III. SÉMANTIQUE DE L’ACTION
ET DE L’AGENT

DANS CETTE TROISIÈME conférence je voudrais donner une idée schématique de la théorie de l’action sur laquelle je baserai dans la dernière conférence mes réflexions sur l’éthique de l’action1.

C’est une sémantique de l’action que je propose ici, dans laquelle je résume d’abord les analyses publiées sous le titre « Le discours de l’action » et à laquelle j’ajoute ensuite de nouveaux développements sur le rapport de l’agent à l’action, de manière à compléter une analyse du quoi et du pourquoi de l’action par une analyse du qui ; c’est celle-ci qui nous conduira la prochaine fois à nos réflexions sur l’éthique2.

Il faut d’abord délimiter la sémantique, telle qu’elle est définie dans la philosophie analytique, par rapport à la pragmatique du langage. En sémantique, l’accent principal est mis, d’une part, sur le sens des propositions indépendamment de la position des sujets d’énonciation, d’autre part, sur la référence à des entités extérieures au langage. La sémantique répond ainsi à deux questions : que dit-on ? Sur quoi le dit-on3 ? Quant à la pragmatique, elle s’intéresse aux propositions dont la signification dépend de l’usage qu’en fait chaque fois chaque locuteur, et par conséquent de la position de ce locuteur et de sa perspective singulière sur le monde. Nous pouvons dire dès maintenant que la sémantique de l’action peut suffire à désigner l’action en tant qu’une sorte d’événement dont on parle, mais qu’elle ne suffit plus à désigner, à elle seule, l’agent en tant que capable de se désigner soi-même.

1. LE SCHÉMA CONCEPTUEL DE L’ACTION

L’apport le plus remarquable de la sémantique de l’action à la philosophie pratique est d’avoir orienté le regard et appliqué l’analyse au schéma conceptuel dans lequel s’inscrivent toutes les notions qui, dans le langage ordinaire, se rapportent à l’action humaine. Ce schéma conceptuel contient des notions telles que circonstances, intentions, motifs, délibération, motion volontaire ou involontaire, passivité, contrainte, résultats voulus ou non voulus, etc.4. Le caractère ouvert de cette énumération est ici moins important que son organisation en réseau. Ce qui importe, en effet, à la teneur de sens de chacun de ces termes, c’est son appartenance au même réseau que tous les autres ; des relations d’intersignification régissent ainsi leur sens propre, de telle façon que savoir se servir de l’un d’entre eux, c’est savoir se servir de manière signifiante et appropriée du réseau entier. Il s’agit d’un jeu de langage cohérent, dans lequel les règles constitutives qui gouvernent l’emploi d’un terme forment système avec celles qui gouvernent l’emploi d’un autre terme. Ce réseau conceptuel ne doit pas être tenu pour un simple relevé des expressions idiomatiques propres à une langue, l’anglais par exemple. Il mérite d’être tenu pour le transcendantal de tout discours sur l’action : à la différence, en effet, des concepts empiriques, le réseau entier a pour fonction de déterminer ce qui « compte comme » action dans les sciences psychologiques du comportement et dans les sciences sociales de la conduite. Une manière efficace de procéder à cette détermination mutuelle des notions appartenant à ce même réseau de l’action est d’identifier la chaîne des questions susceptibles d’être posées au sujet de l’action : qui fait ou a fait quoi, en vue de quoi, comment, dans quelles circonstances, avec quels moyens et quels résultats ? Les notions clés du réseau de l’action tirent leur sens de la nature spécifique des réponses apportées à des questions spécifiques qui, elles-mêmes, s’entresignifient : qui, quoi, pourquoi, comment5 ?

Il est à montrer que, si la question qui apparaît ici pour la première fois en tant que question distincte de la question quoi, elle reste néanmoins incorporée au réseau entier des questions gouvernant le régime d’intersignification constitutif du jeu de langage de l’action. Le qui de l’action – l’agent – reste tributaire de la question quoi, portant sur l’action elle-même en tant que variété d’événements mondains ; c’est seulement par le détour de l’attribution des prédicats d’action à un sujet logique des verbes d’action que l’agent en tant que tel est distingué de l’action. Mais, même alors, la question qui demeure d’une certaine façon, dans une sémantique de l’action, une variante de la question quoi, dans la mesure où l’agent est une des « choses » dont nous parlons.

