LA MÉTAPHORE ET LE PROBLÈME
CENTRAL DE L’HERMÉNEUTIQUE

ON ADMETTRA ici que le problème central de l’herméneutique est celui de l’interprétation1. Non point l’interprétation en un sens indéterminé quelconque du mot, mais l’interprétation selon deux déterminations : la première concernant son champ d’application, la seconde sa spécificité épistémologique. En ce qui concerne le premier point, je dirai qu’il y a un problème de l’interprétation parce qu’il y a des textes, des textes écrits, dont l’autonomie crée des difficultés spécifiques. J’entends par autonomie l’indépendance du texte à l’égard de l’intention de l’auteur, de la situation de l’œuvre ou du rapport à un lecteur originel2. Ces problèmes sont résolus dans le discours oral par la sorte d’échange ou de commerce que nous appelons dialogue ou conversation. Avec les textes écrits, le discours doit parler par lui-même. Disons donc qu’il y a des problèmes d’interprétation parce que la relation écrire/lire n’est pas un cas particulier de la relation parler/écouter telle que nous la connaissons dans la situation de dialogue. Tel est le trait le plus général de l’interprétation en ce qui concerne son champ d’application.

Deuxièmement, le concept d’interprétation paraît, au niveau épistémologique, comme concept, opposé à celui d’explication. Pris ensemble ces deux concepts constituent une paire contrastée qui a suscité maintes disputes depuis le temps de Schleiermacher et de Dilthey ; selon cette tradition, l’interprétation a des connotations subjectives spécifiques, telles que l’implication du lecteur dans le processus de compréhension et la réciprocité entre l’interprétation du texte et l’interprétation de soi-même. Cette réciprocité est connue sous le nom de « cercle herméneutique » ; elle implique une opposition marquée à la sorte d’objectivité et de non-implication qui est supposée caractériser l’explication scientifique des choses3. Je dirai plus loin jusqu’à quel point nous pourrons être amené à amender, voire même à reconstruire sur une nouvelle base, l’opposition entre interprétation et explication. Quoi qu’il en soit de cette discussion ultérieure, la présente description du concept d’interprétation, aussi schématique soit-elle, suffit à une circonscription provisoire du problème central de l’herméneutique : statut des textes écrits versus langage parlé ; statut de l’interprétation versus explication.

Et maintenant la métaphore !

Le but de cet essai est de relier les problèmes posés en herméneutique par l’interprétation des textes et les problèmes posés en rhétorique, en sémantique, en stylistique – ou quelle que soit la discipline concernée – par la métaphore.

1. LE TEXTE ET LA MÉTAPHORE EN TANT QUE DISCOURS

Notre première tâche sera de trouver un terrain commun à la théorie du texte et à la théorie de la métaphore. Ce terrain commun a déjà reçu un nom : le discours ; il reste à lui donner un statut.

Une première chose frappe : les deux sortes d’entités que nous considérons maintenant sont de longueurs différentes ; on peut les comparer, à cet égard, à l’unité de base du discours, la phrase. Sans doute, un texte peut se réduire à une seule phrase, comme dans les proverbes ou les aphorismes ; mais les textes ont une longueur maximale qui peut aller d’un paragraphe à un chapitre, à un livre, à un ensemble d’« œuvres choisies », jusqu’au corpus des « œuvres complètes » d’un auteur. Appelons œuvre la séquence close de discours qui peut être considérée comme un texte. Tandis que les textes peuvent être identifiés sur la base de leur longueur maximale, les métaphores peuvent l’être sur la base de leur longueur minimale, celle du mot. Si la suite de la présente discussion vise à montrer qu’il n’y a pas de métaphore – au sens de mot pris métaphoriquement – en l’absence de certains contextes, par conséquent même si nous sommes contraint par la suite de substituer à la notion de métaphore celle d’énoncé métaphorique, impliquant par conséquent au moins la longueur d’une phrase, néanmoins, la « torsion métaphorique », pour parler comme Monroe Beardsley (« The Metaphorical Twist »), est quelque chose qui arrive au mot ; le changement de signification qui requiert la contribution entière du contexte affecte le mot4. C’est du mot que nous pouvons dire qu’il a un « emploi métaphorique » ou « une signification non littérale » ; c’est toujours le mot qui est le porteur de la « signification émergente » que certains contextes spécifiques lui confèrent. En ce sens la définition de la métaphore par Aristote – comme transposition d’un nom (ou d’un mot) étranger – n’est pas annulée par une théorie qui met l’accent sur l’action contextuelle qui crée le déplacement de signification dans le mot5. Le mot demeure le « foyer » (focus), même si ce foyer requiert le « cadre » (frame) de la phrase, pour employer dès maintenant le vocabulaire de Max Black6. Cette première remarque, toute formelle, concernant la différence de longueur entre le texte et la métaphore, ou mieux entre l’œuvre et le mot, va nous aider à élaborer notre problème initial d’une façon plus précise : dans quelle mesure nous est-il permis de traiter la métaphore comme une œuvre en miniature ? La réponse à cette première question nous aidera à poser ultérieurement la seconde question : dans quelle mesure les problèmes herméneutiques suscités par l’interprétation des textes peuvent-ils être considérés comme l’extension à grande échelle des problèmes condensés dans l’explication d’une métaphore locale dans un texte donné ?

Une métaphore est-elle une œuvre en miniature ? Une œuvre, disons un poème, peut-elle être considérée comme une métaphore soutenue ou étendue ? La réponse à cette première question exige une élaboration préalable des propriétés générales du discours, s’il est vrai que texte et métaphore, œuvre et mot, tombent sous la même catégorie, celle du discours. Je n’élaborerai pas en détail le concept de discours, je bornerai mon analyse aux traits qui sont nécessaires à la comparaison entre texte et métaphore. Il est remarquable que tous ces traits se présentent en forme de paradoxes, c’est-à-dire de contradictions apparentes.

D’abord tout discours se produit comme un événement ; comme tel il est la contrepartie du langage compris comme langue, code ou système ; en tant qu’événement il a une existence fugitive : il apparaît et disparaît. Mais, en même temps – et c’est ici que réside le paradoxe – il peut être identifié et réidentifié comme le même ; ce même est ce que nous appelons, en un sens large, sa signification. Tout discours, dirons-nous, est effectué comme événement ; mais tout discours est compris comme signification7. Nous verrons bientôt en quel sens la métaphore concentre ce double caractère de l’événement et de la signification.

Deuxième paire de traits contrastés : la signification est portée par une structure spécifique, celle de la proposition, laquelle enveloppe une opposition interne entre un pôle d’identification singulière (cet homme, cette table, Monsieur Dupont, Paris) et un pôle de prédication générale (l’humanité comme classe, la clarté comme propriété, l’égalité comme relation, la course comme action). La métaphore, verrons-nous aussi, repose sur cette « attribution » de caractères au « sujet principal » d’une phrase.

