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Le cas Estelle
(16 janvier 1948)
U
ne odeur de camphre imprègne le bureau de la mère supérieure. La pièce est exiguë, meublée très simplement, ce qui étonne Jacqueline, qui aurait cru que le bureau de la directrice de l’orphelinat Jeanne-Mance serait plus opulent. Jacqueline s’y trouve parce que la mère supérieure l’a convoquée pour discuter du « cas Estelle », le terme que la religieuse a utilisé au téléphone la veille, tout en refusant d’élaborer.
Mais à présent, dans ce lieu austère, la mère supérieure narre à Jacqueline ce qui est arrivé à Saint-Jean-de-Dieu. Tout en parlant, ses mains voltigent. On dirait des chauves-souris affolées.
— Sœur Céline est en état de choc, précise la supérieure en terminant son récit. Ils l’ont gardée à Saint-Jean-de-Dieu pour la traiter. On ne sait même pas si elle va s’en remettre complètement.
Jacqueline ferme les yeux et baisse la tête, voulant donner l’impression qu’elle compatit avec pôvre sœur Céline. En fait, elle tente de masquer le sourire qui lui est venu en s’imaginant la pisseuse complètement paniquée dans la chambre de la folle.
— Ce que je me demande, Mère, dit-elle enfin, c’est pourquoi vous emmenez des enfants dans un asile de fous…
— C’est une pratique courante, chez nous, Mademoiselle Ménard. La présence des enfants dans des institutions est bonne pour les patients, qui en retirent beaucoup de joie, de même que pour les filles, qui apprennent à devenir de bonnes chrétiennes en fréquentant des gens moins fortunés qu’elles.
— Sauf votre respect, Mère, reprend Jacqueline, moi, ça me semble une forme de torture mentale d’emmener des adolescentes dans un asile d’aliénés.
— Je commence à comprendre, rétorque la mère supérieure en plissant les yeux, l’attitude rebelle et inacceptable d’Estelle. C’est un trait de famille, on dirait bien.
Jacqueline ne répond pas à l’attaque, sachant fort bien qu’elle doit faire preuve de diplomatie.
— Où est ma sœur ? demande-t-elle le plus calmement possible.
La mère supérieure s’adosse sur sa chaise grinçante.
— Votre sœur, Mademoiselle Ménard, a été isolée depuis son coup d’éclat à Saint-Jean-de-Dieu.
— Comment ça, isolée ?
— On l’a enfermée dans une chambre. Seule. Elle ne sort que pour faire ses besoins. Et, en plus, sous bonne escorte.
— Vous êtes pas sérieuse ? C’est un orphelinat ici ou une prison ?
— Vous savez ce que l’on affirme au sujet du sarcasme, réplique la mère supérieure ? Que c’est l’apanage des médiocres…
Jacqueline se mord les lèvres.
— Ce qui est certain, poursuit la mère supérieure, et ses mains de s’envoler de nouveau, c’est qu’Estelle ne peut plus rester parmi nous. Non seulement c’est une rebelle et une fugueuse, mais son comportement est parfois carrément déviant.
— Déviant ? s’étonne Jacqueline. Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Elle et cette Marie-Ange, elles sont vraiment trop proches… Vous me comprenez ?
Jacqueline fronce les sourcils. Tout ce qui sort de la bouche de la pisseuse lui paraît suspect, mensonger, infâme.
— Votre sœur est une délinquante, poursuit la mère supérieure. Ce qu’elle et son amie ont fait à sœur Céline à Saint-Jean-de-Dieu est carrément criminel. D’ailleurs, le cas de cette Marie-Ange de malheur est déjà réglé.
— Qu’est-ce que vous avez fait avec elle ?
— Il me semble, Mademoiselle Ménard, que le sort de cette dévergondée n’a rien à voir avec vous…
Une fois de plus, Jacqueline n’a d’autre choix que de se taire. Elle étudie le visage de la mère supérieure, essayant de découvrir ce qui se cache derrière la dure façade de la religieuse, tentant d’y déceler une trace de bienveillance. Peine perdue.
— Qu’est-ce que vous entendez faire avec Estelle ? demande-t-elle finalement.
— Nous avons deux choix. Un : l’envoyer à Saint-Jean-de-Dieu…
— Mais voyons, l’interrompt Jacqueline, ma sœur est quand même pas folle !
— Ça, c’est le psychiatre qui le déterminerait. Ça ne serait pas la première fois qu’on envoie des enfants à problèmes comme Estelle là-bas. Ils savent comment les remettre dans le droit chemin. Ils ont les moyens d’amadouer les fortes têtes…
— C’est d’enfermer Estelle dans cet endroit qui serait une folie, lance Jacqueline. C’est ça qui serait criminel.
La mère supérieure laisse échapper un petit ricanement méprisant.
— L’autre option, poursuit-elle, est de confier votre sœur au seul parent qui lui reste.
Jacqueline ne peut retenir un rire amer.
— Vous savez très bien que son père… que notre père ne veut pas s’en occuper. C’est un alcoolique, un homme à femmes qui a jamais voulu prendre ses responsabilités en tant que mari et père…
La mère supérieure l’ignore et sort un formulaire du tiroir de son bureau. Elle le tend à Jacqueline.
— Tout ce que votre père aurait à faire, Mademoiselle Ménard, c’est de signer ce document. Estelle pourrait alors partir avec lui dans l’heure.
Jacqueline se dit que de faire appel à son père est on ne peut plus absurde. Et l’idée qu’Estelle soit placée à Saint-Jean-de-Dieu la dépasse tout simplement. Elle commence à parcourir le formulaire des yeux.
— « Formulaire de Délivrance » — c’est vraiment approprié comme titre…
La mère supérieure ne répond qu’avec une moue.
Jacqueline prend un des stylos sur le bureau de la mère supérieure et signe « Fernand Ménard » en bas du formulaire.
La mère supérieure la regarde de travers.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je vais m’occuper d’Estelle à partir de maintenant.
— Mais vous ne pouvez pas signer pour votre père. Ce n’est pas selon les règles, ce que vous me demandez de faire…
— Vous voulez vous débarrasser de ma sœur ou non ? J’ai presque trente ans. Je suis une femme responsable. Je vais prendre soin d’Estelle.
La mère supérieure réfléchit quelques secondes, puis elle s’empare de la cloche sur son bureau.
La porte s’ouvre immédiatement et une jeune religieuse au visage angélique se tient sur le seuil.
— Sœur Hélène, ordonne la mère supérieure, faites le nécessaire pour qu’Estelle puisse quitter l’orphelinat d’ici quinze minutes en compagnie de Mademoiselle Ménard.