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Le Roi Soleil
(19 janvier 1948)
D
es photos arrachées de magazines et de journaux sont punaisées sur les murs du Café Baudelaire, situé rue Saint-Dominique, non loin de Roy. Georges ignore qu’il s’agit surtout d’écrivains français tels Cocteau, Éluard, Malraux, Aragon et la Sainte Trinité de l’existentialisme : Camus, Sartre et de Beauvoir. Le café est peuplé d’étudiants de l’Université de Montréal, les cheveux longs et savamment décoiffés pour se donner une apparence rebelle, les vêtements fripés pour la même raison. Ils consultent d’épais bouquins et scribouillent dans des cahiers. Ce sont des hommes en majorité. Ils aspirent à devenir des avocats, des philosophes, des économistes, des professeurs, des écrivains, des médecins — la future élite du Québec.
« Jérôme est ridicule de se tenir dans un endroit pareil », pense Georges. Il n’est tellement pas à sa place.
Charlot est au bar, penché sur un journal. Lire semble requérir un incroyable effort de concentration de sa part. Il lève la tête et salue Georges.
La vitrine à côté de la table où Jérôme a pris place est couverte d’une couche de frimas ; impossible pour qui que ce soit dans le café de voir dans la rue et les passants ne peuvent rien distinguer à l’intérieur non plus. Devant Jérôme, une bouteille de chardonnay et une omelette aux oignons. À côté de l’assiette, un épais bouquin à la reliure de cuir. Les cheveux fraîchement coupés et pommadés de Jérôme luisent dans la lumière, et les manches roulées de sa chemise dévoilent des avant-bras musclés. Son veston repose sur le dossier de sa chaise.
— Salut, petit frère. Ça marche ? Tu veux un peu de mon omelette ? Manger au restaurant, c’est comme le sexe : en général c’est plus plaisant en compagnie de quelqu’un d’autre.
Georges n’est pas d’humeur à rire. Il s’assoit en face de Jérôme.
— Pourquoi tu te tiens dans un endroit pareil ? demande-t-il.
— Quoi, plutôt qu’au chic Ramona, par exemple ? Je me sens bien ici. Les artistes et les gangsters ont beaucoup en commun : ils savent qu’ils peuvent avoir confiance seulement en eux-mêmes.
Georges se raidit sur sa chaise :
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Je parle pas de toi, Georges. Sois pas si paranoïaque. Veux-tu un verre de chardonnay ?
Georges grimace :
— Non. Tu sais, moi, le vin blanc…
La serveuse se présente. Ses yeux sont surmontés de sourcils en demi-lune. On dirait qu’elle va se mettre à pleurer d’une seconde à l’autre.
— Une Dow, commande Georges.
Jérôme ferme son livre :
— Louis XIV. Le Roi Soleil. Le plus grand roi de l’histoire de France. Un monarque absolu qui a régné pendant soixante-douze ans. Tu te rends compte ? « Nec pluribus impar » — c’était sa devise.
Georges n’a aucune idée de ce que cela signifie.
Jérôme le sait bien et il traduit :
— À nul autre pareil.
— Oui, bon, dit Georges. Merci pour la leçon d’histoire, professeur.
Jérôme scrute le visage de son frère :
— Qu’est-ce qui te préoccupe ?
La serveuse est de retour. Pendant qu’elle dépose le sous-verre et sa bière devant lui, Georges gratte la surface de la table avec son briquet.
— J’ai eu une conversation intéressante avec mon patron hier, lance Georges, une fois la serveuse partie.
— Et ça me concerne ?
— Un peu, oui. Il m’a parlé de tes activités sur la Main… Ton deal avec Napoléon… Le trafic d’héroïne ?
— Baisse la voix, sacrament.
Jérôme balaie le café des yeux, mais personne ne fait attention à eux.
— T’es pas obligé de le crier sur les toits, dit-il.
— Le Vieux m’a tout raconté, ajoute Georges.
Il finit sa cigarette et l’écrase par terre sous sa botte :
— Je peux pas croire… Je pensais que tu détestais la dope autant que moi. Robert a détruit sa vie à cause de cette cochonnerie. Comment tu peux oublier ça ?
— J’ai pas oublié. Je suis pas Robert. Je suis pas comme lui, pas du tout. Et puis, l’héroïne, je la consomme pas, je la fournis. En réalité, j’avais pas le choix. Le racket de la protection, c’est de la petite bière à comparer. Il était temps de moderniser ma business. C’est qu’il y a beaucoup d’argent à faire avec ce trafic. Des montagnes de cash. Le boulevard Saint-Laurent est l’endroit rêvé pour la dope. Tous ces bars et ces clubs, tous ces minables prêts à s’injecter n’importe quelle merde dans leur système juste pour le kick. Fallait que j’en profite.
