidai à descendre de son tabouret.

La première femme avec laquelle j’avais eu des relations sexuelles était une ex-prostituée, officiellement recyclée par la Révolution, qui se faisait appeler María la Vaillante, et qui, pour deux pesos, se chargeait de dépuceler les garçons du quartier avec la précision d’un chirurgien. Puis vint Irina, « la Russe qui nous a appris à baiser » ; en réalité elle était ukrainienne et souffrait d’une sorte de feu utérin, car dès que son mari partait en manœuvres – c’était un Noir gigantesque, officier dans l’armée, diplômé des premiers cours d’artillerie que les Cubains suivirent en Union soviétique –, elle ouvrait les fenêtres, se promenait toute nue dans l’appartement et donnait libre cours à sa luxure en offrant gratuitement et « socialistement » son art d’aimer aux fiévreux adolescents du pâté de maisons. Après la mort d’Irina de la main de son artilleur trompé, j’eus plusieurs fiancées, mais une seule, la gentille et rondelette Isabel María, m’avait autorisé à conclure. Cependant, aucune de ces femmes, pour lesquelles j’avais éprouvé du désir, de la passion même, n’avait provoqué en moi la sensation de vulnérabilité dans laquelle me plongea l’envoûtement séducteur de Violeta del Río.

Le plaisir que j’éprouvai grâce à elle cette nuit-là et les huit suivantes, c’est une autre histoire. La maison de rendez-vous où nous nous réfugiâmes, toute proche de l’université, était certainement sordide comme toutes celles de La Havane. Mais, fou de désir comme je l’étais, c’est à peine si je prêtai attention à autre chose qu’au festin sexuel que m’offrit cette femme qui dans la pratique de l’amour était douée de ce même talent merveilleux qu’elle déployait en chantant un boléro. J’ai dit que son corps n’était pas particulièrement voluptueux : elle était plutôt mince, elle avait de petits seins et, pour une Cubaine, ses fesses serrées et dures étaient loin du volume habituel. Mais l’habileté, presque dédaigneuse parfois, avec laquelle elle utilisait ses armes et la capacité de séduction qu’elle consacrait à la chose furent dévastatrices : si jusqu’alors j’avais été amoureux d’une femme rêvée qui m’étreignait de sa voix, j’étais désormais devenu fou d’un être bien réel qui refusait de chanter des boléros en dehors de la scène, qui ne voulait rien me raconter de sa vie, qui m’empêchait de la raccompagner en sortant de la maison de rendez-vous mais qui, au cours des deux heures qu’elle m’offrait, était capable de m’hypnotiser avec cette maestria érotique apprise et perfectionnée Dieu seul sait dans combien de lits de la ville.

Pour Violeta del Río, tout était possible et licite dans l’intimité de l’amour : dans cet acte, tout son corps pouvait intervenir et elle savait faire frémir chaque prolongation, chaque cavité, chaque repli du mien. Curieusement, elle œuvrait toujours en silence et, comme un chef d’orchestre, elle ordonnait avec ses mains, indiquait avec ses yeux, prévenait de ses intentions avec ses lèvres. Elle faisait appel à un profond savoir, peut-être le même que celui qui la faisait grandir en scène, fasciner d’abord et séduire ensuite, dans l’interminable déploiement de ressources érotiques qu’elle mit à ma disposition durant neuf nuits inoubliables.

Si nous avions eu plus de neuf nuits, que serait il arrivé ? Aujourd’hui encore, je ne peux même pas l’imaginer car, de rencontre en rencontre, Violeta s’éleva dans la spirale amoureuse de nos jeux amoureux en ajoutant des variantes langoureuses ou violentes, ardentes ou exaltantes, avec une créativité débordante que je n’ai retrouvée chez aucune autre femme. Chaque nuit, elle faisait comme si c’était la première et, dévêtue, à moitié vêtue ou tout habillée, elle se comportait avec ce besoin obstiné de séduire un homme qui, plus que séduit, était devenu fou de désir, transformé en une masse décérébrée, tout juste bon à éprouver le plaisir qu’elle s’appliquait à susciter. Si nous avions eu plus de neuf nuits…

Je ne peux pas oublier non plus que ma dixième nuit avec Violeta del Río aurait dû être celle du 2 octobre 1968. Cette semaine-là, une Offensive révolutionnaire dévastatrice, résolue à confier toute l’économie et l’idéologie de l’île aux mains de l’État, avait été décrétée tandis que l’on préparait la gigantesque récolte de canne à sucre qui, en 1970, devrait produire les dix millions de tonnes de sucre grâce auxquelles le pays pourrait même sortir d’un seul coup du sous-développement. Mais moi, emporté par un tourbillon d’amour et de sexe, je vivais en tournant le dos à l’ampleur des orages qui avaient éclaté, car chacun de mes neurones réagissait en fonction de Violeta del Río.

