I. HERMÉNEUTIQUE1 ET SYMBOLISME

VOUS ME PERMETTREZ, dans cette première leçon, de donner un tour autobiographique à mon exposé et de dire de quelle façon j’ai découvert pour ma propre édification les problèmes du symbolisme. Le caractère « historique » donné à ma présentation m’a paru avoir une certaine force didactique, dans la mesure où l’ampleur du problème de l’interprétation ne m’est apparue que peu à peu, à l’occasion chaque fois d’une problématique particulière et limitée. Rétrospectivement il m’apparaît que chacun de mes livres a voulu répondre à une question qui s’est imposée à moi avec des contours bien délimités. Et les ouvrages qui ont suivi sont issus des questions non résolues par les précédents.

C’est d’abord sur le trajet d’une Philosophie de la volonté que la question du symbolisme s’est imposée à moi en liaison avec un problème limité, celui des symboles du mal ; ce problème était lui-même issu de la question non résolue par une analyse purement réflexive et eidétique (au sens husserlien du terme) des structures du « volontaire et de l’involontaire »2.

Si j’ai choisi pour commencer le problème de la volonté, c’était avec l’intention de donner une contrepartie, dans l’ordre pratique, à la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty que j’admirais sans réserve, je veux dire sans les réserves que ce dernier devait exprimer plus tard dans Le Visible et l’Invisible3. Il m’apparaissait qu’il fallait faire dans le champ pratique ce que Merleau-Ponty avait fait dans le champ théorétique, à savoir, d’une part, une analyse eidétique des structures du projet, de la motion volontaire et du consentement à l’involontaire absolu, d’autre part, une analyse dialectique des rapports entre activité et passivité. En même temps que je souhaitais donner une sorte de complément à la Phénoménologie de la perception, j’espérais arbitrer en moi-même la confrontation entre Husserl et Gabriel Marcel4. C’est au premier que je devais la méthodologie désignée par le terme d’analyse eidétique (ainsi définissais-je la décision comme la noèse dont le corrélat noématique était le projet entendu comme « la chose à faire par moi »)5 ; mais c’est au second que je devais la problématique d’un sujet à la fois incarné et capable de mettre à distance ses désirs et ses pouvoirs, bref d’un sujet maître de soi et serviteur de cette nécessité figurée par le caractère, l’inconscient, la naissance et la vie. Et c’est afin de répondre à cette double sollicitation que j’esquissais une ontologie également opposée au monisme et au dualisme (celui de Sartre, par exemple, dans L’Être et le Néant6). Dans un langage emprunté à Pascal, je parlais d’une ontologie de la disproportion7.

C’est cette ontologie de la disproportion que je tentais d’élaborer pour elle-même et au-delà du volontaire et de l’involontaire dans L’Homme faillible8. Je l’organisais autour de trois polarités fortes et de trois médiations fragiles correspondantes ; ainsi je voyais l’imagination, au sens du schématisme kantien, faire médiation au plan théorétique entre la perspective finie de la perception et la visée infinie du verbe9 ; de même, au plan pratique, le respect jetant un pont entre la finitude du caractère et l’infinitude du bonheur ; de même, enfin, la fragilité affective caractéristique des passions de l’avoir, du pouvoir et du vouloir me paraissait-elle conjoindre l’amplitude du sentiment d’appartenir à la totalité des choses et l’intimité de l’être affecté hic et nunc. Une formule résumait cette anthropologie philosophique : homo simplex in vitalitate, duplex in humanitate10. Ainsi se trouvait explicitée l’ontologie de la disproportion sous-jacente au volume Le Volontaire et l’Involontaire. Monisme et dualisme étaient renvoyés dos à dos en même temps qu’étaient réconciliés la pensée réflexive et le sentiment que j’appelais, dans une tonalité pascalienne encore, le « pathétique de la misère »11. Ces deux ouvrages pris ensemble montrent bien ce que je crois être mon souci dominant, celui d’intégrer des antagonismes légitimes et de les faire travailler à leur propre dépassement.

