En survol du territoire iranien – Avion de Grégory Nashoba
Père et fille, enfin réconciliés, avaient disputé une partie d’échecs acharnée. Mekdès, battue, avait préféré faire une courte sieste et Greg était revenu s’asseoir auprès de Lorenza. L’hôtesse leur avait annoncé qu’il restait à peu près une heure de vol.
Il tapota son bras avec douceur.
— Ça va ?
— Ça va, Greg, je rêvais un peu.
Elle lui sourit et préféra ne rien dire de ses pensées avant de reprendre.
— Tu m’expliques ce que l’on va faire en Iran ?
Il étendit ses jambes devant lui.
— Eh bien, j’ai d’importantes relations d’affaires sur place et ainsi, nous aurons tout l’appui logistique dont nous avons besoin. Tout sera prêt à notre arrivée et je ne voulais pas me rendre directement en Afghanistan. Je pense que nous serions tout de suite repérés si nous déboulions à Kaboul ou dans n’importe quel autre aéroport avec le jet. Ce serait stupide de courir un tel risque.
La journaliste grimaça.
— Alors, nous allons bien en Afghanistan ?
— Absolument. C’est là-bas que se trouve l’origine du problème et tu le sais. Après l’avion, nous aurons de la route à faire en voiture puis nous pénétrerons sur le territoire afghan, mais clandestinement, sans papiers ni visa. C’est encore une fois risqué, cependant, je veux faire une arrivée discrète et pour ce que nous avons à faire, ne pas attirer l’attention me semble indispensable.
Lorenza acquiesça, encore dubitative.
— Comment va-t-on s’y prendre ? Hormis cette histoire de soldats anglais, nous n’avons rien de vraiment sûr. Où aller, par quoi commencer et…
Il leva la main pour l’interrompre.
— Je sais tout ça et crois bien que je me casse la tête depuis longtemps. Maintenant, un trafic d’armes ne passe jamais inaperçu, même si les fournisseurs sont très discrets. Pour vendre leur camelote, il leur faut impérativement des contacts et des rabatteurs, donc des intermédiaires et ce sont souvent les maillons faibles, ceux qui parlent le plus facilement. Je compte un peu sur la chance, je l’avoue, et une fois sur place, nous trouverons bien un moyen. Ce que nous entreprenons est limite désespéré, pour ne pas dire voué à l’échec, mais je ne vois pas comment faire autrement.
Il fit une pause et ajouta.
— Déjà, passer la frontière sans se faire remarquer, ce sera un bon début.
— Tes contacts en Iran, tu leur as demandé s’ils avaient eu vent d’un trafic ou d’un truc du genre ?
— Pas trop, non. Tu vas rencontrer Serge Bellucini, c’est un ami, un vrai et je peux te dire que ça m’embête franchement de ne pas lui dire la vérité. Je n’ai malheureusement pas le choix et je dois me méfier de tout le monde, lui y compris.
Elle le regarda.
— Tu le connais depuis longtemps ?
Il eut un petit sourire.
— Oui, on peut dire ça. Il n’empêche que j’ai inventé une histoire de recherches géologiques et de prospection pour un gisement de gaz, bref le premier truc qui m’est passé par la tête.
Elle rit de bon cœur.
— Heu… À nous deux, on va chercher un gisement, c’est ça ! Tu plaisantes, j’espère ?
— Quand j’ai eu Serge au téléphone, on venait de se faire attaquer à la fondation. J’avoue que c’est un peu tiré par les cheveux, mais il ne dira rien, même s’il a dû comprendre que mon but n’était pas celui-ci.
Il marqua une pause et reprit.
— À ce qu’il m’a dit, toute l’activité économique de l’Afghanistan repose aujourd’hui sur deux trafics, les armes et l’opium. Il m’en a parlé quand je lui ai dit où nous comptions aller et apparemment, c’est un endroit mal fréquenté, selon Serge. Donc, ce pays survit grâce à la contrebande, les trafics et tout le monde prend sa commission au passage, des plus hauts fonctionnaires du gouvernement jusqu’au dernier des talibans. Le coin rêvé pour les vacances, en quelque sorte !
