26
La nef des fous
(15 janvier 1948)
L
a religieuse gare la vieille familiale Ford de l’orphelinat et coupe le contact.
— Dehors, ordonne-t-elle. On est arrivées.
La façade de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, avec ses pierres grises rugueuses, ses colonnes de granit et ses fenêtres guère plus larges que des meurtrières, est imposante, impressionnante, effrayante. Du moins pour Estelle et Marie-Ange, qui se tiennent au pied de l’asile en compagnie de sœur Céline.
Le trajet entre l’orphelinat et Saint-Jean-de-Dieu a été interminable, l’asile ayant été construit à Longue-Pointe, loin dans l’est de la ville. On ne voulait pas que les fous soient à proximité de la population « normale ». Sœur Céline a donc eu tout le temps d’expliquer aux deux orphelines à bord de la familiale ce qu’elles allaient faire à Saint-Jean-de-Dieu.
— Nous autres, les Sœurs Grises, on a des obligations charitables. Une d’entre elles est de visiter des hospices et des hôpitaux. On essaie d’égayer un peu la vie de ces pauvres gens, surtout ceux qui ont personne dans la vie. On prie avec eux, on leur lit des histoires saintes, on leur apporte des fruits et des bonbons. Des jouets aussi, quand on visite des enfants.
Le visage d’Estelle s’est raidi à ces dernières paroles. Jamais elle n’a reçu de jouets des bonnes sœurs, elle. Ni aucune des autres orphelines d’ailleurs. Mais elle a décidé de ne faire aucun commentaire. À quoi bon…
— Parfois, avait poursuivi sœur Céline dans la familiale, on emmène des filles de l’orphelinat avec nous. Les patients aiment ça, voir des enfants. Ça leur arrive pas souvent et ça les divertit. Ces sont les orphelines les plus fines qui viennent avec nous. Les filles modèles.
Estelle et Marie-Ange n’avaient pu s’empêcher de pouffer de rire. C’était bien la première fois qu’on les qualifiait de « fines », de « filles modèles »… Surtout venant de la bouche de sœur Céline, ces propos étaient tordants…
Bizarrement, cette dernière ne les avait pas rabrouées. Elle avait gardé les mains sur le volant de la Ford, les yeux rivés sur la rue Frontenac. Une statuette de saint Christophe se dandinait au bout d’une chaînette nouée autour du rétroviseur. D’une voix posée, sœur Céline avait déclaré :
— Aujourd’hui, c’est différent. Aujourd’hui, c’est le monde à l’envers.
Estelle et Marie-Ange avaient échangé un regard perplexe.
— Aujourd’hui, c’est à Saint-Jean-de-Dieu qu’on va. Saint-Jean-de-Dieu, c’est un asile d’aliénés. C’est là où on enferme les idiots, les tarés, les déments, les épileptiques, les anormaux, les lunatiques, les arriérés mentaux, les malades du cerveau. C’est la maison des fous.
Estelle avait senti la peur lui monter à la gorge. Elle s’était tournée vers Marie-Ange. Son amie affichait son air crâneur habituel, mais ses mâchoires étaient serrées.
— J’ai décidé de vous y emmener avec moi parce que, justement, c’est le monde à l’envers aujourd’hui. Pas besoin de filles modèles, donc. Au contraire… Ça fait longtemps que je vous ai à l’œil, toutes les deux. Je vois bien comme vous êtes toujours ensemble — en classe, dans la salle de récréation, dans le dortoir le soir. Dieu sait ce qui se passe entre vous deux dans le dortoir en pleine nuit. Ça m’étonnerait pas que vous fassiez toutes sortes de cochonneries…
Estelle avait fermé les yeux. « Les pisseuses, se dit-elle, elles voient le mal dans la moindre amitié, alors que ce sont elles qui parfois vont rejoindre les filles dans leur chambre, du moins les quelques rares qui en avaient une. » Elle s’était remémoré ce matin quand une religieuse se mit à l’enguirlander comme du poisson pourri parce qu’elle s’était extirpée de ses draps et que sa chemise de nuit était remontée jusqu’aux cuisses. C’était en plein milieu de l’été et le dortoir était une véritable fournaise, et Estelle s’était découverte durant son sommeil, sans s’en rendre compte.
— Vous deux, avait continué sœur Céline, si vous cessez pas, vous allez devenir des lesbiennes.
La religieuse avait prononcé ce mot comme si elle risquait de vomir, du bout des lèvres.
