– Une lettre pour toi, Minne… Ça, c’est Femina ; ça, c’est le Journal de la Santé, et puis la Chronique médicale, et puis un prospectus…
– Il n’y a rien pour moi ? implore Antoine.
L’oncle Paul émerge, tout jaune, du bol de lait qu’il tient à deux mains.
– Mon pauvre garçon, tu es extraordinaire ! Tu n’écris à personne, pourquoi veux-tu qu’on t’écrive ?… Fais-moi la grâce de me répondre !
– Je ne sais pas, dit Antoine.
La boutade de son père l’agace ; l’ironie supérieure de Minne l’exaspère. Elle ne prend aucune part à la discussion, elle boit son lait à petites gorgées, reprend haleine de temps en temps, et regarde la fenêtre ouverte, fixement, comme elle faisait boulevard Berthier. Ses yeux noirs reflètent étrangement le vert du jardin…
« Elle est bien fière pour une lettre ! » se dit Antoine.
Fière ? il n’y paraît pas. Elle a posé l’enveloppe fermée près de son assiette et vide son bol de lait avant de l’ouvrir.
– Viens voir, Minne ! appelle Antoine, qui feuillette Femina. C’est épatant… Il y a des photos de la journée des Drags… Oh ! on voit Polaire !
– Qui, Polaire ? daigne questionner Minne.
Antoine s’esclaffe, reprenant du coup tous ses avantages :
– Ah ! ben, vrai ! tu ne connais pas Polaire ?
La rêveuse petite figure de Minne devient méfiante.
– Non. Et toi ?
– Quand je dis connaître, naturellement, je ne lui dis pas bonjour dans la rue… C’est une actrice. Je l’ai vue à une représentation de charité. Elle était avec trois autres ; elle faisait une pierreuse…
– Antoine ! gronde la voix douce de Maman.
– Oui, ma tante… Une femme, je veux dire, des boulevards extérieurs.
Les yeux de Minne grandissent, brillent.
– Ah !… Elle était habillée comment ?
– Épatante ! un corsage rouge, un tablier, et puis les cheveux comme ça jusque dans les yeux, et puis une casquette…
– Comment, une casquette ? interrompt Minne, choquée par l’inexactitude du détail.
– Oui, en soie, très haute. C’était tout à fait ça…
Minne se détourne, désintéressée.
– Moi, je n’aurais pas mis de casquette, dit-elle avec simplicité.
Elle regarde Antoine, sans le voir, machinalement. Il s’agite, gêné par la beauté de Minne, par la petite flamme diabolique de ses yeux noirs. Il enfonce dans sa poche un mouchoir mal roulé qui fait gros, brosse d’un revers de main le duvet de sa lèvre, et ramasse la cloche de paille jetée sous la chaise.
– Je vais manger des mirabelles, déclare-t-il.
– Pas trop ! prie maman.
– Laisse donc, dit l’oncle Paul derrière son journal, ça le purge.
Antoine rougit violemment et sort comme si son père l’avait maudit.
Minne, en tablier rose, se lève et noue sous son menton les brides d’une capeline de lingerie, qui la rajeunit encore. Toute gentille, elle tend à Maman la lettre bleue.
– Garde-moi ma lettre, Maman. C’est d’Henriette Deslandres, ma voisine de cours. Tu peux la lire, tu sais, Maman. Je n’ai pas de secrets. Adieu, Maman. Je vais manger des prunes.
L’herbe du verger éblouit, miroite de toutes ses lances de gazon, vernies et coupantes. Minne la traverse à grandes enjambées, comme si elle fendait une eau courante ; il en jaillit, en éclaboussures, mille sauterelles, bleues en l’air, grises à terre. Le soleil traverse la capeline ruchée de Minne, cuit ses épaules d’un feu si vif qu’elle frissonne. Les fleurs de panais sauvage font la roue, encensent le passage de Minne d’une odeur écœurante et douce. Minne se dépêche parce que les pointes de l’herbe, enfilées aux mailles de ses bas, la piquent : si c’étaient des bêtes ?
