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Bordel
(juillet 1938)

On ne l’a pas vu depuis six jours. Souvent, il disparaît ainsi. Après souper, il sort et se réfugie dans les clubs et boit comme un cochon. Et plutôt que de revenir à la maison, il se retrouve dans un tourist room, avec une femme la plupart du temps, une pute, une érotomane, une épave comme lui. Le matin, il trouve la force de se lever pour se rendre au travail sur les quais du port de Montréal, pour reprendre, à la fin de son shift, la beuverie. Un pochard indestructible. Et voilà que ce midi-là la porte de l’appartement s’ouvre. Les arrivées du bonhomme ont toujours un côté théâtral — la façon qu’il a de poser sur le seuil de la porte. Il est immense, il est monstrueux, il mesure neuf pieds, il pèse mille livres, il dégage des vibrations toxiques, des ondes funestes. L’appartement se remplit d’une odeur de cigarette et d’alcool sitôt qu’il y met le pied. La mère est assise à la table de la cuisine avec Georges et Estelle. La fillette devient toute rouge en voyant son père.

— Mais qu’est-ce qu’elle a ? demande le père.

— Je sais pas, répond la mère. Tu lui as fait peur en arrivant comme ça.

— Comment ça, je lui ai fait peur ?

Il se tourne vers Estelle et lui lance :

— Mais je t’ai rien fait, moi, sacrament.

Affolée, Estelle se lève de table et se précipite à l’autre bout du logement.

— Elle est folle ou quoi, cette enfant-là…

— Laisse-la faire, dit la mère. Elle est un peu énervée des fois.

Le père hausse les épaules et s’approche de Georges.

— Où sont les autres ?

— Partis jouer dehors, répond la mère.

— De toute façon, je suis venu pour Georges.

Il empoigne le cou de son fils.

— T’as quinze ans aujourd’hui. Ça se fête, ça, mon homme.

— Papa, balbutie Georges, j’ai treize ans, pas quinze.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Sa femme confirme.

Le père cligne des paupières.

— Pas grave. Toi et moi on va célébrer quand même.

— Tu vas pas l’emmener sur De Bullion j’espère ? s’inquiète la mère.

— Pas de tes affaires, réplique le père.

Il pousse son fils vers la sortie et, une fois dans la rue, ils prennent un taxi.

Après quelques minutes de route, le taxi descend la rue De Bullion à faible allure. Le nez contre la vitre, Georges examine la façade des maisons. Plusieurs ont une lumière rouge allumée au-dessus de la porte d’entrée, alors que d’autres affichent : TOURIST ROOMS — CHAMBRES À LOUER ; SALON DE MASSAGE ; CLUB SOCIAL SAINT-GERMAIN ; CAFÉ VERONA. Les premières gouttes de pluie s’étaient mises à tomber au début du trajet ; maintenant, c’est l’orage.

L’immeuble devant lequel le taxi arrête est quelconque ; une ampoule rouge au-dessus de la porte. Georges et son père courent du taxi jusqu’à l’entrée. Le père de Georges pointe son mégot vers la sonnette et déclare :

— À vous l’honneur, monsieur.

Georges s’exécute et bientôt la porte s’ouvre.

— Monsieur Ménard. Toujours contente de vous voir.

L’épaisse couche de maquillage de Madame Jeannette ne peut masquer le portrait de croulante que le temps a pris un malin plaisir à composer.

— Vous pouvez monter, messieurs, chuchote-t-elle. Je vous rejoins dans trois minutes.

Georges reçoit une poussée dans le dos de la part de son père.

— Envoye, t’as entendu ce qu’a dit Madame Jeannette.

Une ampoule nue éclaire l’escalier aux marches usées qui mène à un palier au deuxième. Il y a une porte de chaque côté.

Du bas de l’escalier, la tenancière lance :

— Enlevez vos souliers sur le paillasson. Je veux pas de bouette sur mes tapis.

— C’est à droite, dit le père de Georges. Pas besoin de cogner.

Le père et le fils se retrouvent dans un boudoir. L’odeur de l’endroit frappe Georges, un mélange de fumée de cigarettes, de parfum bon marché et d’oignons frits. Le seul autre client dans le boudoir est un mécanicien vêtu d’une salopette bleue, le col de sa chemise relevé contre sa nuque, pointant vers ses oreilles d’où émergent des touffes de poils noirs. Ses doigts graisseux feuillettent un magazine pornographique et laissent des traces sombres sur la cigarette qui pend à ses lèvres adipeuses. Le mécanicien lève la tête lorsque Georges et son père entrent.

— Salut, Fernand, dit-il.

— Raoul, ça va ? Je te présente mon fils, Georges.

Le mécanicien tend la main, mais le garçon hésite et le mécanicien s’essuie sur sa salopette.