Estelle n’avait aucune idée ce de que voulait dire ce terme…
— Il y a pas grand-chose de pire dans la vie, une lesbienne. C’est complètement anormal. À la limite de la démence. Et donc j’ai décidé de vous emmener là où on les place, les anormaux. Ici, à Saint-Jean-de-Dieu…
Estelle scrute l’asile et pense que cette espèce de forteresse est encore plus sinistre que celle de l’orphelinat Jeanne-Mance. Ce qui n’est pas peu dire. Malgré le vent de janvier qui balaie le devant de l’asile, elle et Marie-Ange demeurent immobiles.
— Qu’est-ce que vous attendez ? lance sœur Céline à la tête des deux filles. Une invitation de saint Jean lui-même ?
Estelle et Marie-Ange commencent à gravir les dix marches menant à l’entrée de l’asile, sœur Céline sur les talons. Une fois sous l’arche principale, Marie-Ange trouve la force d’ouvrir la porte.
À peine arrivée dans le hall de Saint-Jean-de-Dieu, sœur Céline se dirige droit vers le bureau derrière lequel est assise une religieuse. La religieuse a de grands yeux verts un peu tristes qui se remarquent d’autant plus que son visage est d’une pâleur spectrale. À son cou pend une grosse croix dorée. Sur le bureau en chêne reposent un grand cahier noir, un encrier et une plume. Sœur Céline esquisse un sourire courtois à l’égard de sa consœur avant d’ordonner à Estelle et Marie-Ange d’un geste brusque de la main d’approcher.
— Les filles, lance-t-elle. Dites bonjour à sœur Émilie.
— Bonjour, sœur Émilie, marmonnent les deux adolescentes.
— Ce sont les sœurs de la Providence qui prennent soin des patients de Saint-Jean-de-Dieu, leur explique sœur Céline. C’est un travail ex-ces-si-ve-ment noble.
— Oui, ajoute sœur Émilie d’un ton monocorde, comme si elle récitait la même prière pour la dix millième fois, nous apportons une assistance physique, morale et spirituelle à ces pauvres âmes égarées dans le labyrinthe de la démence…
Estelle et Marie-Ange n’écoutent pas un mot de ce que les bonnes sœurs racontent. Plutôt, elles parcourent du regard le hall de l’asile. Le hall, au plafond haut comme celui d’une cathédrale, est circulaire et percé de cinq portes menant à autant de sections de l’institution. Une lettre de l’alphabet identifie chacune des portes. Les murs sont tapissés de photos de monsieurs barbus et moustachus à l’air très sérieux, de même que de religieuses au visage encarcané dans une coiffe rigide. En plein cœur du hall se trouve une imposante statue de marbre si blanc, qu’on la croirait constituée de neige fraîchement tombée.
Sœur Céline se penche au-dessus du bureau, empoigne la plume, la trempe dans l’encrier et griffonne dans le cahier noir que Sœur Émilie vient tout juste d’ouvrir à la bonne page.
— Vous savez où est la salle de récréation ? s’enquiert Sœur Émilie.
— Oui, merci, répond sœur Céline tout en se retournant vers Estelle et Marie-Ange. Venez, les filles. Et ôtez vos manteaux, vous allez crever de chaleur.
Estelle et Marie-Ange obéissent.
Avant de s’engager dans le corridor conduisant à la salle de récréation, sœur Céline va se planter au pied de la statue de marbre.
Saint Jean de Dieu a les cheveux courts et il est vêtu d’une toge ondoyante qui lui donne plus l’allure d’un patricien romain que du fondateur d’un ordre hospitalier du 16e siècle. De la main droite, il soutient un homme à demi effondré au sol. Sur le socle de la statue, le sculpteur a gravé : Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux.
— C’est saint Jean de Dieu, déclare sœur Céline, comme si les filles n’avaient pas compris ça toutes seules. Le saint patron des malades et des hôpitaux. L’Ursuline marque un temps d’arrêt, les yeux toujours rivés sur la statue, puis ajoute : Regardez comme il est beau. Vous trouvez pas ?
Estelle et Marie-Ange se zieutent et haussent les épaules le plus discrètement possible, un geste de connivence qu’elles partagent au moins cinq fois par jour.
— Bon, bougonne sœur Céline. On y va.
