Aujourd’hui, dimanche, comme tous les dimanches, l’oncle Paul est venu déjeuner chez Maman, avec son fils Antoine.

Ça sent la fête de famille et la dînette. Il y a un bouquet de roses au milieu de la table, une tarte aux fraises sur le dressoir. Ce parfum de fruits et de roses entraîne la conversation vers les vacances prochaines ; Maman songe au verger où jouera Minne, dans le bon soleil ; son frère Paul, tout jaune de mal au foie, espère que le changement d’air dépaysera ses coliques hépatiques. Il sourit à Maman qu’il traite toujours en petite sœur ; sa figure longue et creusée semble sculptée dans un buis plein de nœuds. Maman lui parle avec déférence, penche pour l’approuver son cou serré dans le haut col blanc. Elle porte une robe triste en voile gris, qui accentue son allure de jeune femme habillée en grand-mère. Elle a gardé un puéril respect pour ce frère hypocondriaque, qui a voyagé sur l’autre face du monde, qui a soigné des nègres et des Chinois, qui a rapporté de là-bas un foie congestionné dont la bile verdit son visage, et des fièvres d’une espèce rare…

Antoine reprendrait bien du jambon et de la salade mais il n’ose pas. Il craint le petit sifflement désapprobateur de son père et l’observation inévitable : « Mon garçon, si tu crois que c’est en te bourrant de salaisons que tu feras passer tes boutons… » Antoine s’abstient, et considère Minne en dessous. De trois ans plus âgé qu’elle, il s’intimide pourtant dès que les yeux noirs de Minne se posent sur lui : il sent ses boutons rougir, ses oreilles s’enflammer, et boit de grands verres d’eau.

Dix-sept ans, c’est un âge bien difficile pour un garçon, et Antoine subit douloureusement son ingrate adolescence. L’uniforme noir à petits boutons d’or lui pèse comme une livrée humiliante, et le duvet qui salit sa lèvre et ses joues fait que l’on hésite : « Est-il déjà barbu ou pas encore lavé ? » Il faut une longue patience aux collégiens pour supporter tant de disgrâces. Celui-ci, grand, le nez chevalin, les yeux gris bien placés, fera sans doute un bel homme, mais qui couve dans la peau d’un assez vilain potache…

Antoine dépêche sa salade à bouchées précautionneuses : « Ma tante a la rage de servir de la romaine coupée en long : c’est rudement embêtant à manger ! Si je rattrape une feuille avec mes lèvres, Minne dira que je mange comme une chèvre. C’est épatant, les filles, ce que ça a du culot, avec leurs airs de ne rien dire ! Qu’a-t-elle encore, ce matin ? Mademoiselle a les yeux accrochés ! Elle n’a pas démuselé depuis les œufs à la coque. Des manières !… »

Il pose sa fourchette et son couteau sur son assiette, essuie sa bouche ombrée de noir et dévisage Minne d’un œil froid et arrogant. Cependant qu’elle semble le dédaigner – de quelle hauteur ! – il songe :

« C’est égal, elle est plus jolie que la sœur de Bouquetet. Ils ont beau la chiner, à la boîte, parce que, sur ses photographies, ses cheveux viennent blancs, ils n’ont guère de cousines aussi chouettes, ni aussi distinguées. Ce pied de Bouquetet qui la trouve maigre ! C’est possible, mais je n’apprécie pas, comme lui, les femmes au poids ! »

Minne est assise face au grand jour, le reflet des feuilles, la réverbération du boulevard Berthier, blanc comme une route campagnarde, la pâlissent encore. Distraite, absorbée depuis le matin, elle fixe, sans cligner, la fenêtre éblouissante, avec une attention de somnambule. Elle suit ses visions familières, cauchemars longuement inventés, tableaux recomposés cent fois, et que varie la minutie des détails : la Tribu, honnie et redoutée, des Sveltes et des Trapus coalisés assaille Paris terrifié… Un soir, vers onze heures, les vitres tombent, des mains armées de couteaux et d’os de mouton renversent la table paisible, la lampe gardienne… Elles égorgent confusément, parmi des râles doux, des bondissement ouatés de chat… Puis, dans des ténèbres rosées d’incendie, les mains enlèvent Minne, l’emportent d’une force irrésistible, on ne sait pas où…

– Minne chérie, un peu de tarte ?

– Oui, Maman, merci.

– Et du sucre en poudre ?

– Non, Maman, merci.

Inquiète de sa Minne pâle et absente, Maman la désigne du menton à l’oncle Paul qui hausse les épaules.

– Peuh ! elle va très bien, cette enfant. Un peu de fatigue de croissance…

– Ce n’est pas dangereux ?

– Mais non, voyons ! C’est une enfant qui se forme tard, voilà tout. Qu’est-ce que ça te fait ? Tu ne veux pas la marier cette année, n’est-ce pas ?