Troisième paire de traits opposés : le discours, principalement en tant que phrase, implique la polarité du sens et de la référence, c’est-à-dire la possibilité de distinguer entre ce qui est dit par la phrase prise comme un tout et par les mots en tant que parties de la phrase – et ce au sujet de quoi quelque chose est dit. Parler, c’est dire quelque chose sur quelque chose. Cette polarité jouera un rôle décisif dans la deuxième et dans la troisième partie de cet essai, lorsque je tenterai de relier le problème de l’explication à la dimension du « sens », c’est-à-dire au dessein immanent du discours, et les problèmes de l’interprétation à la dimension de la « référence », comprise comme le pouvoir du discours de s’appliquer à une réalité extralinguistique au sujet de laquelle il dit ce qu’il dit.

Quatrièmement, le discours, en tant qu’acte, peut être considéré du point de vue du « contenu » de l’acte propositionnel (il prédique tel et tel caractère de tel et tel sujet), ou du point de vue de ce qu’Austin appelait la « force » de l’acte complet de discours (le speech-act selon sa terminologie) : ce qui est dit du sujet est une chose ; ce que je « fais » en disant est une autre chose : je peux faire une simple description, ou bien donner un ordre, ou formuler un vœu, ou donner un avertissement, etc.8. D’où la polarité entre l’acte locutionnaire (l’acte de dire) et l’acte illocutionnaire (ce que je fais en disant). Cette polarité peut sembler moins utile que les précédentes, du moins au niveau de la structure de l’énoncé métaphorique ; elle jouera néanmoins un rôle décisif quand il nous faudra replacer la métaphore dans l’environnement concret, disons d’un poème, d’un essai, d’une œuvre de fiction.

Avant de développer la dichotomie du sens et de la référence comme fondement de l’opposition entre explication et interprétation, introduisons une dernière polarité qui jouera un rôle décisif dans la théorie herméneutique. Le discours n’a pas seulement une sorte de référence, mais deux sortes de références ; il se rapporte à une réalité extralinguistique, disons le monde ou un monde ; mais il se réfère également à son propre locuteur, par le moyen de procédures spécifiques qui ne fonctionnent que dans la phrase, donc dans le discours : ainsi les pronoms personnels, les temps verbaux, les démonstratifs, etc.

De cette manière, le langage a à la fois une référence à la réalité et une auto-référence. C’est la même entité – la phrase – qui porte cette double référence, intentionnelle et réflexive, tournée vers la chose et tournée vers soi. À vrai dire, il faudrait parler d’une triple référence, car le discours renvoie autant à celui auquel il est adressé qu’à son propre locuteur. Aussi bien la structure des pronoms personnels, comme l’enseignait Benveniste, dessine la triple référence : « il » désigne la référence à la chose, « tu » la référence à celui à qui le discours est adressé, « je » la référence à celui qui parle9. Comme on verra plus loin, cette connexion entre les deux et même les trois directions de la référence nous livrera la clé du cercle herméneutique et la base de notre propre réinterprétation de ce cercle.

J’énumère les polarités de base du discours de la manière condensée qui suit : événement et signification, identification singulière et prédication générale, acte propositionnel et acte illocutionnaire, sens et référence, référence à la réalité et référence aux interlocuteurs.

 

En quel sens peut-on dire maintenant que texte et métaphore reposent sur la même sorte d’entité que nous venons d’appeler discours ?

Il est aisé de montrer que tous les textes sont des discours, puisqu’ils procèdent de la plus petite unité de discours, la phrase. Un texte est au moins une suite de phrases. Nous verrons par la suite qu’il lui faut être quelque chose de plus, s’il doit être une œuvre. Mais il est au minimum un ensemble de phrases, par conséquent un discours. La connexion entre métaphore et discours exige une justification spéciale, précisément parce que la définition de la métaphore comme une transposition affectant les noms ou les mots semble la placer dans une catégorie d’entités plus petites que la phrase. Mais la sémantique du mot démontre déjà très clairement que les mots n’acquièrent une signification actuelle que dans une phrase et que les entités lexicales – les mots du dictionnaire – ont seulement des significations potentielles, et cela même en vertu de leurs emplois potentiels dans des contextes typiques. À cet égard la théorie de la polysémie est une bonne préparation à la théorie de la métaphore. Au niveau lexical les mots, si toutefois on peut déjà les appeler ainsi, ont plus d’une signification ; c’est seulement par une action contextuelle spécifique de criblage qu’ils réalisent, dans une phrase donnée, une partie de leur potentiel sémantique et prennent ce que nous appelons un sens déterminé. L’action contextuelle qui permet de faire des discours univoques avec des mots polysémiques est le modèle de cette autre action contextuelle par laquelle nous tirons de mots, dont le sens est déjà codifié par le lexique, des effets métaphoriques proprement inédits. Nous sommes ainsi préparés à admettre que si l’effet de sens que nous appelons métaphore s’inscrit dans le mot, l’origine de cet effet de sens est dans une action contextuelle qui met en interaction les champs sémantiques de plusieurs mots.

En ce qui concerne en effet la métaphore elle-même, la sémantique démontre avec la même force que la signification métaphorique d’un mot n’est rien qui puisse être trouvé dans le dictionnaire. En ce sens nous pouvons continuer d’opposer le sens métaphorique au sens littéral, à condition d’appeler sens littéral n’importe quel sens que l’on peut trouver parmi les significations partielles codifiées par le lexique. Nous n’entendrons donc pas par sens littéral un soi-disant sens original ou fondamental ou primitif ou propre, parmi les sens admis d’un mot au plan lexical ; le sens littéral est la totalité de l’aire sémantique, donc l’ensemble des usages contextuels possibles qui constituent la polysémie d’un mot. Dès lors, si le sens métaphorique est quelque chose de plus et d’autre que l’actualisation d’un des sens potentiels d’un mot polysémique (or tous nos mots dans les langues naturelles sont polysémiques), il est nécessaire que cet emploi métaphorique soit seulement contextuel ; par là j’entends un sens qui émerge comme résultat unique et fugitif d’une certaine action contextuelle. Nous sommes ainsi amenés à opposer les changements contextuels de signification aux changements lexicaux qui concernent l’aspect diachronique du langage en tant que code, système ou langue. La métaphore est un tel changement contextuel de signification.