— Ça m’amène à ce que je voulais te parler.
Jérôme croise les bras sur sa poitrine :
— Vas-y.
— Basora m’envoie pour t’avertir, pour te dire de pas toucher à la vente de la dope. C’est « sa » business, qu’il dit, et il va pas tolérer de compétition. Il dit que tu peux garder le racket de la protection, mais de te tenir loin de l’héro.
Jérôme se verse un autre verre de blanc et lance :
— Le lâche a pas trouvé mieux que de t’envoyer, toi, me raconter tout ça.
Il fait tournoyer le vin dans son verre et déclare :
— Mais à bien y penser, ton patron est un vieux futé. Il t’utilise à ses fins. Comme un otage, d’une certaine façon.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Réfléchis un peu. Il exerce de la pression en te plaçant entre lui et moi. Il pense que je vais pas oser faire quoi que ce soit, comme ça. Je veux pas que tu sois pris dans cette position. Quelque chose de terrible risque d’arriver.
— Prends-moi avec toi, alors. Même si je déteste la dope, je préfère t’aider plutôt que d’être avec Basora contre toi.
— Pas une bonne idée. Mauvaise stratégie. Tout de suite Basora me tomberait dessus comme une tonne de briques. Rien que pour marquer un point. Ça serait beaucoup trop dangereux pour tout le monde. Non. La solution, c’est que tu te retires de la business, comme on en discutait l’autre soir. Faut que tu quittes l’organisation de Basora. J’insiste.
— Et pourquoi tu te retirerais pas, toi, plutôt ? T’as assez d’argent. Peut-être que c’est ça la meilleure chose à faire.
— Non. Je serais pas capable de prendre ma retraite. J’aime trop mon travail. J’aime tout de la Main : ses clubs, ses putes, ses truands, sa saleté, sa sauvagerie, sa vulgarité, sa violence. Tout.
— Sacrament, soupire Georges, pourquoi t’essaies toujours de parler comme si t’étais dans un film de Jean Gabin ?
— Peut-être sommes-nous dans un film de Jean Gabin, dit Jérôme avec l’accent parigot. Puis il éclate d’un brusque éclat de rire.
Georges s’envoie une bonne gorgée de bière, les yeux plantés dans ceux de son frère.
— Le boulevard Saint-Laurent, dit Jérôme, c’est mon royaume. C’est pas pour rien qu’on m’appelle le « roi » : « La Main, c’est moi. »
Jérôme tapote son bouquin tout en sachant que Georges n’a pas saisi la référence.
— T’as pas peur de ce que Basora pourrait te faire ?
— Peur ? Fais-moi pas rire. La peur, c’est pas quelque chose que je ressens. C’est quelque chose que j’impose. Prends Simonin, par exemple. Monsieur Résistance. Tu te souviens ? Eh bien, il les paye, ses deux cents dollars par semaine. La peur que je lui ai infligée l’a soumis. Je vais utiliser les mêmes tactiques avec Basora : la terreur et la violence. Seulement, je vais l’attaquer comme j’ai jamais attaqué personne avant. L’arsenal au complet. Parce que — oublie jamais ça — quand tu t’attaques à un roi, tu dois le tuer. Je suis certain que c’est une leçon que Basora a apprise il y a longtemps.
— Justement. Johnny Basora, c’est pas un restaurateur. Tu peux pas te mesurer à lui. Il est trop fort. T’as pas idée de quoi il est capable.
— Bien sûr, que je sais. Mais t’as déjà entendu parler de David et Goliath, non ?
— Arrête avec tes histoires. J’essaie de…
— O.K. Un autre exemple. L’insurrection du ghetto de Varsovie en 44. Les nazis avaient mille fois plus de moyens, et malgré ça les Juifs leur en ont fait baver.
Jérôme s’interrompt une seconde, puis ajoute :
— Mauvais exemple. Les Juifs de Varsovie ont tous été massacrés en fin de compte.
Il rit.
Georges voudrait égorger Jérôme.
— Relaxe, frérot. T’inquiète pas, je prends pas la situation à la légère. Je suis pas assez cave pour sous-estimer Basora. Je suis convaincu que je peux le vaincre. C’est pourquoi je parlais de David. Lui aussi était roi.
— T’as toujours réponse à tout. Tu devrais m’écouter pour une fois.