Il la fixa.
— Tu es certaine de vouloir m’accompagner ? Ce sera très dangereux, sans rire. Tu sais, tu pourrais repartir avec Mekdès et je ne t’en…
Il ne put finir sa phrase, la réponse de Lorenza fusa sur un ton sec.
— Laisse tomber, Greg. Je viens avec toi. Point final !
Il leva les yeux au ciel et renonça. La journaliste qui regardait par le hublot se tourna à nouveau vers lui.
— Même si nous identifions les trafiquants, cela ne donnera pas grand-chose pour la suite, n’est-ce pas ? Je suppose que dans ce genre de négoce, on ne tient pas de comptabilité et encore moins de fiches commerciales avec les noms, adresses et téléphones des clients.
Il croisa les bras en faisant la grimace.
— Je ne le sais que trop bien. Maintenant, si tu as une autre solution, je veux bien t’écouter.
— Évidemment, que non !
Elle réfléchit un bref instant.
— Il faudrait téléphoner à Pierre, car il a peut-être progressé en quelques jours. Sait-on jamais !
— Je l’espère. En attendant, cela ne nous donnera pas de solutions pour trouver nos Anglais et après, remonter les intermédiaires jusqu’à l’ordure qui a posé la bombe à Paris.
— Écoute, dès que nous serons arrivés et si tu le permets, j’utiliserai ton téléphone satellite pour le joindre.
— Ça marche. Tu as déjà séjourné en Iran ?
— Je ne suis venue qu’à Téhéran. J’avais fait un remplacement, il y a quelques années.
— C’est déjà ça. Au moins, tu connais un peu leur culture.
Elle fit un petit sourire.
— J’imagine que tu parles du voile, là ?
Il acquiesça.
— Oui, à l’aéroport, il faudra que tu mettes un voile le temps de récupérer la voiture. Restons le plus discret possible et dans un tel pays, une femme…
— ... ne vaut rien et n’a qu’un droit, se taire, je le sais parfaitement. Pourtant, leur révolution culturelle a bien fait avancer la place de la femme dans la société et…
Il pressa sa main.
— Lorenza, tu mettras un voile, c’est tout. Je comprends ce que tu veux dire, je suis entièrement d’accord avec toi, mais je veux jouer la discrétion absolue.
La jeune femme fit la moue.
— Je le ferai, c’est juste que ça m’a toujours prodigieusement agacée.
Elle sembla réfléchir un petit instant et le contempla.
— Je peux te poser une question personnelle, Greg ?
— Bien sûr.
— Je ne voulais pas en parler devant la petite, à vrai dire. Quand nous avons été attaqués à la fondation, je t’ai vu réagir avec des réflexes assez surprenants. Hormis le fait que tu sois très imprudent, je trouve que tu te débrouilles plutôt bien avec une arme à la main. Tu avais l’air à l’aise, pas effrayé pour un sou et les autres n’ont pas fait un pli.
Il la contempla, amusé.
— Et alors ?
— Eh bien, c’est bizarre pour un homme d’affaires, non ?
Lorenza le fixa, désireuse d’en savoir plus.
— Tu as raison, ce n’est pas en fac qu’on apprend à se servir d’un 45 ni à garder son sang-froid dans ce genre de situation.
Il fit une pause, son regard se perdit dans le vague puis il reprit.
— Je voulais connaître mes limites, savoir ce que je valais et mon choix a été de passer cinq années dans l’armée française. Je me suis engagé et disons que j’ai effectué quelques missions sous l’uniforme.
Elle eut un petit sourire.
— Et je suppose que tu n’étais pas affecté dans les bureaux, n’est-ce pas ?
Il éclate de rire.
— Tu supposes bien, je n’étais pas vraiment assis dans un fauteuil confortable.
Il se tut et Lorenza le regarda, attendant qu’il en dise plus. Devant son mutisme, elle le relança.
— Je me trompe ou tu ne veux pas en dire plus ?
Il tourna la tête vers elle et ses yeux plongèrent dans les siens.
— Un jour, je te raconterai. Promis.
