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Loups-garous
(22 décembre 1947)

Georges finit son café et règle l’addition. Une fois sorti de chez Ernie’s, il boutonne sa canadienne et noue son foulard plus serré. Il passe de l’autre côté de la rue, faisant gaffe de ne pas glisser sur les rails du tramway. Il emprunte Sherbrooke pendant un bout de temps, prend la rue Guy vers le sud, pour aboutir sur Sainte-Catherine. Une bonne marche. La vitrine de chaque magasin exhibe une crèche et des décorations de Noël multicolores sont tendues d’un bord à l’autre des artères. Partout on entend Petit Papa Noël, White Christmas et La Charlotte prie Notre-Dame s’échappant de haut-parleurs. Les trottoirs sont bondés de gens aux bras remplis d’achats de Noël, de travailleurs en retard et pressés, d’employés municipaux qui s’affairent à nettoyer la chaussée, de passagers transis attendant le prochain tramway, d’indigents qui invoquent le petit Jésus en tendant une main de quêteux. Sur le mur d’un immeuble non loin du Débonnaire, il y a une affiche du premier ministre Maurice Duplessis, ses yeux déchiquetés et le mot « Fasciste » scribouillé sur son front. Juste à côté, une autre affiche proclame « THE RETURN OF HAPPINESS ! ». La strip-teaseuse Lili St-Cyr allait bientôt présenter son spectacle au théâtre Gayety.

Georges sonne et Gino lui ouvre la porte du club. Nick Moravia et Max Klein sont au bar, cigarette au bec et une tasse de café à la main.

Klein est attifé d’un costume beige, d’un nœud papillon rouge coquelicot et de chaussures Oxford blanches, comme s’il s’apprêtait à se rendre dans un club privé de la Nouvelle-Orléans.

— Le Vieux veut toujours te voir, dit-il à Georges, mais il est occupé pour l’instant. Il va descendre bientôt.

Puis il pointe Moravia du pouce et dit :

— Le Colonel nous racontait ses exploits au front. É-peu-rant.

« Le Colonel » est vite devenu le surnom de Moravia. Celui-ci pose le pied sur la barre d’appui à la base du comptoir ; Cary Grant se préparant à entamer un monologue sur un écran géant de la Paramount.

— Oui, bon, je disais donc : on était dans un village dans le sud de l’Italie, moi et ma section. On s’était battus comme des enragés depuis la minute qu’on était débarqués à Anzio. Les Boches ne reculent pas à moins de se faire balancer toute la gomme en pleine gueule, bande de fous furieux, et c’est exactement ce qu’on faisait, les Yankees, les Limeys et nous. Puis on s’est retrouvés dans un village. C’était notre premier jour de repos depuis le début de la campagne. Il y avait pas des tonnes à bouffer, mais on a trouvé des pâtes, du pain sec et une cave à vin que les villageois avaient gardée cachée aux Allemands. En échange, on leur a donné du chocolat et des cigarettes — un bon deal pour tout le monde. Le village était tout petit : quelques maisons, une église et une fontaine dans le milieu de la piazza. Anyway, on s’est tous soûlés comme il faut et je me souviens pas trop comment la soirée s’est terminée. Je suis allé me coucher à un moment donné dans la ferme qu’on avait réquisitionnée pour la nuit. À l’aube on s’est réveillés et il manquait deux d’entre nous. Notre sergent était pas trop content et il a dit : « Debout. On s’habille, on trouve les deux comiques et on sacre le camp d’ici. » Le mot d’ordre était de rejoindre le bataillon dès le matin. Les gars blaguaient en s’habillant, ils disaient que nos petits malins s’étaient sûrement trouvé des filles et qu’ils devaient roupiller dans un beau grand lit chaud entre les bras d’une belle signora toute nue, les sacraments. Lorsqu’on est arrivés à la piazza, nos gars étaient étendus au pied de la fontaine. Tous les deux nus dans une mare de sang. Un des deux avait la gorge tranchée ; l’autre avait ses entrailles enroulées autour des chevilles. Un paquet de mouches leur volaient autour…

— Holy shit, siffle Klein. Qu’est-ce que vous avez fait ?

— Les gars étaient enragés, vous vous en doutez bien. Un en particulier — un des cadavres était ce qui restait de son meilleur ami. Il s’est mis à crier : « You bastards ! You fucking Dagos ! » Toutes les fenêtres et les volets étaient fermés. On voyait personne. Les villageois dormaient toujours, ou bien ils se cachaient chez eux. Notre gars continuait de gueuler et d’autres parmi nous ont commencé à crier aussi : « Fuckers ! Murderers ! » Des trucs comme ça. Et puis celui qui avait perdu son meilleur ami s’est mis tout à coup à tirer sur une maison avec sa mitraillette. Il visait la porte et les volets et les murs aussi. Et puis les autres ont commencé à faire pareil, comme s’ils étaient possédés du même démon, et en une minute toutes les maisons autour de la piazza étaient criblées de balles. J’ai aucune idée combien de gens sont morts ou combien ont été blessés.

— Toi aussi tu tirais ? demande Gino.

— Non, pas vraiment. J’ai sorti mon pistolet et j’ai fait feu une fois ou deux, mais j’étais comme dans un état de choc. J’ai tiré dans les airs, je pense. Je savais pas trop ce qui se passait. Et puis on s’est arrêtés et on a mis les corps de nos gars dans une Jeep et on a déguerpi.

