ON ADMET d’ordinaire en philosophie morale qu’une approche téléologique, illustrée par l’éthique aristotélicienne des vertus, et une approche déontologique, illustrée par l’éthique kantienne, du devoir sont incompatibles ; soit le bon, soit le juste, si l’on veut désigner ces deux traditions majeures par leur prédicat emblématique1. Mon projet est ici de montrer qu’une théorie de l’action, prise au sens large, est susceptible d’offrir le cadre de pensée approprié au sein duquel pourrait être rendu justice à la fois aux moments aristotélicien et kantien, téléologique et déontologique, de la vie morale2.
Au lieu de parler d’action, je parlerai plutôt de praxis, non seulement par révérence à l’égard d’Aristote, mais afin de restituer à l’action humaine sa complexité et sa portée, lesquelles sont facilement perdues de vue dans ce qu’on appelle « philosophie analytique de l’action ». Une acception large de la praxis permet seule, à mon avis, d’assigner à deux moments de la vie morale les deux étapes différentes sur la même trajectoire de la praxis et de justifier de cette façon leur complémentarité.
Nous procéderons de la façon suivante : nous considérerons une série de niveaux sur l’échelle de la praxis et nous nous demanderons jusqu’où il est possible de s’avancer avec un concept quasi aristotélicien de vertu, au sens d’excellence ; ainsi serons-nous en état d’identifier le point où un modèle quasi kantien d’obligation doit prendre la relève. Pour anticiper la discussion ultérieure, je suggère que c’est la considération de la violence qui impose pareille conversion dans l’analyse éthique de la praxis.
Je considérerai quatre niveaux sur l’échelle de la praxis. Je désigne le premier par le terme de « pratiques ». Nous appellerons « pratiques » les actions complexes régies par des préceptes de toutes sortes, qu’ils soient techniques, esthétiques, éthiques ou politiques. Les exemples les plus familiers en sont les métiers ou habilités, les arts, les jeux. Si je tiens la notion de précepte ou plutôt d’applicabilité de précepte pour le critère principal de la pratique, par contraste avec les « actions de base » (pour employer la terminologie d’Arthur Danto), nous ne devrions pas donner trop rapidement un sens moral au terme de préceptes3. Tous les préceptes ne sont pas des impératifs. Certains se bornent à fournir un avis, un conseil, une instruction, sans imposer d’obligation. Néanmoins ils sont sur la voie de l’impératif moral, dans la mesure où ils enseignent comment faire bien ce que l’on fait. Une composante évaluative est ici impliquée, laquelle conduit l’analyse éthique au seuil de l’obligation morale, sans toutefois franchir ce dernier.
Nous faisons un pas de plus en direction d’une caractéristique éthique de l’action, au sens large du terme d’éthique qui couvre les codes évaluatifs et les codes normatifs, en soulignant que les pratiques, en tant que distinctes de simples gestes, consistent dans des activités coopératives dont les règles constitutives sont socialement instituées. On peut certes jouer seul et faire seul du jardinage, et plus encore se livrer seul à des recherches dans des laboratoires, des bibliothèques ou des chambres privées, mais les règles constitutives viennent de plus loin que l’exécutant solitaire. La pratique et l’apprentissage d’une habileté, d’un jeu, d’un métier, d’un art, reposent sur une tradition. En outre succès et excellence requièrent la reconnaissance d’autres adeptes ; cela reste vrai même si l’on prend part seul à une pratique. Même en dehors de toute compétition organisée, toute pratique se prête d’elle-même à la comparaison en fonction de ce que nous appellerons des « étalons d’excellence » (j’emprunte cette expression de standards of excellence à MacIntyre dans After Virtue)4. En ce sens la compétition est elle-même un aspect de la coopération. Il n’y aurait pas de conflit sans un accord minimal concernant les règles qui définissent entre autres choses les niveaux de succès et les degrés d’excellence.
Une nouvelle transition de la théorie de l’action en direction de la théorie morale – et à vrai dire la véritable percée – est assurée par ce que je viens d’appeler « étalons d’excellence », lesquels régissent la transmission et la comparaison au plan des pratiques. Il reste vrai qu’à ce stade il n’est pas encore fait distinction entre ce que Kant appelait d’un côté « règles de l’habileté et conseils de prudence » et de l’autre « maximes morales » au sens catégorial du terme5 ; mais ce défaut de distinction est en lui-même intéressant, dans la mesure où il permet d’introduire, suivant encore en cela MacIntyre, la notion de « biens immanents » à la pratique elle-même6. Ce sont eux qui nous fourniront plus tard une base pour la théorie morale, un point d’application pour ces impératifs (c’est en ce point que je me séparerai de MacIntyre). Ces biens immanents constituent la téléologie interne de l’action, de la même manière que les notions d’intérêt et de satisfaction lui donnent expression au plan phénoménologique.
Cette notion de téléologie interne était déjà appliquée par Aristote pour distinguer entre la poièsis, qui est une fabrication de choses extérieures à l’activité créatrice, et la praxis, laquelle a son terminus ad quem à l’intérieur d’elle-même, comme c’est le cas dans les pratiques qui entretiennent le mouvement même de l’action éthique et politique7. Telles sont mes remarques concernant le premier niveau de la praxis.
