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Ceci n’est pas un couteau
(1er février 1948 — matinée)
Lorsque Jules arrive, le café Richelieu est à moitié vide. La clientèle est composée de gens qui prennent un petit-déjeuner tardif après une nuit de beuverie, les traits tirés, les cheveux décoiffés.
Jérôme et Michel sont au comptoir. Michel vient tout juste d’aller porter un sac à dos chez Georges et un chez Jacqueline.
— Te voilà, toi, dit Jérôme à Jules. Je commençais à penser que tu me faussais compagnie. T’es en retard d’une bonne demi-heure.
Les vêtements de Jules sont en désordre. Son regard est fiévreux. Il reste debout à côté de Jérôme, qui continue à manger son omelette au bacon. Lorsque la serveuse vient lui demander ce qu’il veut, Jules fait non de la tête.
Jérôme dépose ses ustensiles et sa serviette de table :
— Bon, t’as mon argent ?
— Pas tout, dit Jules. Je t’ai donné dix piastres la semaine passée.
— Oui, et ça couvrait la semaine passée. Et tu m’en dois toujours quarante pour les semaines précédentes. Et puis il y a cette semaine. Je croyais qu’on s’était entendus pour que tu me payes tout aujourd’hui.
— Dix piastres par semaine, c’est trop. C’est pas raisonnable.
Jules crie presque, si bien que les clients du restaurant se tournent vers lui.
— Chut ! fait Jérôme.
La serveuse s’approche. Elle est trop grande et trop maigre et a une mauvaise peau, mais Jérôme lui a toujours trouvé un côté attirant — la façon qu’elle a de se déhancher un peu en marchant, sa tignasse couleur chocolat, ses yeux bleu pâle à la Bette Davis.
— Ça va ici ? demande-t-elle.
— Tout va très bien, lui répond Jérôme.
La serveuse s’éloigne.
— J’ai apporté ma montre dans un pawn shop, dit Jules à voix basse. C’est la seule chose que je possède qui ait de la valeur, mais l’écœurant voulait m’en donner juste six piastres. Pour une montre en or. Celle de mon père. Il a dit que son magasin est rempli de montres et qu’il en a pas besoin. Je lui ai répondu d’aller se les fourrer là où il savait, ses montres. Tiens, tu peux l’avoir.
Jérôme inspecte la montre un instant, puis la dépose sur le comptoir du bout des doigts.
Jules se masse les yeux.
— Je… Une de mes filles est malade et j’ai pas de quoi payer les médicaments que le docteur veut qu’elle prenne. Et ma femme…
Jérôme agite une main devant Jules :
— Garde tes jérémiades pour toi. Le mélodrame, non merci. Pas intéressé. J’ai déjà tout entendu.
Il attrape son paquet de cigarettes sur le comptoir et déclare :
— Bon. Je me sens magnanime aujourd’hui — c’est un beau mot, « magnanime », non ? Je suis prêt à te donner jusqu’à la fin de la journée pour tout payer. Cinquante dollars. Une belle somme ronde. Mais ce soir, faut cracher le morceau.
— Mais j’aurai pas cinquante piastres ce soir. C’est impossible. J’ai demandé à Claude, mon boss. Il m’a déjà avancé de l’argent, mais il dit qu’il est pas la Banque de Montréal. Puis j’ai un shylock sur le dos et à cause de toi je suis un homme marqué. Tout le monde sur la Main sait que je te dois du cash, que je suis dans le trouble, et on me fuit comme si j’avais la lèpre.
— Écoute-le donc pleurnicher, dit Jérôme. Bou-hou-hou…
Michel ricane et pousse de côté son assiette vide.
Jérôme envoie une tape sur la poitrine de Jules :
— Même pas encore midi et tu pues la boisson. T’as pas honte ?
— S’il te plaît, gémit Jules. Je t’en supplie, sois…
— Plus un mot. Assez de sornettes. Je commence à perdre patience. C’est une question de principe.
— Une question de principe ?
Jules ose regarder Jérôme dans les yeux pendant plus d’une seconde. Il met la main dans la poche de son pantalon.
— Tiens. Cinq, six piastres. C’est tout ce que j’ai.
Il jette les billets chiffonnés sur le comptoir.
Méthodiquement, Jérôme défroisse les billets avec le tranchant de la main, puis il déchire la mince pile.