— Fuck me, dit Klein. Tu devais avoir la chienne.

— Un peu, oui.

Moravia éteint sa cigarette et pose pour la galerie.

Même Gino semble impressionné.

Georges, lui, voudrait étrangler Moravia, avec ses airs de héros.

— J’ai un frère qui est mort à la guerre, quand les British ont décidé de pratiquer leur technique de débarquement en envoyant des paquets de Canadiens français se faire massacrer par les Allemands à Dieppe.

— Fuck, man, dit Moravia, je suis désolé…

— Et puis, continue Georges, il me semblait que t’étais pas allé en Italie, que t’avais seulement combattu en France et en Allemagne…

— J’ai jamais dit ça moi-même, dit Moravia. C’est le Vieux qui a tenu ça pour acquis. Je pense qu’il aime l’idée que j’ai pas culbuté de « Wops ».

De refiler cette info à Basora traverse l’esprit de Georges, mais il ne mange pas de ce pain-là.

— Mais qu’est-ce qu’il fout, parlant de Basora ? demande-t-il.

— Pourquoi t’es si pressé ? dit Klein. You have a date with Lili St-Cyr ?

Il se met à rire, de même que Moravia et Gino.

Georges s’apprête à répondre lorsque les quatre hommes entendent un craquement, tournent la tête et voient Basora descendre l’escalier en colimaçon. Une fois en bas, il se rend à une table.

— Georges. Come over here.

Basora enlève ses lunettes pour voir si elles ont besoin d’être nettoyées. Il plisse les yeux alors que Georges approche et lance :

— Gino. Apporte-moi un café. Bien noir.

Georges s’assoit devant Basora, qui remet ses lunettes sur son nez.

— Georges, je sais que t’es pas content de ne plus être le doorman. Comme je te disais hier, c’est pas le bon poste pour toi. T’es un homme d’action, pas une sentinelle. Erreur de jugement de ma part, mea culpa.

Basora tapote la main de Georges, qui a horreur qu’on le touche. Il a le réflexe de retirer sa main au contact des doigts de Basora. Ce dernier fait la moue, mais décide de ne pas en faire de cas.

— Voici ce que j’ai pensé, explique-t-il. Deux choses. La première : j’ai besoin de quelqu’un en qui j’ai confiance pour aider Napoléon.

— Avec la dope ?

— Oui. Napoléon en a plein les bras et je veux que tu fasses partie de son équipe.

— Pour faire quoi ? La distribution ?

— Ça et tout ce que Napoléon te demandera de faire.

— Je pense pas être le bon choix pour cette job-là, Monsieur Basora. Moi, il y a rien que je déteste plus que la dope. Vous savez qu’un de mes frères est un opiomane. Ça lui a gâché la vie, la dope, à mon frère.

— Pour être franc, je me fous pas mal de ton frère. Il a absolument rien à faire avec moi.

— Oui, mais ce que je dis, c’est…

— Je sais que tu vas pas me désappointer, Georges. J’ai besoin de quelqu’un de confiance qui peut s’occuper de toutes sortes de tâches et m’informer s’il voit des choses louches.

— Des choses louches… Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Rien de précis. Je veux simplement que tu gardes les yeux grands ouverts quand tu travailles avec Napoléon. Tes oreilles aussi. Et toi et moi allons discuter de temps en temps.

Le moment de silence qui suit permet à Georges de réfléchir à ce que son patron vient de lui proposer. Non seulement il sera dorénavant dealer de drogue, mais aussi taupe.

— O.K., enchaîne Basora. Deuxième truc que j’ai en tête en ce qui te concerne. Pendant un bout de temps, tu vas être mon chauffeur. Jusqu’à ce que je trouve un bon remplaçant pour Rémi.

— Qu’est-ce qui est arrivé à Rémi ?

— Eh bien, il a oublié la règle d’or : mes bagnoles sont comme des confessionnaux. Ce qui s’y dit ne doit jamais être répété, nulle part, à personne. Rémi avait une grande trappe et, pire, il se l’est ouverte aux mauvaises personnes. Tu sais bien qu’il y a pas de famille sans bon à rien. On l’a donc forcé à prendre une retraite prématurée et permanente.

Basora rigole.

— C’est Klein qui nous l’a sortie, celle-là, une « retraite prématurée et permanente ». Elle est bonne !

Georges se dit que le corps de Rémi est sans doute en train de pourrir en ce moment même sous une montagne de déchets au dépotoir municipal, le modus operandi habituel. Basora et le gérant du dépotoir sont de vieux amis.

— Mais bon, poursuit Basora. Tu aimes les autos, non ? Maintenant, comme chauffeur, tu vas avoir la chance de conduire les plus belles voitures de mon parc.

Basora croise les bras et demande :

— Qu’est-ce que tu dis de tout ça ?

Georges est un peu éberlué. Il ne sait pas trop quoi répondre même s’il peut dire quelque chose.

Gino arrive avec le café de son patron.

— Dis à Nick de venir me voir dans deux minutes, marmonne Basora.

Gino fait oui de la tête et s’éloigne.

Basora prend une gorgée de son café et déclare :

— Okay, now… Napoléon va être là dans une minute. Tu vas aller avec lui et faire ce qu’il te demande.

*   *   *

Quarante-cinq minutes plus tard, au bout du boulevard Laurentien, Georges emprunte le pont de Cartierville. Derrière eux, le parc Belmont, désert à ce temps-ci de l’année, les grilles verrouillées, la grande roue sans vie. Tout en bas, les eaux de la rivière des Prairies sont immobilisées par le froid.