— Non. Toi, écoute-moi. Je vais te donner de l’argent. J’en ai plein. Je vais te donner dix, vingt mille. Plus, même. Tu vas pouvoir t’en aller d’ici. La Floride, peut-être. T’es comme moi, t’aimes pas l’hiver. La Floride, penses-y. Pas Miami, mais une de ces petites villes sur le bord de la mer. Pépère. Je veux que tu y penses. Mais fais vite.
— Mais qu’est-ce que je fouterais en Floride ?
— Ma foi… Ouvre un restaurant. Non, mieux : concessionnaire de Ford ou de Mercedes ou je sais pas quoi. T’adores les bagnoles, non ? Vendre des autos, c’est un racket payant.
— C’est fou comme idée.
— Non. C’est de rester ici qui est fou.
— Je peux pas partir. Qu’est-ce qui va advenir de Jacqueline ? D’Estelle ?
— Jacqueline peut très bien s’arranger sans toi, et tu sais qu’elle va bien prendre soin d’Estelle. Tout va bien aller. Je vais m’assurer qu’elles aient assez d’argent pour bien vivre. Comme ça, Estelle va pas avoir une vie de fou comme la nôtre. Peut-être qu’elle va aller au collège, devenir étudiante et se retrouver ici un jour. Je m’occupe d’elle. Tu te souviens de la promesse que j’ai faite à maman sur son lit de mort ?.
— Et toi ? Je peux pas te laisser tout seul.
— Je veux pas te vexer, Georges, mais tu risques juste de te faire blesser. Ou tuer.
Une prostituée entre dans le café et titube jusqu’au comptoir. Son manteau de fourrure tient plus du chat de ruelle que du vison. Elle serre dans ses mains tremblotantes pour les réchauffer la tasse de café que la serveuse lui apporte. Charlot se penche vers elle et lui murmure quelques mots mais n’obtient aucune réponse, ni même de réaction. Elle est probablement à la fin de son quart de travail et se fout de tout maintenant.
— Laisse-moi te poser une question pendant qu’on y est, dit Georges.
Jérôme soupire :
— J’ai pas l’impression que j’ai le choix.
— As-tu fait exprès avec le deux par quatre ?
— Pardon ?
Georges effleure sa cicatrice.
— Quand on était petits. Au dépotoir. Quand tu m’as ouvert la face avec la planche clouée. C’était un accident ou tu l’as fait exprès ?
— Sacrament, Georges. Ça fait presque vingt ans de ça.
— Tu l’as fait exprès ou non ?
— Comment tu peux me demander ça ?
— Oui ou non ?
— Évidemment que c’était un accident. Arrête de me poser ces osties de questions débiles.
Georges tourne la tête et souffle la fumée de sa Sweet Caporal contre la fenêtre givrée. La fumée se répand lentement sur la vitre quand, dans un tumulte d’enfer, la fenêtre se pulvérise en mille éclats et un orage des débris s’effondre sur la table et sur les deux frères. Le froid du dehors se rue par la fenêtre fracassée.
Jérôme se réfugie sous la table, la prostituée laisse échapper sa tasse sur le plancher et pousse un cri, même chose pour la plupart de la future élite du Québec. Charlot se précipite vers dehors, revolver au poing. Georges sort la tête par la fenêtre. Des garçons âgés d’une douzaine d’années tournent le coin de la rue, avec Charlot à leurs trousses qui gueule : « Attendez que je vous pogne, mes p’tits tabarnaks ! » Sur le trottoir, un peu plus loin, il y a un arsenal de balles de neige abandonnées par les garçons en fuite. Des grenades.
— Pas de mal ? demande Georges à Jérôme.
— Non, non. J’ai rien.
Sa chemise blanche et son pantalon sont tachés.
— Le gâchis, murmure-t-il.
— Qu’est-ce que tu faisais sous la table ? Tu cherchais le sel ?
Jérôme lui donne un coup de poing sur l’épaule.
— Fais pas le smatte, veux-tu ?
Georges serre les dents.
— Je peux affronter Basora, grogne Jérôme en essuyant son pantalon avec la serviette que la serveuse vient de lui tendre, mais je pense pas pouvoir faire grand-chose contre ces chenapans. Mais si Charlot leur met la main au collet…
Il rit, un rire quelque peu forcé.
— Encore chanceux que les morceaux de vitre nous aient pas revolé dans les yeux, soupire Georges. J’aime pas ça. Si des morveux de dix ans réussissent à te surprendre comme ça, imagine Basora…