— Pour qui tu me prends ? Un imbécile que tu peux niaiser ad vitam æternam ? Je t’ai donné toutes les chances du monde. Mais je vais plus tolérer de manques de ta part. Comme j’ai dit, t’as jusqu’à ce soir pour me trouver cinquante dollars. Sinon, je vais aller au Ramona et parler à ton patron. Il va te mettre à la porte. Et, prends-en ma parole, personne d’autre sur la Main va te donner une job. Compris ? Personne. Là, tu vas vraiment être dans le trouble. Peux pas me payer, peux pas payer le shylock. La grosse merde. Puis mon ami Michel ici présent va te rendre une petite visite. T’habites toujours sur la rue Saint-Christophe, non ?
Jules pâlit.
— C’est quoi encore, l’adresse, Michel ? demande Jérôme.
— 4412.
Jérôme opine :
— C’est ça, oui. 4412, Saint-Christophe. Appartement B.
— Pourquoi tu t’acharnes sur moi ? crie Jules. Pourquoi tu me prends à la gorge de même ? Je t’ai jamais rien fait, moi. Je suis plus capable d’endurer tout ça !
Jérôme pivote sur son tabouret :
— Ferme ta…
Jules recule d’un pas, tire un pistolet de son parka et presse la détente.
Le coup de feu fait un vacarme épouvantable dans le restaurant.
Quelques clients poussent un cri.
Jérôme s’effondre sur le comptoir.
Michel hésite une seconde, puis se jette sur Jules.
Une autre détonation se fait entendre.
Les clients se mettent à crier de plus belle en se précipitant vers la sortie.
La serveuse derrière le comptoir hurle :
— Appelez la police, quelqu’un !
Pendant que Michel et Jules luttent par terre comme des pitbulls enragés, Jérôme s’enfuit en chancelant par la porte arrière. Dans la ruelle, il glisse sur une plaque de glace et s’affaisse sur l’asphalte dans un grand gémissement de douleur. Il touche du bout du doigt le trou dans son abdomen. La balle a pénétré tout juste sous son nombril, un peu à gauche, pour ressortir par son dos quelque part. Jérôme est à quatre pattes dans la ruelle lugubre, avec la neige sale et les poubelles renversées.
— Jésus-Marie, se dit-il, je veux pas crever ici.
Sa respiration et son rythme cardiaque se déchaînent. Il tente de se calmer.
À la droite de Jérôme, derrière une clôture de bois de sept pieds, un chien jappe à pleins poumons. La créature essaie de grimper par-dessus la clôture, ses griffes massacrent les planches de bois.
Un liquide clair dégouline de sa plaie, mêlé avec le sang souillant sa chemise. Ce liquide qui s’échappe de son ventre fascine Jérôme, comme si c’était une substance étrangère qui n’a rien à voir avec lui. Et pourtant elle s’échappe bel et bien de lui, cette substance, et la douleur qu’il ressent n’a rien d’irréel. Cette douleur était tolérable au tout début, mais maintenant elle est épouvantable. Jérôme se dit que s’il se concentre suffisamment, il sera en mesure de la contrôler, mais c’est peine perdue. Il pousse un râle, puis un autre. Un son guttural. Animal. Primitif. Il tente de se soulager en se recroquevillant en chien de fusil et en respirant plus lentement.
Il lève la tête et fixe le ciel, bas et gris comme le plafond d’une cellule de prison. On prévoit de la neige en après-midi. Une tempête, a précisé ce matin l’annonceur à la radio.
Si seulement Michel pouvait venir le secourir.
Pendant un instant, sa souffrance s’atténue quelque peu. Il essaie de se convaincre que ça va aller, après tout, qu’aucun organe vital n’a été touché, qu’il va s’en tirer.
Il ne peut rester là, par contre. Il va se vider de son sang ou se faire ramasser par la police. Le plus dur sera de se lever. Une fois sur pied, ça ira.
Il prend une profonde inspiration et arrive à poser un genou sur le sol et à se redresser quelque peu. Il vomit. Un mélange de sang, d’œufs et de bacon.
Jérôme espère que Michel a donné à Jules la raclée qu’il méritait, le fumier.
Avec difficulté, il se lève et avance plus loin dans la ruelle.
Le mastiff derrière la clôture s’époumone de plus belle. C’est comme si le chien l’encourageait. Ou le conspuait.
À chaque pas, Jérôme a l’impression que son estomac se déchire un peu plus. Sa respiration est laborieuse.