Georges est au volant de la Buick Roadmaster de Basora, une bagnole rouge pompier, quatre portes, six places, avec un moteur huit cylindres qui développe cent quarante-quatre chevaux-vapeur, une merveille valant plus de trois mille cinq cents dollars.

Coco Gratton est assis en avant à côté de Georges, alors que Napoléon occupe seul la banquette arrière. Coco Gratton est un des hommes à tout faire de Johnny Basora : garde du corps, briseur de jambes, collecteur de fric. C’est un jeune gars avec des boutons qui lui parsèment le front autour des marques qu’ont laissées les forceps utilisés par la sage-femme à sa naissance.

Georges se met à rigoler.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demande Coco. Pourquoi tu ris comme ça, pour rien ?

— Je ris parce que c’est la première fois de ma vie que je vais à la campagne et ça me fait drôle.

— T’es pas sérieux, s’étonne Napoléon.

— T’es jamais sorti de Montréal ? demande Coco.

— Jamais. Le ciment, les briques, l’asphalte : c’est tout ce que je connais. La forêt, pour moi, c’est le parc La Fontaine. Et puis j’ai jamais vu une vache de ma vie.

— Eh bien, rétorque Napoléon en riant, tu vas en voir, des vaches, là où on s’en va. Tu pourrais même en flatter une, si ça te tente.

— Je pense que je vais m’en tenir à mon chat, pour le flattage, thank you very much… Et pourquoi, donc, il faut aller à cet endroit où il y a des vaches ? Le Vieux m’a rien expliqué avant de partir.

Napoléon allume un cigare et dit :

— On a un labo d’héroïne là-bas.

— Dans une ferme ? demande Georges.

— Oui. Basora aime pas que tous ses labos soient en ville. Il y a trop de policiers qui rôdent. Il m’a donné la job de monter un labo à la campagne pour voir si ça marcherait. J’ai trouvé le gars parfait pour la job. Un chimiste accro à la morphine. Un homosexuel en plus. Demandez-moi pas où je suis allé le chercher !

Napoléon émet un bruit qui ressemble à un rire bref, puis reprend :

— Mais le gars est un pro. Avant la guerre, il travaillait pour Bayer, en Allemagne. Il est bien connu du milieu à Montréal et il y a des gens qui lui voulaient du mal. Fait qu’il a accepté mon offre. Comme ça il peut rester loin de la ville avec son « adjoint », tout en continuant à pratiquer son art, si je peux dire, en produisant de l’héro pour nous. Et puis on le paie très bien pour ses services.

La Buick, ayant franchi la rivière, traverse l’Abord-à-Plouffe, pour se retrouver en pleine campagne. Sous un ciel bas et sans soleil, la neige recouvrant les champs des deux côtés de la voiture a une teinte bleutée. Il existe un calme palpable dans le froid intense à l’extérieur et les maisons auraient l’air abandonnées si ce n’était des filets de fumée qui s’échappent des cheminées de pierre.

— Le labo est sur une ferme qu’on a achetée d’un vieux cultivateur, dans le bout de Saint-Benoît, précise Napoléon. En fait, le bonhomme est un membre éloigné de ma famille. Un cousin de mon père ou quelque chose du genre. Le vieux pouvait plus s’occuper de sa terre et il a pas de fils pour prendre la relève. Fait qu’on lui a donné un très bon montant pour sa ferme. Lui et sa femme habitent toujours dans leur maison, mais on a envoyé les vaches à l’abattoir et on a monté le labo dans l’étable. La ferme est loin de tout. Un spot parfait. Tout ce qu’on a à faire, c’est de s’assurer que le chimiste a tout ce qu’il lui faut — l’équipement de laboratoire, l’acide sulfurique, le carbonate de sodium, les filtres. Basora importe l’opium de partout au monde — Marseille, Beyrouth, Tanger —, et notre ami le chimiste s’occupe du reste. Il transforme tout ça en beaux paquets d’héroïne, prêts à être vendus à nos chers drogués de la rue.

— Comment on le récupère, le stock ? demande Georges.

— Une fois par semaine, le chimiste descend à Montréal, donne la cargaison à un de nos gars en échange d’un nouveau paquet d’opium. Après, il achète ce dont il a besoin pour la prochaine batch, se paye du bon temps pendant une couple d’heures dans un des bars de tapettes en ville, puis il retourne à la ferme. On opère comme ça depuis quelques mois.

— Et là, ça marche plus ? demande Coco.

— En plein ça, Monsieur Einstein. Ça fait maintenant presque trois semaines qu’on a pas eu de nouvelles de notre ami. Il y a quelque chose qui cloche là-bas et faut qu’on aille voir ce qui se passe.

— Pourquoi pas lui téléphoner ? demande Georges.

— J’ai essayé, tu penses bien. Mais c’est dangereux de téléphoner à la campagne. Ils ont des lignes téléphoniques partagées, ces habitants-là, et tu sais jamais s’il y a d’autres personnes qui écoutent. Fait que tu peux pas dire grand-chose. Mais j’ai même pas réussi à joindre le vieux cultivateur. Les circuits sont pas trop fiables à la campagne. Surtout en plein hiver.