La prairie ondulée creuse des combes où l’herbe bleuit ; par-dessus la clôture à demi ruinée, les petites montagnes rondes et régulières semblent continuer la houle du sol…
« Est-il bête, cet Antoine, de ne pas m’avoir attendue ! S’il venait un serpent, pendant que je suis toute seule ?… Eh bien ! je tâcherais de l’apprivoiser. On siffle, et ils viennent. Mais comment saurais-je si c’est une vipère ou une couleuvre ?… »
Antoine est assis sur les roches plates qui se montrent à fleur de terre. Il a vu venir Minne et appuie deux doigts à sa tempe, d’un air pensif et distingué.
– C’est toi ? dit-il comme au théâtre.
– C’est moi. Qu’est-ce qu’on fait ?
– Moi, rien. Je réfléchissais…
– Je ne voudrais pas te déranger.
Il tremble de la voir partir et répond maladroitement qu’« il y a place pour deux dans le verger ! ».
Minne s’assied par terre, dénoue sa capeline pour que le vent touche ses oreilles… Elle considère Antoine avec soin et sans ménagement, comme un meuble.
– Tu sais, Antoine, je t’aime mieux comme ça, en chemise de flanelle, sans gilet.
Il rougit une fois de plus.
– Ah ! tu trouves ? Je suis mieux qu’en uniforme ?
– Ça, oui. Seulement cette cloche de paille te donne l’air d’un jardinier.
– Merci !
– J’aimerais mieux, poursuit Minne sans l’entendre, une… oui, une casquette.
– Une casquette ! Minne, tu as un grain, tu sais !
– Une casquette de cycliste, oui… Et puis les cheveux… attends !
Elle détend ses jarrets comme une sauterelle, vient tomber à genoux contre lui et lui ôte son chapeau. Troublé, il ramène ses pieds sous lui et devient grossier :
– Vas-tu me fiche la paix, sacrée gosse !
Elle rit des lèvres, pendant que ses yeux sérieux reflètent, tout au fond, les petites montagnes, le ciel blanc de chaleur, une branche remuante du prunier… Elle peigne Antoine avec un petit démêloir de poche, manie son cousin sans plaisir, sans pudeur, comme un mannequin.
– Ne bouge donc pas ! Là ! comme ça les cheveux sur le front, et puis bien ramenés sur les côtés… Mais ils sont trop courts sur les côtés… C’est égal, c’est déjà mieux. Avec une casquette à carreaux noirs et violets…
Ces derniers mots ont évoqué trop vivement le languissant dormeur des fortifs ; elle se tait, laisse son mannequin et s’assied sans mot dire. « Encore une lune ! » songe Antoine.
Lui non plus ne dit rien, remué de rancune et d’envie confuse. Cette Minne si près de lui – il aurait compté ses cils ! –, ces petites mains maigres, froides comme des souris, les doigts pointus courant sur les tempes, dans les oreilles… Le grand nez d’Antoine palpite, pour rassembler ce qui flotte encore du parfum de verveine citronnelle… Assis, humble et mécontent, il attend quelque reprise des hostilités. Mais elle rêve, les mains croisées, le regard vague devant elle, inattentive à la gêne d’Antoine, à sa laideur don-quichottesque : grand nez osseux et bon, grands yeux cernés d’adolescent, grande bouche généreuse aux dents carrées et solides, teint inégal, enflammé au menton de quelques rougeurs…
Soudain, Minne s’éveille, serre les lèvres, tend un doigt pointu.
– Là-bas ! dit-elle.
– Quoi ?
– Tu le vois ?
Antoine rabat en visière son chapeau sur ses yeux, regarde, et bâille avec indifférence :
– Oui, je vois. C’est le père Corne. Qu’est-ce qui te prend ?