Nous nous rapprochons d’un degré du domaine où la théorie de l’action et la théorie de la moralité entrent en intersection en accordant une extension supplémentaire à la notion de pratique, par-delà les exemples encore limités des habiletés, des arts et des jeux. Ainsi nous parlons volontiers de plan de vie en vue de désigner des projets globaux, qui incluent par exemple la vie professionnelle, la vie de famille, la vie de loisir, etc. (nous trouvons ce terme de plan de vie chez Rawls et bien entendu chez MacIntyre)8. Cette notion nous permet de revenir sur une distinction introduite par différents spécialistes d’Aristote pour rendre compte des deux niveaux de délibération dans l’Éthique à Nicomaque, au livre III et au livre IV ; selon le modèle moyen-fin du livre III, le médecin est déjà médecin, l’architecte déjà architecte ; ni l’un ni l’autre ne se demande s’il a eu raison d’embrasser la vie professionnelle dénommée médecine ou architecture9. En revanche, selon le modèle « phronétique » du livre VI, la délibération porte sur les fins elles-mêmes10 ; sa fonction est de spécifier, de rendre plus déterminé, l’horizon confus de fins et d’idéaux qui pointent vers ce qu’on peut appeler la vie « bonne », la vraie vie. Nous délibérons alors, selon un mouvement d’allées et venues, entre nos idéaux de vie quels qu’ils soient, et les règles constitutives de telle ou telle pratique.
Arrêtons-nous un moment à cette notion de plan de vie, en raison de l’emploi du mot « vie ». La vie n’est pas prise ici en un sens purement biologique, mais en un sens éthico-culturel dont l’usage était bien connu des Grecs, lorsqu’ils comparaient les mérites respectifs des bioi [vies] offerts à nos choix les plus radicaux, celui de l’anthropos pris comme un tout : vie de plaisir, vie active ou politique, vie contemplative. Dans ce contexte, Aristote se demandait s’il y a un ergon, une fonction, une tâche pour l’homme complet, comme il y en a un pour le musicien, le médecin, l’architecte11. Pris comme terme singulier, le mot « vie » est destiné à souligner le caractère indivisible d’une vie individuelle.
C’est à ce stade que nous rencontrons une médiation plus décisive encore entre théorie de l’action et théorie morale, à savoir ce que MacIntyre (redécouvrant à sa façon les réflexions de Dilthey sur ce qu’il appelait Zusammenhang eines Lebens, enchaînement d’une vie) appelle l’unité narrative de la vie ; après les pratiques et les plans de vie vient donc l’unité narrative de la vie. Je me suis moi-même intéressé, dans Temps et Récit, à la notion d’identité narrative qui relie la notion du soi à celle de l’histoire d’une vie telle qu’elle est « refigurée » conjointement par l’historiographie et la fiction12. Mon propos aujourd’hui est de situer cette analyse au point de jonction de la théorie de l’action et de la théorie morale. Cela peut être fait, à mon avis, avec le secours des deux notions connexes que j’ai en partage avec Charles Taylor, dans ses Philosophical Papers13. Si d’un côté il est permis d’appliquer à nos propres vies les intrigues et les personnages que nous devons à notre familiarité avec les biographies et les fictions littéraires relevant du répertoire de notre culture, c’est dans la mesure où le champ pratique lui-même peut être comparé à un texte offert à notre lecture. Je renvoie ici à mon article « Le modèle du texte : l’action sensée considérée comme un texte », dans Du texte à l’action14. Anticipant ses lecteurs futurs, Marcel Proust écrit dans Le Temps retrouvé : « Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes »15. « Lire en eux-mêmes » : cette magnifique expression marque l’inclusion même du langage dans le cadre de l’action, en vertu des règles constitutives dont nous avons parlé plus haut, lesquelles autorisent à tenir ces vastes unités d’action que nous appelons « pratiques », « plans de vie », pour des quasi-textes demandant à être lus. L’analogie opère ici au niveau de la composition, de la configuration commune au texte et au quasi-texte. En tant que quasi-texte, l’action dérive sa lisibilité des règles d’enchaînement en vertu desquelles nous disons qu’en levant la main nous votons, qu’en quittant une pièce nous rompons une négociation, en courant dans la rue, nous prenons part à une émeute, etc.
La seconde notion impliquée, outre celle de quasi-texte, est celle d’interprétation prise au sens d’interprétation de soi. Nous avons plusieurs raisons d’introduire ce terme à ce moment de l’analyse. D’abord, le quasi-texte de l’action, comme tout autre texte, donne lieu à une sorte de cercle herméneutique, dans la mesure où l’on interprète le tout en fonction de ses parties et réciproquement16. Mais ce point est encore trivial. Deuxièmement, il nous faut tenir compte de ce qu’il n’a [de] signification que pour quelqu’un qui s’interprète lui-même en interprétant le texte de l’action : le concept d’agent corrélatif de celui d’action s’enrichit dans cette mesure même ; l’agent est l’auteur de son action dans la mesure où il s’interprète lui-même en fonction des capacités, des arts, des jeux dans lesquels il s’engage conformément à la compétence et au degré d’excellence que leurs règles constitutives déterminent. Charles Taylor parle en ce sens de l’homme comme d’un animal auto-interprétatif17. Une troisième fonction du concept d’interprétation au plan des pratiques est de souligner le rôle de contestation et de rivalité dans l’exercice des jugements d’excellence.
Dès lors que nous avons affaire à des significations ou mieux à une signifiance (c’est-à-dire à une signification pour quelqu’un), il y a place pour la controverse. La conséquence épistémologique est évidente : nous interpréter nous-mêmes, interpréter un tout pratique, ne laissent pas place à la sorte de procédures de vérification que l’on peut attendre d’une science basée sur l’observation. L’adéquation d’une interprétation repose sur un exercice du jugement qui peut dans le meilleur des cas prétendre seulement à être plausible.