La Buick poursuit son chemin durant une quarantaine de minutes et quitte l’île Jésus. De temps à autre, Georges, Coco et Napoléon aperçoivent une maison isolée, en plein milieu d’un drap de neige. Parfois le vent se lève, de grandes bourrasques qui propulsent des jets de neige à travers champs, frappant la voiture de plein fouet.

Les seuls véhicules que la Buick rencontre sont un camion Ford qui semble dater de la Grande Dépression, un tracteur et deux carrioles tirées par des chevaux. En voilà une, derrière un énorme cheval de trait, pleine d’enfants enfouis jusqu’au nez sous des couvertures de fourrure. Bien que les fenêtres de l’automobile soient fermées, les hommes de Basora peuvent entendre le carillon rythmé des clochettes du cheval.

Napoléon pouffe de rire avant de lancer :

— Avez-vous vu les enfants regarder la Buick comme si c’était quelque chose qui vient d’une autre planète ? Les yeux grands comme des trente sous !

La route n’est pas glacée, si bien que la Buick va bon train. De chaque côté de l’auto, de la neige partout, à perte de vue. Les rares arbres, dénudés, qui émergent des champs, semblent demander grâce.

— Puis, Georges, s’enquiert Napoléon, comment tu trouves notre belle campagne canadienne-française ?

Avant de répondre, Georges hoche la tête.

— Ces champs qui en finissent pas. Je suis pas habitué à voir l’horizon, moi. À Montréal, il y a toujours un édifice dans le chemin. Je suis un peu déboussolé ici, je dois avouer.

La route serpente pendant un temps, pour aboutir dans une forêt. Des érables partout.

— Faut qu’on s’arrête, dit Georges. Faut que j’aille pisser et je pense pas pouvoir me rendre à la ferme.

— Je ferais ça vite si j’étais toi, dit Napoléon.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Ben, à cause des loups-garous.

— Des quoi ?

— Des loups-garous. Moitié hommes, moitié loups. Satan lui-même rôde dans la forêt et en bordure des villages à la recherche d’hommes qui ont pas été à confesse depuis sept ans. Quand il en trouve un, il l’attrape et pouf ! la peau du pauvre gars se change en cuir et il lui pousse une longue queue touffue et son corps se couvre de poils noirs et ses yeux deviennent rouges comme l’enfer. D’habitude, les loups-garous se tiennent en meutes. Le soir, ils font de grands feux de joie avec des branches de sapin, puis ils dansent et ils hurlent comme des sauvages. Par terre, à côté du feu, tu peux voir un corps coupé en morceaux, celui de la personne que les loups-garous ont capturée. C’est Satan qui les réunit de même, pour qu’ils puissent boire le sang et manger la chair des chrétiens. Tu peux en trouver un peu partout dans les parages, des loups-garous. S’il y en a un qui te voit pisser sur le bord du chemin, il va t’attaquer, c’est sûr. Et la seule façon de les tuer, les loups-garous, c’est de leur tirer dessus avec une balle qui a été trempée dans l’eau bénite. Fait que ce que je te dis, moi, c’est que d’aller pisser maintenant c’est pas une si bonne idée.

— T’essaye juste de me donner la chienne avec tes affaires de fous, proteste Georges.

— Non, non. Je te le jure. Mon père est né par ici, il a déménagé à Montréal quand il était jeune, avant de se marier. Il nous racontait tout ça, à mon frère et moi, des histoires qu’il tenait de son père. Mon grand-père a vu un loup-garou dans sa jeunesse.

— C’est ça, oui. Puis moi, l’autre jour, j’ai vu le général de Gaulle au coin de Sainte-Catherine et Amherst. T’es plein de chnoutte avec tes niaiseries de loups-garous. J’arrête juste ici, sur le bord du chemin, et je vais pisser un bon coup. Et je vais prendre tout mon temps à part ça. Je vais faire des beaux dessins jaunes dans la neige.

— C’est comme tu veux, jeune homme…

Une fois la Buick immobilisée, alors que Georges s’apprête à ouvrir la portière, Napoléon ajoute :

— C’est les loups-garous ou les sauvages.

Georges pousse un bref rire.

— Quels sauvages ?

— Mais tu connais donc rien ? C’est des Iroquois que je te parle. Il y en a tout plein qui vivent encore dans la région. La réserve d’Oka. Ils scalpent plus le monde comme dans le bon vieux temps, mais ils restent des sauvages, surtout quand ils sont sur la brosse.

— Et les Zoulous, eux autres ?

— Quoi ?

— À t’écouter, ça m’étonnerait pas que tu me dises qu’il y a peut-être une gang de Zoulous cachés derrière un banc de neige. Des Zoulous avec un os dans le nez, puis des lances, puis des boucliers en peau de lion. C’est juste qu’ils sont habillés avec des fourrures de castor à cause du froid.

Napoléon se tape la cuisse en riant.

— On sait jamais par ici, mon gars, dit-il. Laisse le moteur tourner et le chauffage au maximum, O.K. ?

Georges sort de l’auto, fait quelques pas hésitants en direction du fossé et se met à uriner. C’est plus fort que lui, il jette un œil à gauche et à droite, s’attardant au buisson de l’autre côté du fossé, en bordure de la forêt. Il entend Napoléon et Coco se dilater la rate dans la voiture. Crétins…

Alors que Georges reprend place derrière le volant, Napoléon lui lance :

— Ben dis donc, t’as fait ça vite. Me semblait que t’allais faire une œuvre d’art dans la neige…

— Il fait pas loin de moins cinquante dans cette ostie de Sibérie. J’étais pas pour me laisser geler les bijoux de famille rien que pour prouver que je crois pas à tes sornettes de loups-garous. Ça fait peut-être peur aux vieilles bonnes femmes et aux enfants du fin fond des bois comme ici, mais pas à moi. Même chose pour les Iroquois.