Alors qu’elle allait répondre, les haut-parleurs de l’avion grésillèrent.
— Monsieur Nashoba, nous atterrissons dans une douzaine de minutes. Nous amorçons bientôt la descente vers Meshhad. Merci de regagner vos sièges et de boucler vos ceintures.
Greg lui fit un clin d’œil.
— Sauvé par le gong !
Sans attendre sa réponse, il se leva pour aller réveiller sa fille. Lorenza, pensive, le regarda s’éloigner. Chaque jour qui passait, elle découvrait une autre facette de sa vie. Quel besoin avait-il eu de passer cinq ans dans l’armée ? Pour connaître ses limites, était-ce bien nécessaire de porter une arme ou, comme elle le supposait maintenant et même s’il ne lui avait rien dit, d’aller au combat et risquer sa vie ? Greg était un homme vraiment différent sur bien des aspects et elle se demanda quels mystères il finirait bien par lui révéler.
Elle se rappela alors le reportage qu’elle était supposée faire, car toutes ces aventures auraient fait une belle histoire à raconter et pourtant, qui l’aurait crue ? Personne de sensé, en tout cas. C’était parfois si démesuré, qu’elle-même se demandait si elle ne vivait pas un rêve qui s’éternisait alors qu’elle était bien réveillée. Un rêve ou un cauchemar, selon les moments.
*
Les pneus de l’avion crissèrent sur la piste bitumée de l’aéroport iranien. Le jet rejoignit son taxiway et s’approcha des hangars privés dans le hurlement de ses turbines allant en décroissant. Par le hublot, la journaliste pensait avoir aperçu un comité d’accueil sans savoir si c’était vraiment pour eux.
Le Global 7000 vira une dernière fois, pointa son nez vers les pistes, prêt à repartir, et les deux réacteurs s’arrêtèrent dans un dernier sifflement. L’hôtesse avait déjà positionné un voile sur ses cheveux et en donna un à Lorenza en passant, avant d’aller manœuvrer la poignée permettant l’ouverture de la porte.
Dès qu’ils descendirent de l’appareil, un homme appuyé contre une berline noire garée à l’entrée du hangar se redressa pour venir les accueillir. Plutôt bel homme, moins grand et moins musclé que Greg, il portait un costume clair et léger sur une chemise blanche au col déboutonné.
Son visage s’éclaira et il écarta largement les bras.
— Nom de Dieu, j’y crois pas ! Greg !
— Serge !
Les deux hommes se firent une longue et chaleureuse accolade. Apparemment, ils se connaissaient très bien et la journaliste fut étonnée. À croire qu’il connaissait quelqu’un dans tous les pays du monde. Grégory tint son ami par l’épaule et sourit à la jeune femme.
— Sergio, je te présente Lorenza, mon amie et associée.
L’homme se tourna vers elle et lui tendit la main. Son sourire était franc et séduisant.
— Je suis enchanté. Serge Bellucini, représentant de la World Petroleum Company en Iran pour Greg.
— Représentant ? releva-t-il, en riant. Il me semblait bien t’avoir nommé Directeur Général de la WPC ?
Son ami grimaça.
— Vu mon maigre salaire, je pense que tu as oublié quelque chose.
Ils rirent tous les trois et la journaliste le trouva tout de suite très sympathique. C’était sans doute cela le secret de sa réussite, s’entourer d’hommes et de femmes de confiance, de gens avenants et professionnels dans leur branche. Pourtant, aux lumières de ce qu’ils venaient d’apprendre, Serge était peut-être le traître qui en voulait à la vie de Greg. Elle rejeta ses soupçons, ne pouvant y croire devant l’attitude des deux hommes. C’était impossible qu’un garçon si heureux de revoir un ami et de manière tellement visible puisse lui en vouloir au point de tuer des dizaines de personnes. Cela dit, existait-il une physionomie, un portrait type pour un poseur de bombe ?
Elle cessa de penser et écouta ce que Serge racontait.
— Plus sérieusement, Greg, désolé de n’avoir pu venir. Crois bien que je suis navré pour le malheur qui te frappe. Quelle horreur ! J’aimais beaucoup ta mère, tu le sais.