– Moi ? grand Dieu !…

Maman se couvre les oreilles des deux mains, ferme les yeux comme si elle avait vu la foudre tomber de l’autre côté du boulevard Berthier.

– Qu’est-ce qui te fait rire, Minne ? demande l’oncle Paul.

– Moi ?

Minne décroche enfin son regard de la fenêtre ouverte.

– Je ne riais pas, oncle Paul.

– Mais si, petit singe, mais si…

Sa longue main osseuse tire amicalement une des anglaises de Minne, défrise et refrise le brillant copeau d’argent blond…

– Tu ris encore ! C’est cette idée de te marier, hein ?

– Non, dit Minne sincèrement. Je riais d’une autre idée…

« Mon idée, poursuit Minne au fond d’elle-même, c’est que les journaux ne savent rien, ou qu’on les paie pour se taire… J’ai cherché à toutes les pages du Journal, sans que Maman me voie… C’est tout de même joliment commode, une maman comme la mienne, qui ne voit jamais rien !… »

Oui, c’est commode… Il est bien évident que l’insoluble problème de l’éducation d’une jeune fille n’a jamais troublé l’âme simplette de Maman. Maman n’a tremblé, devant Minne, depuis presque quinze ans, que de crainte et d’admiration. Quel dessein mystérieux a formé, en elle, cette enfant d’une inquiétante sagesse, qui parle peu, rit rarement, éprise en secret du drame, de l’aventure romanesque, de la passion, la passion qu’elle ignore, mais dont elle murmure tout bas le mot sifflant, comme on essaie la lanière neuve d’un fouet ? Cette enfant froide, qui ne connaît ni la peur, ni la pitié, et se donne en pensée à de sanguinaires héros, ménage pourtant, avec une délicatesse un peu méprisante, la sensibilité naïve de sa mère, gouvernante tendre, nonne vouée au seul culte de Minne…

Ce n’est pas par crainte que Minne cache ses pensées à sa mère. Un instinct charitable l’avertit de demeurer, aux yeux de Maman, une grande petite fille sage, soigneuse comme une chatte blanche, qui dit « oui, Maman » et « non, Maman », qui va au cours et se couche à neuf heures et demie… « Je lui ferais peur », se dit Minne en posant sur sa mère, qui verse le café dans les tasses, ses calmes yeux insondables…

La chaleur de juillet est venue tout d’un coup. La Tribu, sous les fenêtres de Minne, halète dans l’ombre maigre, sur la pente pelée du talus. Les rares bancs du boulevard Berthier s’encombrent de dormeurs aux membres morts dont la casquette, posée comme un loup, masque le haut du visage. Minne, en robe de lingerie blanche, un grand paillasson cloche sur ses cheveux légers, passe tout près d’eux, jusqu’à frôler leur sommeil. Elle cherche à deviner les visages masqués, et se dit : « Ils dorment. D’ailleurs, on ne lit plus dans les journaux que des suicides et des insolations… C’est la morte-saison. »

Maman, qui conduit Minne à son cours, l’oblige à changer de trottoir à chaque instant et soupire :

– Ce quartier n’est pas habitable !

Minne n’ouvre pas de grands yeux et ne demande pas d’un air innocent : « Pourquoi donc, Maman ? » Ces petites roueries-là sont indignes d’elle.

Parfois, on rencontre une dame, une amie de Maman, et l’on cause cinq minutes. On parle de Minne, naturellement, de Minne qui sourit avec politesse et tend une main aux doigts longs et minces. Et Maman dit :

– Mais oui elle a encore grandi depuis Pâques ! Oh ! c’est un bien grand bébé ! Si vous saviez comme elle est restée enfant ! Je me demande comment une fillette pareille pourra devenir une femme !

Et la dame, attendrie, se risque à caresser les beaux cheveux à reflets de nacre que lie un ruban blanc… Cependant, le « bien grand bébé », qui lève ses beaux yeux noirs et sourit de nouveau, divague férocement : « Cette dame est stupide ! Elle est laide. Elle a une petite verrue sur la joue et elle appelle ça un grain de beauté… Elle doit sentir mauvais toute nue… Oui, oui, qu’elle soit toute nue dans la rue, et emportée par eux, et qu’ils dessinent, à la pointe du couteau, des signes fatidiques sur son vilain derrière ! Qu’ils la traînent, jaune comme du beurre rance, et qu’ils dansent sur son corps la danse de guerre, et qu’ils la précipitent dans un four à chaux !… »

 

 

Minne, toute prête, s’agite dans sa chambre claire, nerveuse au point de piétiner. Célénie, la grosse femme de chambre, se fait attendre… S’il était parti !