— Les Zoulous aussi ?

— Les simonaks de Zoulous aussi !

Napoléon, Coco et Georges éclatent de rire.

Georges fait ronfler le moteur et la Buick s’élance dans un crissement de pneus qui lézarde le silence ambiant. Au terme de quelques minutes, la forêt prend fin et la voiture est de retour dans la plaine glaciale.

À la croisée des chemins, trois milles plus loin, Napoléon indique à Georges de prendre à droite et la Buick emprunte un chemin étroit et inégal.

— C’est là, dit Napoléon après un moment. La maison rouge avec la véranda. C’est celle-là.

L’automobile avance péniblement dans l’allée et arrête à une vingtaine de pieds de la maison.

Aussitôt, un mastiff se précipite vers la Buick. C’est une bête gigantesque, tenant beaucoup plus de l’ours que du chien. Juché sur ses pattes arrière, le molosse s’en prend à la portière du côté de Coco, aboyant d’une voix rauque et découvrant ses crocs formidables, y allant de claquements de mâchoires effroyables.

Coco a un mouvement de recul, avant de se mettre à aboyer lui aussi, rendant le chien encore plus survolté.

— Arrête ça, sacrament ! lui crie Georges. Cet ostie de monstre-là va arracher toute la peinture avec ses griffes.

— Faut bien qu’on sorte d’ici, réplique Napoléon.

— Fuck, dit Georges, j’ai pas envie de le tuer, ce chien-là.

C’est alors qu’un coup de sifflet retentit, et le mastiff retourne à la maison en quatrième vitesse.

Sur la véranda de la maison se tient un vieillard, la chevelure blanche dansant dans le vent, un fusil de chasse entre les mains, pointé vers la Buick.

— Qu’est-ce que vous voulez ? crie le vieillard.

De sa bouche s’échappent des bouffées de buée épaisse.

Napoléon baisse la vitre et fait un geste de la main.

— Monsieur Brindamour, dit-il.

— Ah, c’est vous, dit le vieillard. Je me disais que vous alliez retontir avant longtemps. Je vais chercher mon capot pis je reviens.

Pendant que le cultivateur est dans la maison, le chien sur la véranda produit un grognement guttural, effrayant et continu, comme s’il n’avait pas besoin de respirer.

Napoléon, Georges et Coco sortent de l’auto tout en gardant l’œil sur cette espèce de créature du diable.

Au sommet du sapin géant se dressant près de la maison, une paire de corneilles s’égosillent. Soit qu’elles s’engueulent vertement, soit qu’elles lancent des invectives aux intrus.

Le vieux cultivateur, vêtu d’un manteau de bûcheron, ressort de la maison et descend les marches d’escalier. Il est coiffé d’une casquette avachie.

— Reste icitte, Brutus, ordonne-t-il à son chien.

— Les gars, dit Napoléon. Je vous présente Anthime Brindamour. Lui et moi on s’est entendus pour le laboratoire.

Monsieur Brindamour a une boule de tabac à chiquer entre sa lèvre inférieure et ses gencives, le gonflement lui donnant une apparence simiesque.

— Ouais, dit-il. C’est bien vrai. Mais les choses ont pas tourné comme on avait prévu, j’ai ben peur.

Napoléon se gratte le menton.

— C’est ce qu’on s’est dit en ville, oui. C’est pourquoi mes gars et moi on vient vous voir aujourd’hui. Montrez-nous donc votre étable, Monsieur Brindamour.

Monsieur Brindamour crache une boule brunâtre et visqueuse qui, cinq pieds plus loin, pénètre dans un banc de neige.

— Par icitte, dit-il.

La voie reliant la maison et l’étable a été déblayée, et les hommes y cheminent sans encombre. La neige crisse sous leurs pieds.

— Tabarnak qu’il fait froid, murmure Coco entre ses dents.

Georges, transi jusqu’à la moelle, n’ajoute rien au commentaire de son comparse.

Monsieur Brindamour ouvre la porte de l’étable et tous s’engouffrent à l’intérieur. Les fenêtres à chaque extrémité laissent pénétrer une lumière crépusculaire. Le sol est recouvert d’une couche de foin plus ou mois frais.

Georges fait la grimace et se pince le nez.

— T’aimes pas la senteur, le gros tough de la ville ? s’esclaffe Monsieur Brindamour. C’est rien, ça. J’ai déjà eu des cochons ici dedans. Les cochons, c’est les bêtes les plus puantes que le bon Dieu a créées, je vous le dis. Un peu de bouse de vache, à comparer, on dirait le parfum de la servante du curé.

Napoléon et Monsieur Brindamour avaient convenu que le cultivateur pourrait garder un cheval, pour le transport, et deux vaches, pour fournir la maisonnée en lait. Les animaux sont dans leur stalle, à l’arrière de l’étable.

Fanfaron, Coco s’approche des bêtes en se pavanant.

— Tu vois, Georges. La grosse bibitte noire et blanche, là ? C’est une vache.

— Attention, mon garçon, dit Monsieur Brindamour. J’achalerais pas Régina si j’étais toé.