Elle prend la direction de la porte « C », et elle et les filles s’engouffrent dans le corridor menant à la salle des loisirs. L’interminable corridor, bas de plafond, humide et surchauffé, est parcouru d’un tuyau de fonte qui, à intervalles irréguliers, fuit. Des seaux en métal posés à même le sol récoltent les gouttes d’eau qui s’échappent. Des images saintes et des forêts de crucifix encombrent les murs. Après quelques pas, le trio passe devant une fenêtre grillagée frappée de plein fouet par le soleil. Estelle, Marie-Ange et sœur Céline passent devant des chambres de patients. Estelle ose à peine imaginer l’intérieur de ces cellules. Est-ce que les malades sont enchaînés à un crochet au mur ? Est-ce qu’ils ont toute la journée le nez contre les barreaux de la fenêtre de leur chambre à rêver du temps où ils n’étaient pas fous ? Est-ce qu’ils essaient d’attraper des coquerelles ou des araignées ou des souris pour les manger tout rond ? Estelle meurt d’envie de regarder par l’œil-de-bœuf des portes, mais elle sait bien que sœur Céline se saisirait de cette excuse pour lui tomber dessus. Estelle, Marie-Ange et sœur Céline poursuivent leur route, sans mot dire. Des gens vont et viennent dans le corridor, des religieuses et des hommes portant la longue blouse blanche des médecins, des liasses de papiers sous le bras, une cigarette aux lèvres. En passant devant une chambre dont la porte est entrouverte, Estelle entend la voix d’une dame : « Je vous en prie… Je vous en prie… Je vous en prie… » Estelle voit bien que cet endroit est un lieu infernal, inhumain. Même à comparer à l’orphelinat…
La religieuse et les deux orphelines poursuivent leur chemin dans le corridor dont le prélart reluit comme un sou neuf, jusqu’à ce qu’elles parviennent à une chambre dont la porte est ouverte. Marie-Ange s’y arrête et regarde à l’intérieur. Une religieuse est en train de laver le visage d’une patiente. La religieuse chante un air doux tout en débarbouillant la malade, une dame à la chevelure blanche, dont les bras et les jambes sont attachés à son lit de fer. Estelle et sœur Céline rejoignent Marie-Ange au seuil de la chambre.
— Pourquoi elle est attachée, la madame ? demande Marie-Ange.
La religieuse se tourne vers l’adolescente et sourit.
— Automutilation, laisse-t-elle tomber le plus naturellement du monde, comme si chaque fois qu’elle débarbouillait une patiente, quelqu’un de l’extérieur se pointait pour lui poser une question simpliste.
— Ça veut dire quoi, ça, auto… ?
La religieuse pose les yeux sur sa malade, lui caresse le front et explique :
— Dès qu’elle a une chance, cette pauvre femme essaie de se faire du mal. Avec un couteau, un éclat de verre, ses propres dents… C’est comme si elle était possédée. Parfois, c’est aux autres qu’elle s’en prend. Elle a d’ailleurs tué son mari à coups de marteau il y a cinq ans. C’est pourquoi elle va rester dans cet hôpital pour toujours. Parfois, elle arrive à se détacher, on ne sait pas comment, et elle recommence. C’est une de nos pires psychopathes.
Estelle et Marie-Ange ont de la difficulté à respirer.
— Allons, leur intime sœur Céline. On continue.
Sœur Céline et les deux filles reprennent leur marche, pour enfin déboucher sur une salle ensoleillée. SALLE DE RÉCRÉATION indique l’écriteau à l’entrée de la pièce. Estelle et Marie-Ange restent vissées sur le seuil. La salle contient une table de ping-pong et une table de billard mais personne ne s’en sert. Les fenêtres grillagées de la salle sont hautes et étroites et des crucifix recouvrent les murs. Des chaises roulantes vides sont stationnées çà et là. Il y a une vingtaine de patients dans la salle : une dame sur une chaise berçante, le regard fixe, se croisant et se décroisant les doigts sans cesse ; une octogénaire assise sur une chaise droite tout près d’une des fenêtres, le cou incroyablement long et maigre couronné d’une tête échevelée avec des yeux noirs brillant comme des pierres volcaniques ; un homme dont le front repose sur la table à cartes à laquelle il a pris place, seul ; un jeune homme debout dans un coin de la salle, les bras croisés comme s’il portait une camisole de force, les lèvres pincées et les sourcils froncés ; une femme par terre, un fichu rose autour la tête, les bras encerclant ses genoux remontés ; un être effroyablement maigre longeant le mur du fond — impossible de déterminer s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Une dizaine de patients sont couchés sur le sol, endormis, assommés par les drogues qu’on leur refile. Les calorifères fonctionnent à plein régime, et il règne dans la salle une chaleur insensée. Une sourde cacophonie remplit la salle : grognements, marmonnements, rires étouffés, chants…
— La madame là-bas, murmure Marie-Ange à l’oreille d’Estelle. Elle a une moustache. Ouache…
Estelle se mord les lèvres d’épouvante.
— Allez… ordonne sœur Céline à Estelle et Marie-Ange. Allez leur parler.
Les filles regardent la religieuse avec ébahissement. Elles savent fort bien que ces pauvres patients sont complètement déconnectés du monde réel et que d’essayer de leur « parler » est futile. En fait, elles réalisent que sœur Céline joue un jeu, un jeu sadique.
