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La morsure
(17 janvier 1948)
I
ls se sont donné rendez-vous au café Richelieu. À la vue du rouge à lèvres de Monique — écarlate et brillant telle une pierre précieuse —, Georges sait que la soirée ne va pas être ennuyeuse. Le décolleté de la robe laisse voir les os délicats à la base de son cou. Georges voudrait quitter le café sans plus tarder — oublions le repas et le cinéma et prenons un taxi jusque chez Monique. Il lui a acheté un bracelet en or plus tôt cet après-midi et prévoit le lui offrir à la fin du souper. Georges avait quelques dollars de côté et il a demandé à Klein de lui prêter un vingt. La boîte est enfouie dans une poche de sa canadienne.
La serveuse leur adresse un clin d’œil en guise de bonjour tout en leur tendant un menu. Elle est grassouillette, avec des yeux pétillants et une bouche avide.
— Vous voulez quelque chose à boire ? demande-t-elle.
Georges commande un rye, Monique un gin.
Le plat du jour est la morue.
La serveuse s’approche de la table et dit à voix basse que la morue était O.K. la veille, mais qu’aujourd’hui elle la donnerait à manger aux chats de ruelle et seulement parce qu’elle déteste les chats de ruelle.
Georges et Monique sourient.
— Un vieux truc de waitress, dit Monique pendant que la serveuse s’en retourne à la cuisine. Elle a inventé ça en espérant qu’on va lui laisser un meilleur pourboire.
Monique pousse un rire bref, puis se met à étudier le menu.
— Il y a un nouveau restaurant au coin d’Ontario et de Saint-Laurent, dit-elle après un moment. Un restaurant français. La Grand-Place. Paraît que c’est excellent.
— Oui. Mon frère Jérôme m’en a parlé. Il connaît le propriétaire. On devrait y aller la prochaine fois.
Monique dépose son menu.
— Ton frère, c’est un bon gars, on dirait. J’ai pas eu le temps de lui parler beaucoup chez Jacqueline la veille de Noël.
— Je sais pas si on peut dire que Jérôme est un « bon gars ». Je l’aime. C’est mon frère, mais… Des fois il me traite encore comme si j’étais son frère de huit ans, trop petit pour jouer avec les grands et…
Georges s’interrompt.
— Continue, dit Monique. C’est un businessman ?
— Oui.
— La même business que toi ?
— Tu poses beaucoup de questions, tu trouves pas ? Tu travailles pour la Gendarmerie royale ou quoi ?
— J’essaie de mieux te connaître, c’est tout…
— J’aime pas parler business.
La serveuse revient avec un plateau et plante les verres devant Georges et Monique en lançant :
— Belle robe, ma chère. T’as pas dû acheter ça chez Dupuis Frères.
— Merci, répond Monique.
Georges commande un steak et Monique des pâtes.
Les deux trinquent, puis Monique dit :
— Il est pas mal, ce restaurant.
— Oui. Je viens souvent manger ici. Mon frère a une relation d’affaire avec le propriétaire.
— Ils sont partenaires ?
— D’une certaine manière.
— T’es bien mystérieux.
— C’est pas mon intention.
Monique allonge le bras et effleure la cicatrice de Georges. Normalement, Georges déteste qu’on le touche là, mais c’est différent avec Monique.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-elle.
— Ça fait longtemps…
— Raconte.
— Quand j’étais petit, mes frères et moi on allait des fois au dépotoir municipal pas loin de chez nous, près du fleuve. On jouait à qui pourrait tuer le plus de rats avec un deux par quatre avec un clou au bout. Un jour Jérôme m’a frappé en plein visage. J’ai jamais vu venir le coup. J’avais neuf ans à peu près. Je suis toujours pas convaincu que c’était un accident. Peut-être qu’il m’en voulait, pour une raison ou pour une autre. Mon père m’a emmené voir un docteur qu’il connaissait, un vieux porc qui sentait la boisson et qui faisait surtout des avortements clandestins. Il coûtait pas cher. Il m’a recousu en faisant des points qu’il aurait utilisés pour un chien ou une pute, ce qui était la même chose pour lui.
La figure de Monique se crispe :
— Ç’a dû te faire tellement mal. Tu penses vraiment que ton frère l’a fait exprès ?
— J’aimerais bien le savoir. Il prétend que non… Et toi, t’as des frères et sœurs ?
— J’ai un frère, c’est tout. Ma mère a fait cinq fausses couches, crois-le ou non. Et il y a quatre ans, mon frère jouait avec un revolver quand le coup est parti. Il s’est tiré en pleine tête. Ça m’a toujours semblé bizarre, cette histoire d’accident. Moi, je pense que c’est un suicide raté, mais bon… Mon frère est pas mort, mais il peut plus parler ni marcher et il vit avec mes parents à Trois-Rivières.
— Jésus-Marie, tes pauvres parents…
— C’est pour ça que je veux jamais avoir d’enfants. Je serais pas capable de le supporter si un malheur leur arrivait. Ça me rendrait folle.
Elle sort ses cigarettes de son sac à main. Ses gestes sont mesurés et ses yeux ne croisent pas ceux de Georges, comme si elle se trouvait seule.
— Et toi ? demande-t-elle subitement.
— Moi quoi ?
— Est-ce que tu veux des enfants un jour ?
— Franchement, je dois avouer que j’y ai jamais pensé. J’ai une petite sœur à l’orphelinat qui voudrait bien que je m’occupe d’elle, mais je peux pas. Peut-être que quand je vais me marier j’aurai des enfants. Si je me marie.
— Pourquoi « si » ? Tu veux pas te marier un jour ?