Coco se bidonne et se tient tout près de la vache.

— Ostie que c’est laid comme animal. Vous trouvez pas ? Regarde, Georges, la patente rose en dessous de son ventre, toutes ces tétines…

Sans crier gare, Régina balance sa queue d’un côté, comme si elle voulait chasser une mouche énervante, puis y va d’un coup de patte fulgurant. Le sabot s’abat sur Coco, tout juste au-dessus du genou. Et Coco de s’aplatir au sol, se tordant de douleur dans le foin et le fumier.

Georges l’aide à se relever, alors que Napoléon et Monsieur Brindamour rient un bon coup.

— Câlisse, se plaint Coco en se frottant la cuisse, elle m’a fait mal, la chienne.

— Moi qui pensais que c’était une vache, dit Georges.

— T’es vraiment pas drôle.

— Je t’avais prévenu de pas déranger Régina, dit Monsieur Brindamour.

Coco a envie de sortir son revolver et de trouer la peau de ce vieux débile de cultivateur, et de cette vache…

Napoléon pointe là où le labo avait été installé. Dans un coin, une caisse en bois remplie de débris : de l’équipement fracassé, des filtres déchirés, une cocotte tabassée.

— Bon, constate Napoléon. Le labo a été détruit. Les choses ont été nettoyées. Où est le chimiste ? J’ai vu son auto nulle part.

Monsieur Brindamour enfonce ses mains dans les poches de son manteau.

— Venez dans la maison. Je m’en vais tout vous raconter.

Les hommes quittent l’étable pour se rendre à la maison, Coco fermant la marche en claudiquant.

À la vue de Napoléon et de ses hommes, Brutus se met à aboyer et à grogner de nouveau.

— Ta boîte ! lui crie Monsieur Brindamour, et le mastiff de se fermer la gueule aussitôt.

Madame Brindamour est assise dans une chaise berçante à côté du poêle à bois. Elle se lève pour accueillir les visiteurs. Elle porte une robe de coton blanche à pois jaunes, une robe qu’une jeune femme arborerait par un beau samedi de mai. Et pourtant Madame Brindamour est très vieille et boulotte, et elle a de grands yeux un peu perdus. Mais ce qui frappe tout de suite, ce sont ses mains ravagées par l’arthrite, ses doigts fusionnés formant une sorte de crochet. Seuls ses pouces sont mobiles.

Monsieur Brindamour esquisse un geste en direction de la table de cuisine.

— Ôtez vos capots, messieurs. Puis assisez-vous.

Il fait bon dans la cuisine, avec le poêle qui ronronne comme un gros chat et le bois qui crépite. La chaleur se répand partout, englobe tout, et Napoléon et ses gars se sentent enfin bien.

Monsieur Brindamour se dirige vers le poêle à bois, sur lequel se trouve une cruche en céramique. Sa femme apporte les verres un par un, les coinçant entre ses mains difformes. Les hommes l’observent sans mot dire, comme si c’était un spectacle fascinant, alors que la vieille femme se déplace en traînant les pieds du vaisselier à la table, le visage dénué d’expression.

Une fois la tâche de sa femme accomplie, Monsieur Brindamour empoigne la cruche et verse un liquide rouge et fumant dans chacun des verres.

— Buvez-moé ça, les gars, ordonne-t-il. C’est du caribou. Ça va vous réchauffer le sang.

— C’est quoi, du caribou ? demande Georges.

— Tu mélanges du vin sucré avec un peu de petit blanc pis deux ou trois clous de girofle, tu mets ça sur le feu pendant un bout’ de temps, pis ça donne du caribou. Je le fais moé-même. Pas besoin d’être un chimiste.

Monsieur Brindamour lève son verre et déclare :

— Un autre que les Anglais auront pas.

Les hommes boivent.

— Ahh, s’exclame Napoléon. Ça fait du bien par où ça passe.

— Toé ! lance Monsieur Brindamour à Coco. Ton capot. Ma femme va te le nettoyer.

Coco hésite une seconde, puis remet son pardessus à la vieille femme, qui lève le nez à la vue de la merde de vache ici et là sur le cachemire.

Madame Brindamour quitte la pièce, agrippant le pardessus par ses crochets.

Un grand coup de vent fait soudainement vibrer les fenêtres de la cuisine. Monsieur Brindamour se lève pour attiser les flammes dans le poêle et ajoute une bûche. Après avoir rempli de nouveau les verres de caribou, il prend place dans la chaise berçante et se fout une bonne boule de tabac derrière la lèvre. Le mastiff se roule en énorme masse de poils bruns à ses pieds.

— Bon, dit le vieillard. Laissez-moé vous raconter ce qui s’est passé. Durant la grand-messe il y a trois semaines, le curé s’est mis à chialer contre le chimiste pis son « assistant ». Je sais pas comment il a su qu’ils étaient icitte, mais les rumeurs vont vite à la campagne. « Des diables urbains de la grande ville », qu’il les a appelés en chaire. « Des pédérastes. Des païens qui vont jamais à l’église pis qui empoisonnent notre paroisse ». C’est ça qu’il a dit, notre bon curé. Vous auriez dû le voir, la face comme une tomate tellement il était énervé. On aurait cru que Satan lui-même était dans mon étable.

Monsieur Brindamour ricane, tourne la tête et crache, la boule brune et gluante décrivant un arc parfait dans les airs, pour atterrir huit pieds plus loin en plein dans le crachoir.