Mais, même élargie à une anthropologie fondamentale, la position philosophique illustrée par Le Volontaire et l’Involontaire restait fragmentaire en ce sens qu’elle ne prenait en compte que les structures formelles d’une volonté en général. Qu’en était-il de la volonté mauvaise, figure « historique » de la volonté ? C’est ici que la phénoménologie, même élargie à la philosophie existentielle qui réconciliait Husserl et Marcel, Mounier et Nabert (que je commençais tardivement à découvrir et à reconnaître), avérait ses limites12. Celles-ci étaient les mêmes que celles du Cogito cartésien, avec son ambition d’immédiateté, de transparence, d’apodicticité. Pour accéder au concret de la volonté mauvaise, il fallait introduire dans le cercle de la réflexion le long détour des symboles et des mythes, bref la médiation elle-même « historique » du monde culturel13. C’est de ce bouleversement méthodologique qu’est issue La Symbolique du mal (1960) : la volonté, est-il affirmé ici, ne se reconnaît mauvaise, ne s’avoue coupable, qu’en méditant sur les symboles et les mythes véhiculés par les grandes cultures qui ont instruit la conscience occidentale, pour ne rien dire des autres cultures qui ne font pas partie de ma mémoire finie14.

Je n’insiste pas sur le côté personnel de l’aventure : c’est assurément sous la pression de ma double culture, biblique et grecque, que je me sentais contraint d’incorporer à la philosophie réflexive issue de Descartes et de Kant l’interprétation des symboles de la souillure, du péché, de la culpabilité, où je voyais la première couche symbolique de la conscience du mal, puis l’interprétation des grands mythes de la chute : mythes cosmogoniques, orphique, tragique, adamique. Je pouvais ainsi parler de réflexion concrète, faute de pouvoir déjà donner à l’interprétation elle-même de ces symboles et mythes le statut théorique désigné du terme d’herméneutique15. J’étais à cette époque plus sensible à la continuité entre la réflexion formelle pratiquée dans Le Volontaire et l’Involontaire (1950) et la réflexion concrète nourrie de la méditation des symboles et des mythes du mal qu’à la rupture entre herméneutique et phénoménologie. En outre, à l’époque de La Symbolique du mal (1960), c’était le caractère régional de cette symbolique, thématiquement circonscrite au problème de la volonté mauvaise, qui m’importait plus que l’universalité du symbolisme.

Néanmoins une première approximation du problème herméneutique se dégage de cette investigation limitée à la symbolique du mal liée à une définition générale du symbole. J’appelle symbole toute expression caractérisée par le phénomène du double sens, selon lequel la signification littérale renvoie à un sens second qui n’est lui-même accessible que par ce renvoi du sens premier au sens second16. Cette seconde condition est essentielle : la différence entre symbole et allégorie en résulte ; dans l’allégorie, le détour par une expression imagée a une fonction purement didactique ou ornementale ; il est toujours possible de dire directement ce que l’on a dit indirectement avec la seule intention d’instruire ou de plaire ; avec le symbole authentique le transfert du sens littéral au sens figuré est la seule voie d’accès (c’est ce que je vérifiais dans le domaine du mal : la souillure se dit dans le symbole de la tache, le péché dans celui du but manqué, du chemin tortueux, la culpabilité dans celui de la morsure, du fardeau insupportable, etc.)17.

Que cette structure du double sens se rencontre ailleurs que dans la symbolique du mal, c’est ce que j’exprimais dès cette époque dans la « Critériologie du symbole » et « Le symbole donne à penser »18. Je signalais déjà l’amplitude et la variété de ses zones d’émergence : aspect cosmique des hiérophanies, aspect nocturne des productions oniriques, créativité du verbe poétique. Par le premier trait je rejoignais Eliade, par le second Freud et Jung, par le troisième Bachelard19. C’est finalement de ce dernier que j’étais le plus proche, lorsqu’il caractérise l’image poétique comme expression du langage à l’état naissant.

