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La confession écrite
de Monique Laliberté
(24 janvier 1948)
C’est mon cousin Léo qui a eu l’idée. C’est lui qui a tout manigancé. Et c’est lui qui m’a demandé de participer au vol du restaurant, il y a maintenant 5 jours. Seulement 5 jours, c’est fou. On dirait une éternité pour moi. C’était pas la première fois que moi et mes cousins Léo et Bertrand on faisait un coup ensemble, faut que j’avoue ça aussi. Au point où je suis rendue, aussi bien. Et ça montre que ce qui est arrivé au Chapeau Melon, c’était quelque chose de pas prévu. Une erreur comme c’est pas imaginable. La plupart des coups, c’était des petites jobs de vol de pas grand-chose et mon rôle était de faire « la belle », comme Léo disait. Par exemple, j’entrais dans une bijouterie avec Léo ou Bertrand et on faisait semblant d’être mari et femme, moi avec une grosse bague au doigt. Je faisais de l’œil au bijoutier, j’usais de mes charmes féminins et j’attirais le bijoutier dans le coin le plus en retrait du magasin, pendant que mon soi-disant mari se glissait derrière le comptoir le plus vite possible et mettait la main sur le plus de bijoux possible. Puis à son signal on se dépêchait de déguerpir de la bijouterie pour sauter dans l’auto de mon autre cousin qui nous attendait là. Pas de violence, rien. Et ça marchait ! C’est le plus vieux truc du monde, de faire les beaux yeux à un homme pour le berner. Dalila a fait le coup à Samson dans le Vieux Testament. Les hommes, riches-pauvres, jeunes-vieux, intelligents-arriérés mentaux, c’est leur pénis qui les mène. Moi, ces jobs-là, ça me rapportait pas mal pour pas grand effort. Quand Léo est venu me voir chez moi il y a 5 jours pour me parler du coup qu’il avait imaginé au Chapeau Melon, j’ai tout de suite embarqué. Ça me semblait tellement facile et un gros coup payant à part ça. Léo m’a expliqué que lui et Bertrand avaient surveillé la fermeture du restaurant depuis une semaine. Toujours la même affaire : le restaurant ferme à 1 h du matin, les derniers employés partent à 1 h 1/2 et le patron, Claude Sollers, sort et ferme la porte de devant à double tour à 1 h 45 et il s’en va chez lui. Réglé comme une horloge, que Léo a dit. Léo m’a aussi dit que non seulement la caisse du restaurant serait bourrée aux as à la fin de la journée, il avait entendu de la bouche d’un ancien serveur du Chapeau Melon que Sollers avait un coffre-fort dans le sous-sol et qu’il gardait une fortune là-dedans. 10,000 piastres ! Les yeux de Léo étaient comme des billes en me disant ça. L’idée était qu’à 1 h 35 je frapperais à la porte du restaurant. L’idée était que Sollers regarderait par la porte vitrée, verrait une belle femme à sa porte et l’ouvrirait, même si c’était rien qu’un petit peu pour que je puisse lui dire que j’avais mangé au restaurant et que j’avais oublié ma sacoche dans la salle de bains des femmes juste avant la fermeture. Une fois la porte ouverte, Léo et Bertrand, cachés des deux côtés de la porte, se lanceraient dans le restaurant pour prendre tout l’argent de la caisse et forcer Sollers à ouvrir son coffre-fort. Une job de 10 minutes très, très payante. À 1 h 35 du matin il y a 3 jours, j’étais devant la porte du Chapeau Melon. De l’auto stationnée l’autre bord de la rue, Léo, Bertrand et moi on avait vu les derniers clients partir à 1 h et les employés à 1 h 1/2 comme prévu. J’ai frappé à la porte et j’ai crié SVP ouvrez moi. Tout de suite la porte s’est entrouverte et j’ai vu la moitié du visage de monsieur Sollers, avec une chaîne qui barrait la porte à l’intérieur. Comme prévu, je lui ai dit que j’avais oublié ma sacoche dans la salle de bains juste avant de partir. Je mettais un peu de désespoir dans ma voix pour essayer de le convaincre. Je suis une pas pire actrice quand je veux. Mais il a froncé les sourcils et la porte ne s’ouvrait pas plus et il ne décrochait pas la chaîne. Je vous en prie, que je lui ai dit avec un beau gros sourire comme si j’avais envie de le baiser. Encore une fois, un homme est tombé dans le vieux panneau de la belle femme qui lui fait de l’effet. Aussitôt que la porte s’est ouverte, Léo et Bertrand se sont élancés dans le restaurant et ils ont flanqué Sollers au sol. Tout allait bien, puis tout est allé de travers. Le sac avec l’argent que le restaurant avait fait ce jour-là, un gros sac en toile gris, était posé sur une table pas loin de l’entrée. Bertrand l’a vu toute de suite et il a couru le chercher. Pendant ce temps-là, Léo s’est mis à crier après monsieur Sollers, à lui demander où était son coffre-fort. Monsieur Sollers voulait rien savoir, et Léo et Bertrand se sont mis à le frapper et à le forcer à se lever pour qu’il les mène dans le sous-sol où se trouvait supposément le coffre-fort. Monsieur Sollers, comme vous le savez, était loin d’être un jeune homme. Son visage était tout rouge et je pouvais voir qu’il avait de la misère à respirer. Mais Léo lâchait pas. Il donnait des grandes claques à monsieur Sollers et lui criait il est où ton c--- de coffre-fort ? Pendant ce temps-là, Bertrand regardait partout pour essayer de trouver une trappe qui menait au sous-sol. Et puis tout d’un coup monsieur Sollers a mis sa main sur sa poitrine et il a poussé un grognement à réveiller un mort et il est tombé la face la première sur le plancher de son restaurant. Mort. Léo, Bertrand et moi on s’est poussés avec le sac de toile. C’est pas pour m’excuser, mais je viens d’une famille très pauvre. Je me suis sauvée de chez moi à l’âge de 14 ans et je suis venue à Montréal. J’ai travaillé comme elevator girl au Montreal General Hospital, à l’hôtel Mont-Royal comme femme de chambre et comme waitress dans plein de restaurants. Pendant la guerre j’ai fait des obus et des pièces d’avion dans une usine d’armement du Plan Bouchard à Blainville. Je travaillais fort, mais j’ai jamais gagné beaucoup d’argent. Les magouilles avec mes cousins, ça me permettait de m’acheter des belles choses, des robes à la mode, des bijoux, des parfums, des choses qu’une femme normale veut avoir. Et puis d’avoir un bel appartement. Si vous saviez les trous miteux où j’ai habité si longtemps, les coquerelles et les rats. Oui, j’ai participé au vol du Chapeau Melon, je suis complice de ça, mais je ne suis pas une meurtrière. J’étais en retrait aussitôt qu’on s’est retrouvés dans le restaurant. Je n’ai jamais touché à un seul cheveu du pauvre monsieur Sollers, Dieu ait son âme. Je ne veux pas passer le reste de mes jours dans la prison de la rue Fullum. Je veux pas dire que je suis une victime, j’ai mes torts, mais la mort de monsieur Sollers c’est pas moi qui l’ai causée.