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Paradis Terrestre
(8 janvier 1948)
L
e maître de cérémonie se dandine jusqu’au microphone. Le mur derrière lui fourmille d’ampoules électriques. Plusieurs sont grillées. Le pantalon du maître de cérémonie flotte bizarrement autour de ses jambes et sur son visage pourpre se lisent des traces d’alcool, de syphilis, de démence. On dirait un clown psychopathe. Il est aussi le propriétaire du Paradis Terrestre.
Les serveuses déambulent entre les tables et le bar, leur plateau rempli de bouteilles de bière et de verres d’alcool maison. Le Moët & Chandon n’a pas la cote dans cet établissement.
Le band est composé d’un saxophoniste cul-de-jatte juché sur une chaise haute semblable à celle d’un bébé, d’un pianiste au crâne rasé et bosselé comme la surface de la lune et, à la batterie, d’un gars pour qui le summum du cool est d’y aller d’un « Tshh ! » tintamarresque sur la cymbale toutes les cinq secondes, peu importe la pièce que ses distingués collègues et lui sont en train de jouer. Et personne ne semble s’interroger sur le fait qu’une poule se promène sur la scène, comme si de rien n’était, une poule noire à la crête écarlate.
Les danseuses du Paradis Terrestre sont pour la plupart fraîchement débarquées du nord de l’Ontario ou de l’Abitibi. Bien souvent, ce sont des filles de mineurs qui ne pouvaient supporter l’idée d’une vie à se morfondre et à s’occuper de sept marmots pendant que leur mari travaille deux mille pieds sous terre. Alors elles ont laissé une note sur la table de la cuisine, ont sauté dans l’autobus et sont venues à Montréal parce que c’est la grande ville et qu’on peut y travailler, y refaire sa vie. Mais les jobs sont rares et des rabatteurs engagés par les clubs les abordent à la sortie des maisons de chambres où elles aboutissent. Mieux vaut danser que de quêter sur les trottoirs. Cependant, elles ne pouvaient s’imaginer à quel point ces clubs de strip-tease de la métropole sont rudes, presque autant que les hôtels que leur père, oncles et frères fréquentent dans leur bled natal, où la majorité des danseuses sont des Amérindiennes qui font aussi des passes aux mineurs et bûcherons pour le prix de quelques verres.
Fernand est près de la scène, avec trois copains. Louis a déjà trop bu. Il s’appuie contre la table et tente de toutes ses forces de ne pas s’endormir. Roger est débardeur tout comme Fernand, ses mains rugueuses sont la preuve du dur labeur qu’il effectue chaque jour. Hervé est comptable pour la Sun Life et porte le nœud papillon qu’il a noué ce matin-là. Lui, ses ongles sont presque toujours fraîchement limés.
La première fois que Fernand a vu Hervé à une table du club, il n’a pu s’empêcher de l’approcher et, avec son franc-parler habituel, de lui demander ce qu’il faisait ici.
— Au bureau, lui avait répondu Hervé, je suis entouré de vieilles filles, de dactylos habillées comme des saintes-nitouches et de vieux croulants qui pensent qu’à faire de l’argent. Jamais au sexe. Ici, il y a de l’action. Que veux-tu, je suis obsédé par les seins, par le cul. Et j’aime les femmes bien en chair, celles avec un cul bien rond et une belle grosse poitrine. Ma femme, elle est maigre comme un piquet.
— Pourquoi tu l’as mariée d’abord ? lui avait demandé Fernand.
— Ah, ça, c’est plus compliqué qu’un épisode de Rue principale, lui avait répliqué Hervé.
— Mesdames et Messieurs, annonce le maître de cérémonie du Paradis Terrestre, accueillons maintenant la sexy, la voluptueuse, la seule et unique Gina Claudia !
La seule et unique Gina Claudia s’amène sur scène en se trémoussant. Elle commence par ôter sa jupe et, tout en se déshabillant, elle mâche sa gomme et contemple le nuage de fumée de cigarettes agglutiné au plafond. Les spectateurs ne s’en plaignent pas ; des cris et des applaudissements ponctuent chaque pièce de vêtement que l’effeuilleuse enlève.
La poule noire reste de glace face à ces manifestations d’enthousiasme.
— Voluptueuse, ouais, ironise Fernand. Elle est grasse comme une truie, la Gina Claudia.
— Mais non, arrête, proteste Roger.
— Si tu vois pas qu’elle est obèse, c’est que t’as besoin de lunettes, mon gars.
— Elle est pas obèse, objecte Hervé. Elle est bien en chair.
— Je gage qu’elle pèse plus que moi, lance Fernand après avoir bu son verre cul sec. Non mais, regardez-la. Un rhinocéros est plus gracieux que cette affaire-là.
En riant, Hervé dit :
— Mais qu’est-ce que tu connais, toi, à la grâce ?
— Elle nous ferait une faveur si elle se mettait un grand manteau de poils plutôt que de se mettre à poil, dit Fernand.