– Oui, c’est lui, chuchote Minne profondément.
Elle se dresse sur ses pieds fins, jette en avant des bras de Furie.
– Je le déteste !
Antoine sent venir encore une « lune ». Il prend un visage neutre, où la méfiance combat l’apitoiement.
– Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
– Il m’a fait ?… Il m’a fait qu’il est laid, que l’oncle Paul lui a prêté un morceau de verger pour planter des légumes, que je ne peux plus venir ici sans rencontrer le père Corne, qui ressemble à un crapaud, qui pleure jaune, qui sent mauvais, qui plante des poireaux, qui… qui… Dieu ! que je souffre !
Elle se tord les bras comme une petite fille qui jouerait Phèdre. Antoine craint tout de cette ménade. Mais elle change de visage, se rassied sur la roche plate, tire sa robe sur ses souliers. Ses yeux présagent le potin et le mystère…
– Et puis, tu sais, Antoine…
– Quoi ?
– C’est un vilain homme, le père Corne.
– Oh ! la, la !
– Il n’y a pas de « oh ! la, la ! » dit Minne vexée. Tu ferais mieux de me croire et de remonter tes chaussettes. Tout le monde n’a pas besoin de savoir que tu portes des caleçons mauves.
Ce genre d’observation plonge Antoine dans une irritation pudique dont Minne se délecte.
– Et puis, il joue du flageolet dans son lit, le dimanche matin !
Antoine se roule le dos dans l’herbe, comme un âne.
– Du flageolet ! Non, Minne, tu es tordante ! Il ne sait pas !
– Je n’ai pas dit qu’il savait en jouer. Je te dis qu’il en joue. Célénie l’a vu. Il est couché, en tricot marron, avec sa tête abominable, il pleure jaune, ses draps sont sales, et il joue du flageolet… Oh !
Un frisson d’horreur secoue Minne de la tête aux pieds… « Les filles, c’est toujours un peu maboul », philosophe tout bas Antoine, qui connaît depuis quinze ans le père Corne, un vieil expéditionnaire aux yeux malades, geignard et malpropre, dont le seul aspect suscite chez Minne une sorte de frénésie répulsive…
– Qu’est-ce qu’on pourrait bien lui faire, Antoine ?
– À qui ?
– Au père Corne.
– Je ne sais pas, moi…
– Tu ne sais jamais, toi ! As-tu un couteau ?
Il pose instinctivement la main sur la poche de son pantalon.
– Si ! affirme Minne, péremptoire. Prête-le !
Il ricane, gauche comme un ours devant une chatte…
– Dépêche-toi, Antoine !
Elle se jette sur lui, plonge une main hardie dans la poche défendue et s’empare d’un couteau à manche de buis… Antoine, les oreilles violettes, ne dit mot.
– Tu vois, menteur ! Il est joli, ton couteau ! il te ressemble… Viens, le père Corne est parti. On va jouer, Antoine ! on va jouer dans le potager du père Corne ! Les poireaux sont les ennemis, les potirons sont les forteresses : c’est l’armée du père Corne !
Elle brandit, comme une petite fée redoutable, le couteau ouvert ; elle divague tout haut et piétine les laitues :
– Han ! aïe donc ! nous traînerons leurs cadavres et nous les violerons !
– Hein ?
– Nous les violerons, je dis ! Dieu, que j’ai chaud !
Elle se jette à plat ventre sur une planche de persil. Antoine, médusé, regarde cette enfant blonde, qui vient de proférer quelque chose de scandaleux.
– J’entends bien… Tu sais ce que ça veut dire ?
– Probable.
– Ah ?
Il ôte son chapeau, le remet, gratte du talon la terre fendillée de sécheresse…
– Que tu es bête, Antoine ! Tu espères toujours m’en remontrer. C’est maman qui m’a expliqué ce que ça signifie.