Le quatrième et dernier degré de la praxis est celui de la « vie bonne ». J’aimerais conclure cette progression en direction de considérations strictement morales en introduisant un dernier concept pratique, celui de « vie bonne » qui traduit le grec euzoia, eu zèn18. Aristote ne manque pas de distinguer fortement entre l’idée platonicienne du Bien et le bien pour l’homme, pour désigner cet horizon confus d’idéaux et de rêves d’accomplissement, en fonction desquels une vie peut être tenue pour plus ou moins remplie. C’est la vie bonne, la vraie vie, pour reprendre un mot cher à Proust. Avec ce concept, le point de vue évaluatif l’emporte sur le point de vue strictement descriptif dans le domaine de l’action. La vraie vie constitue l’horizon offert à la série progressive constituée par les notions de règle constitutive, d’étalons d’excellence, de plans de vie, d’unité narrative d’une vie. Plutôt que d’horizon, on pourrait parler d’idée-limite afin de caractériser la relation entre la notion de vraie vie et la série téléologiquement ordonnée des notions, intermédiaires capables de relier la théorie de l’action à la théorie morale.
Je commencerai par le mot lancé sans préparation au terme de la précédente étude. Parce qu’il y a la violence, disais-je, il y a la morale (et ajouterais-je par anticipation, la politique)19. Je compléterai ce mot par deux affirmations aussi abruptes. Parce qu’il y a la violence, la morale ne peut pas se borner à des préférences, à des souhaits, à des évaluations, énoncées sur le mode optatif. Elle doit se faire prescriptive, c’est-à-dire prononcer sur le mode impératif des obligations et des interdictions ; la violence, en effet, excède le non-souhaitable ; parce qu’elle est un mal – peut-être le mal –, elle ne doit pas être, et sa limitation, à défaut de sa suppression, est de l’ordre du devoir-être ([anglais] ought, [allemand] sollen). Ajoutons encore : parce qu’il y a la violence, l’autre que soi est projeté au centre de l’éthique, qu’il soit la victime, le bourreau, le témoin ou le juge. Cette référence à autrui n’avait pas la même nécessité, la même urgence dans une approche purement évaluative de la praxis intérieurement animée par la visée du « vivre bien » ; le souci de soi, guidé par les excellences dans l’accomplissement de l’action que sont les vertus, peut se muer en un égoïsme hautain à l’abri des désastres que ne manque pas d’attirer le souci d’autrui. L’ataraxie stoïcienne – à quoi je ne voudrais pas réduire l’histoire de l’eudémonisme – demanderait aujourd’hui à ses professants de se boucher les oreilles afin de ne pas entendre les sanglots des enfants et les cris des torturés20. Parce qu’il y a la violence, il y a la morale avec ses prescriptions et ses interdictions, sa hantise d’autrui.
Mais que veut dire « il y a », s’agissant de la morale ? Dire qu’il y a la morale, c’est dire que la tâche du philosophe n’est pas de créer de toutes pièces la morale, la tirant du néant. Nous sommes nés et nous vivons dans une société où des lois sont en vigueur, où des normes ont été énoncées, où des impératifs ont déjà été édictés, que nous y répondions maintenant par l’obéissance ou la désobéissance. Ce qui fait que, avant même de philosopher, nous avons déjà compris ce que signifie : « tu dois… tu ne dois pas » (mentir, tuer). La tâche du philosophe est plutôt de réfléchir sur quelques normes exemplaires, reconnues pour la plupart, et à partir de là remonter vers la source de l’obligation. La philosophie morale n’a d’ailleurs jamais procédé autrement. Aristote, dans ses Éthiques, s’appuie sur un consensus assez large, sur des endoxa, c’est-à-dire des idées admises par la plupart concernant les vertus majeures et leur rapport à la recherche du bonheur, le philosophe se bornant à clarifier, corriger, au besoin critiquer ce qu’il n’a ni l’ambition ni les moyens de tirer de son fonds propre21. Plus ouvertement encore, Kant déclare au début de la première section des Fondements de la métaphysique des mœurs : « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon (für gut […] gehalten), si ce n’est seulement une bonne volonté »22. La Métaphysique des mœurs, à cet égard, n’a pas d’autre ambition que de mettre cette idée à l’épreuve (auf die Prüfung stellen), et de réfléchir sur les conditions de la bonne volonté.
Dans quels termes allons-nous formuler le principe de la moralité ? À la suite d’Alan Donagan dans The Theory of Morality, j’adopte pour fil conducteur, non pas exactement la seconde formulation de l’impératif kantien, mais un principe plus primitif, au double sens historique et notionnel, à savoir la Règle d’Or telle que nous la trouvons formulée par Hillel, le maître juif de saint Paul (Talmud de Babylone, Shabbat 31 a) : « Ne fais pas à ton prochain ce que tu détesterais qu’il te soit fait à toi-même. C’est ici la loi tout entière ; le reste est commentaire »23. Nous lisons de même dans l’Évangile de Matthieu 7,12 une formule semblable : « Tout ce que vous voudriez que les hommes vous fassent, faites-le également à leur égard », ou plus brièvement, selon Lévitique 19,18 repris par Luc 10,25-28 : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
La Règle d’Or confère d’emblée au principe de la moralité une dimension intersubjective, et pas n’importe laquelle. Insistons.