Comme les soirs précédents, à dix heures précises, je sortis de la résidence universitaire pour me diriger vers La Rampa, ses lumières, ses attentes et ses promesses maintenant tenues à un point que je n’avais jamais imaginé. Quelques minutes avant onze heures, je traversai La Rampa, et d’un seul coup je tombai dans un abîme. Les néons de La Gruta étaient éteints et je me demandai un instant si c’était lundi, même si j’étais persuadé que nous étions le jeudi 2 octobre. Les lumières de la rue éclairaient l’escalier qui descendait au club, et du trottoir, déjà au bord de l’angoisse, je distinguai les portes fermées et l’affiche grossière qui indiquait : « FERMÉ JUSQU’À NOUVEL ORDRE. » En proie à une anxiété qui menaçait de m’étouffer, j’essayai d’imaginer ce qui était arrivé, quand je découvris, par terre dans un coin du petit vestibule du club, le panneau sur lequel j’avais vu pour la première fois Violeta del Río. Je descendis lentement les escaliers pour le retourner. Le verre était brisé mais la photo de « La Dame Triste du Boléro », collée au carton, était toujours là avec l’annonce des représentations qui n’auraient plus lieu. Avec toutes les précautions que j’étais capable de demander à mes mains tremblantes, je décrochai la photo et m’enfuis de La Gruta comme si je venais de dévaliser une banque.

Ce trésor en poche, je fis le tour des autres clubs du quartier et je découvris que tous avaient été fermés pour une durée tout aussi indéfinie. Dans mon désespoir, je demandai à plusieurs personnes si elles savaient ce qui se passait et, par bribes, je pus reconstituer la réponse : comme tout le pays devait vivre en fonction de la Grande Récolte de canne à sucre, il avait été décrété que les clubs et les cabarets de La Havane étaient des antres de décadence bourgeoise et de noctambulisme pernicieux, susceptibles de freiner la participation des hommes au gigantesque événement économique. Pour l’heure, il avait donc été décidé de les fermer en attendant de leur trouver une meilleure fonction : peut-être pour servir de cantines ouvrières, de salles de réunion, ou encore de restaurants démocratiques pour les plus zélés des travailleurs à l’usine ou aux champs…

Cette nuit-là, je ne dormis pas et le lendemain je me mis à chercher Violeta del Río. J’avais tout contre moi ; je me doutais que Violeta del Río devait être son nom d’artiste, et je ne connaissais même pas son vrai nom, mais une chose jouait en ma faveur car j’avais une piste : après avoir fait l’amour, je l’avais vue une fois prendre l’autobus 68 au petit matin. De nouveau, mon plan fut simple : à partir du quartier du Vedado, j’entrepris ma recherche en suivant le trajet de l’autobus dont le terminus se trouvait dans le lointain quartier de Mantilla. En montrant la photo et en demandant aux habitants du quartier, aux épiciers, aux boulangers, à chacun des chauffeurs de la ligne 68, je sillonnai la ville du nord au sud, sous un soleil impitoyable, assoiffé, affamé et désespéré, sans obtenir un seul indice concret pour localiser cette femme sans laquelle je sentais que je ne pourrais pas vivre.

Dix-huit jours de recherches menèrent mes chaussures à la mort et moi au terminus de la ligne 68. Mes espoirs de la retrouver s’amenuisaient mais une lueur d’espoir brilla quand, au terminus même, je réussis à trouver le conducteur qui prenait habituellement son service à l’aube. L’homme, un mulâtre d’une cinquantaine d’années, absent dernièrement parce qu’il purgeait une sanction au dépôt des autobus, la reconnut immédiatement sur la photo et m’expliqua que Violeta del Río restait dans son bus jusqu’à la Calzada de Dolores, où elle changeait pour prendre le 54 en direction du quartier de Lawton. Mais l’homme me réservait une autre nouvelle : tous les artistes des clubs et des cabarets avaient été envoyés semer du café dans ce qu’on appelait le Cordon de La Havane et quelques jours auparavant, pendant qu’il essayait un bus après une réparation, il les avait aperçus dans le petit village tout proche de El Calvario3.