— J’aimerais pouvoir faire ça, moi aussi, dit Coco.

— Essaye pas ça icitte, mon gars, dit Monsieur Brindamour. Tu manquerais le crachoir, pis ma femme te chasserait de la cuisine. Elle a l’air de rien, mais…

— O.K., dit Napoléon. Continuez.

— Moé pis ma femme, on s’en est allés aussitôt que la messe a fini. Le commérage du dimanche sur le perron de l’église, ça m’a jamais intéressé. En plus, les gens nous enlignaient de travers. Mais je me suis laissé dire qu’après qu’on est partis, le notaire a pris la parole. « Faut qu’on forme un groupe, qu’il a dit, pour s’occuper du problème tout de suite. Avant que les choses empirent là-bas. C’est Dieu qui veut ça ! » Il est malade, ce type-là. Mais il y a quand même une dizaine d’hommes qui ont dit oui, allons-y. Surtout des jeunes gars, pas mariés, qui ont rien à faire le dimanche à part de se tenir à l’hôtel pis prendre un coup. Et pis il faisait soleil ce jour-là. Pas trop froid. Une belle journée pour faire du grabuge.

« Ça fait qu’une heure plus tard ou à peu près, les gars se sont pointés devant chez nous. Je leur aurais ben envoyé Brutus au cul, mais deux d’entre eux étaient armés, des fusils de chasse. J’avais pas le choix, je les ai emmenés à l’étable. Le chimiste était pas dans le labo. Lui pis son « assistant » avaient une chambre dans l’étable pis ils dormaient. Deux des gars sont allés les trouver pis ils ont sorti le chimiste de son lit assez raide merci. Il portait des longjohns, pis des bas de laine. À côté du lit, sur la table, il y avait une seringue, de la poudre blanche, une cuillère, un briquet.

« Les gars savaient pas trop quoi faire au début. Ils zieutaient le chimiste pis son « assistant » comme s’ils étaient des animaux de foire. Laissez-moé vous dire, ces deux-là tremblaient comme des feuilles. Et pas parce qu’y faisait frette dans l’étable. Ils étaient morts de peur, ça on pouvait le voir.

« Les gars ont spotté les cruches de caribou que je gardais dans l’étable pis ils se sont garrochés là-dessus comme la misère sur le pauvre monde. Ils m’ont dit : “C’est le prix qui faut que vous payiez pour avoir accepté ces hommes-là chez vous.” Les cochons, ils profitaient de la situation, mais je pouvais rien faire, juste fermer ma gueule.

Les gars buvaient et buvaient, pis ils se sont mis à pousser le chimiste d’un bord puis de l’autre, le traitant de tapette, de drogué, de païen. Il y en a un qui a utilisé le mot « pédéraste », comme le curé. Ç’a fait rire les autres. Les gars ont commencé à dire qu’ils devraient le pendre, le chimiste. Mais en hiver, avec toute la neige dans les champs, c’est pas facile de trouver un bon arbre. Les gars continuaient à boire mon caribou comme des bons, pis ils continuaient de pousser le chimiste, pis ils lui flanquaient des claques dans la face pis derrière la tête. L’ « assistant », lui, était à terre, dans un coin, pis il pleurait comme un ti-cul de dix ans. Votre chimiste allemand, je vous le dis, même si c’était un maigrichon, il se laissait pas faire. Il donnait des grands coups de pied aux gars. Il a même essayé d’en mordre un. Un vrai loup-garou. »

Georges se met à rire.

— Qu’est-ce qu’il lui prend ? demande Monsieur Brindamour, les sourcils froncés.

— Occupez-vous pas de lui, dit Napoléon. Continuez.

— Il se débattait tant que les gars m’ont demandé une corde, pis ils lui ont attaché les poignets derrière le dos pis les chevilles ensemble. Comme j’ai dit, les gars avaient décidé de pas le pendre, mais ils se sont mis à démantibuler le labo. Ils ont même démoli le poêle à bois pis ma génératrice, les maudits caves. Pendant tout ce temps-là, le chimiste leur criait de le détacher, de les laisser partir, lui pis son « assistant », d’arrêter de tout briser, tout ça avec un accent allemand qui faisait rire tout le monde.

« Mais un des gars s’est tanné de l’entendre gueuler pis il lui a envoyé un coup de talon dans le ventre. Mais il criait encore plus. Les gars étaient sérieusement éméchés pis je pense que personne savait trop quoi faire, jusqu’à ce qu’un des gars décide de verser une grande rasade de caribou dans la bouche du chimiste pour qu’il se la ferme. Vous auriez dû le voir s’étouffer pis se tordre pis donner des coups de pied dans les airs, comme un brochet dans le fond d’une chaloupe. Les gars ont trouvé ça ben drôle pis un autre a versé encore du caribou dans la bouche de l’Allemand. Il s’est étouffé encore plus pis il a essayé de se lever, mais deux gars l’ont repoussé à terre pis ils l’ont gardé là. Un autre gars a essayé de verser encore du caribou dans la gorge du pauvre bonhomme, mais il se serrait les mâchoires de toutes ses forces. Jusqu’à ce que Pierrot lui agrippe les mâchoires pis les ouvre de force. Pierrot, c’est le gars le plus fort de la région — un vrai taureau. Encore du caribou dans la bouche du chimiste. Pis encore et encore. Des larmes lui coulaient des yeux pis il s’étranglait pis il vomissait, mais les gars arrêtaient pas de verser pis de verser du caribou dans sa gorge. Il essayait de parler, mais tout ce qui sortait de lui c’était du liquide rouge pis du vomi pis de la bile. Tout le monde criait comme des malades. Même les animaux dans l’étable étaient excités. Les vaches beuglaient pis le cheval donnait des coups de sabot dans sa stalle comme si l’étable était en feu.