Autre élargissement du symbolisme au-delà de l’exemple particulier de la symbolique du mal. Dès cette époque, je proposai une définition générale du mythe, comme un symbole développé en forme de récit, et articulé dans un temps et un espace non coordonnables à ceux de l’histoire et de la géographie selon la méthode critique ; par exemple l’exil est un symbole primaire de l’aliénation humaine, mais l’histoire de l’expulsion d’Adam et d’Ève du Paradis est un récit mythique de second degré mettant en jeu des personnages, des lieux, un temps, des épisodes fabuleux ; dans le mythe c’est un récit qui joue le rôle de sens littéral et c’est le transfert vers un sens second qui fait du mythe une catégorie de symbole, une catégorie narrative20.

Il reste qu’à ce premier stade de mon investigation l’herméneutique recevait une définition limitative que je devais élargir par la suite : il y a herméneutique, c’est-à-dire interprétation, là où il y a des expressions à double sens, là où un sens second est à déployer à partir d’un sens premier. Cette définition était certes limitative, mais elle laissait la place à un développement ultérieur, en vertu de la formule par laquelle je terminais La Symbolique du mal : « Le symbole donne à penser. » J’insistais alors sur les deux pôles de l’expression ; le symbole donne : c’est-à-dire par le recours à l’archaïque, au nocturne, à l’onirique, la philosophie peut échapper aux apories du commencement radical en philosophie ; une méditation sur les symboles part du langage qui a déjà eu lieu et où tout a déjà été dit en quelque façon ; non la pensée sans présuppositions, mais la pensée avec ses présuppositions. Mais ce que le symbole donne, c’est à penser. L’aphorisme suggère que tout est déjà dit en énigme, et pourtant qu’il faut toujours recommencer dans la dimension du concept. « Ce qu’il nous faut, disais-je alors, c’est une interprétation qui respecte l’énigme originelle des symboles, qui se laisse instruire par eux, mais qui, à partir de là, promeuve le sens, forme le sens dans la pleine responsabilité d’une pensée autonome »21. Mais je ne savais pas en 1960 comment articuler une pensée critique sur une répétition des mythes et je parlais vaguement de « dépasser la critique par la critique, par une critique non plus réductrice, mais restauratrice »22. Et j’appelais de mes vœux une seconde naïveté, post-critique en quelque sorte.

C’est le double choc de la psychanalyse, puis du structuralisme, qui devait me mettre sur la voie de cette herméneutique critique et, par là même, appeler une définition de l’herméneutique plus large que le décryptage des expressions à double sens23.

Voici comment le problème herméneutique s’est élargi sous l’impulsion de Freud, comme en témoigne l’ouvrage intitulé De l’interprétation. Essai sur Freud24. L’interprétation pratiquée dans La Symbolique du mal était spontanément conçue comme une interprétation amplifiante, c’est-à-dire une interprétation attentive au surplus de sens que recélait implicitement le symbolisme du mal et que seule la réflexion élevait à la plénitude signifiante. Or cette interprétation amplifiante s’opposait sans le dire et sans bien le savoir à une interprétation réductrice qui, dans le cas de la culpabilité, me paraissait parfaitement illustrée par la psychanalyse freudienne. Une polarité d’un genre nouveau se dressait devant moi, qui annonçait ce que j’allais appeler Le Conflit des interprétations25. Mais c’était encore dans les limites d’une symbolique déterminée, thématiquement et historiquement, que ce conflit se trouvait porté au jour. Certes, la lecture quasi intégrale de l’œuvre de Freud que j’entrepris alors me révéla bien vite qu’il s’agissait de bien autre chose que d’un conflit limité au thème de la culpabilité26. L’enjeu était, comme Freud l’avait bien vu, une philosophie de la culture prise dans toute son ampleur, où se trouvait remis en scène, comme il l’avait été au XVIIIe siècle à l’époque de l’Aufklärung, le conflit entre tradition et critique. Ma lecture de la symbolique du mal était une lecture traditionnelle, celle de Freud une lecture critique. Le souci de ne sacrifier aucune des deux à l’autre s’imposa à moi, comme celui de concilier Marcel et Husserl m’avait occupé quinze ans plus tôt. La double lecture que je propose du complexe et du mythe d’Œdipe, vers la fin de mon livre sur Freud, constitue une illustration appropriée du travail de médiation suscité par le conflit ouvert par la psychanalyse au cœur de ma tradition culturelle (dont j’ai rappelé plus haut qu’elle était à la fois biblique et hellénique)27. Je voyais Freud creuser sous le mythe devenu complexe une archéologie du Cogito, qui mettait au jour les aspects archaïques, infantiles, névrotiques de la sexualité, tandis que je voyais Hegel – du moins celui de La Phénoménologie de l’esprit que je pratiquais alors dans mon enseignement à la Sorbonne – déployer en avant des figures archaïques de la conscience de soi une téléologie de la conscience de soi selon laquelle la vérité de chaque figure était contenue dans la figure suivante28. Or, n’était-ce pas cette même greffe d’une téléologie sur une archéologie de la conscience de soi que Sophocle avait en vue, lorsqu’il tirait une tragédie nouvelle de la vérité d’une tragédie préalable de la sexualité ?