Par là je suis partiellement en accord avec la théorie moderne de la métaphore, telle qu’elle a été élaborée en langue anglaise, par I.A. Richards, M. Black, M. Beardsley, D. Berggren, etc.10. Plus précisément, je suis d’accord avec ces auteurs sur le point fondamental : un mot reçoit une signification métaphorique dans des contextes spécifiques à l’intérieur desquels il est opposé à d’autres mots pris littéralement ; ce déplacement dans la signification résulte principalement d’une collision entre significations littérales, laquelle exclut l’emploi littéral du mot en question et donne des indices pour trouver une signification neuve capable de s’accorder avec le contexte de la phrase et de la rendre signifiante dans le contexte considéré. Par conséquent, je retiens de cette histoire récente du problème de la métaphore les points suivants : remplacement de la théorie rhétorique de la substitution par une théorie proprement sémantique de l’interaction entre champs sémantiques, rôle décisif de la collision sémantique allant jusqu’à l’absurdité logique, émission d’une particule de sens permettant de rendre significative la phrase tout entière.

Disons maintenant comment cette théorie proprement sémantique – ou théorie de l’interaction – satisfait aux caractères principaux que nous avons reconnus au discours.

Revenons d’abord à la première paire contrastée, l’événement et le sens. Dans l’énoncé métaphorique (nous ne parlerons donc plus de métaphore comme mot mais de métaphore comme phrase), l’action contextuelle crée une nouvelle signification qui est bien un événement, puisqu’elle existe seulement dans ce contexte-ci. Mais, en même temps, on peut l’identifier comme la même, puisqu’elle peut être répétée ; ainsi l’innovation d’une « signification émergente » (Beardsley) peut être tenue pour une création linguistique11 ; mais si elle est adoptée par une partie influente de la communauté de langue, elle peut à son tour devenir une signification usuelle et s’ajouter à la polysémie des entités lexicales, contribuant ainsi à l’histoire du langage comme langue, code ou système. Mais, à ce stade ultime, lorsque l’effet de sens que nous appelons métaphore a rejoint le changement de sens qui augmente la polysémie, la métaphore n’est déjà plus métaphore vive mais métaphore morte. Seules les métaphores authentiques, c’est-à-dire les métaphores vives, sont en même temps « événement » et « sens ».

L’action contextuelle requiert de la même manière notre seconde polarité, entre identification singulière et prédication générale ; une métaphore se dit d’un « sujet principal » ; en tant que « modificateur » de ce sujet, elle opère comme une sorte d’« attribution ». Toutes les théories auxquelles j’ai fait référence plus haut reposent sur cette structure prédicative : qu’elles opposent soit (Richards) le « véhicule » à la « teneur » (tenor)12, soit (Black) le « cadre » (frame) au « foyer » (focus)13, soit (Beardsley) le « modificateur » au « sujet principal »14.

Que la métaphore requiert la polarité entre sens et référence demandera une section entière de cet essai ; il faut dire la même chose de la polarité entre référence à la réalité et référence à soi. On comprendra plus tard pourquoi je ne suis pas en mesure d’en dire plus, à ce stade, au sujet du sens et de la référence et au sujet de la référence à la réalité et de la référence à soi. La médiation de la théorie du texte sera requise pour discerner des oppositions qui n’apparaissent pas aussi clairement dans les limites étroites d’un simple énoncé métaphorique.

La délimitation du champ de comparaison étant ainsi achevée, nous sommes prêts pour la seconde étape dans laquelle nous nous proposons de répondre à la seconde question : jusqu’à quel point explication et interprétation du texte, d’une part, explication et interprétation de la métaphore, d’autre part, peuvent-elles être tenues pour des processus similaires, appliqués seulement à deux niveaux stratégiques différents du discours, le niveau de l’œuvre et le niveau du mot ?

2. DE LA MÉTAPHORE AU TEXTE : L’INTERPRÉTATION

Je me propose d’explorer une hypothèse de travail que j’expose d’abord pour elle-même. D’un premier point de vue, c’est la compréhension de la métaphore qui peut servir de guide à la compréhension de textes plus longs, disons d’une œuvre littéraire. Ce point de vue est celui de l’explication ; il met seulement en cause cet aspect de la signification que nous appelons le « sens », c’est-à-dire le dessin immanent du discours. Mais d’un autre point de vue, c’est la compréhension d’une œuvre prise comme un tout qui donne la clé de la métaphore ; cet autre point de vue est celui de l’interprétation proprement dite, laquelle développe le second aspect de la signification que nous avons appelé la référence, c’est-à-dire la direction intentionnelle vers un monde et la direction réflexive vers un soi. Si donc nous appliquons l’explication au sens, en tant que dessin immanent de l’œuvre, nous pouvons réserver l’interprétation à la sorte d’enquête consacrée au pouvoir d’une œuvre de projeter un monde propre et de mettre en mouvement le cercle herméneutique qui englobe dans sa spire l’appréhension de ces mondes projetés et l’avance de la compréhension de soi en présence de ces mondes nouveaux. Notre hypothèse de travail nous invite par conséquent à procéder de la métaphore au texte au niveau du « sens » et de « l’explication » du sens – puis du texte à la métaphore au niveau de la référence de l’œuvre à un monde et à un soi, c’est-à-dire au niveau de l’interprétation proprement dite.

Quels aspects de l’explication de la métaphore sont donc susceptibles de servir de paradigme à l’explication d’un texte ?

Ces aspects sont des traits du travail d’explication qui ne sauraient apparaître aussi longtemps que l’on considère des exemples triviaux de métaphore tels que : l’homme est un loup, un renard, un lion (si on lit les meilleurs auteurs sur la métaphore, on observe des variations intéressantes à l’intérieur du bestiaire qui les fournit en exemples !). Avec ces exemples, nous éludons la difficulté majeure, celle d’identifier une signification qui soit une signification nouvelle. La seule manière de procéder à cette identification, c’est de la construire, comme étant la seule qui permette de donner un sens à la phrase prise comme un tout. Sur quoi en effet reposent les métaphores triviales ? Max Black et Beardsley notent que la signification d’un mot ne dépend pas seulement des règles sémantiques et syntaxiques qui gouvernent son emploi en tant qu’emploi littéral, mais d’autres règles – qui sont néanmoins des règles – auxquelles les membres d’une communauté de langue sont « commis » et qui déterminent [ce] que Max Black appelle le « système des lieux communs associés »15 et Monroe Beardsley la « gamme potentielle des connotations »16. Dans l’énoncé « l’homme est un loup » (exemple favori de Max Black !), le sujet principal est qualifié par l’un des traits de la vie animale qui appartiennent au « système lupin de lieux communs associés »17.