Suivons donc le mouvement par lequel la sémantique de l’action ramène au seuil de la question qui par le détour de la question quoi et de la question pourquoi.

2. LE QUOI DE L’ACTION

La question quoi s’adresse aux prédicats verbaux caractéristiques des phrases d’action, à savoir : « faire quelque chose » ; les prédicats verbaux posent des problèmes d’un grand intérêt philosophique auxquels la philosophie analytique a consacré des analyses d’une extrême précision. Au centre des discussions, se pose le rapport entre action et événement. Dans une première phase, on a souligné le fossé logique (logical gap) qui sépare les deux notions. Une action, a-t-on fait remarquer, n’est pas quelque chose qui simplement arrive, comme un événement qui a lieu, mais quelque chose qu’on fait arriver6. L’argument continue ainsi : ce qui arrive est l’objet d’une observation, donc d’un énoncé constatif qui peut être vrai ou faux. Ce que l’on fait arriver n’est pas vrai ou faux, mais rend vrai ou faux l’assertion d’une certaine occurrence.

Je rapprocherai du même argument la distinction que G.E.M. Anscombe fait entre savoir-comment et savoir-que7. Cette notion est celle d’événements « connus sans observation », laquelle rejoint celle de « connaissance pratique » qui nous intéresse ici8. La notion d’événements « connus sans observation » concerne la présente discussion, dans la mesure où elle va dans le même sens que l’opposition évoquée à l’instant entre les assertions vérifiées de la science physique et les énoncés que l’action rend vrais. Ainsi je connais sans observation les actions faites intentionnellement dont on parlera plus loin, mais aussi la position de mon corps et de mes membres, et encore les mobiles qui me font agir d’une certaine façon et dont nous disons qu’ils nous poussent à agir de telle ou telle façon. Cela relève du savoir-comment et non du savoir-que. Le savoir du geste est dans le geste : « Cette connaissance de ce qui est fait est la connaissance pratique » ; « un homme qui sait comment faire des choses en a la connaissance pratique »9.

3. LE POURQUOI DE L’ACTION

Nous nous rapprochons de la question qui en passant de la question quoi à la question pourquoi. Une nouvelle opposition se propose qui marque la spécificité du réseau conceptuel de l’action, du jeu du discours de l’action.

C’est avec l’opposition entre motif et cause que le gouffre logique paraît le plus profond. Un motif – a-t-on fait remarquer – est toujours un motif de ; comme tel, il est logiquement impliqué dans la notion d’action, en ce sens qu’on ne peut mentionner le motif sans mentionner l’action dont il est le motif. La notion de cause, du moins au sens humien (car rien ne dit que ce sens en épuise le champ sémantique comme on le dira plus loin), implique une hétérogénéité logique entre la cause et l’effet, dans la mesure où je peux mentionner l’une sans mentionner l’autre (ainsi l’allumette sans l’incendie)10. La connexion intime et logique, caractéristique de la motivation, est exclusive de la connexion extrinsèque et contingente de la causalité. L’argument a la prétention d’être logique et non psychologique, en ce sens que c’est la force logique de la connexion motivationnelle qui exclut que l’on classe le motif comme cause ; le motif se laisse mieux interpréter en tant que « raison de »…

Je voudrais dire comment je me situe dans cette discussion. La thèse de la dualité des deux univers de discours, dont nous avons suivi le développement depuis l’opposition entre arriver et faire arriver jusqu’à l’opposition entre cause et motif, me paraît tirer une conclusion erronée d’analyses partiellement justes. La justesse de l’analyse porte sur l’irréductibilité des prédicats psychiques aux prédicats physiques attribués à l’agent de l’action (nous y reviendrons plus loin avec l’aide des analyses de P. Strawson dans Individuals)11. La fausseté de la conclusion consiste dans la disjonction des deux univers du discours, celui du psychique et celui du physique. Une action est à la fois une certaine configuration de mouvements physiques et un accomplissement susceptible d’être interprété en termes d’intentions et de motifs. Or les deux jeux de langage ne sont pas juxtaposés mais superposés. La sémantique de l’action apporte ici une catégorie mixte, celle de désir, qui exige de conjoindre des catégories psychiques, exclusivement réservées aux personnes, avec des catégories physiques communes aux personnes et aux choses12. La pertinence de cette catégorie mixte a été éludée dans l’analyse antérieure du motif, dans la mesure où celle-ci a été tirée du côté de la raison de… donc de la justification rationnelle. On a ainsi occulté ce qui fait l’étrangeté du désir, à savoir qu’il se donne comme un sens qui peut être dit dans le langage intentionnel, et comme une force qui peut être dite dans le langage de l’énergie physique.