Au regard perdu de Greg, on voyait bien que les souvenirs douloureux devaient affluer.
— Je sais bien. Que veux-tu y faire ? C’est un drame et je n’ai pas le pouvoir de les faire revenir.
— Toujours rien du côté de l’enquête ?
Grégory fit non de la tête. À cet instant, il se tourna vers le jet et vit Mekdès qui s’engageait sur l’échelle de descente, tête nue. Il fit les gros yeux, se tapa le crâne avec la main pour lui faire comprendre qu’elle avait oublié son voile et d’un geste autoritaire lui ordonna de faire demi-tour. Lorenza s’amusa de la mine déconfite de la jeune fille qui rentra et ressortit quelques minutes après, voilée.
Serge, qui l’avait aperçue, fronça les sourcils et contempla Greg.
— Je ne comprends plus rien, tu as ta fille avec toi ? Je suis heureux de la voir debout et apparemment rétablie, mais je la croyais en Suisse ? Ou alors, j’ai encore loupé un épisode.
Greg le fixa rapidement sans répondre. Serge comprit le message silencieux.
— Bon, tu as raison, ça ne me regarde pas. N’empêche que je suis content, même si je ne saisis pas tous les mystères que tu fais.
Les deux amis échangèrent un autre regard et il poursuivit.
— J’espère que tout ce bordel trouvera une solution très vite, parce que ça m’inquiète vraiment. Je ne vois pas qui peut poser une bombe en plein Paris. D’après les médias, ça n’a même pas été revendiqué. C’est… C’est complètement dingue !
La journaliste qui le regardait songea qu’il avait l’accent de la vérité et beaucoup de sincérité dans son attitude. Pourtant, cela laissait Greg de marbre. Même avec un ami si proche, il gardait ses distances et affichait une défiance propre à le mettre mal à l’aise.
Le directeur finit par sourire.
— Mince, t’as pas changé ! Toujours aussi tête de mule quand tu as décidé de ne rien dire.
Il se massa la nuque et Mekdès arriva.
— Salut, Sergio ! Tu vas bien ?
L’adolescente lui fit la bise et il tapota sa joue.
— Bon sang, tu embellis d’année en année, toi ! Comment te sens-tu ?
— Couci-couça… J’ai bien récupéré côté santé et forme physique, c’est le moral, des fois c’est plus dur que d’autres.
Serge soupira.
— Désolé pour ta grand-mère et ta tante, ma grande. Vraiment navré.
La jeune fille prit le bras de la journaliste, se serra fort contre elle et posa la tête sur son épaule. Ce geste de tendresse spontanée fit chavirer Lorenza et Greg leur sourit. Serge se tourna vers lui.
— Pendant que j’y pense, tu es au courant que Prestignac, sur ordre d’Aya, a convoqué un conseil d’administration pour ce vendredi ? Je prends un vol cette nuit pour Zurich.
Greg, qui n’était pas informé, échangea un regard très bref avec la journaliste.
— Oui, il va vous parler de pas mal de choses.
Ses yeux cherchèrent une nouvelle fois ceux de Lorenza et ils se comprirent. Il était clair que le vieil Amérindien avait dû progresser dans son enquête. Par conséquent, ils n’avaient d’autre choix que de lui téléphoner et le plus rapidement possible. Afin de ne pas susciter le doute chez son ami, Grégory changea de sujet, mine de rien.
— Dis-moi, Serge, tu as préparé tout ce que je t’avais demandé ?
Le directeur sourit et acquiesça.
— Oui, au grand complet. La voiture est au fond du hangar, les vivres chargés ainsi que le matériel. Je vais te donner les papiers, les clés et surtout le laissez-passer.
Il fit une pause, soupira et fixa son ami.
— Cela ne me regarde toujours pas et je sais que tu ne me diras rien, mais la zone où vous allez n’est pas franchement un endroit de tout repos. Je vais être cash, Greg…
Son ton devint plus grave.
— Je n’avale pas une seconde ton histoire de prospection et ta négociation concernant un gisement de gaz ou je ne sais quelle connerie. Tu ne veux pas me dire ce que tu vas y faire, soit ! c’est ton problème, pas le mien, n’empêche que ça me fout les boules que tu n’aies pas confiance en moi.
