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Pétard
(octobre 1931)

Parfois, lorsqu’il daigne être là après le souper, Fernand Ménard prend place dans son fauteuil, tout près de la radio, un vieux magazine sur les genoux, et il roule des cigarettes avec une grande dextérité qui lui vient d’une longue habitude.

Ce soir, il écoute une émission de variétés. Fernand rit rarement, du moins à la maison.

Jérôme, Théo et Georges sont dans la pièce en compagnie de leur père. La mère est dans la chambre à coucher ; elle essaie d’endormir le petit Mathieu qui fait ses dents et pleure sans arrêt. Jacqueline est sortie jouer avec des amies.

— Qu’est-ce que vous faites encore ici, vous trois ? lance Fernand à ses fils. D’habitude on vous voit pas trop longtemps après souper.

— On écoute l’émission, papa, dit Jérôme. Comme vous. C’est drôle.

Fernand grommelle quelque chose et retourne à ses cigarettes. Une autre blague le fait rire. Les garçons ne l’ont pas souvent vu de si bonne humeur. Un message publicitaire interrompt l’émission.

— Câlices d’annonces, marmonne Fernand en se levant de son fauteuil.

Il dépose le magazine, le tabac et le papier à cigarettes sur le fauteuil et déclare qu’il s’en va pisser. Il sort pour se rendre à la bécosse.

— Regardez ça, chuchote Jérôme.

Il tire un sac de la poche arrière de son pantalon. Le sac est rempli de petits pétards rouges.

— C’est quoi ? demande Georges.

— Des pétards, répond Jérôme. Des patentes qui explosent.

— Où t’as trouvé ça ? demande Théo.

— Chez Oscar. Mais le sacrament de bonhomme Tremblay les garde derrière le comptoir. Pas moyen de les piquer. Mais ça en vaut le prix.

— Comment ça marche ? demande Georges.

Il est excité ; ses grands frères l’incluent rarement dans leurs activités.

Jérôme chuchote :

— Tu les rentres dans une cigarette, et quand le gars prend une touche, POW !

Les garçons éclatent de rire.

Jérôme pointe le fauteuil du paternel.

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Il va nous massacrer, objecte Théo.

— Mais non. Il va pas savoir que c’est nous. C’est demain qu’il va fumer la cigarette. Au port. Il va penser que c’est la faute d’un des gars avec qui il travaille. Il raconte tout le temps qu’ils se jouent des tours, pas vrai ?

— Il va se taper une crise du cœur, dit Théo.

Jérôme et Théo rient. Georges aussi, bien qu’il ait de plus en plus peur.

Jérôme prend une des cigarettes déjà roulées sur le fauteuil.

— On est supposé en mettre rien qu’une, précise-t-il, mais allons-y avec deux. Pour être certain.

— Allons-y avec trois, enchaîne Théo.

Les frères rigolent pendant que Jérôme insère les pétards avec un cure-dent.

— Dépêche-toi, dit Théo. Il va revenir, ça sera pas long.

— Toi, Georges, t’as besoin de pas nous trahir, prévient Jérôme. Sinon on va t’en maudire toute une, Théo et moi.

— Pas peur, réplique Georges. Je suis pas un stool.

Une minute plus tard, leur père est de retour. Il ramasse ses cigarettes et les met dans un étui.

Au même instant, la mère entre dans la pièce :

— Où tu vas, Fernand ?

Elle sait fort bien où il s’en va.

Pour toute réponse, son mari la foudroie du regard.

Elle baisse les yeux.

Les garçons sont heureux que cette fois-ci il n’y ait pas eu d’engueulade ou pire, de coups.

*   *   *

Situé rue Amherst au sud de Dorchester, Le Paradis Terrestre est un club de danseuses qui attire toujours le même type de clientèle : ivrognes qui, soir après soir, crachent et vomissent sur le plancher recouvert de bran de scie après avoir avalé une eau-de-vie qui pourrait servir de décapant ; marins avinés et violents ; parasites sociaux toutes catégories confondues ; prostituées de toutes tendances, inclinaisons et orientations sexuelles que personne, le moindrement sain d’esprit ou à jeun, n’oserait toucher. C’est un endroit à la Sodome et Gomorrhe condamné par l’Église catholique et par tous les bien-pensants en ville.

Fernand est près de la scène, comme presque chaque soir, avec Roland, son compagnon de beuverie steady. Il regarde autour de lui. À une table pas loin, une femme est assise seule. Avec difficulté elle parvient à se lever et titube vers les toilettes, ne quittant pas le sol des yeux, comme s’il risquait de disparaître à tout moment. Elle est tellement soûle on la dirait démente.