Que la dimension intersubjective soit inhérente à la Règle d’Or corrige une certaine tendance de la théorie de l’action au solipsisme. La théorie des actions de base, laquelle renvoie, on l’a dit à la fin de la troisième étude, à l’expérience vive du « je peux », ne prend pas en compte la relation à d’autres agents. Mais là n’est pas le plus important. Car, après tout, rien n’empêche la théorie de l’action de se développer en théorie de l’interaction, comme on voit chez Max Weber et chez Alfred Schutz ; cette extension est d’ailleurs implicite à la notion de practice [pratique], dont on a souligné plus haut le caractère de coopération et de compétition. Mais le principe de la moralité va plus loin : dans la mesure où il met l’accent, non seulement sur le côté conflictuel de l’interaction, mais sur l’asymétrie essentielle entre ce que quelqu’un fait et ce qui est fait à un autre, autrement dit sur ce que cet autre subit : « ce que vous n’aimeriez pas qu’il te soit fait ». En ce sens le principe de la moralité ne met pas côte à côte, ni même face à face, deux agents, mais un agent et un patient de l’action ; un patient – c’est-à-dire celui à qui quelque chose est fait. Afin de dramatiser cette asymétrie, cette inégalité initiale, on pourrait dire que l’autre est potentiellement la victime de mon action, autant que mon adversaire. C’est là une bonne raison d’admirer la formule de Hillel : « ce que tu détesterais qu’il te soit fait ». Cet aspect de l’altérité de l’autre ne devrait pas être sous-estimé au bénéfice de quelque hypostase de l’autre en tant que figure du maître de justice. Même la voix du prophète qui me dit : « Ne tue pas » est virtuellement la voix du serviteur souffrant qui dit : « Ne me tue pas. » Mon juge est d’abord ma victime. C’est en ce sens que je me suis risqué à dire : la morale, c’est la réponse à la violence.
Or cette proposition peut être entendue en un sens qui en affaiblit la portée ; on peut la lire ainsi : la morale, c’est la réponse à la violence de l’autre. Cela peut légitimer une philosophie politique, voire une philosophie juridique, non une philosophie morale, laquelle d’abord me place dans la position potentielle du violent et place l’autre dans celle de la victime. Cette manière d’éluder le tranchant du principe de la moralité est familière à la tradition du droit naturel, où l’autre figure avant tout comme celui qui peut interférer avec mes droits, c’est-à-dire finalement avec mon pouvoir d’agir ; l’autre est ainsi potentiellement mon agresseur plutôt que ma victime. Ainsi chez Hobbes, comme Leo Strauss le souligne avec force, la crainte de la mort violente constitue la passion ultime qui motive la cession de mes droits innés au profit du monarque absolu24. Dans d’autres théories classiques du droit naturel, la première apparition de l’autre est moins dramatique ; elle se réduit à la menace d’interférence dans ma sphère privée d’intérêts, en termes d’empêchement d’agir plutôt que de menace de mort. Cela suffit néanmoins à dépeindre l’autre comme un adversaire égal, plutôt que comme une victime inégale. À cet égard, la Règle d’Or est plus perspicace. Elle voit dans le premier agent, celui auquel elle s’adresse, un homme qui revendique un pouvoir sur un autre homme et qui, en conséquence, le traite potentiellement comme soumis à son propre pouvoir. C’est en ce sens que la morale et la violence sont contemporaines et, si l’on ose dire, coextensives.
Mais avant d’aller plus loin, il faut faire droit à une objection bien connue sous laquelle tombe la Règle d’Or, aussi bien que sa reformulation kantienne. Une règle aussi formelle, a-t-on dit bien des fois, ne peut être que vide, c’est-à- dire sans application à des cas singuliers et dérivés de la Règle. La réponse que nous donnerons à cette objection commande directement la tentative que nous ferons dans la troisième section pour intégrer la dimension évaluative, prise en considération dans l’étude précédente, à la dimension normative propre à la précédente étude. Ma réponse à l’objection est double. D’abord, le caractère formel de la Règle d’Or fait sa force et non sa faiblesse : elle laisse place à l’invention morale dans la découverte de ce qui, dans chaque situation, compte comme permis (objectivement) ou blâmable (subjectivement). C’est là que la phronèsis aristotélicienne reprend sa place, en tant que délibération portant à la fois sur l’interprétation de la situation et sur la sorte de règle qu’il convient d’appliquer, hic et nunc25. Cela dit, il existerait un hiatus insupportable entre la règle formelle et le jugement moral en situation, si aucune transition en direction des cas singuliers n’était prescrite par la règle elle-même. Nous touchons ici à un des points les plus controversés de l’exégèse des textes kantiens : il concerne l’articulation sur la règle morale des fameux « exemples » (la restitution du prêt, la vérité dite aux voleurs, etc.)26. Je suis d’avis, avec A. Donagan, que le principe de la moralité, quoique formel, n’est pas vide, dans la mesure où, entre la règle formelle et le jugement moral en situation, s’intercalent ce que l’auteur appelle des prémisses additionnelles, ou plus précisément spécifiantes, dont la fonction est « d’identifier une espèce d’action comme tombant ou non sous le concept générique des actions par lesquelles tout être humain est respecté en tant que créature rationnelle »27. Le modèle le plus approprié est fourni par la jurisprudence, comme Betti l’avait souligné dans son Herméneutique28. Dans un sens voisin, A. Donagan indique le témoignage du grand juriste et philosophe du droit Edward H. Levi : selon celui-ci, le cheminement du raisonnement juridique affecte la forme d’un « circular motion » [mouvement circulaire] passant par trois stades : d’abord un concept légal est créé sur de nombreux cas ; puis ce concept plus ou moins fixé est appliqué à de nouveaux cas ; jusqu’à ce que – troisième stade – un point de rupture soit atteint sous la pression de nouveaux cas qui exigent la création d’un nouveau concept. Toute la difficulté réside dans l’établissement et le fonctionnement logiques des « prémisses spécifiantes »29.