Je vois trois contextes typiques dans lesquels le motif est effectivement vécu comme cause au sens de ce qui meut13. Le premier est celui où, à la question « Qu’est-ce qui vous a poussé à faire ceci ou cela ? », on donne une réponse qui n’énonce ni un antécédent, au sens de la cause humienne, ni une raison de… au sens rationnel, mais une impulsion incidente ou, comme on dit en psychanalyse, une pulsion ([allemand] Trieb, [anglais] drive). Second contexte : celui où, à la question légèrement différente du type « Qu’est-ce qui vous amène d’habitude à vous conduire ainsi ? », la réponse mentionne une disposition, une tendance durable, voire permanente. Troisième contexte : si à la question « Qu’est-ce qui vous a fait sursauter ? » (involontairement), vous répondez : « Un chien m’a fait peur », vous ne joignez pas, comme précédemment, le comment au pourquoi mais l’objet à la cause. Ce dernier contexte est caractéristique de l’émotion ; c’est le trait spécifique de l’émotion, au point de vue de son expression linguistique, que son objet soit sa cause et réciproquement. Ces trois contextes peuvent être rapprochés sous le titre général de l’affection ou de la passion au sens ancien du terme. Dans ces trois contextes, une certaine passivité paraît en effet corrélative de l’action de faire.

Cette passivité fait que la relation désirer-faire ne saurait se réduire à la justification que donnerait de son action un agent purement rationnel ; cette action serait précisément sans désir. Cette phénoménologie du désir, élargie à celle de l’affection, contraint à dire que, même dans le cas de la motivation rationnelle, les motifs ne seraient pas des motifs de l’action, s’ils n’étaient pas aussi des causes.

Certes cet aveu exige une refonte de la notion de cause, parallèle à celle de la notion de motif, irréductible à celle de raison de… ; le prestige du modèle humien (antécédent causal sans connexion logique avec le conséquent) a empêché de reconnaître les cas où motif et cause sont indiscernables, à savoir tous ceux où s’exprime la vieille idée d’efficience et de disposition, que la révolution galiléenne a chassée de la physique, mais qui a précisément réintégré son lieu d’origine, sa terre natale, dans l’expérience du désir.

Reste à achever le mouvement qui, de la question quoi ? (quelle action ?), conduit par la question pourquoi ? (dans quelle intention, pour quel motif ?) vers la question qui ? (quel agent ?).

Dans les pages précédentes, nous nous sommes tenu, pour des raisons purement didactiques, dans les limites d’une sémantique de l’action sans agent. Cette sémantique a pu être menée assez loin, dans la mesure où l’action apparaît dans le monde comme quelque chose dont on parle. On a pu étendre une première fois cette sémantique de l’action aux intentions et aux motifs dans la mesure où ceux-ci décrivent ou expliquent l’action. Toutefois, intentions et motifs regardent aussi du côté de l’agent de l’action, dans la mesure où ils sont les siens. Une notion d’appartenance se propose ici qui contraint de passer de l’action à son agent.

4. SÉMANTIQUE DE L’ASCRIPTION

Le rapport de l’action à son agent est le type même du problème dont nous disions dans la leçon d’introduction qu’il est à la fois ancien et nouveau. Que l’action dépende de l’agent, en un sens spécifique de la relation de dépendance, Aristote le laisse entendre, bien avant les stoïciens, sans toutefois traiter thématiquement ce rapport. C’est plutôt le langage de son analyse, dans le livre III de l’Éthique à Nicomaque, qui dégage une sorte de sagesse dont il ne paraît pas mesurer la profondeur14. Il est vrai que ce langage n’est pas livré au hasard. Aristote est certainement un des premiers, après les sophistes peut-être, à vérifier et à codifier la pertinence des choix linguistiques faits par les orateurs, les tragiques, les magistrats, et aussi par le langage ordinaire, dès lors qu’il s’agit de soumettre l’action et son agent au jugement moral. C’est pourquoi le soin qu’Aristote apporte dans ses distinctions et dans ses définitions mérite qu’on examine celles-ci du point de vue des ressources du langage qu’elles mettent en œuvre.