Quoi qu’il en soit du thème de la culpabilité, dans sa déterminité précise, la question de la pluralité et du conflit des interprétations était ouverte. À travers la confrontation entre Freud et la tradition, il s’agissait d’un conflit entre deux herméneutiques, une herméneutique amplifiante, au sens évoqué plus haut, et une herméneutique du soupçon, où Freud figurait à côté d’autres maîtres du soupçon, Feuerbach, Marx et surtout Nietzsche29. Dans la phase nouvelle de mon travail qui fait suite à mon ouvrage sur Freud, la question n’était plus limitée à un ensemble symbolique particulier, mais ouverte à la structure symbolique en tant que structure langagière spécifique30. Cet élargissement me mettait à l’unisson du changement qui avait affecté la plupart des écoles philosophiques et que l’on a désigné par le terme linguistic turn31. Appliqué au courant duquel je provenais, ce linguistic turn signifiait le passage d’une phénoménologie, même élargie à la phénoménologie existentielle, à une herméneutique de tournure linguistique.

C’est ici que le conflit avec le structuralisme a joué un rôle décisif dans l’élargissement du problème herméneutique. Quel était l’enjeu du conflit ? Rien de moins que le destin de la question du sujet et de la compréhension de soi. Alors que le structuralisme m’apparaissait comme un plaidoyer pour un fonctionnement anonyme, au sens fort du terme, de systèmes de signes sans ancrage subjectif, la dimension du sens me paraissait inséparable du rôle médiateur exercé par ces systèmes à l’égard précisément de la compréhension de soi32. Point de signifiance, là où un système synchronique de signes ne contribue pas à la diachronie, c’est-à-dire à l’historicité de la compréhension de soi33. Une fois de plus l’histoire – l’histoire des signes en particulier – est la médiation obligée de la compréhension de soi.

Le conflit entre herméneutique et structuralisme est peut-être dépassé aujourd’hui, du moins dans les termes où il a pris forme dans les années 70. Demeure l’enjeu signifié par le titre « Compréhension de soi et histoire »34. Témoignent de la permanence du problème les autres figures que la dialectique de la compréhension de soi et de l’histoire a revêtues dans mes écrits des années 70. Je n’en retiendrai qu’une, parce qu’elle permet de traverser plusieurs champs épistémologiques généralement dispersés. Il s’agit de la dialectique comprendre/expliquer. Je lui consacre un des essais de Du texte à l’action35. Les trois champs traversés sont la théorie du texte, celle de l’action, celle de l’histoire. Dans chacun des champs le moment de compréhension est caractérisé par une appréhension intuitive et globale de ce qui est en question dans ce champ, par une anticipation de sens qui touche à la divination, par un engagement du sujet connaissant ; le moment de l’explication, en revanche, est marqué par la prédominance de l’analyse, la subordination du cas particulier à des règles, lois ou structures, par la mise à distance de l’objet d’étude par rapport à un sujet non-impliqué. L’important, à mes yeux, est de ne pas séparer la compréhension de l’explication et vice versa, comme le font d’un côté les descendants de l’herméneutique romantique, de l’autre les héritiers du positivisme. L’interprétation, selon moi, consiste précisément dans l’alternance de phases de compréhension et de phases d’explication le long d’un unique « arc herméneutique »36. Ai-je pour autant surmonté le caractère parcellaire de mon travail de médiation ? Aucunement – car je continue de penser qu’il faut chaque fois préciser, dans le champ épistémologique considéré, le style propre d’alternance entre explication et compréhension. À cet égard, les domaines respectifs du texte, de l’action, de l’histoire, doivent être distingués selon leur constitution spécifique.