Qu’il y ait toujours de telles prémisses spécifiantes dans le jugement moral, cela n’est pas douteux : le principe de la moralité est toujours appliqué à travers des interprétations qui en limitent la portée ; ainsi la règle « Tu ne tueras pas » a suscité toujours et partout des exceptions dont les moins discutables sont la légitime défense ou la défense d’un prochain menacé de mort. Cette limitation a pour contrepartie de spécifier comme meurtre l’acte de tuer en dehors de ces exceptions recensées. Mais c’est précisément la spécificité de la règle générale par la voie de l’exception qui met en route le processus de révision par lequel de nouveaux cas appellent de nouvelles prémisses spécifiantes. Donnons tout de suite un exemple : pendant des siècles, les esclaves n’ont pas été comptés comme membres du groupe défini comme vraiment humain, à savoir le groupe des hommes libres auxquels s’applique la règle formelle du respect dû à toutes les créatures rationnelles. La prémisse spécifiante qui faisait obstacle était celle qui étendait le droit de propriété des choses à certaines personnes achetées dans certaines conditions et du même coup définissait les créatures rationnelles par la condition d’homme libre ; c’est cette prémisse qui a été abandonnée sous des pressions diverses dont plusieurs de caractère spécifiquement moral. Il a donc fallu construire par la voie de la délibération publique une nouvelle prémisse spécifiante en vertu de laquelle les esclaves tombaient sous le droit à l’exercice de toutes les libertés reconnues jusque-là à la catégorie des hommes libres. C’est cette catégorie d’hommes libres, fonctionnant comme prémisse spécifiante, qui a perdu sa crédibilité dès lors que son rôle limitatif a paru contredire la force initiale d’expansion du principe moral sous-jacent.
Une délibération raisonnable peut ainsi s’intercaler entre la règle formelle du respect dû à autrui et à soi-même, et la décision morale singulière. C’est elle qui a gouverné et qui continue de gouverner la casuistique morale et la jurisprudence réglée sur le principe du précédent. On en saisit le fonctionnement devant les cas nouveaux sur lesquels un consensus est en cours d’élaboration, comme hier à propos de l’avortement, aujourd’hui et demain les manipulations génétiques et depuis toujours la torture, le droit des civils et des prisonniers en temps de guerre, et à propos de toutes les atteintes à la liberté.
Que la médiation principale entre le principe de la moralité et la décision morale singulière soit assurée par la reprise des évaluations immanentes à la praxis dans le cours de la délibération, cette thèse trouve un appui dans la Règle d’Or elle-même, dont nous n’avons pas encore souligné un trait important qui la distingue de la formule kantienne en apparence équivalente. La Règle d’Or dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu détesterais qu’il te soit fait à toi-même. » Nous avons souligné jusqu’ici le côté intersubjectif du principe. Nous en avons négligé le côté affectif, exprimé par les termes détester/aimer. La référence à des sentiments aussi forts que l’amour ou la haine ne retire rien à l’aspect formel de la Règle d’Or : il n’est pas dit quelles actions nous détesterions subir. Mais la référence à des biens et à des maux, au sens de satisfactions et de souffrances éprouvées, fait que la règle peut demeurer formelle sans devenir vide. D’emblée, nous parlons de biens au pluriel et de maux au pluriel. Afin de maintenir la relation amour/haine dans les limites formelles de la règle morale, l’enquête doit porter sur ce que précisément A. Donagan appelle « les biens humains fondamentaux »30. Ces biens sont fondamentaux en ce sens qu’ils ne sont pas l’objet de souhaits arbitraires, selon la description kantienne du désir comme pathologique ; ce sont des biens contingents, certes, mais sans lesquels l’exercice du libre choix et le développement d’une vie gouvernée par des intentions raisonnables seraient impossibles. À cet égard la Règle d’Or est plus bienveillante – comme je l’ai suggéré plus haut – que sa contrepartie kantienne. Elle laisse ouverte l’option entre une éthique du bien et des biens et une éthique de l’obligation. Je prétends qu’elle autorise l’intégration de la première à la seconde. Ce n’est pas un hasard, en effet, si la notion de biens humains fondamentaux suggérée par la Règle d’Or elle-même rejoint celle de biens immanents à une pratique, à laquelle nous avons fait une grande place dans l’étude précédente. Or, nous avons assigné cette notion au plan des jugements appréciatifs ou évaluatifs. Il en résulte que, grâce à sa coïncidence avec la notion de biens humains fondamentaux, la notion de biens immanents à la pratique peut assumer en outre une fonction normative. La Règle d’Or devient ainsi l’étalon, auquel nous mesurons la conformité entre ces biens immanents à une pratique et les biens humains fondamentaux sur lesquels règne un large consensus au plan de la moralité commune. On pourrait formuler cette convergence recherchée dans les termes suivants : « Agis de telle sorte que les biens optatifs auxquels vise ta pratique soient conformes aux biens normatifs impliqués par le principe de la moralité »31. Cette coïncidence entre les jugements évaluatifs immanents à la praxis et les jugements normatifs impliqués par la Règle d’Or concernant les biens humains assure l’intersection de l’action et de la théorie morale.