Son regard ne quittait pas les yeux de Greg. Il reprit devant son silence obstiné.
— Quoi que tu veuilles aller faire réellement dans cet endroit, c’est un no man’s land infernal, désertique, peuplé de cinglés qui ont la gâchette facile sans oublier tous les demeurés qui font du trafic d’armes, de drogues en tous genres et tout ce que tu veux.
Il finit par sourire.
— Donc, comme je n’ai pas cru ta petite histoire, j’ai ajouté du matériel dans la voiture, de mon propre chef. Tu verras ça plus tard, sous le siège passager avant.
Grégory sourit à son tour.
Lorenza pensa que Serge était loin d’être stupide et en même temps, comprit l’attitude de Greg, devant rester sur ses gardes et se montrer prudent, étant donné les circonstances.
L’un des pilotes vint vers eux.
— Monsieur Nashoba, les papiers sont en règle et vos passeports, visés. Aucun souci, comme d’habitude. Je me suis occupé de déposer le second plan de vol et le plein de carburant est en cours. Nous décollons dans trois heures pour Zurich.
— Merci Éric, c’est parfait.
Le pilote fit demi-tour et s’éloigna pour remonter dans l’avion. Pendant ce temps, son second avait déchargé les bagages et les avait déposés au bas de l’échelle.
Lorenza, Serge et Grégory se dirigèrent vers le fond du hangar et la journaliste put enfin voir quelle serait la voiture qu’il avait choisie pour leur périple. C’était une Land-Rover, un bon vieux 110 qui ne datait pas d’hier, mais apparemment en excellent état d’entretien et très propre. En passant, les deux hommes récupérèrent les valises et les sacs puis se rendirent auprès du 4x4.
Serge le désigna du menton.
— Un 110 préparé, avec réservoirs additionnels d’eau et de carburant. Tu pourras faire encore deux fois le tour du monde, sans problème. Je l’ai fait réviser, mécanique, moteur, ponts et suspensions, bien entendu.
Greg acquiesça, satisfait.
— Combien de kilomètres pour l’autonomie ?
— Avec les deux réservoirs à bloc, tu peux compter environ 1 800 kilomètres, sans chercher une pompe et même plus de 2000 bornes si tu as le pied léger, mais connaissant ta conduite, ce n’est pas la peine de rêver. En prévision, je t’ai mis deux jerrycans de vingt litres de gazole à l’arrière.
Serge fit claquer ses doigts.
— Ah, oui, j’ai failli oublier ! S’il te prend l’envie d’aller faire du tourisme en Afghanistan, voici un peu d’argent local pour tes faux frais.
Il tendit une enveloppe épaisse à Greg, pendant que celui-ci échangeait encore un regard étonné avec Lorenza.
Le directeur s’expliqua.
— J’ai mis des petites et grosses coupures. Pour le change, c’est très facile, cent afghanis ça fait un euro et cinquante cents. Tu as trois millions là-dedans, soit quarante-cinq mille euros.
Il fixa Grégory.
— Je te les donne, mais bien entendu, tu n’irais jamais te perdre chez ces cinglés de talibans, pas vrai ? Sinon, tu me l’aurais dit et tu ne me laisserais pas m’inquiéter pour rien.
Greg ne put que sourire et sans dire un mot, posa la grosse enveloppe sur le tableau de bord. Pendant ce temps, la journaliste, très curieuse, jeta un œil sous le siège passager et repéra une mallette assez épaisse qu’elle soupesa et estima très lourde. Elle n’osa pas regarder ce qu’elle dissimulait.
Serge poursuivait ses explications.
— Je t’ai mis le GPS et les cartes demandées de la région. Tu as toujours ton téléphone satellite ?
— Oui, bien sûr.
Greg avait repéré le geste de Lorenza ainsi que la mallette.
— Je me doute de ce que c’est, ton matériel de dernière minute. Si tu le permets, je vais aller jeter un coup d’œil.