Depuis quatre jours, Minne le rencontre au coin de l’avenue Gourgaud et du boulevard Berthier. Le premier jour, il dormait assis, adossé au mur et barrant la moitié du trottoir. Célénie, effrayée, tira Minne par sa manche ; mais Minne – elle est si distraite ! – avait déjà effleuré les pieds du dormeur, qui ouvrit les yeux… Quels yeux ! Minne en eut le choc, le frisson des admirations absolues… Des yeux noirs en amande, dont le blanc bleuissait dans le visage d’une pâleur italienne. La moustache fine, comme dessinée à l’encre, et des cheveux noirs tout bouclés de moiteur… Il avait jeté, pour dormir, sa casquette à carreaux noirs et violets, et sa main droite serrait, du pouce et de l’index, une cigarette éteinte.

Il dévisagea Minne sans bouger, avec une effronterie si outrageusement flatteuse qu’elle faillit s’arrêter…

Ce jour-là, Minne eut cinq en histoire et, dame, comme on dit au cours Souhait : « Cinq, c’est la honte ! » Minne s’entendit infliger un blâme public, tandis que, soumise et les yeux ailleurs, elle vouait silencieusement mademoiselle Souhait à des tortures ignominieusement compliquées…

 

 

Chaque jour, à midi, Minne frôle le rôdeur, et le rôdeur regarde Minne, toute claire dans sa robe d’été, et qui ne détourne pas de lui ses yeux sérieux. Elle pense : « Il m’attend. Il m’aime. Il m’a comprise. Comment lui faire savoir que je ne suis jamais libre ? Si je pouvais lui glisser un papier où j’aurais écrit : Je suis prisonnière. Tuez Célénie et nous partirons ensemble… Partir ensemble… vers sa vie… vers une vie où je ne me souviendrai même plus que je suis Minne… »

Elle s’étonne un peu de l’inertie de son « ravisseur » qui somnole, élégant et sans linge, au pied d’un sycomore. Mais elle réfléchit, s’explique cette veulerie exténuée, cette pâleur d’herbe des caves : « Combien en a-t-il tué cette nuit ? » Elle cherche, d’un coup d’œil furtif, le sang qui pourrait marquer les ongles de son inconnu… Point de sang ! Des doigts fins trop pointus, et, toujours, une cigarette, allumée ou éteinte, entre le pouce et l’index… Le beau chat, dont les yeux veillent sous les paupières dormantes ! Que son bondissement serait terrible, pour occire Célénie et emporter Minne !

 

 

Maman, elle aussi, a remarqué l’inconnu à la méridienne. Elle presse le pas, rougit, et soupire longuement quand le péril est dépassé, l’avenue Gourgaud franchie…

– Tu vois souvent cet homme assis par terre, Minne ?

– Un homme assis par terre ?

– Ne te retourne pas !… Un homme assis par terre au coin de l’avenue… J’ai toujours peur que ces gens-là ne guettent un mauvais coup à faire dans le quartier !

Minne ne répond rien. Tout son petit être secret se dilate d’orgueil : « C’est moi qu’il guette ! C’est pour moi seule qu’il est là ! Maman ne peut pas comprendre… »

Vers le huitième jour, Minne est frappée d’une idée, qu’elle nomme tout de suite une révélation : cette pâleur mate, ces cheveux noirs qui moutonnent en boucles… c’est le Frisé ! C’est le Frisé lui-même ! Les journaux l’ont dit : « On n’a pas pu parvenir à s’emparer du Frisé… » Il est au coin du boulevard Berthier et de l’avenue Gourgaud, le Frisé, il est amoureux de Minne et pour elle, tous les jours, expose sa vie…

Minne palpite, ne dort plus, se lève la nuit pour chercher sous sa fenêtre l’ombre du Frisé.

« Cela ne peut se prolonger longtemps, se dit-elle. Un soir, il sifflera sous la fenêtre, je descendrai par une échelle ou une corde à nœuds, et il m’emportera sur une motocyclette, jusqu’aux carrières où l’attendront ses sujets assemblés. Il dira : “Voici votre Reine ! Et… et… ce sera terrible !”

 

 

Un jour, le Frisé manqua au rendez-vous. Devant Maman navrée, Minne oublia de déjeuner… Mais le lendemain, ni le surlendemain, ni les jours suivants, point de Frisé somnolent et souple, qui ouvrait sur Minne des yeux si soudains lorsqu’elle le frôlait…

Oh ! les pressentiments de Minne ! « Je le savais bien, moi, qu’il était le Frisé ! et maintenant il est en prison, à la guillotine peut-être !… » Devant les larmes inexplicables, la fièvre de Minne, Maman, éperdue, envoie chercher l’oncle Paul, qui prescrit bouillon, poulet, vin tonique et léger, et départ pour la campagne…

Durant que Maman emplit les malles avec une activité de fourmi qui sent venir l’orage, Minne appuie, dolente et oisive, son front aux vitres, et rêve… « Il est en prison pour moi. Il souffre pour moi, il languit et il écrit dans son cachot des vers d’amour : À une inconnue… »