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Un gun
en plastique
(1er février 1948 — après-midi)
L
es reniflements de Jacqueline résonnent dans la cage d’escalier humide. Elle avait cherché Georges partout après avoir quitté l’hôpital — le Ramona, le Zombie, le Montreal Pool Room, d’autres cafés et tavernes sur Saint-Laurent. Personne ne l’avait vu. Il n’y avait personne au Débonnaire, si bien qu’elle s’était finalement hâtée de se rendre à l’immeuble où son frère habite pour l’attendre.
Une faible ampoule jaune est l’unique source de lumière dans l’escalier.
Estelle est seule à l’appartement, mais Jacqueline n’a pas le temps de s’inquiéter pour elle. « Reste ici et ouvre la porte à personne », a-t-elle ordonné à sa sœur avant de partir à la recherche de Georges.
Jacqueline sort une cigarette de son paquet. Il y a déjà sept mégots à ses pieds. Elle ne peut toujours pas croire à la tournure des événements de ces dernières heures. Elle se demande si Dieu lui-même n’a pas une dent contre la famille Ménard, un acharnement du type Vieux Testament.
Le bruit de chocs violents lui parvient de quelque part en haut de l’escalier, suivi des cris d’une femme et de la voix d’un homme jurant de toutes ses forces. Une porte claque.
« Maudite ville de fous », se dit Jacqueline.
Georges pénètre dans l’entrée et s’arrête net lorsqu’il voit sa sœur dans les marches, la figure barbouillée de mascara.
Un sentiment affreux submerge Georges.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demande-t-il.
— Je t’attendais. Je priais pour que t’arrives au plus vite.
— T’es là depuis combien de temps ?
— Une heure. Peut-être plus.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Jacqueline se met à tousser.
— Allons dans ta chambre, dit-elle lorsqu’elle reprend son souffle.
Sa voix est râpeuse. Toutes ces cigarettes.
— Vas-tu me dire ce qu’il y a ?
— Une fois en haut.
Georges soupire et aide Jacqueline à se lever. Ils grimpent les trois étages jusqu’à sa chambre.
Loulou émerge du fond de la pièce pour se frotter contre les jambes de Georges dès qu’il est entré.
— Elle est affamée, fait remarquer Jacqueline.
Georges va à la fenêtre pour en retirer la bouteille de lait. Il remplit la soucoupe de Loulou et lui donne un peu de viande hachée.
— Où sont les chatons ? demande Jacqueline.
— Je pouvais pas les garder. Je les ai donnés.
Jacqueline s’assoit sur le lit.
— C’est quoi, ça ? demande-t-elle en tapotant le sac à dos de style militaire à côté d’elle.
— Rien… Du linge sale. Des sous-vêtements et des bas.
Il lance le sac dans un coin de la chambre. Le sac atterrit en faisant un « toc » sourd qui apeure Loulou. Elle se précipite dans la salle de bains.
— Sont pesants tes sous-vêtements… commente Jacqueline.
Georges ne dit rien.
Michel avait apporté le sac le matin même. Michel est le nouveau garde du corps de Jérôme. Il a une femme nue tatouée sur son bras droit et un tank Panzer sur le gauche. Ses yeux sont de la couleur du charbon et ses lèvres pulpeuses d’un rose bonbon — la bouche d’une jeune fille avec des yeux d’assassin. Dans le sac, il y avait cinquante mille dollars et une note : La situation empire et ne peut qu’empirer. Voici assez d’argent pour commencer une nouvelle vie en Floride. À bientôt. Jérôme. De plus, il y avait dans le sac un fusil à pompe dont la crosse et le canon avaient été sciés. Au cas où…
Georges n’avait pas eu le temps de penser à tout ça. Basora avait besoin de se faire conduire à un meeting important dans les environs du marché Jean-Talon et il fallait s’assurer que les lieux étaient sécuritaires.
Le visage de Jacqueline est marqué par les pleurs, le chagrin. Elle commence à ressembler à leur mère, se dit Georges.
— As-tu quelque chose à boire ? demande Jacqueline.
Georges sort une bouteille de Crown Royal du tiroir de la commode, remplit deux verres, y ajoute un peu d’eau du robinet et en donne un à sa sœur.
— Ça me rappelle papa, cette boisson-là, dit Jacqueline. Son odeur.
Georges s’appuie contre le rebord de la fenêtre. Les rideaux sont tirés et Jacqueline peut voir l’enseigne illuminée de l’hôtel d’en face à travers la vitre sale. C’est la fin de l’après-midi et le soleil se couche.
— Est-ce qu’un jour tu vas me dire pourquoi t’es ici ? demande Georges.