Il fit le tour de la voiture et sortit la valise de sous le siège et la posa sur le capot de la Land-Rover. Il l’ouvrit en repoussant les deux serrures de ses pouces et deux armes de poing apparurent. Il sourit et prit le revolver en main.
— Smith et Wesson, canon de 6 pouces, chambré en 357 magnum. En plus noir mat, il est très beau et… il ne renvoie pas les rayons du soleil. Bien vu.
Il vérifia la tension de la queue de détente, sortit et remit le barillet sous les yeux ébahis de Lorenza et le reposa pour prendre cette fois le pistolet avec un large sourire.
— Beretta, 9 mm parabellum, modèle 92 A1, chargeur de 17 cartouches. Mon joujou préféré.
Encore une fois, Greg manipula l’arme avec une dextérité surprenante. Il éjecta le chargeur, désolidarisa rapidement la culasse mobile, examina le ressort de rappel, la remonta rapidement et fit jouer le mécanisme mobile.
— Excellent, il n’est pas neuf, mais entretenu et appareillé avec une tension bien ajustée. Aucun risque qu’il ne s’enraye.
Quand il l’eut reposé, Serge lui tendit un chiffon pour qu’il puisse s’essuyer les doigts couverts de graisse d’arme. Ensuite, il souleva le premier niveau et découvrit sous les armes plusieurs boîtes de cartouches et les deux kits d’entretien.
— Munitions Winchester et Remington, pointes creuses… Parfait. Voyons la suite.
Lorenza, médusée, le regardait faire et commenter. Quand il eut fini, il rangea tout soigneusement, referma la mallette et la remit à sa place. Il sourit à la journaliste qui restait bouche bée, et il se tourna vers son ami.
— C’est parfait. Pour le reste, je te fais confiance.
— Tu as des vivres frais, de quoi boire pour deux et en quantité suffisante pour plusieurs jours. Je t’ai mis le nécessaire pour réparer de la petite mécanique, mais avec un Land-Rover, je ne me fais pas de soucis. Cela dit…
Le regard de Serge se durcit un peu et il continua.
— C’est de la folie ton trip, Greg. Je sais que tu vas en Afghanistan, et si tu ne veux pas m’en dire les raisons, je comprends. Mais c’est… Dingue ! Tu ne veux vraiment pas que je vous accompagne ? Explique-moi, au moins, je connais bien la zone, je peux sans doute t’aider !
Grégory soupira.
— Non, Serge, c’est gentil, mais moins tu en sauras, mieux tu te porteras. Ne t’inquiète pas. Et tu as une réunion à Zurich, bien plus importante.
— Vous pensez revenir quand ?
— Franchement, je n’en sais strictement rien.
Les deux hommes s’éloignèrent et Lorenza rejoignit Mekdès, restée à l’écart.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu en fais une tête !
Par bravade, la jeune fille repoussa son voile en arrière.
— Si tu crois que je n’ai pas vu ce que faisait papa ! Qu’est-ce que vous allez faire là-bas ? Un truc dangereux, pas vrai ? C’est pour ça qu’il me vire.
La journaliste lui sourit et remit lentement en place le foulard sur sa tête.
— Ton père t’aime plus que tout, Mekdès, et il ne te vire pas, comme tu dis, il te met simplement à l’abri. Il est fou d’inquiétude pour toi et je pense qu’il donnerait tout et ferait n’importe quoi pour te protéger.
La mine boudeuse de la jeune fille lui redonnait l’allure d’une enfant contrariée. Elle insista.
— Ça ne me dit pas ce que vous allez faire !
— Je n’en sais rien moi-même. Allez, cesse de t’inquiéter pour ton père, tout ira bien et…
— Je m’inquiète pour toi aussi !
Peu à peu, Lorenza réalisait que la fille de Greg s’attachait à elle et cela la bouleversait, car c’était un amour spontané, non calculé et d’un seul bloc. Elle se sentait fière, heureuse et en même temps, prenait conscience de la lourde responsabilité qui lui incombait.
Pour seule réponse, elle la prit dans ses bras.