Dans la triade considérée, la notion de texte joue un rôle pilote37. C’est là en effet que s’effondre l’hypothèse ancienne selon laquelle l’explication ne régnerait que dans les sciences de la nature, la compréhension gouvernant les sciences dites de l’esprit38. Or c’est au cœur de ces dernières, en sémiotique plus précisément, que de nouveaux modèles d’explication sont apparus qui sont exactement appropriés à l’empire des signes, à savoir des opérations d’encodage et de décodage. Il devient dès lors plus difficile d’articuler l’une sur l’autre la compréhension et l’explication, plus difficile que de les disjoindre purement et simplement. Il m’a paru qu’une théorie du discours défini comme l’acte par lequel quelqu’un dit quelque chose sur quelque chose à quelqu’un d’autre pouvait servir de charnière entre compréhension et explication39. (Je dirai demain comment mes réflexions plus récentes sur la création réglée, sur l’innovation sémantique, illustrée par la métaphore, s’enracinent là)40.

Quant à la théorie de l’action, que je devais retrouver dans mes travaux ultérieurs, sur le récit et aussi sur l’éthique et la politique, elle illustre de la façon suivante la dialectique expliquer/comprendre41. La question est ici de savoir si le jeu de langage contenant des termes tels que intention, motif, fin, etc. doit être radicalement séparé du jeu de langage où il est parlé de mouvement, de cause, d’événement, etc.42. La tentation est forte d’insister sur la dichotomie franche entre les deux jeux de langage, ce qui est une manière de retourner à l’opposition entre comprendre et expliquer. Je montre, ici aussi, que les modèles d’interprétation les plus riches sont ceux où s’enchevêtrent les segments systémiques et les segments téléologiques au sein du phénomène complexe d’intervention intentionnelle dans le cours du monde, comme on le voit dans le modèle proposé par von Wright, dans un ouvrage qui s’appelle précisément Explanation and Understanding43.

Quant à la théorie de l’histoire, elle constitue l’illustration la plus remarquable de la combinaison dans le raisonnement historique entre la compréhension d’une trame d’événements en séquence unique et l’explication par des généralités qui dans les cas favorables ont valeur de loi (démographie, économie). J’y suis revenu avec plus de détail dans Temps et Récit I44.

Je résumerai ces trois débats partiels par une même formule : « Expliquer plus, c’est comprendre mieux »45. Autrement dit, si la compréhension précède, accompagne et enveloppe l’explication, celle-ci en retour développe analytiquement la compréhension.

J’arrêterai ici cette revue des extensions successives qu’a subies ma conception de l’herméneutique depuis Le Volontaire et l’Involontaire jusqu’au Conflit des interprétations. On a vu comment la première définition de l’herméneutique par le déploiement du sens second, dans les expressions à double sens ou symboles, a été non pas remplacée mais incluse dans la dialectique de la compréhension et de l’explication. Je dirai demain quels problèmes nouveaux ont suscité un nouvel élargissement, marqué principalement par la notion de « monde du texte », de la problématique herméneutique, et ce qu’il est résulté de cet élargissement pour le rapport entre phénoménologie et herméneutique qui avait été au départ de mon entreprise réflexive46.

