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Théo s’en va-t-en guerre
(juillet 1940)
M
aman pleure. Jacqueline pleure. Georges a toutes les peines du monde à retenir ses larmes. La petite Estelle, six ans, est tout à fait bouleversée par ces élans émotifs. Jérôme, quant à lui, fulmine.
Théo porte l’uniforme gris des Fusiliers Mont-Royal, tout neuf. Ses bottes noires sont impeccablement cirées, son béret est bien ancré sur sa tête. L’insigne sur le côté gauche de sa poitrine représente une grenade d’or allumée de douze flammes avec la devise « nunquam retrorsum ».
— Arrêtez de pleurer, maman, proteste Théo. Vous devriez être heureuse. Aller à la guerre, se battre contre les nazis, libérer la France — c’est beau, tout ça. C’est noble. Et puis je vais revenir avec mon uniforme couvert de médailles. Vous allez être fière de moi.
Théo prend sa sœur Estelle, la dépose sur ses genoux et lui murmure quelques mots d’adieu à l’oreille.
— Moi, je comprends pas pourquoi tu voudrais aller te battre pour le roi d’Angleterre, lui lâche Jérôme. Les Anglais, ils nous ont toujours méprisés. Ils nous exploitent depuis la Conquête. Pourquoi te faire tuer pour eux ? Les Allemands, ils nous ont rien fait, eux.
— Écoutez-le donc, lui. Ça fait les quatre cents coups sur la Main et ça se permet de faire de grands discours politiques.
— Jérôme a raison, dit maman entre deux sanglots. Pourquoi t’es entré dans l’armée ? C’est pas notre guerre à nous, ça.
— Je viens de vous l’expliquer pourquoi, maman. Et puis c’était ça ou travailler dans une usine d’armement douze heures par jour. J’ai vingt et un ans, il est temps que je fasse quelque chose d’excitant dans la vie.
Il se tourne vers Jérôme et ajoute :
— Toi, t’as pas envie de sortir du quartier ? T’as vingt-cinq ans ; t’as pas le goût de voir le monde ?
— Oui, mais pas en portant cet uniforme-là.
— Ça veut dire quoi, les mots sur ton insigne ? demande Georges.
— « Ne jamais reculer », répond Théo avec fierté. C’est en latin.
— Vous allez peut-être reculer quand les Allemands vont vous rentrer dedans avec leurs tanks, objecte Jérôme. Comment on dit « sauve qui peut » en latin ?
Théo envoie un regard meurtrier à son frère avant de rétorquer :
— Si t’avais le guts de t’enrôler, toi, tu pourrais te permettre ce genre de commentaire.
— C’est pas une question de guts, Théo, sacrament. C’est une question de logique. Comme je te demandais tout à l’heure : pourquoi aller se faire massacrer à l’autre bout du monde pour protéger l’Empire britannique ?
— Et ton devoir patriotique ? demande Théo.
— Mon devoir patriotique ? Fuck mon devoir patriotique. Quand le vieux chameau à Mackenzie King a décidé de déclarer la guerre aux Allemands l’an passé, les Canadiens français auraient dû marcher sur Ottawa pour botter son gros cul mou de premier ministre plutôt que de joindre l’armée comme des moutons. J’en connais des gars qui se sont enrôlés et ils me racontent que les Canadiens français sont traités comme des nègres dans l’armée canadienne. Viens pas me faire chier avec tes osties d’histoires de devoir patriotique. Et puis cette guerre-là, elle va durer des années. Tu vas voir. Les Russes et les Américains vont s’en mêler et ça va être l’hécatombe.
— J’en ai assez entendu. Faut que j’y aille, maman.
Théo pose Estelle sur le plancher et va embrasser sa mère sur les deux joues.
— Je vais vous écrire souvent, promet-il.
La mère ne se lève même pas de sa chaise tant elle est dépassée par les événements, épuisée mentalement, souffrante physiquement.
Théo étreint ensuite Jacqueline, puis ébouriffe les cheveux de Georges.
— Essaie de te comporter comme du monde, toi, lui lance-t-il en souriant.
Il ne jette même pas un regard à Jérôme lorsqu’il sort de la pièce.
— Il se peut bien qu’on le voie plus jamais, celui-là, soupire Jérôme.
Jacqueline fonce vers son frère et lui lance entre les dents :
— Pourquoi tu racontes des affaires pareilles devant maman ? T’es bien sans-dessein.