Jacqueline se berce sur le bout du lit, la tête baissée, tentant de trouver suffisamment de courage. À intervalles réguliers, elle tire sur le petit crucifix en or qui pend à son cou.
— C’est Jérôme. Ils… Une de mes amies. Une infirmière à Saint-Luc. Brigitte. Tu la connais pas. Elle m’a appelée de l’hôpital quand elle a appris qu’un patient à l’urgence se nommait Ménard… Il est mort, Georges. Jérôme est mort. Je suis allée à l’hôpital. Je l’ai vu. Le docteur a retiré le drap blanc qui couvrait son visage. Pour l’identification… C’était horrible.
Un lac d’acide se forme dans le creux de l’estomac de Georges. Il dépose son verre sur le bord de la fenêtre et attend la suite.
— Il avait une entaille tout le long du cou. Et une balle dans le ventre. Je sais pas qui a fait ça ni comment c’est arrivé. Je voulais t’avertir avant que tu l’apprennes dans la rue.
Georges laisse glisser son dos le long du mur et s’assoit sur ses talons. Il murmure quelque chose.
Jacqueline le rejoint et lui caresse les cheveux :
— Qu’est-ce que tu dis ? Parle-moi, Georges. Je t’en supplie.
Georges demeure immobile, silencieux, les yeux fermés. Jacqueline continue de lui caresser les cheveux, puis elle se lève, s’étend sur le lit et chuchote :
— Je vais rester avec toi.
Pas un mot ne sort de la bouche de Georges.
Jacqueline écoute la rumeur des automobiles et des camions en bas dans la rue, et celui des souffleuses. Il a neigé tout l’après-midi, des flocons géants tombant sans bruit. Même au centre-ville ils ont imposé leur silence. Cela jusqu’à ce que les équipes de déneigement se déploient.
Il n’y a pas de raison de se sentir calme, mais pour la première fois depuis les trois dernières heures, Jacqueline n’a pas l’impression que son cœur va exploser. Par contre, sa respiration est plus rapide que d’habitude. Elle n’arrive pas à la faire ralentir.
* * *
Courir est difficile, le pavé étant enseveli sous un bon six pouces de neige. Georges glisse et trébuche. Il transporte le sac de Jérôme en bandoulière.
Il n’y a pas lieu de se dépêcher ainsi. Georges sait où il va, il a tout le temps. Mais il ne peut s’en empêcher. Il ne sait pas exactement ce qui va arriver une fois là, mais la crapule doit payer. Plus tard il pleurera la mort de son frère, il maudira ce jour. Mais à présent, il a une mission à accomplir.
Les gens sur le trottoir s’enlèvent de son chemin alors qu’il s’amène en trombe vers eux.
Une dame âgée descend l’escalier d’un immeuble et aboutit sur le trottoir au moment où Georges arrive à sa hauteur. La collision la projette dans un banc de neige près d’une voiture stationnée. Son chapeau roule dans une mare de slush. Le cri de la dame incite Georges à regarder derrière lui, mais il continue sa course jusqu’à ce qu’une main l’agrippe par le bras, le forçant à s’arrêter. Le type dépasse Georges d’une bonne tête. Il est bien mis : manteau en peau de mouton, foulard en cachemire et béret.
— Hé ! lance-t-il. Qu’est-ce qui vous prend de courir comme ça et de foncer dans les gens ?
Georges mitraille le type du regard et lui siffle entre les dents :
— Lâche mon bras tout de suite, sinon je vais te faire très mal.
Le type retire sa main et recule.
Georges hisse son sac à dos et hèle le taxi qui s’approche.
* * *
Coco Gratton sort du Débonnaire alors que Georges émerge du taxi.
— Un phoque ne mettrait pas le nez dehors par un temps pareil, soupire Coco, et le Vieux m’envoie faire des commissions. Il serre le foulard autour de son cou. Qu’est-ce que tu fais ici, toi ?
— Le Vieux m’a appelé. Je pense qu’il a besoin que je le conduise quelque part.
— Je t’avertis. Il est de très mauvaise humeur. Je sais pas quel chien l’a mordu dans le cul aujourd’hui, mais Mamma mia…
— Qui est là avec lui ?
— Klein et le Colonel, c’est tout. Et Gino est en bas. L’équipe de ménage vient juste de s’en aller. C’est mort là-dedans.
Georges fait passer le sac à dos d’une main à l’autre et dit qu’il devrait y aller.
Le fait que Coco parte facilite les choses.
Georges contourne l’édifice jusqu’à la ruelle et patauge dans la neige pour atteindre le garage.
Depuis qu’il est chauffeur, il possède la clé de la porte du garage. Il s’emplit les poumons d’air, franchit le seuil et allume les lumières. La flottille de Basora occupe toute la superficie du garage. Des draps blancs protègent les voitures. Georges file devant la Cadillac, le bout de ses doigts caressant sa surface, jusqu’à la Packard. Il dépose le sac à dos dans le coffre et en retire un pied-de-biche bien lourd.