– C’est… ma tante qui…
– Un jour, dans une leçon, je lisais : « Et leurs sépultures furent violées. » Alors, je demande à maman : « Qu’est-ce que c’est, violer une sépulture ? » Maman dit : « C’est l’ouvrir sans permission… » Eh bien, violer un cadavre, c’est l’ouvrir sans permission. Tu bisques ?… Écoute la cloche du déjeuner ! tu viens ?…
À table, Antoine s’essuie le front avec sa serviette, boit de grands verres d’eau…
– Tu as bien chaud, mon pauvre loup ? lui demande Maman.
– Oui, ma tante, nous avons couru ; alors…
– Qu’est-ce que tu racontes ? crie du bout de la table cette diablesse de Minne. On n’a pas couru du tout. On a regardé le père Corne qui jardinait !
L’oncle Paul hausse les épaules.
– Il est congestionné ce gamin-là. Mon garçon, tu me feras le plaisir de te remettre à boire de la gentiane : ça te fera passer tes boutons.
– Ce melon a du mal à descendre, soupire l’oncle Paul, affalé dans un fauteuil de canne.
– C’est l’estomac que vous avez faible, décrète le père Luzeau. Moi, je prends du Combier avant et après mes repas, et je peux manger autant de melon et de haricots rouges que ça me convient.
Le père Luzeau, droit et raide dans un complet de chasse en toile kaki, fume sa pipe, l’œil embusqué sous des poils roussâtres. Ce solide débris est une faiblesse de l’oncle Paul qui se résigne, une fois la semaine, à héberger sa stupidité solennelle de vieux chasseur. Le père Luzeau « pipe » avec bruit, fleure le cabaret et le sang de lièvre, et Minne ne l’aime pas.
« Il a l’air d’un reître, se dit-elle. On prétend que c’est un brave homme, mais il cache son jeu. Cet œil ! il doit enlever des petits enfants et les donner aux porcs. »
Une soirée immobile pèse sur la campagne. Après dîner, pour fuir les lampes cernées de moustiques, de bombyx bruns coiffés d’antennes méphistophéliques, de petits sphinx aux yeux d’oiseaux, fourrés de duvet, l’oncle Paul et son convive, Minne et Antoine sont venus s’asseoir sur la terrasse.
Le feu de la cuisine, la lampe de la salle à manger dardent sur le jardin deux pinceaux de lumière orangée. Les cigales crient comme en plein jour, et la maison, qui a bu le soleil par tous les pores de sa pierre grise, restera tiède jusqu’à minuit.
Minne et Antoine, assis, jambes pendantes, sur le mur bas de la terrasse, ne disent mot. Antoine cherche dans l’obscurité à distinguer les yeux de Minne ; mais la nuit est si dense… Il a chaud, il est mal à l’aise dans sa peau, et supporte patiemment cette sensation trop familière.
Minne, immobile, regarde devant elle. Elle écoute les pas de la nuit froisser le sable du jardin et crée dans l’ombre des figures épouvantables qui la font frémir d’aise. Cette heure apaisée et lourde l’emplit d’impatience, et, devant tant de beauté calme, elle évoque le Peuple aimé que gouvernent ses songes…
Nuit accablée, où les mains cherchent le froid de la pierre ! Elle sera, le long des fortifications, emplie de fièvre et de meurtre, traversée de sifflements aigus… Minne se tourne, brusque, vers son cousin.
– Siffle, Antoine !
– Siffle quoi ?
– Siffle un grand coup, aussi fort que tu pourras… Plus fort !… Plus fort !… Assez ! tu n’y connais rien !
Elle joint ses mains, fait craquer toutes ses phalanges et bâille au ciel comme une chatte.
– Quelle heure est-il ? Il ne va pas s’en aller, ce père Luzeau ?
– Pourquoi ? Il n’est pas tard. Tu as sommeil ?
Une moue de mépris : sommeil !
– Il m’agace ce vieux !
– Tout t’agace aussi ! C’est un brave homme, un peu bassin…
Elle hausse les épaules et parle droit devant elle dans le noir.