Roger pouffe de rire dans son bock de bière.
Après quelques minutes, Gina Claudia n’a plus qu’une blouse transparente et un boa violet autour de son cou laiteux, et lorsque ces accessoires se retrouvent sur le plancher, la danseuse y va d’un pas de cha-cha-cha, tourne sur elle-même et présente son derrière à l’auditoire survolté et se le trémousse. Sur chaque fesse, il y a un œil de tatoué.
— Ouais, grommelle Fernand. Non seulement elle est gracieuse, mais en plus elle a de la classe.
Roger éclate d’un grand rire :
— Je savais bien que tu serais de mon avis.
— T’aurais dû voir une des filles hier, dit Hervé. Ses seins étaient comme des missiles et elle avait un cul, mon gars, qu’on suivrait jusqu’au bout du monde. Je me demande encore où ils l’ont trouvée.
— Allons donc, réplique Fernand. Ça fait vingt-cinq ans que je viens dans ce club et ils n’ont jamais eu une fille de même. Jamais. Enligne-moi la débile sur le stage maintenant.
La strip-teaseuse, une femme au visage bouffi et avec un menton démesuré, danse au son de C’est si bon, si on peut appeler danser le fait de se balancer d’un pied à l’autre comme un ours de cirque. Régulièrement, elle éponge la sueur sur son front avec la main.
— Tu me fais rire, Fernand, dit Hervé en se tournant vers la strip-teaseuse. Je t’accorde qu’elle est pas tout à fait la fille de mes rêves, mais t’as jamais, au grand jamais, trouvé ici une danseuse à ton goût. Jane Russell elle-même serait là sur scène, en chair et en os, complètement nue, et tu trouverais le moyen de critiquer.
Fernand lève la main :
— Amène-moi Jane Russell sur cette scène en chair et en os et complètement nue et je jure sur la tête de mes enfants que je dirai rien de mal sur son compte.
Les gars autour de la table s’esclaffent. Le rire de Fernand se transforme en une toux retentissante. Il se racle la gorge et crache sous la table.
— Mon Dieu, dit Hervé. Ça va ?
— Oui. T’inquiète pas. Je tousse seulement quand je ris, monte les escaliers ou quand je me réveille le matin.
Hervé et Roger rient de nouveau.
— Mon médecin m’a conseillé d’arrêter de fumer, déclare Fernand. Je fume depuis que j’ai neuf ans ; j’ai investi trop d’argent là-dedans pour arrêter maintenant.
Il n’en faut pas plus pour provoquer la rigolade une nouvelle fois.
La strip-teaseuse a terminé son numéro et, la poule noire sur ses talons comme un caniche bien élevé, elle quitte la scène sous les applaudissements mous de trois ou quatre pochards, une moue de grande artiste incomprise sur les lèvres.
Fernand s’évente avec une section du journal.
— C’est un ostie de bain turc ici dedans. Pourquoi ils chauffent tant que ça ?
— Qu’est-ce que t’as, Fernand ? demande Roger. T’es pas dans ton assiette ?
— Bah, on a tous nos petits problèmes.
— Dis-nous ce qui t’arrive, dit Hervé.
— Je dois de l’argent à un shylock, si vous voulez savoir. Ses collecteurs m’ont soufflé dans le cou toute la semaine. La patience n’est pas vraiment la qualité numéro un de ce type.
— Je peux t’aider ?
— Non, à moins d’avoir cinq cents piastres à me prêter.
Hervé et Roger sifflent à l’unisson. Cinq cents ?
Le maître de cérémonie accourt sur scène et présente la prochaine danseuse. La jeune femme, qui s’amène d’une démarche censée évoquer Salomé l’ensorceleuse, n’est ni la fille aux missiles, ni Jane Russell — hélas. Le saxophoniste rate les deux premières hautes notes qu’il tente d’atteindre.
— Au moins, laisse-moi te payer un coup, propose Hervé, et il fait signe au serveur.
— Ces maudits shylocks, râle Roger. Ils adorent empoisonner la vie de pauvres gars comme nous. Bien sûr, ils nous prêtent du cash quand on en a besoin, pas de problème. Mais après, ils nous en font baver. Quarante pour cent d’intérêt, les chiens sales.
— Tu peux bien parler, toi, proteste Hervé. Avec tes frères briseurs de jambes pour le mafioso du coin.
— Je me mêle de quoi, moi, sacrament ?
Fernand se recule avec un raclement de chaise.
— Vous me cassez les pieds, vous deux, dit-il. Je m’en vais chez nous.
— Quoi ? s’écrie Hervé.
— Il est même pas minuit, renchérit Roger.
— Je sais. Mais l’air est pas respirable ici et ces filles-là me dépriment. Ce club… Faut que je m’en aille.