Ce système d’implication opère comme un filtre ou un écran ; il ne se borne pas à choisir, mais il met en relief des aspects nouveaux du sujet principal. Que faut-il penser de cette explication, si on la met en rapport avec notre description de la métaphore comme signification neuve survenant dans un nouveau contexte ? Comme je l’ai dit plus haut, je suis entièrement d’accord avec la « conception de l’interaction » impliquée par cette explication ; la métaphore est plus qu’une simple substitution par laquelle un mot serait mis à la place d’un mot littéral, mot qu’une paraphrase exhaustive serait capable de restituer à la même place. La somme algébrique de ces deux opérations de substitution par le locuteur et de restitution par l’auteur ou par le lecteur est égale à zéro. Aucune signification nouvelle n’émerge et nous n’apprenons rien. Comme dit Max Black : « Les métaphores d’interaction ne sont pas substituables […] ; le recours à un sujet subsidiaire, pour se forcer une voie dans l’intellection du sujet principal, est une opération intellectuelle irréductible » ; c’est pourquoi on ne peut traduire une métaphore d’interaction en langage direct sans « une perte au plan du contenu cognitif »18.

Mais après avoir si bien décrit l’effet de sens de la métaphore, lui rendons-nous justice et rendons-nous compte de son pouvoir « d’informer et d’éclairer », en ajoutant simplement, à la polysémie sémantique du mot lexical et aux règles sémantiques qui gouvernent l’emploi littéral des termes lexicaux, le « système de lieux communs associés » et les règles culturelles qui gouvernent leur emploi ? Ce système n’est-il pas quelque chose de mort ou du moins quelque chose qui est déjà établi ? Certes ce système de lieux communs doit intervenir d’une manière ou d’une autre, pour que l’action contextuelle soit une action réglée et que la construction de la signification nouvelle obéisse à quelque prescription. La théorie de Max Black réserve d’ailleurs la possibilité que les métaphores soient « soutenues par des systèmes d’implication spécialement construits aussi bien que par des lieux communs acceptés »19. Le problème est précisément celui de ces « systèmes d’implication spécialement construits ». Il nous faut donc porter notre investigation dans le processus d’interaction lui-même, afin d’expliquer les cas de métaphores neuves dans des contextes neufs.

La théorie de la métaphore de Beardsley nous conduit un degré plus loin dans cette direction. Si nous soulignons avec lui le rôle de l’absurdité logique, ou de la collision entre significations littérales à l’intérieur du même contexte, nous sommes prêts à reconnaître le caractère proprement créateur de l’effet de sens métaphorique : « en poésie, la tactique principale pour obtenir ce résultat est celle de l’absurdité logique »20. Comment ? L’absurdité logique crée une situation dans laquelle nous avons le choix entre soit préserver la signification littérale du sujet et du modificateur et donc conclure à l’absurdité de la phrase entière, soit attribuer une nouvelle signification au modificateur, telle que la phrase dans son ensemble prenne sens. Dès lors nous n’avons pas seulement affaire à une attribution « auto-contradictoire », mais à une attribution « auto-contradictoire signifiante »21. Si je dis : « L’homme est un renard » (le renard a chassé le loup !), il me faut glisser d’une attribution littérale à une attribution métaphorique si je veux sauver la phrase. Mais d’où tirons-nous cette nouvelle signification ?

Tant que nous posons ce genre de question – « d’où tirons-nous… ? » –, nous sommes renvoyés au même genre de solution inopérante. La « gamme potentielle de connotations » [Beardsley] ne dit pas plus que le « système de lieux communs associés » [Black]22. Certes, nous élargissons la notion de signification en incluant les « significations secondaires », en tant que connotations, à l’intérieur du périmètre de la signification entière23 ; mais nous ne cessons pas de relier le processus créateur de la métaphore à un aspect non créateur du langage.

Suffit-il d’ajouter, à cette « gamme potentielle de connotations », comme l’a fait Beardsley dans la « théorie révisée de la controversion » (« The Metaphorical Twist »), la gamme des propriétés qui n’appartiennent pas encore à la gamme de connotations de mon langage24 ? À première vue cette addition améliore la théorie ; comme Beardsley le dit très fortement, « la métaphore transforme une propriété actuelle ou attribuée en un sens »25.

Le changement est important, puisqu’il me faut dire maintenant que les métaphores ne se bornent pas à actualiser une connotation potentielle, mais l’établissent « as a staple one » ; et plus loin : « quelques-unes des propriétés qui conviennent reçoivent un nouveau statut comme élément de la signification verbale »26.

Mais parler de propriétés de choses (ou d’objets) qui n’auraient pas encore été signifiées, c’est admettre que la signification neuve émergente n’est tirée de nulle part, du moins dans le langage (la propriété est une implication de choses et non une implication de mots). Dire qu’une métaphore neuve n’est tirée de nulle part, c’est la reconnaître pour ce qu’elle est, à savoir une création momentanée du langage, une innovation sémantique qui n’a pas de statut dans le langage en tant que déjà établie, ni au titre de la désignation, ni au titre de la connotation.

On pourrait demander comment nous pouvons parler d’innovation sémantique, d’événement sémantique, comme d’une signification susceptible d’être identifiée et réidentifiée (c’était en effet le premier critère du discours énoncé plus haut). Une seule réponse demeure possible : il faut prendre le point de vue de l’auditeur ou du lecteur et traiter la nouveauté d’une signification émergente comme la contrepartie, de la part de l’auteur, d’une construction de la part du lecteur. Alors le processus d’explication est le seul accès au processus de création.

Si nous ne prenons pas ce chemin, nous ne nous débarrassons pas vraiment de la théorie de la substitution ; au lieu de substituer à l’expression métaphorique une signification littérale restituée par paraphrase, nous substituons le système de connotations et de lieux communs. Cette tâche doit rester une tâche préparatoire, permettant de relier la critique littéraire à la psychologie et à la sociologie. Mais le moment décisif de l’explication est celui de la construction du réseau d’interactions qui fait de ce contexte un contexte actuel et unique. Ce faisant, nous dirigeons le regard vers l’événement sémantique qui se produit au point d’intersection entre plusieurs champs sémantiques. Cette construction est le moyen par lequel tous les mots pris ensemble prennent sens. Alors, et alors seulement, la « torsion métaphorique » est à la fois un événement et une signification, un événement signifiant, une signification émergente dans le langage.

Tel est le trait fondamental de l’explication qui fait de la métaphore un paradigme pour l’explication d’une œuvre littéraire. Nous construisons la signification d’un texte d’une manière semblable à celle par laquelle nous faisons sens avec tous les termes d’un énoncé métaphorique.

Pourquoi nous faut-il « construire » la signification d’un texte ? D’abord parce que c’est une chose écrite : dans la relation asymétrique entre le texte et le lecteur, un seul des partenaires parle pour deux. Porter un texte au langage, c’est toujours autre chose qu’entendre quelqu’un et qu’écouter ses paroles. La lecture ressemble plutôt à l’exécution d’une pièce de musique réglée par les notations écrites de la partition. Un texte, en effet, est un espace de signification autonome que n’anime plus l’intention de son auteur ; l’autonomie du texte, sans la ressource de ce support essentiel, livre l’écrit à la seule interprétation du lecteur27.