Je n’ignore pas les résistances que cette tentative de conciliation entre une éthique des vertus de style aristotélicien et une éthique du devoir de style kantien peut rencontrer. J’ai dit plus haut les raisons pour lesquelles il faut passer d’une morale de l’optatif à une morale du devoir : elles se résument toutes dans la nécessité d’opposer la morale à la violence, problème étranger à Aristote, qui, encore une fois, ne connaît la violence que comme subie par l’agent et non encore exercée par lui contre autrui. Il faut dire ce qui, en sens inverse, semble faire obstacle à l’intégration de l’optatif dans le normatif. Ce qui semble interdire cette recherche d’intégration, c’est d’abord l’appréciation puritaine du désir chez Kant : nous l’avons écartée, en mettant la violence à la place du désir ; c’est ensuite son refus d’une diversification et d’une hiérarchie des affects qui l’amène à rabattre l’amour sur le désir « pathologique » : l’éthique de l’impératif catégorique se trouve ainsi arbitrairement coupée de toute recherche légitime de la satisfaction, de l’accomplissement, en un mot d’une visée de la « vie bonne », au sens grec. La règle unique est alors privée de la médiation spécifique que pourraient lui offrir ces patrons d’excellence que sont les vertus – à savoir les réponses habituelles, dispositionnelles, apportées de façon appropriée à des situations humaines elles-mêmes génériques et fondamentales : ainsi la tempérance dans l’usage des plaisirs et des douleurs (Pascal : « Du bon usage des maladies »), la libéralité dans l’exercice des bienfaits, l’amitié dans l’échange réciproque des estimes, la justice au regard de la distribution inégale des avantages et des désavantages dans la vie sociale, etc.32. Certes Kant a raison d’appeler pratique l’amour du prochain en ce sens que cet amour n’est rien s’il ne consiste pas à traiter l’autre selon le devoir de respect33. Mais l’amour n’en est pas moins un sentiment, comme Kant le concède volontiers quand il traite du respect (Achtung)34. Or le respect ne s’adresse pas seulement à autrui, en tant que siège de la loi morale, mais aussi à l’autre en tant qu’il a des intérêts, une visée de la « vie bonne », dépendant de façon contingente de l’acquisition et de la conservation de biens qui peuvent échapper à sa prise. En ce sens, respecter autrui c’est lui vouloir du bien, lui souhaiter satisfaction, et bonne chance ! De cette façon, je me trouve en accord avec la réécriture par Donagan de la seconde formule de l’impératif kantien : « Agis de telle façon que les biens humains fondamentaux, soit dans ta propre personne, soit dans celle d’autrui, soient avantagés autant que possible et qu’ils ne soient en aucune circonstance violés »35. La notion de biens humains fondamentaux est substituée à la même place au concept d’humanité dans la reformulation kantienne de la Règle d’Or. À la même place, mais avec une fonction nouvelle que ne pouvait remplir l’idée d’humanité : celle de procurer une pluralité de lignes directrices dans l’application des principes de la moralité à des cas particuliers. À mon sens la fonction épistémologique de la notion de biens humains fondamentaux est de fournir la médiation à partir de laquelle la phronèsis [la « sagesse pratique »] et le phronimos [« l’homme de la phronèsis »] délibèrent dans des situations singulières et en présence de cas nouveaux36. La part respective de la cohérence et celle de l’invention sont ainsi préservées.
Je ne voudrais pas conclure cette section sans avoir ajouté deux corollaires qui accentueront l’éloignement de la présente tentative par rapport à Kant. En insistant sur le caractère contingent des biens humains fondamentaux, nous soulignons un double trait de la vie morale auquel Aristote a rendu mieux justice que Kant, à savoir, d’une part la fragilité de la praxis humaine au regard de ce que les Anciens appelaient la fortune et que les Modernes dénomment le hasard ou la chance, d’autre part la vulnérabilité au regard de la violence toujours récurrente qui fait que les agents humains sont tour à tour victime et bourreau (pour ne pas ajouter avec le poète : « le couteau et la plaie »37). Cette contingence redoublée des biens à laquelle la praxis « bonne » est suspendue fait que la règle de justice est indiscernable de la règle morale38.
Seconde remarque corollaire : en conférant à la notion de « biens humains fondamentaux » un rôle de médiation entre la règle morale et les jugements singuliers, nous réservons la possibilité que la dérivation des principes moraux se heurte à de réels conflits, résultant de la pluralité qualitative de ces biens fondamentaux eux-mêmes qui guident cette dérivation. En ce sens, la notion de conflits de devoirs ne me paraît pas pouvoir être éliminée de la sphère pratique. Il y a là une importante limite à la prétention déductive, à l’ambition de cohérence, sinon de système, du rationalisme moral, et un argument sérieux en faveur de l’invention morale, sinon de l’improvisation dont fait grand cas l’herméneutique d’un Gadamer.
1. Cette dernière conférence du « Problème de l’herméneutique » reprend les principaux éléments des études 6 à 8 de Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
2. Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 199s.
3. Voir A. Danto, « Basic actions », American Philosophical Quarterly, vol. 2, 1965/2, p. 141-148 ; cf. infra, p. 176.
4. Voir A. MacIntyre, After Virtue. A study in moral theory, University of Notre Dame Press, 1981, p. 177 (Après la vertu. Étude de théorie morale, PUF, trad. L. Bury, 1997, 2006, p. 185). Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 207, pour l’ensemble du paragraphe.
5. Il est question des « impératifs de l’habileté » (considérés indépendamment de la bonté de la fin visée) et de la prudence (considérée comme habileté dans le choix des moyens) dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Delbos revue par Alquié, Œuvres philosophiques, t. II, Des prolégomènes aux écrits de 1791, F. Alquié (éd.), Gallimard, 1985, p. 277-278 [IV, 415-416]). Kant les classe tous deux parmi les « impératifs hypothétiques », distincts du fameux « impératif catégorique » : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (id., p. 285 [IV, 421]). Dans la mesure où l’impératif catégorique concerne ni la matière de l’action ni ses conséquences, mais son principe même, il mérite seul d’être appelé « impératif de la moralité » (id., p. 279 [IV, 416]). Dès lors qu’il s’agit d’impératifs, Kant distingue donc expressément les « règles de l’habileté » et « conseils de la prudence » des maximes ou « commandements […] de la moralité » (id.).