Fernand se lève, empoigne son manteau et son chapeau et prend la sortie arrière. Il n’a pas envie de marcher sur Saint-Laurent, pas envie de se taper sa circulation infernale et le clignotement frénétique des néons de la Main. De la musique, de la fumée et des rires se déversent avec lui du Paradis Terrestre dans la ruelle. Sitôt dehors, il se fait engloutir par le froid de la nuit. Il effectue quelques pas, hésitants. « Je suis plus paqueté que je pensais », se dit-il. Il s’appuie contre le mur, malgré le froid qui lui mord le visage.
À ses pieds se trouve un corbeau. Mort. Frigorifié.
« Crisse, se dit Fernand. Un signe de malchance… »
Il ferme les yeux un moment et lorsqu’il les rouvre, il voit deux hommes qui s’amènent vers lui. C’est comme s’ils avaient surgi de nulle part, des êtres fantasmagoriques, diaboliques. La ruelle est mal éclairée et Fernand ne peut pas bien les distinguer. Ils se sont arrêtés. Ils se tiennent là, debout, sans bouger. Le type à gauche est plus grand que l’autre, plus baraqué aussi. Le cœur de Fernand bat plus vite.
— Monsieur Ménard ? demande le type à gauche.
— C’est pas de vos affaires qui je suis.
Les deux hommes ricanent et s’approchent de Fernand.
Le type à gauche porte un grand pardessus avec un large col en laine. Il ôte son borsalino et dit :
— C’est moi, Jérôme.
— Jérôme ?
Fernand reconnaît bel et bien son fils aîné. Son effarement diminue.
— Sacrament, s’écrit-il. Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Mes hommes m’ont dit que vous étiez ici ce soir. Au chic Paradis Terrestre.
— Tes hommes, oui… soupire Fernand. J’ai entendu parler de toi. Tu te débrouilles pas mal, ça m’a bien l’air. Ils t’appellent le « roi ».
— On a décidé de vous rendre visite, Georges et moi.
— Georges…
Le second type retire lui aussi son chapeau.
— Ce que vous avez fait à Estelle à Noël, chien galeux… lance Georges d’une voix blanche. Vous me donnez le goût de vomir.
— Fais attention à tes paroles, mon garçon. C’est à ton père que tu parles.
— Mon père ?
Il fait un pas rageur vers Fernand, mais Jérôme le retient.
— Rappelle-toi ce qu’on s’est dit.
Fernand arrive à détacher son dos du mur pour faire face à ses fils. Son chapeau melon est crânement incliné sur sa tête, comme s’il était encore un jeune loup.
— Qu’est-ce que vous faites dans la ruelle ? demande Jérôme.
— Tu vois bien, je m’offre une belle promenade de minuit dans la froidure.
— Vous avez toujours été crampant, ironise Georges.
Jérôme fixe son père, la catastrophe qu’est son visage, ses yeux ahuris, et enchaîne :
— À vous voir, on dirait que ça va pas trop bien pour vous.
— La vie est pas rose tous les jours.
— On me raconte que vous avez un gars au cul. Des affaires de dettes…
— Je suis un vieux tough. Inquiète-toi pas pour moi.
— Jack Leduc, celui à qui vous devez tout cet argent, il a pas l’habitude d’y aller avec le dos de la cuillère. C’est moi qui vous le dis.
— Tu le connais ?
— Je connais tout le monde dans les environs, réplique Jérôme. En fait, il me doit une faveur, Leduc.
Fernand essaie de se tenir droit. Ses jambes sont molles.
— Tu vas parler à Leduc ? demande-t-il. Tu vas lui demander d’oublier ma dette ?
— Vous pensez ça, vous…
Un grand frisson parcourt Fernand, puis il aboie :
— Pourquoi t’es venu ici d’abord, si c’est pas pour m’aider, sacrament ?
Sa phrase se termine par une violente quinte de toux. Son chapeau melon se retrouve au sol, à côté du corbeau mort.
À la vue de leur père si pathétique, Jérôme et Georges éclatent de rire.
— C’est quoi, votre maudit problème ? lance Fernand. Jacqueline qui me menace avec un couteau de chasse avant-hier et puis ce soir vous deux qui venez me harceler. Vous vous êtes passé le mot ou quoi ?
Jérôme et Georges échangent un regard. Jacqueline avec un couteau de chasse ? Qu’est-ce qu’il raconte, le vieux débile ?
— Bon, dit Fernand, reprenant son souffle. Écoute-moi bien, Jérôme. Je veux que t’ailles parler à Leduc pour lui ordonner de me sacrer la paix. Je suis ton père. Fais ce que je te demande !
Le sourire de Jérôme laisse deviner tout le mépris qu’il ressent pour son père.
— Non seulement j’ai payé votre dette, déclare-t-il, mais j’ai aussi donné à Leduc un bon supplément pour qu’il vous fasse la peau.
La tête de Fernand se met à tourner de plus belle et il tangue, mais Jérôme l’agrippe par le collet pour le stabiliser. Puis il entend Jérôme dire, alors que les deux frères s’éloignent :
— Leduc et ses boys, ils vont lui éclater le crâne.
Le rire de ses fils se répercute dans la ruelle.