Une seconde raison s’ajoute à la précédente ; un texte n’est pas seulement une chose écrite, c’est une œuvre, c’est-à- dire une totalité singulière ; en tant que totalité, l’œuvre littéraire ne se réduit pas à une séquence de phrases intelligibles chacune pour elle-même ; c’est une architecture de thèmes et de propos qui peut être construite de plusieurs manières. La relation partie/tout est même une relation inéluctablement circulaire ; la présupposition d’un certain tout précède le discernement d’un agencement déterminé des parties ; et c’est en construisant les détails que l’on édifie le tout. En outre, comme la notion de totalité singulière le donne à entendre, un texte est une sorte d’individu, comme un animal ou une œuvre d’art ; on ne peut donc rejoindre sa singularité qu’en rectifiant progressivement des concepts génériques, visant la classe de textes, le genre littéraire, les structures diverses qui se croisent dans ce texte singulier. Bref, l’intelligence d’une œuvre met en jeu la sorte de jugement que Kant a explorée dans la troisième Critique28.

Qu’en est-il maintenant de cette construction et de ce jugement ?

C’est ici que la compréhension d’un texte, au niveau du dessin de son sens, de son articulation de sens, est rigoureusement l’homologue de la compréhension d’un énoncé métaphorique. Dans les deux cas il s’agit de « faire sens », de produire la meilleure intelligibilité globale d’un divers en apparence discordant. Dans les deux cas la construction prend la forme d’un pari. Comme le dit Hirsch dans son livre Interpretation and Validation, « il n’y a pas de règles pour faire de bons paris. Mais il y a des méthodes pour valider nos paris »29. Cette dialectique entre parier et valider réalise à l’échelle du texte la micro-dialectique à l’œuvre dans la résolution des énigmes locales d’un texte. Dans les deux cas les procédures de validation ont plus de parenté avec une logique de la probabilité qu’avec une logique de la vérification empirique. Entendons : une logique de l’incertitude et de la probabilité qualitative. La validation, en ce sens, relève d’une discipline argumentative voisine des procédures juridiques de l’interprétation légale.

Nous pouvons résumer de la manière suivante les traits correspondants qui fondent l’analogie entre l’explication de l’énoncé métaphorique et celle d’une œuvre littéraire prise comme un tout. Dans les deux cas, la construction repose sur les « indices » (clues) contenus dans le texte lui-même. Un indice sert de guide pour une construction spécifique, en ce qu’il contient à la fois une permission et une interdiction ; il exclut les constructions non convenables et laisse passer celles qui donnent davantage de sens aux mêmes mots. Deuxièmement, dans les deux cas, une construction peut être dite plus probable qu’une autre, mais non pas plus vraie. La plus probable est celle qui, d’une part, tient compte du plus grand nombre de faits fournis par le texte, y compris ses connotations potentielles, et qui, d’autre part, offre une convergence qualitative meilleure entre les traits qu’elle prend en compte. Une explication médiocre peut être dite étroite ou forcée.

Je suis d’accord ici avec Beardsley lorsqu’il dit qu’une bonne explication satisfait à deux principes : le principe de congruence et le principe de plénitude. C’est du principe de congruence que, en fait, nous avons parlé jusqu’à présent. Le principe de plénitude nous fournira une transition à notre troisième partie. Ce principe s’énonce ainsi : « Toutes les connotations qui conviennent doivent être attribuées ; le poème signifie tout ce qu’il peut signifier »30. Ce principe nous conduit plus loin que le simple souci du « sens » ; il énonce déjà quelque chose sur la référence, puisqu’il prend pour mesure de plénitude les exigences issues d’une expérience qui demande à être dite et à être égalée par la densité sémantique du texte. Je dirais que le principe de plénitude est le corollaire, au niveau du sens, d’un principe d’expression intégrale qui tire notre investigation dans une direction toute différente.

Une citation de Humboldt nous conduira au seuil de ce nouveau champ d’investigation : « le langage, dit-il, le langage en tant que discours (Rede), se tient sur la frontière entre l’exprimé et l’inexprimé. Sa visée, son but, est de repousser toujours plus loin cette frontière »31.

L’interprétation proprement dite se tient également sur ce front.

3. DU TEXTE À LA MÉTAPHORE : L’INTERPRÉTATION

Au niveau de l’interprétation proprement dite, c’est la compréhension du texte qui donne la clé de la compréhension de la métaphore.

Pourquoi ? Parce que certains traits du discours ne commencent à jouer un rôle explicite que lorsque le discours prend la forme d’une œuvre littéraire. Ces traits sont ceux-là mêmes que nous avons placés sous le titre de la référence et de l’autoréférence. Comme on s’en souvient, j’ai opposé référence à sens, en disant que le sens c’est le « quoi » et la référence le « au sujet de quoi » du discours. Bien entendu, ces deux traits peuvent être reconnus dans les plus petites unités du langage en tant que discours, dans les phrases. La phrase est relative à une situation qu’elle exprime et renvoie à son propre locuteur par le moyen des procédures spécifiques que nous avons énumérées. Mais référence et autoréférence ne donnent pas lieu à des problèmes embarrassants aussi longtemps que le discours n’est pas devenu un texte et n’a pas pris la forme d’une œuvre. Quels problèmes ?

Partons une fois encore de la différence entre langages écrit et parlé. Dans le langage parlé, ce à quoi un dialogue fait ultimement référence, c’est à la situation commune aux interlocuteurs, c’est-à-dire les aspects de la réalité que l’on peut montrer, désigner du doigt ; nous disons alors que la référence est « ostensive ». Dans le langage écrit, la référence n’est plus ostensive ; poème, essai, œuvre de fiction parlent de choses, d’événements, d’états de chose, de caractères, qui sont évoqués, mais qui ne sont pas là. Et pourtant les textes littéraires sont au sujet de quelque chose. Au sujet de quoi ? Je n’hésite pas à dire : au sujet d’un monde, qui est le monde de cette œuvre. Loin de dire que le texte est alors sans monde, je dirais que c’est maintenant seulement que l’homme a un monde et non pas seulement une situation, un « Welt » et non pas seulement un « Umwelt »32. De la même manière que le texte libère sa signification de la tutelle de l’intention mentale, il libère sa référence des limites de la référence ostensive. Pour nous le monde est l’ensemble des références ouvertes par les textes. Ainsi parlons-nous du « monde » de la Grèce, non point pour désigner ce que furent les situations pour ceux qui les vécurent, mais pour désigner les références non situationnelles qui survivent à l’effacement des premières et qui désormais sont offertes comme des modes possibles d’être, comme des dimensions symboliques possibles de notre être au monde.