Problème ancien, l’ascription qui relie l’action à son agent est devenue un problème nouveau à mesure que se raffinaient la théorie prédicative en général et la sémantique du discours de l’action en particulier15.

Je voudrais montrer que la sémantique de l’action conduit à donner à l’ascription une signification distincte qui transforme les cas particuliers en exceptions et qui met sur la voie de l’identité à soi-même16.

Strawson, l’auteur de Individuals, observe que les caractéristiques physiques et psychiques appartiennent à la personne, que celle-ci les possède. Or, ce dont un possesseur (owner) dispose est dit lui être propre (own) en opposition à ce qui appartient à un autre et qui, de ce fait, est dit lui être étranger. À son tour, le propre gouverne le sens que nous donnons aux adjectifs et pronoms, que nous appelons précisément « possessifs » : « mon / le mien », « ton / le tien », « son / sa / le sien / [la sienne] »… sans oublier 1’impersonnel, « à chacun le sien » (one’s own), expression sur laquelle on reviendra dans la prochaine étude17.

La question est de savoir si ces expressions, bien souvent idiomatiques, reposent sur des significations universelles qui méritent d’être assimilées à des transcendantaux du champ sémantique considéré. Il y a tout lieu de le penser. Il est remarquable en effet que l’ascription marque le renvoi de tous les termes du réseau conceptuel de l’action à son pivot qui ; inversement, nous déterminons la réponse à la question qui en procurant une réponse à la chaîne des questions quoi, pourquoi, comment, etc. Vérifions-le pour la question quoi et la question pourquoi.

C’est d’abord de l’action elle-même que nous disons qu’elle est de moi, de toi, de lui, qu’elle dépend de chacun, qu’elle est en son pouvoir. C’est encore de l’intention que nous disons qu’elle est « l’intention de quelqu’un » et que, de quelqu’un, nous disons qu’il a « l’intention de… ». Nous pouvons certes comprendre l’intention en tant que telle ; mais, si nous l’avons détachée de son auteur pour l’examiner, nous la lui restituons en la lui attribuant comme étant la sienne. C’est d’ailleurs ce que fait l’agent lui-même lorsqu’il considère les options ouvertes devant lui et qu’il délibère, selon l’expression d’Aristote18. L’ascription consiste précisément dans la réappropriation par l’agent de ses propres délibérations et préférences ; se décider, c’est trancher le débat en faisant sienne une des options contemplées. Quant à la notion de motif, dans la mesure où elle se distingue de celle d’intention, par exemple en tant que backward-looking motives (Anscombe), l’appartenance à l’agent fait autant partie de ses significations que son lien logique à l’action elle-même dont il est la cause ; on demande légitimement : « Pourquoi A a-t-il fait X ? », « Qu’est-ce qui a amené A à faire X ? »19. Mentionner le motif, c’est mentionner aussi l’agent. Celui-ci a même un caractère particulièrement étrange, paradoxal.

D’une part, la recherche de l’auteur est une enquête terminable qui s’arrête à la détermination de l’agent, généralement désigné par son nom propre : « Qui a fait cela ? Un tel. » D’autre part, la recherche des motifs d’une action est une enquête interminable, la chaîne des motivations se perdant dans le brouillard des influences internes et externes insondables : la psychanalyse a un rapport direct avec cette situation. Cela n’empêche pas toutefois que nous reliions l’enquête interminable des motifs à l’enquête terminable de l’agent ; cette relation étrange fait partie de notre concept d’ascription. C’est donc en fonction du réseau entier qui quadrille la sémantique de l’action que nous comprenons l’expression : agent. Cette remarque est l’occasion de rappeler que la maîtrise du réseau entier est comparable à l’apprentissage d’une langue et que comprendre le mot « agent », c’est apprendre à le placer correctement dans le réseau.

5. ASCRIPTION ET PUISSANCE D’AGIR

Cela dit, est-il possible de préciser davantage le rapport d’ascription [autrement] que par ce jeu de renvoi d’un terme à l’autre du réseau notionnel qui gouverne la sémantique de l’action ? Cette précision qui fait encore défaut relève à mon avis d’analyses qui sortent du cadre de la sémantique de l’action. Ce qui, en effet, demeure encore en suspens, c’est la notion même de pouvoir faire ou de puissance d’agir (agency) qui jette un pont entre celle d’agent et celle d’action. Or que signifions-nous par puissance d’agir ? Devons-nous nous borner aux deux métaphores aristotéliciennes de la paternité et de la maîtrise20 ?