*
Finalement, tous les quatre avaient fini par se réunir pour discuter de choses et d’autres et le temps avait vite passé, à l’abri du soleil et dans la fraîcheur du hangar. Greg avait soigneusement évité de parler de leur expédition, surtout devant sa fille. Par deux fois, Serge était revenu à la charge sur la réunion et il avait réussi à éluder ses interrogations bien légitimes. Un camion-citerne était venu faire le plein des réservoirs pendant que l’officier mécanicien s’occupait de vérifier tous les points sensibles de l’avion, conformément à la check-list.
Le moment de se séparer était vite arrivé. Mekdès, le cœur lourd, traînait les pieds et Lorenza en eut un pincement au cœur de la voir repartir. Serge s’écarta par discrétion. Greg gardait le sourire, mais ses yeux trahissaient sa tristesse. La journaliste le vit tout de suite, il donnait le change pour rassurer sa fille.
Il la serra dans ses bras.
— Allez ma chérie, tout ira bien et on te rejoindra bientôt aux États-Unis.
Elle fit une dernière tentative.
— Je sais que tu vas faire un truc de dingue… Alors…
Elle prit la tête de son père entre ses mains.
— Je n’ai plus que vous deux, papa. Ne l’oublie pas et veille sur elle. Promets-moi que vous reviendrez.
Greg fut submergé par l’émotion. La journaliste vit les muscles de sa mâchoire se contracter. Il prit beaucoup sur lui et trouva la force de plaisanter.
— Non, mais tu rigoles ! On va faire une excursion, une vraie promenade de santé ! Non, ne t’inquiète pas, tout ira bien. Tu n’auras même pas le temps de t’ennuyer.
Les beaux yeux de Mekdès étincelèrent. Elle caressa la joue de son père.
— Je t’aime, papa. Je t’aime fort, parce que tu n’as jamais su me mentir…
Greg baissa les yeux. Il releva le visage, maintenant décomposé.
— Je te promets que je te ramènerai Lorenza, ma chérie. Tu as ma parole.
Sa fille tenta un sourire timide qui s’effaça d’un coup. Elle fondit en larmes et se jeta au cou de son père. Lorenza qui les regardait ne put retenir les siennes. Quand Greg parla, sa voix était cassée.
— Sauve-toi, maintenant. Embrasse Lorenza et file. Je t’aime, ma chérie.
Sans un mot, la jeune fille vint se blottir dans les bras de la journaliste et lui parla à l’oreille, entre deux sanglots. Lorenza blêmit et la serra plus fort puis l’adolescente s’échappa littéralement et monta dans le jet, sans se retourner, tandis que les réacteurs venaient d’être lancés. Le second pilote leur fit signe de la main et referma la porte.
Ils s’écartèrent rapidement pour ne pas être pris dans le souffle des turbines et l’appareil commença à rouler.
Greg prit sa main dans la sienne.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
La journaliste était en larmes et eut du mal à parler.
— Qu’elle m’aimait très fort… Et que…
Il tourna la tête vers elle, attendant la suite.
— Elle m’a dit… Elle veut que je devienne sa maman, parce qu’elle n’a jamais… Je…
Elle se jeta dans les bras de Greg, suffoquée, et ne put rien dire de plus. Il la serra fort contre lui, puis tous les deux restèrent silencieux.
Ils regardaient l’avion qui s’éloignait.
*
Les réacteurs hurlèrent puis baissèrent de régime, le Global 7000 roulait lentement sur le tarmac pour rejoindre sa piste d’envol assignée. Au bout de quelques minutes, ils le virent s’immobiliser, là-bas, dans les volutes de chaleur qui en faisait une image tremblante et évanescente. Ils entendirent les moteurs monter graduellement en puissance tandis que l’avion semblait se cabrer et tout à coup, quand le pilote lâcha les freins, le jet bondit, accéléra et décolla très rapidement.
Greg ne le quittait pas des yeux, le cœur gros. Lorenza restait blottie contre lui, le visage dans son cou puis sa main se referma sur la sienne et la serra très fort. Ils réalisaient qu’ils étaient sur une terre inhospitalière, que le pire serait à venir, et que l’avion qui n’était plus qu’un petit point blanc dans le ciel bleu représentait leur seul refuge et qu’il était maintenant hors d’atteinte.