Sans attendre l’un des véhicules qui reliaient Mantilla à cet endroit fort justement appelé El Calvario, je partis à la recherche de Violeta del Río. Cette partie de La Havane où je me rendais pour la première fois me sembla alors lumineuse et belle, car, dans mon désespoir, j’avais trouvé une piste susceptible de me conduire à la femme dont j’avais tant besoin, qui m’avait séduit et dont je me sentais maintenant abandonné. Avant d’arriver au Calvaire, je questionnai des garçons qui m’indiquèrent un terrain vague au bout duquel travaillaient « les artistes », comme on les appelait dans le coin. Je traversai ce champ plat et agreste où surgissaient à présent des plants de café rabougris et là, sous un arbre, profitant de la brise, je découvris un vieux chanteur, bien connu dans le pays pour ses fréquentes apparitions à la télévision où il était généralement présenté comme « La Voix d’Or du Boléro ». Inutile de dire combien mon cœur battait, certain d’avoir trouvé le chemin qui menait à Violeta del Río et, après avoir salué le chanteur, je lui demandai s’il l’avait vue.

– Oui, elle est venue deux jours la semaine dernière, me dit-il. Mais si tu veux la voir, tu vas devoir aller jusqu’à Miami… On m’a dit qu’elle est partie lundi sur un bateau de pêche.

Je dois bien admettre que c’est là une histoire pleine de caprices du destin et de prémonitions. Trente ans ont passé depuis ma dernière rencontre avec Violeta del Río et, comme me l’avait prédit « La Voix d’Or du Boléro » – qui devait mourir peu après –, je dus aller jusqu’à Miami pour retrouver Violeta del Río.

Ce fut en mai 1998, lors de mon premier voyage aux États-Unis, où j’étais invité à participer à une rencontre académique. Avant de rentrer à La Havane, je réussis à passer plusieurs jours à Miami, où vivent maintenant bon nombre de mes vieux amis, mon unique sœur, presque tous mes cousins et ceux de mes oncles qui sont encore de ce monde.

Ce furent des jours débordant d’émotions, pleins d’heureuses retrouvailles et de mésententes définitives avec des amis que je croyais perdus ou morts, de réminiscences des années partagées, de récupération des souvenirs et des complicités avec ceux que j’avais beaucoup aimés et que je n’avais pas vus depuis dix, vingt, trente ans : ce fut une réappropriation nécessaire d’une partie de ma vie et de mon passé mutilés par les décisions politiques.

Ma sœur décréta que je devais lui consacrer le dernier soir et, après avoir mangé les plats cubains préparés au restaurant La Carreta, elle et son mari proposèrent de m’emmener dans un club de Miami Beach qui, selon eux, était généralement tranquille et dont l’ambiance était bonne car on n’y écoutait que des boléros. Il était onze heures du soir, le 16 mai, quand nous arrivâmes à La Cueva, un des nombreux établissements à la mode sur Ocean Drive. À peine étions-nous entrés que quelque chose dans l’air, dans la lumière, dans l’odeur me transmit des sensations que je croyais également proscrites et, sans préméditation, je demandai un rhum Collins au garçon. Ma sœur et mon beau-frère, qui n’arrêtaient pas de répéter à quel point ce club était agréable, craignant peutêtre que l’endroit ne me semble ennuyeux, firent silence quand les lumières s’éteignirent. Alors, de l’obscurité et du recoin le plus déchirant du passé, naquit une petite voix chaude qui se mit à chanter pour moi :

Après avoir vécu

Vingt déceptions

Une de plus, qu’importe.

Une fois que tu sais

Ce que te réserve la vie

Tu ne dois pas pleurer.

Il faut accepter

Que tout est mensonge

Que rien n’est vérité.

Il faut vivre chaque instant de bonheur

Il faut jouir autant que tu le pourras,

Car à l’heure du bilan, finalement

La vie est un rêve

Et tout s’en va.

La réalité, c’est naître et mourir

Pourquoi sombrer dans une telle anxiété,

Tout n’est qu’une éternelle souffrance,

Le monde est ainsi fait… sans bonheur.