La nature de la référence, dans le cadre des œuvres littéraires, a une conséquence importante pour le concept de l’interprétation. Elle implique que la signification d’un texte ne soit pas derrière le texte, mais en avant de lui. Ce n’est pas quelque chose de caché, mais quelque chose qui est découvert/ouvert. Ce qui se donne à comprendre, c’est ce qui pointe vers un monde possible, à la faveur des références non ostensives du texte. Les textes parlent de mondes possibles et de manières possibles de s’orienter dans ces mondes. De cette manière, découvrir/ouvrir est l’équivalent, pour les textes écrits, de la référence ostensive pour le langage parlé. L’interprétation devient alors la saisie des propositions de monde ouvertes par les références non ostensives du texte33.

Ce concept d’interprétation exprime un déplacement décisif d’accent par rapport à la tradition romantique de l’herméneutique ; dans cette tradition l’accent était mis sur l’aptitude de l’auditeur ou du lecteur à se transporter dans la vie spirituelle d’un autre orateur ou écrivain34. L’accent, désormais, est moins sur l’autre, en tant qu’entité spirituelle, que sur le monde que l’œuvre déploie. Verstehen (« comprendre »), c’est suivre la dynamique de l’œuvre, son mouvement de ce qu’elle dit à ce au sujet de quoi elle dit. Par-delà ma situation comme lecteur, par-delà la situation de l’auteur, je m’offre moi-même au mode possible d’être au monde que le texte ouvre et découvre pour moi. C’est ce que Gadamer appelle « fusion d’horizons » (Horizontverschmelzung) dans la connaissance historique35.

Ce déplacement d’accent de la compréhension de l’autre à la compréhension du monde de son œuvre entraîne un déplacement correspondant dans la conception du « cercle herméneutique ». Par cercle herméneutique, les penseurs du romantisme voulaient dire que la compréhension d’un texte ne peut être une procédure objective, au sens de l’objectivité scientifique, mais qu’elle impliquait nécessairement une pré-compréhension, exprimant la manière dont le lecteur s’est déjà compris, lui et son œuvre. C’est pourquoi une sorte de circularité se produit entre la compréhension du texte et la compréhension de soi-même36. Tel est, en termes condensés, le principe du cercle herméneutique. Il est facile de voir que les penseurs formés dans la tradition de l’empirisme logique ne pouvaient que rejeter, comme pur scandale, la simple idée d’un cercle herméneutique et le considérer comme une violation outrageante de tous les canons de la vérifiabilité.

Je ne veux pas cacher, pour ma part, que le cercle herméneutique reste une structure inévitable de l’interprétation. Il n’est pas d’interprétation authentique qui ne s’achève dans quelque forme d’appropriation – Aneignung –, si par ce terme nous entendons le processus par lequel on fait sien (eigen) ce qui d’abord était autre, étranger (fremd)37. Mais ma conviction est que le cercle herméneutique n’est pas correctement compris, tant qu’on le présente, premièrement comme un cercle entre deux subjectivités, celle du lecteur et celle de l’auteur, deuxièmement comme la projection de la subjectivité du lecteur dans la lecture elle-même.

Corrigeons la première présupposition, afin de corriger la seconde.

Ce que nous faisons nôtre, ce que nous nous approprions pour nous-mêmes, ce n’est pas une expérience étrangère ou une intention distante, mais l’horizon d’un monde vers lequel une œuvre se porte. L’appropriation de la référence ne trouve plus de modèle dans la fusion des consciences, dans l’empathie ou dans la sympathie. La venue du sens et de la référence d’un texte au langage, c’est la venue au langage d’un monde et non la reconnaissance d’une autre personne.

La seconde correction appliquée au concept romantique d’interprétation résulte de la première. Si l’appropriation est la contrepartie de la découverte/ouverture, alors le rôle de la subjectivité ne doit pas être décrit en termes de projection. Je préférerais dire que le lecteur se comprend lui-même en face du texte, en face du monde de l’œuvre. Se comprendre en face de…, en face d’un monde, c’est tout le contraire de se projeter, soi, ses propres croyances et ses propres préjugés ; c’est bien plutôt laisser l’œuvre et son monde élargir l’horizon de la compréhension que je prends de moi-même38.

Dès lors l’herméneutique ne soumet pas l’interprétation aux capacités finies de compréhension d’un lecteur donné ; elle ne place pas la signification du texte sous le pouvoir du sujet qui l’interprète. Loin de dire qu’un sujet maîtrise déjà sa propre manière d’être au monde et la projette comme l’a priori de sa lecture, je dirais que l’interprétation est le processus par lequel la découverte de nouveaux modes d’être – ou, si l’on préfère Wittgenstein à Heidegger, de nouvelles « formes de vie » [Lebensformen] – donne au sujet une nouvelle capacité de se connaître lui-même39. S’il y a quelque part projet et projection, c’est la référence de l’œuvre qui est le projet d’un monde ; le lecteur est en conséquence agrandi dans sa capacité de se projeter lui-même en recevant un nouveau mode d’être du texte lui-même.

De cette manière, le cercle herméneutique n’est pas nié, il est déplacé d’un niveau subjectiviste à un plan ontologique : le cercle est entre ma manière d’être – par-delà la connaissance que je peux en avoir – et la manière ouverte et découverte par le texte en tant que monde de l’œuvre.

Tel est le modèle d’interprétation que je me propose maintenant de transposer des textes, en tant que séquences longues de discours, à la métaphore, comprise comme « un poème en miniature » (Beardsley)40. Certes, la métaphore est un discours trop court pour déployer cette dialectique entre la découverte d’un monde et la découverte de soi-même en face de ce monde. Toutefois, cette dialectique désigne quelques traits de la métaphore que les théories modernes citées jusqu’à présent ne semblent pas prendre en considération, mais qui n’étaient pas absents de la théorie grecque de la métaphore.

Retournons à la théorie de la métaphore dans la Poétique d’Aristote41.

La métaphore est seulement une des « parties » (merè) de ce qu’Aristote appelle « diction » (lexis) ; comme telle elle appartient à un groupe de procédures de discours – emploi de mots étrangers, fabrication de mots nouveaux, abréviation ou allongement de mots – qui toutes s’éloignent de l’emploi commun (kurion) des mots. Or, qu’est-ce qui fait l’unité de la lexis ? Seulement sa fonction en poésie. La lexis à son tour est une des « parties » (merè) de la tragédie, prise comme paradigme de l’œuvre poétique. La tragédie, dans le contexte de la Poétique, représente le niveau de l’œuvre littéraire, prise comme un tout. La tragédie, en tant que poème, a sens et référence. Dans le langage d’Aristote, le « sens » de la tragédie est assuré par ce qu’il appelle la « fable » (muthos) ; nous pouvons entendre par muthos de la tragédie son sens, puisque Aristote met sans cesse l’accent sur ses caractères structurels ; le muthos doit avoir unité et cohérence, et faire des actions représentées quelque chose « d’entier et de complet ». Comme tel, le muthos est la « partie » principale de la tragédie, son « essence » ; toutes les autres « parties » de la tragédie – « les caractères », les « pensées », la « diction », le « spectacle » – sont reliées au mythe comme les moyens ou les conditions, ou comme l’exécution de la tragédie en tant que mythe. Il nous faut tirer la conséquence que c’est seulement en relation avec le muthos de la tragédie que sa lexis prend sens et, avec la lexis, la métaphore. Il n’y a pas de signification locale de la métaphore en dehors de la signification régionale procurée par le muthos de la tragédie.