Notes

1. Les quatre conférences qui suivent ont été données par Paul Ricœur à l’occasion d’un séminaire intitulé « Un itinerario filosofico. Seminario con Paul Ricœur », à l’Istituto Stensen de Florence (19-21 mai 1988). Elles ont été publiées sous le titre « I problemi dell’ ermeneutica » (« Les problèmes de l’herméneutique ») dans la revue Filosofia e Teologia (2/2006, p. 236-273). Nous avons maintenu en français le titre au singulier, conformément à l’indication donnée par Ricœur lui-même sur le manuscrit, d’autant que l’expression « Le problème de l’herméneutique » – héritée de Dilthey, Gadamer et Bultmann – est d’un usage fréquent dans son œuvre. La première conférence (« Herméneutique et symbolisme ») reprend en partie le contenu d’une autre donnée en 1987 à l’occasion du symposium international Paul Ricœur à Grenade (Espagne) et publiée sous le titre « Auto-compréhension et histoire », in Paul Ricœur. Los caminos de la interpretación, T. Calvo Martinez et R. Avila Crespo (éd.), Anthropos, 1991, p. 9-25. On retrouvera également certains éléments de ce parcours autobiographique dans Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Esprit, 1995.

2. Dès la première page de Philosophie de la volonté I. Le Volontaire et l’Involontaire (Aubier, 1950, p. 7), Ricœur signale que son analyse des structures du volontaire et de l’involontaire relève de la méthode eidétique husserlienne, si l’on accepte de redéfinir celle-ci comme une réduction à « l’idée » (en gr. eidos) et au « sens » plutôt qu’à l’« essence » (p. 8). La seconde partie en deux tomes paraît dix ans plus tard : Philosophie de la volonté II. Finitude et Culpabilité, t. 1, L’Homme faillible, et t. 2, La Symbolique du mal, Aubier, 1960.

3. Dans son autobiographie intellectuelle, Ricœur ajoute, avec un brin d’autodérision, que cette ambition de donner une contrepartie à la Phénoménologie de la perception de M. Merleau-Ponty (1945) n’était pas « sans naïveté » (Réflexion faite, op. cit., p. 23). Ricœur s’est encore penché sur l’œuvre de Merleau-Ponty (également auteur de l’ouvrage cité ici, Le Visible et l’Invisible, suivi de Notes de travail, texte établi par C. Lefort, Gallimard, 1964, 1979) dans trois articles repris dans Lectures 2. La Contrée des philosophes, Seuil, 1992.

4. Sur l’influence conjuguée de Husserl et de Marcel, voir Le Volontaire et l’Involontaire, op. cit., respectivement p. 7-16 et p. 17-23. Hormis de nombreux articles, Ricœur consacra deux ouvrages majeurs à ces deux penseurs, l’un comme auteur, l’autre comme éditeur : Gabriel Marcel et Karl Jaspers. Philosophie du mystère et philosophie du paradoxe, Temps présent, 1947 ; E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, traduction annotée des Ideen I (1913, 1928), Gallimard, 1950.

5. La noèse désigne ici l’acte intentionnel par lequel la conscience, en phénoménologie, vise un contenu ; le contenu visé, ou noème, étant dans ce contexte le projet.

6. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, 1943.

7. Voir B. Pascal, Pensées, M. Le Guern (éd.), Gallimard, 1977, t. I, p. 153 (fr. 185).

8. Voir L’Homme faillible, op. cit., p. 161 : « La “disproportion” de l’homme est pouvoir de faillir, en ce sens qu’elle rend l’homme capable de faillir » (c’est Ricœur qui souligne).

9. Voir le chapitre sur le schématisme des concepts purs de l’entendement dans E. Kant, Critique de la raison pure (trad. Delamarre/Marty), in Œuvres philosophiques, t. I, Des premiers écrits à la « Critique de la raison pure », F. Alquié (éd.), Gallimard, 1980, p. 884-891 (A 137/B 176 ; III, 134-139).