— Je sais pas…
Monique lui fait un sourire à la Mona Lisa.
— Je t’aime bien, tu sais.
— Moi aussi, Madame Laliberté…
La serveuse revient avec leurs plats.
— Le patron dit qu’il va s’occuper de la facture, vu que vous êtes le frère de Monsieur Jérôme.
— Dis-lui merci de ma part.
Monique s’étire pour prendre le poivre, et le haut de sa robe entrouvre quelque peu.
— C’est quoi, ça ? demande Georges, en pointant son épaule avec sa fourchette.
Monique tire sur le col de sa robe :
— Rien.
— T’as une marque rouge vif sur ton épaule et c’est rien ? Penche-toi un peu vers moi.
Georges met un doigt dans l’encolure de la robe afin d’examiner la peau.
— On dirait des traces de dents…
Monique essaie de sourire.
— Raconte, dit Georges.
Monique dépose ses ustensiles de chaque côté de son assiette et s’essuie la bouche. Le rouge à lèvres est disparu.
— C’est un homme… commence-t-elle.
— Un homme…
La voix de Georges est remplie de fiel.
— Un homme qui…
— Est-ce que tout va ici ? demande la serveuse.
Georges lui lance un regard si menaçant qu’elle respire un bon coup, de panique presque, et s’en va sans plus rien demander.
— Un homme… reprend Monique en se tortillant sur son siège.
— Un homme.
— Arrête de tout répéter. T’es un perroquet ou quoi ?
Elle avait voulu alléger l’atmosphère avec ce commentaire, mais l’air renfrogné de Georges persiste.
— Durant la guerre, j’ai travaillé dans une manufacture d’armement et puis dans un sweatshop dans l’Est. Douze heures par jour assise devant une machine à coudre. C’était trop dur et trop ennuyant ; j’ai décidé de prendre une job de waitress. Mais ça payait presque rien. Pas assez pour vivre comme du monde. J’étais toujours cassée. Je dépendais toujours des hommes pour m’acheter des choses de toute façon… Comment tu penses que je peux m’offrir une robe pareille, avec les généreux pourboires que les clients donnent dans un restaurant chinois ?
Pendant que Monique parle, elle roule sa serviette en boule dans la paume de sa main. Elle s’arrête. Les yeux de Georges sont braqués sur elle. Elle se dit qu’elle n’a plus le choix, aussi bien tout lui avouer.
— J’ai un ami que je peux appeler et il me donne de la business quand j’en ai besoin.
— Il envoie des hommes chez toi ?
— Non, pas chez moi, dans une chambre d’hôtel. Un bel hôtel, sur la rue Sherbrooke.
Georges avale un peu de rye, fait tournoyer les glaçons dans son verre, et boit encore.
— Et la morsure sur ton épaule ?
— Eh bien, j’étais avec un monsieur hier soir. Un banquier, soit dit en passant, et…
— Je veux pas le savoir, s’écrie Georges. On sort ensemble depuis une couple de semaines et tout à coup j’apprends que t’es une call-girl. Pourquoi est-ce que je me sens comme un crisse d’imbécile ?
— Voyons, Georges… Personne le sait. Et je le fais pas souvent. Seulement quand j’ai un besoin urgent d’argent. Je le jure sur mon âme.
— Ça fait de toi une putain à temps partiel alors. C’est beaucoup mieux. Si t’étais une putain à temps plein, ça, ça serait pas correct, ça, ça me ferait chier. Mais vu que t’es seulement une putain à temps partiel, tout va.
— Arrête une seconde, veux-tu ? Qui t’es, toi, pour me faire la morale, saint Georges ? Rappelle-moi, veux-tu, ce que tu fais dans la vie ?
— Ç’a rien à voir. Je me prostitue pas.
— Ah non ? Jamais tu…
— Je couche pas avec des enfants de chienne dont je connais même pas le nom.
— Peut-être, mais t’es prêt à faire du mal à des enfants de chienne dont tu connais même pas le nom. Leur briser un bras ou je sais pas quoi. C’est mieux, ça ?
Georges frappe du poing la surface de la table.
Monique sursaute et échappe son verre.
Georges se lève et empoigne sa canadienne.
— Je peux pas croire que tu… À moi…
— Georges. Pars pas. Sois pas comme ça. Pourquoi tu fais tant de chichis ? Je suis pas ta femme. On s’est rien promis.
Georges la toise pendant ce qui semble être à Monique une éternité, puis il prend la direction de la sortie.
Monique ne bouge pas jusqu’à ce qu’elle soit certaine que Georges ne va pas revenir pour lui crier par la tête ou — ainsi qu’elle l’avait bêtement souhaité pendant une seconde — dire qu’il s’excuse. Elle éponge avec sa serviette le gin renversé sur la table, puis elle cale le rye de Georges.
C’est probablement mieux ainsi. Qu’est-ce qu’elle avait bien pu penser ? Georges est un gangster. Un fier-à-bras.
Elle extirpe son rouge à lèvres de son sac à main.
Bien sûr, avec lui elle aurait été dans des endroits exotiques une fois de temps en temps et elle aurait rencontré des personnes intéressantes. Mais probablement qu’il aurait abusé d’elle après un bout de temps. Aussi bien que les choses finissent maintenant…
Elle laisse un peu d’argent sur la table et enfile son manteau.
Oui, il ne serait pas surprenant qu’il soit du genre à battre sa femme.
Elle entend ses propres talons qui claquent sur le plancher alors qu’elle gagne la sortie du café.
Monique ne regrette rien. Elle n’est pas soulagée non plus. Ce qu’elle ressent, bien malgré elle, c’est une marée de tristesse qui monte en elle.