Mais, si la métaphore est reliée au « sens » de la tragédie par le moyen de son muthos, elle est reliée à la « référence » de la tragédie grâce à sa visée générale, qu’Aristote appelle mimèsis42.

Pourquoi les poètes écrivent-ils des tragédies, élaborent-ils des fables, et usent-ils de mots « étranges » tels que les métaphores ? Parce que la tragédie elle-même se rattache à un projet plus fondamental, celui d’imiter les actions humaines d’une manière poétique. Avec ces deux maîtres-mots – mimèsis et poièsis – nous atteignons le niveau que j’ai appelé monde référentiel de l’œuvre. On peut dire en effet que le concept aristotélicien de mimèsis englobe déjà tous les paradoxes de la référence. D’une part il exprime un monde d’actions humaines qui est déjà là ; la tragédie est destinée à exprimer la réalité humaine, la tragédie de la vie. Mais, d’autre part, la mimèsis ne signifie pas reduplication de la réalité ; mimèsis n’est pas copie ; mimèsis est poièsis, c’est-à- dire fabrication, construction, création. Aristote donne au moins deux indications sur cette dimension créatrice de la mimèsis : d’abord, la fable est une construction cohérente originale qui atteste le génie créateur de l’artiste ; d’autre part, la tragédie est une imitation des actions humaines qui les fait paraître meilleures, plus hautes, plus nobles qu’elles ne sont en réalité. Ne pourrions-nous dire, dès lors, que la mimèsis est le nom grec pour ce que nous avons appelé la référence non ostensive de l’œuvre littéraire, ou, en d’autres termes, le nom grec pour l’ouverture/découverte du monde ?

Si nous avons raison, nous sommes maintenant en état de dire quelque chose du pouvoir de la métaphore. Je dis maintenant pouvoir et non plus structure, ni même procès. Le pouvoir de la métaphore résulte de sa connexion, à l’intérieur de l’œuvre poétique, d’abord avec les autres procédures de la lexis, deuxièmement avec la fable, qui est l’essence de l’œuvre, son sens immanent, troisièmement avec l’intentionnalité de l’œuvre prise comme un tout, c’est-à-dire avec son intention de représenter les actions humaines plus hautes qu’elles ne sont en réalité : et c’est là la mimèsis. En ce sens, le pouvoir de la métaphore procède de celui du poème en tant que totalité.

Appliquons ces remarques empruntées à la Poétique d’Aristote à notre propre description de la métaphore.

Ne pourrions-nous pas dire que le trait de la métaphore que nous avons placé au-dessus de tous les autres – son caractère naissant ou émergent – se relie à la fonction de la poésie, en tant qu’imitation créatrice de la réalité ? Pourquoi inventerions-nous des significations neuves, des significations qui n’existent que dans l’instant du discours, si ce n’était pour servir la poièsis dans la mimèsis ? S’il est vrai que le poème crée un monde, il requiert un langage qui préserve et exprime son pouvoir créateur dans des contextes spécifiques.

Si nous tenons ensemble la poièsis du poème et la métaphore en tant que signification émergente, nous donnerons sens à l’une et à l’autre en même temps : à la poésie et à la métaphore.

 

Telle est la façon dont la théorie de l’interprétation fraie la voie à une ultime approximation du pouvoir de la métaphore. La priorité donnée à l’interprétation du texte, à ce dernier stade de l’analyse, n’implique pas que la relation entre l’une et l’autre ne soit pas réciproque.

L’explication de la métaphore, comme événement local dans le texte, contribue à l’interprétation elle-même de l’œuvre prise comme un tout. Nous pourrions même dire que, si l’interprétation de métaphores locales est éclairée par l’interprétation du texte comme un tout et par la désimplication de la sorte de monde que l’œuvre projette, en retour, l’interprétation du poème pris comme un tout est contrôlée par l’explication de la métaphore, comme phénomène local du texte.

Je me risquerai à prendre pour exemple de cette relation réciproque, entre les aspects régionaux et locaux du texte, une éventuelle connexion, souterraine à la poétique d’Aristote, entre ce qu’il dit d’une part de la mimèsis et ce qu’il dit d’autre part de la métaphore ; la mimèsis, nous l’avons vu, fait paraître les actions humaines plus hautes qu’elles ne sont en réalité ; mais c’est la fonction de la métaphore de transposer les significations du langage ordinaire à la faveur d’emplois étranges. N’y a-t-il pas une affinité mutuelle et profonde entre le projet de faire paraître les actions humaines meilleures qu’elles ne sont et la procédure spéciale de la métaphore qui surélève le langage au-dessus de lui-même ?

Exprimons cette relation en termes plus généraux. Pourquoi tirerions-nous des significations nouvelles de notre langage, si nous n’avions rien de nouveau à dire, pas de nouveau monde à projeter ? Les créations de langage seraient dénuées de sens, si elles ne servaient pas le projet général de laisser de nouveaux mondes émerger par la grâce de la poésie…43.

Permettez-moi de conclure d’une manière qui serait cohérente avec une théorie de l’interprétation qui a mis l’accent sur « ouvrir un monde ». Notre conclusion aussi devrait « ouvrir » quelques perspectives nouvelles. Sur quoi ? Peut-être sur le vieux problème de l’imagination que j’ai soigneusement mis de côté44. Ne sommes-nous pas prêts à reconnaître dans le pouvoir de l’imagination, non plus la faculté de tirer des « images » de notre expérience sensorielle, mais la capacité à laisser de nouveaux mondes façonner la compréhension de nous-mêmes ? Ce pouvoir ne serait pas porté par des images, mais par des significations émergentes dans notre langage. L’imagination, dès lors, serait enfin traitée comme une dimension du langage. De cette manière, un nouveau lien apparaîtrait : entre imagination et métaphore. On ne franchira pas, maintenant, cette porte entrouverte.

Notes

1. Ce texte, paru dans la Revue philosophique de Louvain en 1972 (t. 70, p. 93-115), constitue un précieux condensé de La Métaphore vive, Seuil, 1975. Les notes qui suivent renvoient, dans la mesure du possible, aux analyses et aux discussions développées dans cet ouvrage.