6. A. MacIntyre, After Virtue, op. cit., p. 178. Le traducteur français (L. Bury) traduit pour sa part « internal goods » par « biens internes » (Après la vertu, op. cit., p. 185).
7. Voir Éthique à Nicomaque (I, 1, 1084a), trad. J. Tricot, Vrin, 1959, 1990, p. 31s ; cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 203. Alors que l’objet, une fois produit, se distingue de l’acte de production, la praxis est ce qu’elle produit (son terminus ad quem, point jusqu’où elle s’étend, est donc interne à elle-même).
8. Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 186s et p. 208s.
9. Cf. id., p. 204, et Éthique à Nicomaque (III, IV), op. cit., p. 119-212.
10. Il s’agit du modèle que constitue pour Aristote la phronèsis, c’est-à-dire la sagesse pratique, vertu du phronimos, l’homme prudent dont Périclès est un exemple aux yeux d’Aristote. Voir Éthique à Nicomaque (VI, 5, 1140a), op. cit., p. 284s. Voir infra, p. 80, 88 et 166.
11. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque (I, 6, 1097), op. cit., p. 57 : « Serait-il possible qu’un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l’homme n’en ait aucune et que la nature l’ait dispensé de toute œuvre à accomplir ? »
12. Dans Temps et Récit, la notion d’identité narrative est évoquée une première fois dans le chapitre consacré à « L’entrecroisement de l’histoire et de la fiction » (Temps et Récit III. Le Temps raconté, Seuil, 1995, p. 272, p. 279), puis au moment où Ricœur réévalue, dans une conclusion de nature aporétique, la portée de l’ensemble de son entreprise visant à montrer une corrélation entre l’activité narrative et le caractère temporel de l’expérience humaine (id., p. 272s). Sur la notion diltheyenne d’enchaînement d’une vie, voir Dilthey, « Zusammenhang des Lebens », in Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften, Gesammelte Schriften, Band VII, Vandenhoeck & Ruprecht, 1958, 1992, p. 196-198.
13. C. Taylor, Philosophical Papers, t. I, Human Agency and Language, chap. II, Cambridge University Press, 1985.
14. Du texte à l’action, op. cit., p. 183-211.
15. M. Proust, Le Temps retrouvé, in À la recherche du temps perdu, t. III, P. Clarac et A. Ferré (éd.), Gallimard, 1954, p. 1033 ; cf. Temps et Récit III (op. cit., p. 221). Ricœur étudie longuement l’expérience temporelle fictive à l’œuvre dans À la recherche du temps perdu dans Temps et Récit II. La Configuration dans le récit de fiction, Seuil, 1983, p. 194-225.
16. Pour une définition plus élaborée du cercle herméneutique, voir infra, p. 92, 115s, 131s.
17. Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 211 : « Interpréter le texte de l’action, c’est pour l’agent s’interpréter lui-même. Je rejoins ici un thème important de Ch. Taylor dans ses Philosophical Papers : l’homme, dit-il, est un self-interpreting animal. »
18. Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 202s.
19. Il était en effet question des effets pervers de l’action humaine dans « Sémantique de l’action et de l’agent », supra.
20. « Ataraxia » signifie en grec « absence de troubles », état auquel doit tendre le sage selon les philosophies stoïcienne, épicurienne et sceptique. Épictète affirmait ainsi : « En toutes choses, il faut faire ce qui dépend de soi, et du reste être ferme et tranquille » (Entretiens, II, 8, in Les Stoïciens, J. Brun (éd.), PUF, 1957, p. 139). Ricœur a commenté et critiqué le consentement stoïcien à l’égard de ce qui paraît inévitable dans « Le stoïcisme ou le consentement imparfait », Philosophie de la volonté I. Le Volontaire et l’Involontaire, Aubier, 1950, p. 441-445. L’eudémonisme désigne l’« éthique pour laquelle le bonheur est le souverain bien de l’homme, et sa recherche, le principe légitime de toute action » ; il est en ce sens caractéristique de l’ensemble des morales grecques antiques (J.-L. Solère, « Eudémonisme », Grand Dictionnaire de la philosophie, M. Blay (éd.), Larousse/CNRS, 2003, p. 391).
21. Voir par exemple l’Éthique à Nicomaque, lorsque Aristote refuse de suspecter a priori les opinions diverses que les foules comme les hommes illustres se font au sujet du bonheur : « il est peu vraisemblable que les uns et les autres se soient trompés du tout au tout, mais, tout au moins sur un point déterminé, ou même sur la plupart, il y a des chances que ces opinions soient conformes à la raison (I, 9, 1068, op. cit., p. 65).
22. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Delbos/Alquié), in Œuvres philosophiques, t. II, Des prolégomènes aux écrits de 1791, F. Alquié (éd.), Gallimard, 1985, p. 250 (IV, 393 ; Kant souligne). Ce passage est cité dans Soi-même comme un autre, op. cit., p. 239.
23. Voir A. Donagan, The Theory of Morality, The University of Chigaco Press, 1977, p. 57s (pour le texte original hébreu et sa traduction anglaise, voir The Babylonian Talmud. Seder Mo’ed Shabbath, Rab. Epstein (éd.) ; vol. I, trad. Rab. H. Freedman, The Rebecca Bennet Publications, 1959, p. 140). Ricœur consacre un important développement à la Règle d’Or dans Soi-même comme un autre, op. cit., p. 255s, indépendant de l’interprétation qu’en donne A. Donagan. Celle-ci est évoquée par contre p. 340, dans un passage où Ricœur regrette, d’une part, que Donagan ignore la distinction entre éthique et morale, et d’autre part qu’il réinterprète trop directement la Règle d’Or « dans les termes de l’impératif kantien ». Ricœur aborde la Règle d’Or pour elle-même dans « Entre philosophie et théologie I : la Règle d’Or en question » (1989), Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Seuil, 1994, p. 273-279, ainsi que dans « Amour et justice » (1990), in Amour et Justice, Éd. Points, 2008, p. 32-42.
24. Cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 269, note 1.
25. Voir supra, p. 70.
26. Kant a en effet laissé de nombreux exemples dans ses écrits sur la moralité. Il semble que Ricœur fasse allusion tout d’abord à un passage de la Critique de la raison pratique (trad. Ferry/Wismann, théorème III) où il est question de la restitution d’un dépôt : si, note Kant, je me suis donné « pour maxime d’augmenter ma fortune par tous les moyens sûrs », puis-je conserver le dépôt qu’un ami m’a fait avant de mourir, sans avoir laissé de consigne à ce sujet, en considérant qu’il est « loisible à chacun de nier un dépôt dont personne ne peut prouver qu’il lui a été confié » ? (Œuvres philosophiques, t. II, Des prolégomènes aux écrits de 1791, op. cit., p. 639 [V, 27]). La réponse est bien sûr négative : « Je me rends tout de suite compte qu’un pareil principe, pris comme loi, se détruirait lui-même puisqu’il en résulterait qu’il n’y aurait plus aucun dépôt. » Le second exemple paraît quant à lui renvoyer le lecteur à une situation évoquée par Kant dans « Sur un prétendu droit de mentir par humanité ». Dans ce bref article, Kant s’oppose à Benjamin Constant, pour qui la vérité n’est due qu’à celui qui la mérite. Pour Kant, dire la vérité est un devoir strictement universel qui ne peut tolérer aucune exception, quand bien même il s’agirait de mentir à quelqu’un qui, avec des « intentions meurtrières », te demanderait si ton ami est chez toi : « le devoir de véracité […] ne fait aucune distinction entre les personnes à l’égard de qui on pourrait avoir ce devoir et celles à l’égard de qui on pourrait aussi s’en dispenser, mais constitue un devoir absolu dont la validité s’étend à toutes les relations » (E. Kant, Œuvres philosophiques, t. III, Les Derniers Écrits, F. Alquié (éd.), Gallimard, 1986, p. 437 et 439, trad. L. Ferry [VIII, 429] ; c’est Kant qui souligne). D’ailleurs, note Kant, qui peut jamais dire si ce mensonge (« au voleur », ou plutôt à celui qui a des intentions criminelles) va sauver l’ami ou le perdre ?
27. A. Donagan, The Theory of Morality, op. cit., p. 68 (la traduction est de Ricœur).
28. E. Betti, Die Hermeneutik als allgemeine Methodik der Geisteswissenschaften, J.C.B. Mohr, 1962.
29. A. Donagan, The Theory of Morality, op. cit., p. 68 ; cf. Soi-même comme un autre, op. cit., p. 323.
30. Il est question de ces « biens humains fondamentaux » (fundamental human goods) dans le passage que cite Paul Ricœur plus bas (voir infra, p. 87).
31. On reconnaît ici l’empreinte de l’impératif catégorique kantien déjà cité (supra, p. 68).
32. Voir B. Pascal, « Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies » (Œuvres complètes, L. Lafuma (éd.), Seuil, 1963, p. 362-365).
33. Ricœur fait sans doute allusion à ce passage des Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Delbos/Alquié) : « l’amour comme inclination ne peut pas se commander ; mais faire le bien précisément par devoir, alors qu’il n’y a pas d’inclination pour nous y pousser, et même qu’une aversion naturelle et invincible s’y oppose, c’est là un amour pratique […] cet amour est le seul qui puisse être commandé » (c’est Kant qui souligne), in Œuvres philosophiques, t. II, Des prolégomènes aux écrits de 1791, op. cit., p. 258 (IV, 300).
34. Voir probablement encore les Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., p. 260 (IV, 402) : « quoique le respect soit un sentiment, ce n’est point cependant un sentiment reçu par influence ; c’est, au contraire, un sentiment spontanément produit par un concept de raison » (Kant souligne).
35. A. Donagan, The Theory of Morality, op. cit., p. 61. Notons qu’il s’agit, dans la formulation de Donagan, de l’expression du premier principe de la « loi naturelle » (« natural law », id.), concept totalement absent de l’argumentation de Ricœur.
36. Les définitions de la phronèsis et du phronimos entre crochets sont reprises de Soi-même comme un autre, op. cit., p. 205.
37. Allusion au poème de Baudelaire intitulé « L’Héautontimorouménos » [celui qui est son propre bourreau] :
« Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau ! »
(Les Fleurs du mal, LXXXIII, A. Adam (éd.), Garnier, 1961, p. 85).
38. Que Kant ne pouvait prendre en compte cette contingence résulte de la méthode même de la Critique de la raison pratique, qui transpose – indûment à mon avis – la distinction entre a priori et a posteriori de la sphère théorique à la sphère pratique. Ainsi le devoir est-il scindé du désir et, plus gravement, la moralité des conditions les plus fondamentales de l’exercice de la praxis. C’est pourquoi je trouve plus à penser dans les Fondements de la métaphysique des mœurs que dans la Critique de la raison pratique, dans la mesure où le premier ouvrage est moins gouverné et, si j’ose dire, moins écrasé par ce souci de tirer à travers la pratique la ligne de partage entre l’a priori et l’a posteriori. (NdA)