— T’as pas tort, dit-il à Georges en examinant ses mains. Sont dégueulasses.

— Raoul vient souvent ici, déclare le père de Georges. Un bon trois fois par semaine, non ?

— J’ai sept flos, explique Raoul. Bobonne veut plus que je la touche.

Il trouve l’anecdote désopilante.

Un long rideau de velours sépare le boudoir des pièces adjacentes. Le tapis oriental est usé au point que l’on peut à peine distinguer ses motifs, et le canapé est criblé de brûlures de cigarettes. Georges s’étonne de voir des enfants là ; une petite fille angélique qui dort dans une chaise de rotin et un garçonnet en couche et aux cheveux bouclés, son ventre bien rond et tout blanc, qui joue sur le plancher avec une locomotive en bois.

Il y a une tache brunâtre aux pieds de Georges, on dirait du vomi séché. Il regrette d’avoir enlevé ses chaussures. Des journaux et des magazines de cul sont empilés sur la table basse au milieu de la pièce. Sur les murs, de nombreuses photos de femmes nues à la poitrine généreuse. Il y a aussi un crucifix au-dessus de la porte qui mène aux chambres. Mais ce qui retient le plus l’attention de Georges, c’est le tableau devant lui : dans une cour d’assises, une femme, d’un geste théâtral, ouvre son manteau de fourrure et exhibe son corps nu, et le juge de s’agripper aux bords de son bureau, le sténo de tomber en bas de sa chaise et les avocats d’afficher des expressions outrées.

Lorsqu’elle entre dans la pièce, Madame Jeannette toise le mécanicien.

— Combien de fois, Raoul, je t’ai demandé de te laver avant de te présenter ici ? Tu devrais te voir.

Raoul lance le magazine sur la table :

— Non mais, tu t’imagines qu’on a des douches au garage ? Je travaille pas pour Rolls Royce, moi.

— Claudine va devoir te donner un bain. Ça va te coûter une piastre de plus.

Le mécanicien se lève et tire de sa salopette trois billets fripés.

— Une piastre pour le bain et deux pour les services de la belle Claudine, conclut-il en riant. J’aime mieux les lui donner à elle qu’à la quête du dimanche.

Claudine arrive, parée simplement d’une chemisette diaphane. Elle a les traits d’une fillette de seize ans, des taches de rousseur, le nez pointu et la lèvre inférieure boudeuse. Elle pousse du revers de la main le rideau de velours, et le mécanicien pénètre dans le corridor qui mène à la salle de bains, suivi de Claudine.

Madame Jeannette reluque Georges et se met à rire, dévoilant ses grandes dents jaunies par mille ans de nicotine et de café. La tenancière s’approche du garçon et lui caresse la tête.

— C’est qui, ce beau jeune homme, Monsieur Ménard ?

— Mon fils Georges. C’est sa fête aujourd’hui, Madame Jeannette. Et c’est sa première fois.

Madame Jeannette sourit derrière l’écran de fumée de cigarette qui s’échappe de sa bouche.

— Eh bien, on va s’occuper de ça. Avez-vous quelqu’un en tête, Monsieur Ménard ? Je peux faire venir les filles qui sont là et laisser le garçon choisir, si vous voulez. Il y en a cinq de libres maintenant.

— Je me disais qu’on devrait y aller avec le « spécial jumelles ». Elles sont ici, j’espère.

La tenancière se gratte le menton de ses longs ongles couleur framboise.

— Vous êtes certain de vouloir les jumelles ? Il m’a l’air tellement jeune, votre Georges. Me semble que…

— Cent pour cent certain. Elles sont propres, non ? Je veux pas que mon gars attrape la chaude-pisse le jour de sa fête.

— Inquiétez-vous pas. Elles ont vu le médecin justement hier. Mais je me demande encore si c’est une bonne idée de…

Le père de Georges secoue la tête et sort son portefeuille.

— Et faites-moi apporter une bière et un sandwich. Pis vaut mieux vous dépêcher ; ça devrait pas lui prendre grand temps là-dedans, au fiston.

Madame Jeannette empoigne doucement le garçon par la nuque et le conduit jusqu’à une chambre tout au fond du couloir.

— Assis-toi, mon chéri. On va s’occuper de toi dans deux secondes.