« Il a essayé de se libérer une dernière fois pis il a cessé de bouger. Il s’est noyé dans le caribou, je pense. Ou peut-être que son cœur s’est arrêté. »

— Sacrament… siffle Georges.

— Quand les gars ont vu ça, dit Monsieur Brindamour, ils ont déguerpi comme des rats. Il y en a même qui se sont enfuis dans la voiture du chimiste.

— L’ « assistant », lui ? demande Coco. Le boyfriend du chimiste ?

— Je sais pas trop comment, mais il a réussi à se pousser. On prétend qu’il se cache dans la forêt depuis, pis que le soir on peut l’entendre hurler comme un coyote.

— La naissance d’une légende rurale, dit Napoléon.

Une autre comète de jus de tabac est expulsée de la bouche de Monsieur Brindamour, suivant la même trajectoire que les précédentes.

— Qu’est-ce qui est arrivé à l’héroïne ? demande Coco.

— Très bonne question, convient Napoléon. J’allais la poser.

Monsieur Brindamour se gratte l’occiput avant de déclarer :

— D’après ce que j’ai pu voir, presque tout’ a été perdu quand les énervés ont démoli le labo. Et pis on m’a dit qu’ils ont donné le reste aux sauvages d’Oka. Ils trouvaient l’idée drôle. Il y a une réserve d’Iroquois pas loin d’icitte.

— On devrait y aller, dit Coco.

— T’es pas un peu marteau ? rétorque Napoléon. Non seulement on trouverait pas la dope, on se ferait étriper par les sauvages.

— Qu’est-ce qu’on va faire, d’abord ? demande Georges.

— Faut que je monte un autre labo, répond Napoléon. Connais-tu un chimiste drogué et homo qui se spécialise dans la fabrication de l’héroïne ?

Georges hausse les épaules.

Napoléon allume un cigare et se tourne vers Monsieur Brindamour.

— Une autre question : pourquoi vous m’avez pas prévenu de tout ça ?

— Ben, mon téléphone marche pas ces temps-ci. J’ai nettoyé l’étable pis j’ai attendu. Je me suis dit que vous alliez vous montrer la face tôt ou tard.

— Et le chimiste ?

— Me suis débarrassé du corps. J’étais pas pour le laisser pourrir dans mon étable ou le jeter dans le champ. Je l’ai mis dans la carriole pis je me suis rendu sur le lac des Deux Montagnes. J’ai creusé un trou dans la glace pis j’ai lâché votre homme au fond du lac, ben lesté avec des pierres. Un gros festin pour les poissons.

— Il y a quelque chose qui me dit que toute cette affaire vous a amusé, affirme Napoléon. Je me trompe ?

Monsieur Brindamour répond :

— Il arrive jamais grand-chose d’habitude dans le coin. Et pis les gens par icitte vont vous dire que je suis le meilleur raconteux de la paroisse. Les bonnes histoires, moi, j’aime ça.

Coco se gratte la nuque.

— Sauf votre respect, monsieur, me semble que vous avez rien fait pour les arrêter, ces gars-là. C’est comme si vous aviez tout laissé faire et que vous vous en foutiez pas mal.

Brutus lève son énorme tête. Monsieur Brindamour la tapote et rétorque :

— Je vous ai expliqué que ces gars-là étaient armés. Je voulais pas qu’ils s’en prennent à moi ou à ma femme, ça fait que j’ai décidé de me tasser de leur chemin.

— Qu’est-ce que tu penses de tout ça, Napo ? demande Coco. Basora va être en beau sacrament quand on va lui raconter ce qui s’est passé ici.

Napoléon se lève et dépose son verre sur le poêle à bois.

— Bon, tranche-t-il. On y va. La nuit vient vite à ce temps-ci de l’année et il fait noir comme chez le loup à la campagne. J’ai pas le goût qu’on se perde.

— Oui, dit Georges. On sait jamais sur qui ou sur quoi on pourrait tomber dans les environs.

Napoléon le lorgne avec un sourire en coin.

Coco gémit en se levant de sa chaise et se touche la cuisse du bout du doigt.

— Je vais avoir un bleu de la grosseur d’une puck.

— T’es chanceux que Régina t’a pas cogné en pleine poitrine, dit Monsieur Brindamour. Elle aurait pu te tuer.

La femme du cultivateur revient dans la cuisine et redonne à Coco son pardessus. La merde de vache est disparue.

— Merci, Madame Brindamour, bredouille Coco.

Napoléon serre la main de Monsieur Brindamour et lui fait un subtil signe de la tête.

— Merci pour votre hospitalité. Et pour les informations.

*   *   *

Alors que la Buick s’apprête à quitter l’allée de la ferme pour emprunter la route, Georges jette un œil dans le rétroviseur et voit Monsieur et Madame Anthime Brindamour qui se tiennent côte à côte sur la véranda, Brutus à leurs pieds. Il ne pourrait le jurer à cause de la distance, mais il lui semble que les deux vieux affichent un grand sourire.