– Tout le monde est un brave homme avec toi ! Tu n’as donc pas vu ses yeux ! Va, je sais ce que je sais !
– Tu sais peau de balle.
– Sois convenable, je te prie ! À qui crois-tu parler ?… Le père Luzeau est un vétéran du crime.
– Un vétéran du crime, lui ? Minne, s’il t’entendait !…
– S’il m’entendait, il n’oserait plus revenir ici ! Dans sa petite cabane de chasseur, il attire des fillettes et puis il abuse d’elles, et il les étrangle ! C’est comme ça que la petite Quenet a disparu.
– Oh !
– Oui.
Antoine sent sa cervelle fumer. Il éclate à voix basse, prudemment :
– Mais c’est pas vrai ! Tu sais bien que ses parents ont dit qu’elle était partie pour Paris en compagnie d’un…
– D’un commis voyageur, je sais. Le père Luzeau les a payés pour ne pas raconter la vérité. Ces gens-là, ça fait tout pour l’argent.
Antoine demeure écrasé une minute, puis son bon sens se révolte. Il s’enhardit jusqu’à saisir, dans ses mains rudes, les poignets de Minne.
– Écoute, Minne, on n’avance pas des horreurs comme ça sans en être sûr ! Qui t’a dit tout ça ?
Le halo argenté, autour de la figure invisible de Minne, tremble aux secousses de son rire.
– Ah ! ah ! penses-tu que je serais assez bête pour te dire qui ?
Elle dégage ses poignets, reprend sa raideur d’infante.
– J’en sais bien d’autres, Monsieur ! Mais je n’ai pas assez confiance en vous !
Le grand garçon tendre et gauche se sent tout de suite envie de pleurer, et prend un ton rogue :
– Pas confiance ! Est-ce que j’ai jamais rapporté quelque chose ? Encore ce matin, quand le père Corne est venu se plaindre pour ses légumes abîmés, est-ce que j’ai bavardé ?
– Il ne manquerait plus que ça ! C’est l’enfance de l’art.
– Alors… ? supplie Antoine.
– Alors quoi ?
– Tu me diras encore ?…
Il a renoncé à toute parade de dédain, il penche sa longue taille vers cette petite reine indifférente, qui abrite tant de secrets sous ses cheveux de poudre blonde…
– Je verrai, dit-elle.
– Je peux entrer, Antoine ? crie la voix aiguë de Minne derrière la porte.
Antoine, effaré comme une vierge surprise, court de côté et d’autre en criant : « Non ! non ! » et cherche éperdument sa cravate. Un petit grattement d’impatience et Minne ouvre la porte :
– Comment « non, non » ? Parce que tu es en bras de chemise ? Ah ! mon pauvre garçon, si tu crois que ça me gêne !
Minne, en bleu de lin, les cheveux lisses sous le ruban blanc, s’arrête devant son cousin, qui noue d’une main nerveuse sa cravate enfin retrouvée. Elle le dévisage de ses profonds yeux noirs, où tremble et se mire l’herbe fine des cils. Devant ces yeux-là, Antoine admire et se détourne. Ils ont la candeur sévère qu’on voit aux yeux des bébés très jeunes, ceux qui sont si sérieux parce qu’ils ne parlent pas encore. Leur eau sombre boit les images, et, pour s’y être miré un instant, Antoine, gêné en manches de chemise comme un guerrier sans cuirasse, perd toute assurance…
– Pourquoi mets-tu de l’eau sur tes cheveux ? questionne Minne, agressive.
– Pour que ma raie tienne, donc !
– Ce n’est pas joli, ça te fait des cheveux plaqués de Peau-Rouge.
– Si c’est pour me dire ça que tu viens me voir quand je suis en chemise !
Minne hausse les épaules. Elle tourne dans la chambre, joue à la dame en visite, se penche sur une boîte vitrée, pointe un index.