— Ah, shit, dit Fernand. C’est pas Lionel, là, qui vient d’entrer ? Je pensais qu’on l’avait envoyé à Bordeaux pour trois ans, cet animal-là.

L’homme qui s’amène est accoutré d’un habit à rayures passé de mode. Ses chaussures sont élimées. Il prend place à la table de Fernand, bien que personne ne l’invite, et dépose son verre devant lui. Il arbore le sourire imbécile de celui qui a trop bu.

— On te croyait encore au pénitencier, toi, déclare Roland.

— Ils m’ont laissé sortir après dix-sept mois et cinq jours, répond Lionel. Bonne conduite. Ils m’ont remis mon chèque pour mon travail en dedans, et salut la visite. Cinq cennes par jour qu’ils vous donnent, les cochons. Première chose que j’ai faite a été de me débarrasser des vêtements qu’ils m’ont refilés. Je voulais pas que les gens sachent que je sors de prison. Ce que j’ai sur le dos, c’est tout ce que j’ai pu me payer. Puis je suis venu ici. La Main, c’est chez nous.

— Ce que tu portes là, ironise Fernand, ça a dû appartenir à un beau Monsieur dans le temps de Louis-Joseph Papineau.

— Tu peux bien parler, répond Lionel. Personne va te prendre pour le président de la Royal Bank avec ta veste miteuse.

Roland pouffe de rire et tapoche Fernand sur le bras :

— Touché.

— Oui, bon, allez chez le diable, tous les deux.

— Alors, Lionel, demande Roland, qu’est-ce que tu comptes faire asteure ?

— Faut que je me trouve du travail.

Lionel sourit et se penche vers Fernand.

— Fernand, mon vieux, je me disais. Peut-être que je pourrais travailler comme débardeur. Peut-être que tu pourrais parler de moi à ton boss. Lui demander de m’engager.

— C’est quand la dernière fois que tu t’es mis devant un miroir, tête à claques ? demande Fernand. Tu survivrais pas une matinée sur les quais, un petit morpion de ton espèce.

— Écoute, si un ivrogne comme toi peut travailler là, je vois pas pourquoi je serais pas capable de faire pareil.

Fernand n’a pas envie de discuter avec Lionel. Il n’en vaut pas la peine. Il s’adosse à sa chaise et allume une cigarette :

— Oublie ça, je te dis.

Lionel est furieux.

— Bon. Au moins tu pourrais me donner une cigarette.

— Rien de rien, tu m’entends ? Tu me traites d’ivrogne, et ensuite tu me demandes une cigarette. T’es encore plus crétin que je pensais.

— Une seule maudite cigarette. Je sors de prison. Je suis cassé comme un clou. Faut que je garde les quelques piastres que j’ai. Faut que je me trouve un endroit pour dormir. Faut que je me trouve une femme. Ça coûte de l’argent, tout ça.

— Rien, je te répète.

Lionel se lève et envoie valser sa chaise par-derrière.

— Allez, maudit radin. Est-ce que ça va te tuer de me donner une ostie de cigarette ?

— Donne-lui donc une cigarette, Fernand, dit Roland. Qu’il arrête de brailler…

Fernand regarde Lionel avec tout le mépris du monde. Il tire une cigarette de son étui et la lance à Lionel.

— Tiens. Déménage, maintenant.

Lionel vide son verre, titube jusqu’au bar, prend une boîte d’allumettes et allume sa cigarette. Il rejette la tête en arrière et souffle une traînée de fumée vers le plafond, prend une autre bouffée et…

L’explosion fait sursauter tout le monde, incluant les musiciens qui cessent de jouer, incluant la strip-teaseuse à demi nue qui se jette en bas de la scène, croyant que quelqu’un vient de faire feu avec un pistolet.

Lionel hurle de douleur, le visage enfoui dans ses mains. Une senteur de peau et de cheveux brûlés se répand dans le Paradis Terrestre. Le barman attrape un pichet d’eau et en lance le contenu à la tête de Lionel.

— Amenez-le chez le docteur, crie-t-il aux hommes éberlués qui entourent Lionel. Amenez-le à l’hôpital tout de suite.

Roland rit à gorge déployée et donne des claques monumentales dans le dos de Fernand. Celui-ci rit lui aussi, tout en se disant qu’une fois rentré à la maison, il va flanquer à ses fils la raclée de leur vie.