Il regarde par une fenêtre et ne voit personne, que des caisses de bière empilées près d’une vieille machine à sous qui ne sert plus. Il martèle la vitre. Personne ne vient. Il titube dans la ruelle d’une porte à l’autre, essayant sans succès de les ouvrir.
Enfin il en trouve une qui n’est pas verrouillée et s’appuie dessus. Il perd l’équilibre et chute au sol. Il reste là, à bout de souffle, le côté du visage pressé contre une tuile. La douleur est tellement aiguë qu’elle le paralyse. Déjà, le sang forme une flaque sous lui. Des bruits et des odeurs de cuisson lui parviennent. Il entend des voix et des pas qui se dirigent vers lui.
— Monsieur Ménard ? Quelle bonne surprise.
La voix est familière à Jérôme. Ou, plus exactement, l’accent. Il lui faut un effort inouï pour se hisser sur un coude.
— Simonin, lâche-t-il. Il ne peut s’empêcher de rire.
Le restaurateur se tient devant lui, vêtu d’un costume bleu foncé, les cheveux luisants. À ses employés il crie :
— Vous sortez tous de la cuisine. Vous éteignez les poêles et les fourneaux, vous cessez tout et vous foutez le camp. Immédiatement !
Jérôme entend des chaussures marteler le plancher, un véritable branle-bas de combat. Puis lui et Simonin se retrouvent seuls.
Simonin se penche vers Jérôme :
— La vie nous réserve parfois des moments délicieusement ironiques. C’est une des choses qui la rendent si intéressante. Vous ne trouvez pas ?
Jérôme grimace :
— Normalement, je serais heureux d’avoir une conversation philosophique avec vous, Simonin, mais étant donné ma situation…
— En effet, elle me semble plutôt précaire, votre situation.
— Vous avez l’œil, on peut pas le nier. Si vous me donniez une serviette pour que je puisse l’appuyer contre ma blessure, je vous…
— Il y a un vieux dicton chez nous, dit Simonin : « Il faut toujours rendre justice avant que d’exercer la charité. »
Simonin transpire et monte ses lunettes sur l’arête de son nez.
Un garçon de table revient dans la cuisine :
— Tout va bien, patron ?
— J’ai dit tout le monde hors d’ici !
Le garçon disparaît.
Jérôme aspire un peu d’air entre ses dents.
— Écoutez, Simonin. On a eu nos divergences dans le passé, vous et moi, mais si vous m’aidez pas, je vais perdre tout mon sang.
— La dernière fois que vous êtes venu dans mon restaurant, vous avez utilisé l’entrée principale, si je me souviens bien. Vous étiez plus fier alors. On jouait les matamores, même. Et vous aviez des amis avec vous. Des « associés ». Où sont-ils ?
Jérôme baisse la tête et émet un petit rire. La douleur dans son estomac fait graduellement place à un engourdissement qui se propage à ses jambes et à ses bras. Si Simonin ne fait rien, il va bel et bien crever dans cette cuisine.
— Comment va-t-il, le cher Charlot, soit dit en passant ? demande Simonin.
Jérôme geint et ferme les yeux. Il pense qu’il va perdre connaissance, mais non. Il dit :
— J’ai toujours détesté les médiocres qui me respectent malgré le fait que je les exploite. Les victimes qui respectent leur bourreau. Et c’est ce que tu es, Simonin — un médiocre. J’ai jamais gobé tes histoires de Résistance. Je parie qu’à Bruxelles tu servais des moules et de la bière aux officiers nazis jusqu’au jour où ils ont foutu le camp. Donne-moi une serviette tout de suite !
Simonin s’éloigne, se rend à un comptoir et revient aussitôt avec une hachette en main. Il se dresse au-dessus de Jérôme et, avant de le frapper, dit :
— Ceci n’est pas un couteau.
* * *
La police trouve Jérôme dans la ruelle, à une soixantaine de pieds du restaurant de Simonin. Beaucoup de sang s’est échappé de l’entaille qui lui traverse le cou, de même que des trous dans le ventre et le dos.
Simonin déclare aux policiers qu’il a agi en légitime défense et qu’il a ensuite jeté le corps à l’extérieur de son établissement afin de ne pas traumatiser ses employés plus qu’ils ne l’étaient déjà.
Les détectives opinent de la tête.
Un journaliste se trouve aussi sur les lieux, Roch Bellefeuille. Alors qu’il examine le corps inanimé et ensanglanté de Jérôme, qu’il le mitraille avec son appareil photo, le titre de son article lui vient à l’esprit : LE ROI EST MORT, BON DÉBARRAS !