10. « L’homme est simple quant à sa vitalité et double quant à son humanité » : cette formule, attribuée à Maine de Biran (1766-1824), donne son titre à un chapitre de L’Homme faillible (op. cit., p. 107-122). Maine de Biran l’emprunte lui-même à H. Boerhaave, Praelectiones academicae de morbis nervorum, Leyde, 1761, t. II, p. 497 (voir F. Azouvi, Maine de Biran. La science de l’homme, Vrin, 1995, p. 21, n. 1 ; pour l’histoire de cette formule aux origines anciennes, cf. Azouvi, « Homo duplex », Gesnerus 42, 1985, Festschrift für Jean Starobinski, p. 229-244).

11. Sur le pathétique de la misère, cf. Finitude et Culpabilité, op. cit., p. 23s. La misère de l’homme est un thème récurrent chez Pascal. Voir, à titre d’exemples, les fragments des Pensées (op. cit., t. 1) suivants : fr. 4, 108, 126, 113, 139, 178, 181, 184, etc. Voir infra, p. 236.

12. Sur l’interprétation ricœurienne du personnalisme d’Emmanuel Mounier et sa lecture de l’éthique de Jean Nabert, voir les textes rassemblés dans Lectures 2, op. cit. Sur Nabert, cf. infra, p. 250s et 256s.

13. Sur le Cogito, cf. infra, p. 249s. Sur le symbole, voir également infra, p. 250.

14. Sur la symbolique du mal, cf. également infra, p. 249s.

15. Cf. « Une interprétation philosophique de Freud », Le Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Seuil, 1969, p. 169 : « mon hypothèse de travail philosophique, c’est la réflexion concrète, c’est-à- dire le Cogito médiatisé par tout l’univers des signes ».

16. Pour une définition légèrement plus précise, voir « Existence et herméneutique », Le Conflit des interprétations, op. cit., p. 16 : « J’appelle symbole toute structure de signification où un sens direct, primaire, littéral, désigne par surcroît un autre sens indirect, secondaire, figuré, qui ne peut être appréhendé qu’à travers le premier » (cf. également « Le problème du double-sens comme problème herméneutique et comme problème sémantique », id., p. 64-79).

17. Voir Finitude et Culpabilité, op. cit., 1re partie, chapitres 1 (sur la souillure), 2 (le péché) et 3 (la culpabilité).

18. Ricœur renvoie ici à des chapitres de Finitude et Culpabilité, op. cit., respectivement p. 17-25 et p. 323-332.

19. Dans l’introduction de Finitude et Culpabilité, Ricœur renvoie à M. Eliade, Traité d’histoire des religions, Payot, 1949, 1991 (voir aussi infra, p. 272), et G. Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF, 1957. Pour les autres références : S. Freud, L’Interprétation des rêves, trad. I. Meyerson, PUF, 1980 ; C.G. Jung, Sur l’interprétation des rêves, trad. A. Tondat, LGF, 2000.

20. Voir la seconde partie de Finitude et Culpabilité, op. cit., ainsi que « Interprétation du mythe de la peine » (Le Conflit des interprétations, op. cit., p. 348-369).

21. « Le symbole donne à penser », Finitude et Culpabilité, op. cit., p. 325.

22. Finitude et Culpabilité, op. cit., p. 326.

23. Sur le structuralisme, voir notamment les trois articles repris dans Le Conflit des interprétations, op. cit. : « Structure et herméneutique » (1963), p. 31-63 ; « Le problème du double-sens comme problème herméneutique et comme problème sémantique » (1966), p. 64-79 ; « La structure, le mot, l’événement » (1967), p. 80-97.

24. De l’interprétation. Essai sur Freud, Seuil, 1965.

25. Voir Le Conflit des interprétations (op. cit.), qui regroupe des articles montrant la diversité du problème herméneutique, et, avant cela, « Le conflit des herméneutiques : épistémologie des interprétations », Cahiers internationaux de symbolisme, 1/1 (1963), p. 152-184.

26. Sur la lecture ricœurienne de Freud et son rapport à la psychanalyse, voir, en plus de De l’interprétation (op. cit.), le premier volume de la présente série : Paul Ricœur, Écrits et conférences 1. Autour de la psychanalyse, textes rassemblés et préparés par C. Goldenstein et J.-L. Schlegel avec le concours de M. Delbraccio, Seuil, 2008.