– Qu’est-ce que c’est que ce papillon-là ?
Il se penche, chatouillé par les cheveux fins de Minne.
– C’est un vulcain.
– Ah !
Saisi d’un grand courage, Antoine a pris Minne par la taille. Il ne sait pas du tout ce qu’il va faire ensuite… Un parfum de citronnelle, blond comme les cheveux de Minne, lui met sous la langue une eau acide et claire…
– Minne, pourquoi ne m’embrasses-tu plus en me disant bonjour ?
Réveillée, elle se dégage, reprend son air pur et grave.
– Parce que ce n’est pas convenable.
– Mais quand il n’y a personne ? comme maintenant ?
Minne réfléchit, les mains pendantes sur sa robe.
– C’est vrai, il n’y a personne. Mais ça ne me ferait aucun plaisir.
– Qu’en sais-tu ?
Ayant parlé, il s’effraie de son audace. Minne ne répond rien… Il se remémore, le sang aux joues, un après-midi de lectures vilaines qui l’ont laissé, comme en ce moment, vibrant, les oreilles chaudes et les mains gelées… Minne semble se décider tout à coup :
– Eh bien ! embrasse-moi. Mais il faut que je ferme les yeux.
– Tu me trouves si laid ?
Point touchée du cri humble et sincère, elle hoche la tête, secoue ses boucles brillantes.
– Non. Mais c’est à prendre ou à laisser.
Elle ferme les yeux, reste toute droite, attend. Ses yeux noirs disparus, elle est soudain plus blonde et plus jeune : une fillette endormie… D’un élan mal calculé, Antoine atteint sa joue d’une bouche goulue, veut recommencer… Mais il se sent repoussé par deux petites mains griffues, tandis que les yeux ténébreux, brusquement dévoilés, lui crient sans paroles :
« Va-t’en ! tu n’as pas su me tromper ! Ce n’est pas lui ! »
Minne dort mal, cette nuit, d’un sommeil inquiet d’oiseau. Quand elle s’est couchée, le ciel bas avançait à l’ouest comme une muraille noire, l’air sec et sableux durcissait les narines… L’oncle Paul, très mal à l’aise, le foie gonflé, a cherché en vain une heure de repos sur la terrasse, et puis il est monté de bonne heure, laissant Maman cadenasser les volets, gourmander Célénie : « La petite porte d’en bas ? – Elle est fromée. – La lucarne du grenier ? – On l’ouvre jamais. – Ce n’est pas une raison… J’y vais moi-même… »
Pourtant, Minne s’est endormie, bercée par des roulements sourds et doux… Un bref fracas l’éveille, suivi d’un coup de vent singulier, qui débute en brise chuchotante, s’enfle, assaille la maison qui craque tout entière… Puis, un grand calme mort. Mais Minne sait que ce n’est pas fini : elle attend, aveuglée par les lames de feu bleu qui fendent les volets…
Elle n’a pas peur ; mais cette attente physique et morale la surmène. Ses pieds et ses mains sont anxieux, et le bout de son nez fin remue d’une angoisse autonome. Elle rejette le drap, relève ses cheveux sur son front, car leur frôlement de fils d’araignée l’agace à crier.