Madame Jeannette a le ton de voix apaisant d’une grand-mère. Georges fait ce qu’elle lui demande et Madame Jeannette quitte la pièce. Assis sur le bord du lit, pieds joints, mains serrant le bord du matelas, Georges respire fort. La moitié du plafond est en pente et des rideaux de dentelle jaunie par le temps et la fumée virevoltent devant la fenêtre ouverte. On entend la pluie dehors. La chambre est meublée d’un lit, d’une chaise et d’une commode sur laquelle il y a une débarbouillette, des condoms, un miroir, des flacons d’huile à massage et le bras d’un mannequin. Georges veut toucher ce bras fascinant mais en a pas le courage. Alors, il se met plutôt à lire la liste punaisée près du lit :

Argent — Money
Donne-moi — Give me
Prends-moi — Take me
Viens te laver — Come wash you
Déshabille-toi — Take off your clothes
Ne mords pas — Don’t bite
C’est plus cher — More money
Pipe — Blowjob
Poignet — Hand job

Deux femmes se glissent dans la pièce sans bruit, sans déplacer d’air, ondulant des hanches, drapées dans un linceul transparent qui leur pend jusqu’aux genoux et leur donne des allures de fantômes. Voyant les yeux remplis d’horreur du garçon, elles retirent leur voile et se présentent. Gisèle et Pauline ont des cheveux blonds aux racines noires. Toutes deux arborent des shorts et des blouses de soie moulantes. Leurs ongles d’orteils sont peints en rouge. Gisèle a un diachylon sur le menton ; sa sœur a des ecchymoses sur les cuisses.

— Veux-tu une cigarette ? demande Gisèle.

— Non, rien.

— Un Coke ? offre Pauline.

Georges lève la tête :

— O.K.

Pauline se rend jusqu’à la commode, en sort une bouteille et la décapsule.

— Tiens. Et pour toi, c’est gratis.

Georges boit et Gisèle rit de la grimace qu’il fait.

— Du Coke tiède, s’excuse-t-elle. Pas terrible, hein ?

Elle va et vient devant Georges, le fixant. Pauline s’appuie contre le cadre de la porte et étudie le garçon elle aussi. Elle se passe la langue sur les lèvres avant de demander :

— T’as quel âge ?

Georges hésite, évite de regarder la femme en face.

— Quinze, répond-il.

— Arrête de te frotter les mains comme ça, mon chou, dit Gisèle. Elles vont prendre feu.

Georges les enfouit entre ses cuisses.

Pauline s’approche et lui joue dans les cheveux.

— Quinze ans mon œil, lance-t-elle.

Elle saisit le bas du chandail de Georges et le tire au-dessus de sa tête en un mouvement rapide. Les bras fins du garçon suivent.

— Wow ! s’extasie Gisèle. Qu’il est beau. Vilaine cicatrice par contre. Comment tu t’es fait ça, le caïd ?

Georges détourne le visage.

— Regarde comme il est mince, dit Gisèle à sa sœur.

Pauline laisse glisser ses doigts sur le cou et l’épaule de Georges.

— De la soie, murmure-t-elle.

— Méchante différence avec notre client précédent, fait Gisèle en rigolant. Il était tellement gras, confie-t-elle à Georges, que la bedaine lui tombait sur les cuisses et que son cul était couvert de cellulite. Un gros-gras Bouddha dégueulasse.

Pauline et elle s’esclaffent.

Pas Georges ; il n’a aucune idée de qui est ce M. Boudas.

— Et puis, reprend Gisèle, ses tétons étaient plus gros que ceux de Pauline.

Pauline fait semblant d’être offusquée.

— Qu’est-ce qu’ils ont, mes tétons ? demande-t-elle en ouvrant sa blouse devant Georges.

Ses seins sont tout petits et des veines se distinguent à travers la peau diaphane.

Gisèle s’agenouille devant Georges et caresse son torse.

Georges examine Pauline par-dessus l’épaule de Gisèle. Plus il la regarde, plus il lui semble que Pauline pourrait être un homme. Le menton fort et les mains trop larges et ces seins minuscules.

— Sois pas si craintif, mon amour, dit Gisèle. T’es tout raide, un vrai cadavre. Détends-toi.

La porte derrière Pauline est entr’ouverte. Georges se lève d’un bond, pousse Gisèle sur le côté et s’élance. Pauline lâche un cri, mais n’essaie pas de stopper le garçon. Georges court dans le corridor en direction du boudoir. Son père y est toujours, en train de bouffer son sandwich tout en lisant le journal posé sur la table basse. Il n’y a pas de trace de Madame Jeannette dans la pièce et il n’y a personne d’autre dans le boudoir, pas même la petite fille et le garçon en couche.

Le père de Georges lève les yeux.

— Déjà ? Ç’a pris encore moins de temps que je pensais.

Georges ne dit rien. Il attrape ses chaussures sur le paillasson et dévale les escaliers, toujours torse nu, ignorant les cris de son père, qui lui ordonne de revenir. Lorsqu’il se retrouve sur le trottoir, hors d’haleine, Georges hésite. La pluie a cessé. Il n’a aucune idée où il est. Une automobile blanche file sur la rue dans un grand vrombissement et c’est comme si l’air autour de lui se fragmentait. Il s’apprête finalement à détaler tel un lapin quand une main lourde s’abat sur son épaule.