27. Voir « Reprise dialectique du problème de la sublimation et de l’objet culturel », De l’interprétation, op. cit., p. 495-503.

28. G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, 1945-1955, 1991. Par rapport à la conscience, archéologie et téléologie se complètent : « Seul a une arché un sujet qui a un telos » (De l’interprétation, op. cit., p. 444).

29. « Maîtres du soupçon » est une expression de Ricœur qui a fait florès. Ricœur entendait désigner par elle tout à la fois l’importance et l’influence de Marx, Nietzsche et Freud pour notre culture (par exemple dans « La psychanalyse et le mouvement de la culture contemporaine », Le Conflit des interprétations, op. cit., p. 149).

30. En témoignent notamment, dans Le Conflit des interprétations (op. cit.), « Existence et herméneutique » (1965), « Le problème du double-sens comme problème herméneutique et comme problème sémantique » (1966), « La structure, le mot, l’événement » (1967).

31. Voir R. Rorty (éd.), The Linguistic Turn. Recent Essays in Philosophical Method, The University of Chicago Press, 1967.

32. Cf. « De l’interprétation », Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Seuil, 1986, p. 29 : « il n’est pas de compréhension de soi qui ne soit médiatisée par des signes, des symboles et des textes ; la compréhension de soi coïncide à titre ultime avec l’interprétation appliquée à ces termes médiateurs » (Ricœur souligne).

33. En tant que « paradigme de la distanciation dans la communication » (« La fonction herméneutique de la distanciation », Du texte à l’action, op. cit., p. 102), le texte montre le caractère historique de l’expérience humaine.

34. Référence au titre initial de l’intervention de Ricœur à Grenade (cf. supra, p. 17).

35. « Expliquer et comprendre. Sur quelques connexions remarquables entre la théorie du texte, la théorie de l’action et la théorie de l’histoire » (1977), Du texte à l’action, op. cit., p. 161-182.

36. Cf. « Qu’est-ce qu’un texte ? » et « Expliquer et comprendre », Du texte à l’action, op. cit., p. 167 : « l’activité d’analyse apparaît […] comme un simple segment sur un arc interprétatif qui va de la compréhension naïve à la compréhension savante à travers l’explication » ; cf. aussi Réflexion faite, op. cit., p. 51.

37. Voir « Qu’est-ce qu’un texte ? », « Expliquer et comprendre », Du texte à l’action, op. cit., p. 137-182.

38. Proche de Dilthey à bien des égards, Ricœur refuse néanmoins la différence que Dilthey croyait avoir établie entre expliquer et comprendre, attribuant l’explication aux sciences naturelles et la compréhension aux sciences de l’esprit. Ricœur définit quant à lui la tâche herméneutique comme la tentative d’articulation de l’explication et de la compréhension – ce en quoi il se démarque sensiblement des herméneutiques de Heidegger et de Gadamer.

39. Cette définition du discours est récurrente dans l’œuvre de Ricœur. Voir par exemple Réflexion faite, op. cit., p. 39, et infra, p. 35s.

40. Voir infra, p. 36, 41.

41. Voir les trois tomes de Temps et Récit (Seuil, 1983-1985), ainsi que Du texte à l’action, op. cit.

42. Voir infra, p. 52s.

43. G.H. von Wright, Explanation and Understanding, Cornell University Press, 1971, 1977².

44. Seconde partie de Temps et Récit I. L’Intrigue et le récit historique, Seuil, 1983.

45. Voir, parmi de nombreuses occurrences, Temps et Récit I, op. cit., p. 12 ; « De l’interprétation », Du texte à l’action, op. cit., p. 22 ; cf. infra, p. 170s.

46. Voir infra, p. 35s. Sur la notion de « monde du texte », voir « La fonction herméneutique de la distanciation » (Du texte à l’action, op. cit., p. 112-115) et, au-delà, l’ensemble de Temps et Récit.