2. Cf. supra, p. 37, et infra, p. 172s.

3. Sur la notion de cercle herméneutique, cf. infra, p. 115s et 131s.

4. M.C. Beardsley, « The Metaphorical Twist », Philosophy and Phenomenological Research, 22, 1962, p. 293-307.

5. Voir Aristote, Poétique, 1457b : « la métaphore est la transposition d’un mot qui désigne autre chose » (allotrios, litt. « étranger »), trad. B. Gernez, Les Belles Lettres, 1997, p. 83. Cf. Ricœur, La Métaphore vive, op. cit., p. 19 et p. 26.

6. Cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 111.

7. Cette dialectique fait l’objet d’un plus ample développement dans Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Seuil, 1986, p. 103-105.

8. Voir J. L. Austin, How to Do Things with Words, Clarendon, 1962, Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Seuil, 1970, 1991. Cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 96.

9. Voir E. Benveniste, « La nature des pronoms », in Problèmes de linguistique générale, t. I, Gallimard, 1966, p. 251-257 ; cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 98-99.

10. I.A. Richards, The Philosophy of Rhetoric, Oxford University Press, 1936 [Routledge, 2001, John Constable (éd.)] ; M. Black, Models and Metaphors, Cornell University Press, 1962 [rééd. 1976] ; M.C. Beardsley, Aesthetics, Brace & World, 1958 [Beardsley, Aesthetics. Problems in the Philosophy of Criticism, Hackett, 1988²] ; Beardsley, « The Metaphorical Twist », Philosophy and Phenomenological Research, 22, 1962, p. 293-307 ; D. Berggren, « The use and abuse of metaphor », Review of Metaphysics, 16, I, 1962, p. 237-258, et II, 1963, p. 450-472. (NdA, sauf les compléments bibliographiques entre crochets, donnés par les éditeurs.)

11. Cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 121.

12. Id., p. 105.

13. Id., p. 111.

14. Id., p. 122.

15. Cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 114s.

16. Cf. id., p. 121 (la traduction de Ricœur y est un peu différente puisqu’il est question de « l’éventail potentiel des connotations ».

17. Cf. id., op. cit., p. 114.

18. M. Black, Models and Metaphors, op. cit., p. 46. (NdA)

19. Id., p. 43 ; cf. l’exigence no 4 de son résumé p. 44. (NdA) Cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 115. (NdE)

20. M.C. Beardsley, Aesthetics, op. cit., p. 138. (NdA) Cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 122. (NdE)

21. Cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 123.

22. Cf. id., p. 121 (Beardsley) et p. 125-126 (Black).

23. Cf. id., p. 117.

24. Cf. id., p. 122, note 1, et p. 125.

25. M.C. Beardsley, « The Metaphorical Twist », op. cit., p. 302. (NdA) Cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 125. (NdE)

26. M.C. Beardsley, « The Metaphorical Twist », op. cit., p. 302. (NdA) Dans La Métaphore vive, Ricœur écrit en référence au même passage que, selon Beardsley, « la métaphore ne se bornerait pas à actualiser une connotation potentielle, mais elle l’“établirait en tant que membre de la gamme des connotations” » (op. cit., p. 125). (NdE)

27. Sur ce premier point, ainsi que sur le second, cf. Du texte à l’action, op. cit., p. 107s, et supra, p. 37 et 91, et infra, p. 172s.

28. Il s’agit bien sûr de la Critique de la faculté de juger de E. Kant, Œuvres philosophiques, t. II, Des prolégomènes aux écrits de 1791, F. Alquié (éd.), trad. Ladmiral/de Launay/Vaisse, Gallimard, 1985.

29. Cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 33 (on y lit toutefois « hypothèses » à la place de « paris »). Cf. Du texte à l’action, op. cit., p. 200.

30. M.C. Beardsley, Aesthetics, op. cit., p. 144 ; cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 124.

31. Selon Pierre Caussat, qui traduisit en 1974 l’Introduction à l’œuvre sur le Kavi de Humboldt sous l’impulsion de Ricœur (dirigeant alors au Seuil la collection « L’ordre philosophique » avec F. Wahl), cette citation de Humboldt a sans doute été faite de mémoire, ou sur la base d’une traduction libre, si bien qu’il n’a pas été possible de l’identifier. Que M. Caussat trouve ici l’expression de notre gratitude pour ses patientes recherches !

32. Référence à une thèse fondamentale de l’herméneutique de Gadamer : sans le langage, l’homme n’a pas de monde (Welt), mais seulement un environnement (Umwelt) : cf. Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, édition intégrale revue et complétée par P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Seuil, 1976, 1996², p. 467, et Temps et Récit I. L’Intrigue et le récit historique, Seuil, 1983, p. 121.

33. Cf. Du texte à l’action, op. cit., p. 112-115.

34. Dans La Métaphore vive, Ricœur précise que cette « conception romantique et psychologisante de l’herméneutique » – pour laquelle « la loi suprême de l’interprétation est la recherche d’une congénialité entre l’âme de l’auteur et celle du lecteur » – est « issue de Schleiermacher et de Dilthey » (op. cit., p. 278).

35. Cf. Vérité et Méthode, op. cit., p. 324-328 et p. 401-402.

36. Voir infra, p. 253s.

37. Cf. Le Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, 1969, Seuil, p. 8 : « le travail même de l’interprétation révèle un dessein profond, celui de vaincre une distance, un éloignement culturel, d’égaler le lecteur à un texte devenu étranger, et ainsi d’incorporer son sens à la compréhension présente qu’un homme peut prendre de lui-même » ; cf. infra, p. 133, 253.

38. Cf. Du texte à l’action, op. cit., p. 115-117.

39. Voir L.Wittgenstein : « se représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie » (§ 19 des Recherches philosophiques, trad. F. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, Gallimard, 2004 ; la notion de « forme[s] de vie » se retrouve encore au § 23, au § 241 et aux pages 247 et 316 de cette édition). Voir infra, p. 155.

40. Cf. La Métaphore vive, op. cit., p. 121.

41. Dans la suite du texte, Ricœur renvoie à de nombreuses reprises aux concepts utilisés par Aristote dans sa Poétique. Le lecteur retrouvera les références de ces concepts et les développements qui leur sont associés dans La Métaphore vive, op. cit., p. 19-34 et p. 51-61. La lecture ricœurienne de la Poétique se poursuit dans Temps et Récit I, op. cit., p. 55-84, puis dans « Une reprise de la Poétique d’Aristote », Lectures 2. La Contrée des philosophes, Seuil, 1992, p. 464-478.

42. Sur la mimèsis, cf. supra, p. 43, et infra, p. 244.

43. Projet pour un lecteur, dont Ricœur soulignera par la suite le rôle prépondérant : voir « Herméneutique et monde du texte », supra, p. 46.

44. Cf. « Herméneutique de l’idée de révélation », infra, p. 267.