Tous les deux ressentirent un moment de solitude qu’ils vécurent dans un silence partagé.
*
Serge toussa pour attirer leur attention.
— Hem… Excusez-moi, je dois y aller. Vous partez avec moi ?
Greg se reprit très vite et Lorenza s’éloigna de lui à regret.
— Vas-y, on te suit.
Le temps de tout vérifier une dernière fois et les deux véhicules quittèrent la zone des hangars, en convoi, la berline noire précédant la Land-Rover. Ils arrivèrent rapidement au barrage de police militaire qui gardait l’accès de l’aéroport. Après avoir présenté leurs papiers, les voitures franchirent les chicanes et les barrières sans problème.
À la sortie de la ville, avant un embranchement dans un endroit presque désert, la berline se gara sur le bas-côté de la route, warnings allumés. Serge descendit et trottina vers le 4x4 qui s’était rangé à quelques mètres derrière.
Le directeur se pencha légèrement à l’intérieur.
— Voilà, nos routes se séparent ici. Vous prenez la route de gauche, plein sud. Moi, j’ai juste le temps de repasser chez moi et je reviens prendre mon vol. Bon courage à vous deux.
Il mit la main sur l’épaule de son ami.
— Il est encore temps. Si tu veux, je peux…
Greg l’interrompit.
— Merci pour tout, Serge. Allez, casse-toi, maintenant, j’ai eu ma dose d’émotion pour la journée.
Serge lui mit une tape affectueuse sur la nuque et retourna à son véhicule. Il s’installa à son volant et démarra en prenant la route sur leur droite.
Ils se retrouvèrent seuls dans un étrange silence. Lorenza ne put s’empêcher d’avoir un frisson.
— J’aime bien Serge, c’est un homme bon, ça se sent.
— Il est gentil, très courageux, loyal et fidèle.
— Et malgré ce que tu penses de lui, tu ne lui fais confiance ?
Il serra les dents et la fixa.
— Crois bien que ça me coûte. Je n’ai pas le choix.
Elle soupira, sachant qu’il disait vrai.
— Eh bien, cette fois, c’est vraiment parti pour l’aventure.
Il eut un petit rictus.
— Oui, comme tu dis !
Greg enclencha la première et prit la route indiquée par Serge. Ils étaient dans les faubourgs de la ville et les maisons étaient très pauvres sur les deux côtés. L’endroit était misérable et le plus surprenant était de ne pas voir âme qui vive.
Soudain, Lorenza frappa sur sa cuisse.
— Quelle idiote !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’ai oublié de téléphoner à Pierre.
— Ne t’inquiète pas, quand on s’arrêtera pour la nuit, on téléphonera.
Elle le regarda.
— Tu vas appeler Aya aussi, je suppose ?
— Plutôt deux fois qu’une ! Je ne sais pas à quoi rime cette réunion, mais s’il a convoqué tout le monde, c’est qu’il a une bonne raison et j’aimerais la connaître, moi aussi.
— Autre chose, tout à l’heure Serge a évoqué un certain Prestignac. Qui est-ce ?
— Alexandre Prestignac, c’est le directeur général de la holding.
Elle acquiesça et contempla la misère des alentours, avec la sinistre impression de traverser un village fantôme.
Le moteur de la Land-Rover ronronnait comme une horloge et Greg se perdit dans ses pensées. Il regrettait d’avoir emmené Lorenza et aurait préféré qu’elle rentre avec sa fille, car il savait que rien ne serait facile au cours des prochains jours. Comme elle était aussi têtue que lui, il n’avait aucune chance de la convaincre de renoncer.
En étant un peu plus sincère avec lui-même, il songea qu’il était tout de même heureux qu’elle soit venue. La jeune femme ne manquait ni de courage, ni de force morale et il sentait bien qu’elle prenait de plus en plus de place en lui.
Soudain, il n’y eut plus aucune habitation ni d’un côté, ni de l’autre.
Devant eux, il n’y avait plus rien, hormis le désert iranien qui s’étendait à perte de vue, comme un piège mortel.