Estelle et Marie-Ange, à contrecœur, s’avancent vers le milieu de la salle. C’est comme si elles pénétraient le royaume à la fois étrange, fascinant et effroyable d’un conte des frères Grimm, peuplé de créatures maléfiques. Les fous ne réagissent pas du tout à leur présence, ni le monsieur avec la tête contre la table, ni la dame dans la chaise berçante, ni l’homme dans le coin avec les bras croisés. Les deux filles arrêtent leur marche d’un commun accord tacite et se tiennent au centre de la pièce. Elles ne disent rien, se demandent comment elles ont bien pu se retrouver dans un tel cauchemar. D’un geste naturel, Estelle et Marie-Ange se prennent la main, et la chaleur qu’elles ressentent les réconforte quelque peu.
Mais bientôt une voix tonne derrière elles.
— Lâchez-vous, vous deux !
Sœur Céline s’amène en trombe.
— Vous avez pas honte ? s’écrie-t-elle. Même ici vous êtes pas capables de vous conduire comme du monde normal.
Estelle se tourne vers la religieuse.
— On a peur, sœur Céline, proteste-t-elle. On voulait juste…
— C’est vrai que c’est épeurant comme endroit, non ? l’interrompt sœur Céline. Elle affiche un sourire mauvais tout en balayant les lieux du regard. Et laissez-moi vous dire que vous risquez de vous retrouver ici si vous changez pas d’attitude à l’orphelinat.
— Mais on n’est pas folles, Estelle et moi, réplique Marie-Ange.
— Il est pas nécessaire d’être fous à lier pour être interné à Saint-Jean-de-Dieu. Il y a aussi des gens aux comportements asociaux. Des enfants, même… Puis une fois ici, on vous traite. On vous donne des pilules de toutes les couleurs pour vous calmer, pour vous forcer à agir comme il faut. Puis une fois ici, c’est pas facile d’en sortir. Il y a beaucoup de gens qui sont oubliés. Surtout les enfants. Vous voyez pas d’enfants dans cette salle, mais c’est simplement parce qu’ils sont dans une aile spéciale de l’asile. Si ça vous tente, on peut aller les visiter.
— Non ! crie Marie-Ange.
Les yeux d’Estelle se remplissent de larmes. Elle ne sait pas si sœur Céline dit la vérité, mais les paroles qu’elle vient de prononcer l’épouvantent.
— Bon, dit la religieuse. J’espère que la leçon a porté… On s’en retourne à l’orphelinat.
Dans toutes autres circonstances, la phrase « On s’en retourne à l’orphelinat » aurait déchiré le cœur d’Estelle. Pas cette fois. Tout ce qu’elle désire, c’est de quitter ce lieu le plus vite possible, peu importe la destination. Même l’orphelinat Jeanne-Mance…
Les filles emboîtent le pas à sœur Céline alors qu’elle se dirige vers la sortie. Estelle a peine à marcher. Elle se dit que dans cinquante ans elle va encore voir ces gens dans son esprit, leur visage déformé, leurs cheveux tout défaits, leurs yeux hagards…
Le trio arrive à la hauteur de la chambre de la dame attachée à son lit, Madame Automutilation. Sœur Céline ralentit le pas pour jeter un œil à l’intérieur. La porte de la chambre est toujours ouverte, mais il n’y a aucune trace de la religieuse qui lavait la patiente. Sœur Céline s’arrête sur le seuil de la chambre, abasourdie par ce qu’elle voit. Madame Automutilation ronchonne et sa langue se contorsionne hors de sa bouche. Estelle et Marie-Ange se lancent un coup d’œil, et leur espèce de télépathie se met en branle. Elles empoignent sœur Céline, la poussent dans la chambre de la folle de toutes leurs forces et ferment la porte de métal.
Estelle et Marie-Ange regardent par l’œil-de-bœuf de la porte, leurs visages collés l’un contre l’autre.
Madame Automutilation tente désespérément de s’arracher de ses sangles et elle crie à tue-tête, alors que sœur Céline a le visage à deux pouces de l’œil-de-bœuf. Ses yeux sont écarquillés et elle implore les filles de la laisser sortir. Estelle et Marie-Ange entendent à peine sa voix de l’autre côté de la lourde porte. Même si elles voulaient libérer sœur Céline, les filles ne pourraient ouvrir la porte d’acier, qui se verrouille dès qu’on la ferme.
Estelle et Marie-Ange s’éloignent de la porte en lâchant un rire hystérique. Elles savent bien que s’enfuir d’ici est impossible, que jamais les sœurs de la Providence ne les laisseraient partir sans leur accompagnatrice. Alors elles restent dans le corridor, à rire du sort de la pauvre sœur Céline…