Une des plus brutales décisions que je me suis imposées dans la vie fut d’oublier Violeta del Río. Cet après-midi de 1968, sous l’arbre d’El Calvario, quand j’entendis qu’elle avait quitté Cuba et que je compris l’abîme dans lequel j’étais tombé, je décidai de me l’ôter de l’esprit sinon je deviendrais fou. C’est pourquoi, ne voulant rien savoir d’elle ni de ses mystères – ni son véritable nom, sans chercher à découvrir si elle laissait de la famille ni d’où elle était sortie pour se glisser dans ma vie –, je retraversai le terrain vague où mouraient, sous le soleil implacable, les jeunes pousses d’un café que personne ne boirait jamais, et je me mis à pleurer tandis que j’essayais de repousser le besoin accablant que cette femme avait fait naître en moi. En vérité, ce ne fut pas facile. Durant des années, je refusai d’écouter des boléros ; durant des années, il me fut impossible d’aimer une autre femme : aucune ne me permettait d’atteindre les degrés de plaisir dont j’avais joui avec elle, et le sexe m’apparaissait répétitif et même vain. Mais ces mêmes années, la persévérance dans mes études, les longs mois passés loin de La Havane à couper la canne pour la Grande Récolte sucrière qui ne s’avéra pas aussi grande qu’on l’espérait et qui ne nous délivra pas du sous-développement, et surtout l’arrivée d’une autre femme – ma femme –, m’aidèrent à apaiser ce souvenir que je n’ai jamais pu effacer totalement et que j’ai enfermé dans le coffre des plus douloureuses nostalgies.

La dame qui s’inspirait maintenant du style dramatique et désespéré de celle qui avait un jour été « La Dame Triste du Boléro » et avait animé les nuits enfuies de La Gruta, avait soixante ans, quelques kilos de plus, un peu moins de cette voix profonde qu’elle avait alors, et ses cheveux d’un blond plus exagéré retombaient sans fougue sur son visage. Cependant, maîtresse de ses moyens, le spectre de la femme qui m’avait un jour rendu fou gardait encore cette fascinante aptitude à s’identifier à ses chansons, toujours murmurées, comme dites à l’oreille, avec cette détresse intérieure que savait si bien exprimer Violeta del Río. L’homme qui l’écoutait maintenant, avec le poids de ses presque cinquante ans sur les épaules, était bien loin du jeune homme catholique et provincial d’antan, et même s’il était un sceptique fondamentaliste, au moins se croyait-il à l’abri de cette capacité de séduction acharnée, farouchement cloîtrée dans le passé, mais il comprit tout de suite qu’il se trompait. Les mains en sueur, comme trente ans auparavant, je demandai un rhum Carta blanca on the rocks que je terminai juste à la dernière chanson de Violeta del Río, puis je me levai immédiatement et sortis dans la rue, sentant qu’il n’y avait pas assez d’oxygène au monde pour mes poumons.

Sans comprendre ce qui pouvait bien m’arriver, ma sœur et mon beau-frère me demandèrent si je voulais aller ailleurs et je leur répondis la seule chose qui me sembla cohérente :

– Je veux m’en aller.

Au petit matin, chez ma sœur, tandis que je fumais dans le patio, j’appris qu’il est des expériences et des souvenirs incorruptibles que ni la distance ni le temps ne sont capables de tuer. Mais je compris aussi que trente ans c’est beaucoup et qu’il est non seulement impossible de revenir en arrière mais que le tenter risque d’être pervers : les souvenirs doivent rester des souvenirs, et toute tentative pour les faire sortir de leur refuge est généralement dévastatrice et frustrante. Mais maintenant, alors que j’écoute un boléro chanté par Bola de Nieve et que j’observe de nouveau la photo de Violeta del Río, du fond de ma mémoire, son invincible capacité de fascination, son inépuisable pouvoir de séduction me reviennent et je me console en pensant que le destin, si persévérant dans toute cette histoire, n’a pas été aussi cruel envers moi que je l’avais toujours cru : au moins, j’ai pu partager neuf nuits de plaisir avec Violeta del Río et sentir dans mon âme et sur ma peau que je vivais dans un chaud boléro d’amour. Et cette partie de ma vie, personne ne peut décider de la fermer jusqu’à nouvel ordre.


1. En français dans le texte. (N.d.T.)

2. Les boléros reproduits en totalité ou partiellement dans le récit sont (dans leur ordre d’apparition) : Me recordarás, de Frank Domínguez ; Vete de mí, de Virgilio y Homero Expósito ; La vida es un sueño, d’Arsenio Rodríguez. (N.d.T.)

3. Le Calvaire, en français. (N.d.T.)