Une autre vague de vent ! Elle accourt en furie, tourne autour de la maison, insiste, secoue humainement les persiennes ; Minne entend les arbres gémir… Un vacarme creux couvre leur plainte ; le tonnerre sonne vide et faux, rejeté par les échos des petites montagnes… « Ce n’est pas le même tonnerre qu’à Paris, songe Minne, pliée en chien de fusil sur son lit découvert… J’entends la porte de la chambre de Maman… Je voudrais voir la figure d’Antoine !… Il fait le brave devant le monde, mais il a peur de l’orage… Je voudrais voir aussi les arbres tendre le dos… »
Elle court à la fenêtre, guidée par les éclairs. Au moment où elle pousse les volets, une lumière foudroyante la frappe, la repousse et Minne croit qu’elle meurt…
La certitude de vivre lui revient avec l’obscurité. Un vent irrésistible lève ses cheveux tout droits, gonfle les rideaux jusqu’au plafond. Ranimée, Minne peut distinguer, dans la lumière fantastique qui jaillit de seconde en seconde, le jardin torturé, les roses qui se débattent, violacées sous l’éclair mauve, les platanes qui implorent, de leurs mains de feuilles ouvertes et épouvantées, un ennemi invisible et innombrable…
« Tout est changé ! » songe Minne : elle ne reconnaît plus l’horizon paisible des montagnes, dans cette découpure de cimes japonaises, tantôt verdâtres et tantôt roses, et qu’une arborescence étincelante relie tour à tour au ciel tragique.
Minne, visionnaire, s’élance vers l’orage, vers la théâtrale lumière, vers le grondement souverain, de toute son âme amoureuse de la force et du mystère. Elle cueillerait sans peur ces fougères qui donnent la mort, bondirait sur les nuages ourlés de feu, pourvu qu’un regard offensant et flatteur, tombé des paupières languissantes du Frisé, l’en récompensât. Elle sent confusément la joie de mourir pour quelqu’un devant quelqu’un, et que c’est là un courage facile, pourvu que vous y aident un peu d’orgueil ou un peu d’amour…
Antoine, la figure dans son oreiller, serre les mâchoires à fêler l’émail de ses dents. L’approche de l’orage le rend fou. Il est tout seul, il peut se tordre à l’aise, étouffer dans la plume chaude plutôt que de regarder les éclairs, espérer, avec la ferveur d’un explorateur mourant de soif, les premières gouttes de l’averse apaisante…
Il n’a pas peur, non – pas positivement. Mais c’est plus fort que lui… Pourtant, la violence extrême de la tempête arrive à détacher de lui-même son égoïste appréhension. Dressé sur son séant, il écoute : « Sûr, ça vient de tomber dans le verger !… Minne… elle doit mourir de peur !… »
L’évocation précise de Minne affolée, pâle en sa chemise blanche, les cheveux en pluie mêlée d’argent et d’or, précipite dans l’âme d’Antoine un flot de pensées amoureuses et héroïques. Sauver Minne ! courir à sa chambre, l’étreindre à l’instant même où la voix lui manque pour appeler au secours… L’étendre auprès de lui, ranimer sous des caresses ce petit corps froid dont la minceur se féminise à peine… Antoine, les jambes hors du lit, la nuque baissée pour garer son visage des éclairs qui le frappent en gifles, ne sait plus s’il fuit l’orage, ou s’il court chez Minne, quand la vue de ses longues jambes faunesques, dures et velues, arrête son élan : a-t-on idée d’un héros en bannière ?
Pendant qu’il hésite, tour à tour exalté et timide, l’orage s’éloigne, s’amortit en artillerie lointaine… Une à une, les premières gouttes d’un déluge tombent, rebondissent sur les feuilles d’aristoloche comme sur des tambourins détendus… Une dépression exquise accable Antoine et glisse dans tous ses membres l’huile bienfaisante de la lâcheté…
Minne n’apparaît plus sous les traits d’une victime émouvante, mais sous l’aspect, non moins troublant, d’une jeune fille en vêtement de nuit… Prolonger magiquement son sommeil, ouvrir ses bras assouplis, baiser ses paupières transparentes que bleuit le noir caché de ses prunelles…
Recouché au creux du lit tiède, Antoine étire son énervement transformé. Sous le petit jour qui vient, gris et rassurant, il va fermer les yeux, posséder longuement Minne endormie, la plus jeune, la plus menue de son sérail coutumier, où il élit tantôt Célénie, la forte et brune femme de chambre, Polaire aux cheveux courts, mademoiselle Moutardot, qui fut reine du lavoir Saint-Ambroise, et Didon, qui fut reine de Carthage…