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Bulletin spécial
(1er février 1948 — soirée)

Dans le lit de Georges, deux heures après s’être assoupie, Jacqueline flotte dans une torpeur trouble, des images floues lui viennent puis s’évaporent : sa mère sur son lit de mort, le corps écorché de Jérôme à l’hôpital, une poupée de chiffon aux cheveux orange.

Elle est stupéfaite lorsque, une fois réveillée pour de bon, elle s’aperçoit que son frère n’est plus dans la chambre. Ni le sac à dos. Assise au bout du lit, les bras noués autour de ses épaules, Jacqueline se demande ce qu’il peut bien faire, tout en étant certaine qu’il va se foutre dans le pétrin, si ce n’est pas déjà fait. Elle l’imagine parcourir la Main comme un forcené et faire quelque chose d’incroyablement impulsif. Il va tenter de trouver les responsables du meurtre de Jérôme et les étriper sur place.

Elle ignore depuis quand il est parti. Elle décide qu’elle va l’attendre ici, bien qu’elle s’inquiète d’Estelle seule à l’appartement.

Loulou miaule. La pauvre semble désorientée depuis qu’elle a perdu ses chatons. Jacqueline lui donne du lait. La chatte le lape avec enthousiasme, pendant que Jacqueline allume la radio sur la commode.

La dernière minute d’une chanson de Tino Rossi datant d’avant la guerre est suivie d’un bulletin spécial.

— Deux incidents violents ont marqué la métropole plus tôt en soirée, annonce le lecteur de nouvelles.

En premier vient le compte-rendu d’une échauffourée au café Richelieu qui a mal tourné :

— Les circonstances ne sont pas claires, poursuit le lecteur de nouvelles, mais il appert que plusieurs coups de feu ont été tirés. Jérôme Ménard, bien connu des autorités policières pour ses activités dans le secteur appelé « Red Light », a été trouvé mort dans la ruelle située derrière le café situé sur le boulevard Saint-Laurent. La cause exacte de sa mort est inconnue pour l’instant. La seconde victime, dont l’identité n’a pas été révélée, est serveur dans une taverne du boulevard Saint-Laurent. Une balle de revolver tirée à bout portant s’est logée dans son cœur, et il a été transporté d’urgence à l’Hôpital Saint-Luc. Les médecins n’ont pu le sauver. Un troisième individu impliqué dans la bagarre s’est enfui, apparemment sans mal. Des témoins ont affirmé que le serveur a tiré le premier coup de feu, et la pagaille a suivi. Les constables responsables de l’affaire n’ont pas fini d’interroger les employés et la clientèle du café.

Le second compte-rendu fait état d’une tuerie au club Débonnaire :

— Au moins trois cadavres ont été retrouvés dans le célèbre club de nuit de la rue Sainte-Catherine. On croit que l’une des victimes est Johnny Basora, personnage important dans les cercles interlopes de Montréal. La police n’a toujours pas confirmé ce fait.

Jacqueline éteint la radio et se laisse choir sur le lit. Voilà donc où Georges a été, au Débonnaire. Tout cela ne peut être une coïncidence. Il a dû s’imaginer que Basora est responsable de la mort de Jérôme et il s’est rendu au club pour se venger. Un garçon de table abat Jérôme pour une raison ou pour une autre, et maintenant au moins trois autres hommes sont morts.

Où est Georges ? Fuit-il la police ? Les hommes de Basora ? Peut-être même qu’il est mort. L’esprit de Jacqueline est une tornade. Elle ne peut plus rester dans cette chambre. Elle va devenir folle. Et puis il faut bien qu’elle aille réconforter Estelle, qui doit bien se douter que quelque chose de terrible est arrivé. Jacqueline ramasse Loulou, laisse une note sur la table au cas où son frère reviendrait et s’en retourne chez elle en taxi.

Sitôt qu’elle met les pieds dans l’entrée de son immeuble, le concierge l’accoste.

— Un homme est venu vous voir cet après-midi. Je lui ai dit que vous étiez pas là et je l’ai pas laissé monter. Il avait l’air louche. Alors il m’a donné ce sac, en me disant qu’il était très important que je vous le remette aussitôt que vous arriviez.

Le concierge lui tend un sac à dos identique à celui que Jacqueline a vu chez Georges.

— Est-ce que tout va bien, Mademoiselle Ménard ? Je veux pas de trouble dans mon building, vous savez. Déjà que vous avez votre jeune sœur dans votre appartement. C’était pas prévu ça non plus…

C’est un affreux bonhomme, le concierge. Un gros type avec une paire d’yeux mornes sous des sourcils touffus. « Mi-porc, mi-hyène », pense Jacqueline. Elle est certaine qu’il a fourré son grand nez dans le sac.

— Tout va bien, répond-elle. Inquiétez-vous pas.

— Et ce chat ? demande-t-il, pointant Loulou dans les bras de Jacqueline.

— C’est le chat de mon frère. Je vais m’en occuper pendant un bout de temps.

— J’aime pas trop ça, moi, des chats dans mon building.

Sans rien ajouter, Jacqueline lui tourne le dos et se dirige vers l’escalier. En montant, elle examine le contenu du sac : des liasses de billets de banque et une note de Jérôme expliquant que cet argent est pour elle et pour Estelle.

Jérôme. Jamais Jacqueline n’a été vraiment proche de lui. Il a toujours été distant, surtout depuis qu’il s’était octroyé le titre de « roi » et qu’il s’était mis à croire qu’il était vraiment quelque chose comme un monarque. Mais il a dû sentir qu’un désastre s’en venait et c’est pourquoi il a laissé tout cet argent à Estelle, Georges et elle. Leur héritage, d’une certaine manière. Ce qui est certain, c’est que l’image du corps mutilé de son frère ne va jamais cesser de la hanter.

Elle n’aurait jamais dû annoncer la mort de Jérôme à Georges. Ou alors elle aurait dû le forcer à se lever et… Elle ne sait pas ce qu’elle aurait dû faire. Cependant, elle s’en veut à mort de s’être endormie. Comme elle aimerait savoir où il se trouve maintenant.