Je vois deux directions dans lesquelles l’analyse de la puissance d’agir pourrait être poursuivie. Selon la première direction, si l’ascription par laquelle une action est attribuée à un agent diffère logiquement de la simple attribution, c’est en vertu de sa parenté avec l’imputation morale et juridique dont nous parlerons plus loin.

L’intention qui préside à cette assimilation entre agency et imputation morale et juridique est fort légitime : elle tend à creuser l’écart qui sépare l’ascription au sens moral et l’attribution au sens logique. Cet écart concerne aussi le sens assigné aux mots « posséder » et « appartenir », quand ils relèvent de la puissance d’agir. L’agent, disions-nous, est le possesseur de ses actions qui ainsi sont les siennes. Il appartient à quelqu’un, disions-nous aussi, de faire ceci plutôt que cela.

On peut douter toutefois que l’imputation morale et juridique constitue la forme forte d’une structure logique dont l’agency serait la forme faible, et cela pour plusieurs raisons21. Première raison : les énonciations juridiques ne paraissent s’appliquer de façon sélective qu’à des actions considérées sous l’angle du blâmable et du punissable ; or, sont blâmables des actions jugées mauvaises au nom d’un verdict de condamnation. Seconde raison : la surimposition d’une énonciation accusatoire – du type des verdictives – à la simple ascription d’une action à un agent suppose que l’on ait au préalable formé l’idée d’un agent capable de se désigner lui-même comme la cause de ses actes. Or cette auto-désignation n’a pas nécessairement une coloration morale ou juridique. Elle relève seulement – comme on le montrera dans la prochaine étude – d’une théorie de l’énonciation impliquant référence à l’énonciateur22. Dernière raison : loin que l’assignation de responsabilité au sens éthico-juridique fournisse le critère décisif de l’ascription, celle-ci présuppose un sens causal de la puissance d’agir qui reste à déterminer. Il faut que l’action puisse être dite dépendre de l’agent pour tomber sous le blâme et la louange. Ainsi dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote a-t-il fait précéder, comme on l’a rappelé ci-dessus, sa théorie des vertus par une analyse d’un acte fondamental, la préférence, dans lequel s’exprime une puissance d’agir plus primitive que le caractère blâmable ou louable – nous dirions aujourd’hui « verdictible » – de l’action produite.

Nous sommes ainsi renvoyés vers un second type de l’analyse de la puissance d’agir, centrée sur l’efficacité causale de cette puissance (causal agency). Or, des difficultés spécifiques nous attendent sur cette seconde voie.

Première difficulté : traiter la puissance d’agir comme une sorte de causalité non humienne, c’est d’abord rentrer dans le champ des antinomies kantiennes concernant la causalité23. Nous avons eu l’occasion plus haut de distinguer le caractère terminable de la causalité appliquée à l’agent, du caractère interminable de la causalité appliquée au motif ; dans un cas, l’enquête s’arrête au nom propre ; dans l’autre, elle se perd dans une recherche sans fin. L’agent s’avère ainsi être une étrange cause, puisque [celle-ci] met fin à la recherche de la cause ; l’agent se trouve ainsi placé du côté de la thèse finitiste dans l’antinomie kantienne, thèse selon laquelle il faut s’arrêter à un terme premier dans la série des causes, tandis que le motif tombe sous l’antithèse infinitiste, qui exclut que l’on puisse assigner un commencement à une série de causes.

La seule riposte à cette première difficulté est alors de rejeter le présupposé humien et de recourir à un concept de causalité approprié à la production de l’action par son agent. Reprochera-t-on son anthropomorphisme à cette conception, qu’on peut appeler aristotélicienne, de la production ? Si c’est le cas, il paraît plausible de soutenir que la sémantique de l’action ramène le concept de causalité à son lieu de naissance, à savoir l’action humaine : l’aitia, cause, redevient indiscernable de l’aition, agent responsable.

Une nouvelle difficulté surgit ici : elle concerne le caractère primitif du concept de puissance d’agir prise au sens causal du terme (causal agency). En effet, alléguer une relation primitive, n’est-ce pas, dans tous les cas, prendre le risque d’un argument paresseux, dont il est en outre aisé de démasquer le caractère purement tautologique ? On appelle, en effet, causale la relation de l’action à l’agent, mais sous la condition que causale signifie production au sens d’efficience.