Selon la loi, les clubs de nuit de Montréal ne peuvent opérer le dimanche. Comme d’habitude, le Débonnaire va ouvrir à minuit cinq. Les seules gens à l’intérieur pour l’instant sont le chef et ses marmitons qui s’affairent dans la cuisine en prévision du service de nuit. Gino est là. Gino est toujours là. Il fume une cigarette au bar et lit la section des sports du journal ; la veille, « Météore » Falardeau a marqué trois buts contre les Rangers de New York. Son deuxième tour du chapeau en trois parties.
Gino ne voit Georges qu’à la dernière seconde :
— Mon Dieu, tu m’as fait faire un saut.
Georges lève son arme de métal et foudroie Gino sur le côté de la tête. Gino s’écroule la face la première contre le plancher. Il n’a pas la chance de se relever ni même de se retourner. Georges lui donne un autre coup de pied-de-biche, cette fois à la base du crâne. Gino ne bouge plus.
Derrière le bar, Georges prend une bonne rasade de whisky à même la bouteille. À part le ronronnement de la fournaise au sous-sol, il règne dans le club un silence monacal. Georges se sent calme. Son aplomb vient de la légitimité de sa mission. Jamais auparavant il n’a été aussi certain de quoi que ce soit. Il aperçoit le téléphone sous le bar et arrache le fil. Il prend une autre gorgée de whisky, puis gravit l’escalier en colimaçon, s’efforçant de ne pas faire de bruit.
Moravia est dans l’antichambre, les pieds sur la table basse, à moitié assoupi. Il n’a pas son uniforme sur le dos, mais bien un costume lavande tout fripé avec une pochette jaune à pois blancs. Lorsque la porte s’ouvre, il a le réflexe de bondir sur ses pieds, puis il voit qu’il s’agit de Georges. Il est frappé par la pâleur de son visage, de même que par son expression hagarde.
— Christ Almighty, s’écrit-il. Ça va pas ? On dirait que tu viens de voir un mort.
Pour toute réponse, Georges sort le fusil que Jérôme lui a donné et fait feu, atteignant Moravia en pleine poitrine. Puis il ouvre la lourde porte capitonnée du bureau de Basora et entre.
Klein est debout derrière le bureau de Basora. Ce dernier est assis, un revolver en main. Lorsqu’il reconnaît Georges, il baisse son arme.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il. C’était quoi, ce coup de feu ?
Georges pointe son fusil sur le visage de son patron.
— Lance ton revolver par terre. Loin de ton bureau.
— What the fuck ?
— Jette ton revolver !
Basora balance son arme, qui atterrit lourdement sur le tapis.
— Ton gun, dit Basora. On dirait un jouet en plastique.
— Vous devriez voir quel genre de dégâts il vient de faire à votre beau militaire, mon jouet en plastique. Va falloir vous trouver un nouveau doorman.
Klein s’appuie sur le bureau, les jambes flageolantes.
— Jesus Christ, Georges. Qu’est-ce que tu fais ?
Son visage a pris une teinte cendrée. Son cool habituel s’est évaporé.
— Où est Gino ? demande Basora.
— Gino est pas disponible en ce moment, répond Georges.
Basora examine Georges. Ce qu’il voit est loin de l’enchanter. Georges a la tête d’un type qui est prêt à tout. Basora lève les mains dans un geste d’apaisement. Des perles de sueur se forment sur son front :
— O.K., murmure-t-il. Calmons-nous. Georges, my boy, dis-moi ce qui te tracasse.
Georges reluque son patron et arme son fusil.
— Klein, crie-t-il. Sacre ton camp. Et j’ai besoin de pas te voir quand je vais retourner en bas. Scram !
Klein hésite une seconde, fait le tour du bureau de Basora et se précipite à toutes jambes vers la sortie.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui lance Basora. Tu peux pas me laisser ici seul !
Klein se défile sans jeter un regard derrière lui.
— Hé ! lui crie Basora. Come back here, you fucking rat !
— Tu dois vraiment me prendre pour un deux de pique, aboie Georges, en français. Tu pensais que j’allais rien faire ?
— Je sais pas de quoi tu…
— Tu assassines mon frère, dit Georges, et je vais l’accepter sans rien faire ? C’est ça ?
Basora se force à rire.
— Listen, kid. C’est ridicule, tout ça. Mais tu me donnes la chienne. Si c’est ça, ton but, ça marche. Faut qu’on se parle maintenant. Veux-tu un drink ?
Les yeux de Georges s’enflamment lorsqu’il appuie sur la gâchette.