L’objection, me semble-t-il, n’est pas sans réplique : pour échapper au reproche de circularité, on peut recourir à un argument de style transcendantal tendant à montrer que la notion d’efficience causale, de causal agency, est la condition de possibilité de certaines procédures effectives par lesquelles nous identifions non seulement une action, mais sa dépendance à son agent. Ces procédures sont celles par lesquelles, dans un cours d’action, nous tentons de démêler ce qui, à titre ultime, dépend d’un agent, de tel agent.

Il s’agit d’abord de dissocier dans les actions qui produisent des changements dans le monde (déplacements, manipulations, transformations) ce qui est un effet plus ou moins éloigné de l’action et ce qui mérite plutôt d’être appelé un résultat de l’action, de la simple impulsion physique initiale. Ce cas est non seulement le plus fréquent, mais le plus typique de ce que nous appelons agir, c’est-à-dire précisément causer des changements dans le monde. L’attribution à l’agent fait alors problème, dans la mesure où celui-ci n’est plus dans les conséquences lointaines comme il l’est dans son geste immédiat. L’action se détache en quelque sorte de son agent, comme le discours le fait de la parole vive par la médiation de l’écriture24. C’est alors que la question « qui ? » ouvre un problème réel, bien connu non seulement des juristes, pénalistes ou autres, mais aussi des historiens : les conséquences lointaines d’une action sont-elles encore l’œuvre de l’agent25 ? Question inéluctable, dès lors qu’on veut distinguer dans un cours d’événements ce qui a dépendu des hommes et ce qu’il faut attribuer, soit aux circonstances par définition non voulues, soit aux effets eux-mêmes non voulus, voire pervers, de l’action humaine.

Une autre complication requiert de remonter des actions médiates aux actions immédiates. Ce qui rend difficile l’attribution d’une action à un agent particulier, c’est en effet aussi le fait que l’action de chacun est non seulement enchevêtrée dans le cours extérieur des choses, mais incorporée au cours social de l’activité humaine26. Comment, dans toute action qu’on peut dire action de groupe (corporate), distinguer ce qui revient à chacun des acteurs sociaux ? Cette difficulté ne concerne pas moins l’historien que la précédente ; bien entendu elle concerne aussi le juge, dès lors qu’il s’agit de répartir des biens, des mérites ou des torts, donc de désigner distributivement des auteurs ; ici attribuer, c’est distribuer.

Telles sont les deux directions dans lesquelles pourrait se poursuivre l’investigation de la puissance d’agir, de l’efficiency. La première conduit au-delà de cette sémantique. La seconde ramène en quelque sorte en deçà. En effet, le concept d’imputation morale et juridique, auquel conduit le chemin du haut, implique un sujet capable de se désigner lui-même. En revanche, le concept de pouvoir auquel conduit le chemin d’en bas, ressortit à une phénoménologie du je peux et, plus fondamentalement encore, à une ontologie du sujet agissant27.

Notes

1. Cette troisième section du cycle de conférences intitulé « Le problème de l’herméneutique » peut être lue comme une synthèse des analyses consacrées à l’action dans Soi-même comme un autre (Seuil, 1990), en particulier « Une sémantique de l’action sans agent », p. 73-108 ; « De l’action à l’agent », p. 109-136.

2. Voir Paul Ricœur, « Le discours de l’action », in La Sémantique de l’action, D. Tiffeneau (éd.), CNRS, 1977, p. 1-137. La référence à la traduction italienne (La semantica dell’azione. Discorso e azione, trad. A. Pieretti, Milan, Jaca Book, 1986) a ici été remplacée par le titre original français.

3. Sur le rapport sens/référence, voir également infra, p. 95s.

4. Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 75.

5. Cf. id., p. 75.

6. Pour un exposé détaillé de cet argument, voir A.I. Melden, Free Action, Routledge & Kegan, 1961 ; S. Hampshire, Thought and Action, University of Notre Dame Press, 1983. (NdA) Cf. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 79. (NdE)

7. G.E.M. Anscombe, Intention, Basic Blackwell, 1957, 1979 (L’Intention, trad. M. Maurice et C. Michon, Gallimard, 2002). Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 80.

8. Voir G.E.M. Anscombe, Intention, op. cit., p. 48 ; cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 80.

9. G.E.M. Anscombe, Intention, op. cit., p. 48, propos également cité dans Soi-même comme un autre, op. cit., p. 80 (la traduction de ces deux citations est de Ricœur).

10. Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 81. La critique humienne de la notion de cause se lit notamment dans D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, trad. D. Deleule, LGF, 1999, 8e section, p. 163-196.

11. P.F. Strawson, Individuals. An essay in descriptive metaphysics, Methuen & Co, 1959 (Les Individus, trad. A. Shalom et P. Drong, Seuil, 1973). Voir infra, p. 56.

12. Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 83.

13. Pour ce qui suit, cf. id., p. 84.

14. Aristote, Éthique à Nicomaque (III, 1109-1119b), trad. J. Tricot, Vrin, 1959, 1990, p. 119-168.

15. « Ascription » est une francisation par Ricœur du terme anglais ascription employé par P.F. Strawson dans Individuals, op. cit. Dans une note de Soi-même comme un autre (op. cit., p. 53), Ricœur signalait lui-même à son lecteur qu’il était préférable de ne pas traduire ascription par « attribution » (comme dans la traduction française, Les Individus, op. cit., par exemple p. 111), afin de marquer une distinction entre l’attribution d’expériences ou de prédicats psychiques à une personne (à soi-même ou à un autre) et l’attribution dans son sens général (y compris l’attribution aux objets). Ce faisant, Ricœur oriente déjà son lecteur vers une définition de l’ascription désignant précisément l’attribution de type spécifique consistant à imputer à un agent des intentions, des motifs, alors que Strawson tendrait – selon lui – à considérer l’attribution à une personne (dans la traduction de Ricœur : l’ascription proprement dite) comme une attribution parmi d’autres. « La question [que P.R. pose à Strawson] est en effet de savoir si l’ascription d’une action à un agent n’est pas une espèce si particulière d’attribution qu’elle remette en question la logique apophantique [affirmative] de l’attribution » (Soi-même comme un autre, op. cit., p. 110).

16. Les paragraphes suivants (jusqu’à la fin du point 4) se retrouvent quasiment à l’identique dans Soi-même comme un autre, op. cit., p. 116-117.

17. L’étude suivante ne comprend aucune mention de « l’impersonnel ». Paul Ricœur prévoyait peut-être d’insérer dans l’étude suivante un développement sur l’institution, laquelle permet « d’établir une détermination nouvelle du soi, celle du chacun : à chacun son droit » (Soi-même comme un autre, op. cit., p. 227).

18. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque (III, 5, 1112a 30), op. cit., p. 133 : « nous délibérons sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser » ; cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 114s.

19. Les backward-looking motives (litt. « motifs regardant en arrière ») désignent les « motifs rétrospectifs » de l’action.

20. Voir Éthique à Nicomaque (III, 5, 1113b 18), op. cit., p. 141, où Aristote se prononce en faveur de la possibilité d’attribuer à l’homme le fait « d’être principe et générateur de ses actions, comme il l’est de ses enfants » (voir aussi III, 5, 1112b 31, p. 137 ; cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 115).

21. Le paragraphe qui suit se retrouve dans Soi-même comme un autre, op. cit., p. 122-123, à ceci près que ce qui est affirmé ici de l’agency l’est de l’ascription.

22. Voir infra, p. 64 et 71s.

23. Voir E. Kant, « L’antinomie de la raison pratique », Critique de la raison pratique, trad. Ferry/Wismann, in Œuvres philosophiques, t. II, Des prolégomènes aux écrits de 1791, F. Alquié (éd.), Gallimard, 1985, p. 746s (V, 113s).

24. Sur le parallèle entre l’action et le texte, voir Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II (Seuil, 1986), en particulier « Expliquer et comprendre » et « Le modèle du texte : l’action sensée considérée comme un texte » (p. 161-182 et p. 183-211).

25. Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 130.

26. Allusion au livre de W. Schapp, Empêtrés dans des histoires. L’être de l’homme et de la chose (trad. J. Greisch, Cerf, 1992), que Ricœur associe toujours à l’enchevêtrement plutôt qu’à l’empêtrement (cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 130, p. 190-191, et Temps et Récit I, op. cit., p. 114-115).

27. Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 136 : « Car c’est bien d’un pouvoir primitif qu’il s’agit, à savoir l’assurance que l’agent a de pouvoir faire, c’est-à-dire de produire des changements dans le monde. […] Le fait primitif de pouvoir-faire fait partie d’une constellation de faits primitifs qui relèvent de l’ontologie du soi que nous esquisserons dans la dixième étude [de Soi-même comme un autre]. »