Minne se lève tôt, pour une Parisienne qui sort souvent le soir. À neuf heures, elle a pris son bain, et mange ses rôties sans langueur, très éveillée, dans son cabinet de toilette blanc. À chaque étage de la maison neuve, il y a le même cabinet de toilette blanc, le même petit salon gris-perle à fausses boiseries, le même grand salon à baies vitrées… Cela désole l’imagination ; mais Minne n’y pense pas.

Ensachée dans sa robe de moinillon blanc, la tresse en corde d’or dansant sur les reins, elle savoure ce matin, pas encore blasée, l’exquise solitude où la laisse le départ quotidien de son mari.

Jusqu’à midi, elle sera seule, seule à lisser en arrière, tout aplatis, ses cheveux polis par la brosse, ce qui lui fait une figure d’enfant japonais ; seule à regarder la couleur du temps, à vérifier, d’un index pointu, le balayage des petits coins ; seule à camper sur un chapeau le paradis qu’éparpille son souffle et qui se couche comme une graminée des prés ; seule à rêver, à écrire, à lire, à jouir de l’enivrante solitude qui, depuis toujours, a conseillé Minne.

C’est par un matin d’hiver, clair et sonore comme celui-ci, qu’elle a couru chez Diligenti, vague compositeur italien. Elle l’a trouvé à son piano, flatté, embêté, irrésolu… Pour la punir de le déranger à cette heure-là, il a, rageur, possédé Minne déçue…

Mais, aujourd’hui, Minne se sent une âme de ménagère raisonnable. Sa déconvenue d’hier – la quatrième – lui donne à réfléchir, et elle réfléchit, en effet, devant une tasse vide.

« Il faut aviser. Parfaitement, il faut aviser. Je ne sais pas encore comment. Mais ça ne peut plus durer. Je ne peux pas m’en aller, de lit en lit, pour faire plaisir à MM. Chose et Machin, pour l’unique satisfaction d’avoir un peu mal partout et mon chignon à refaire, sans compter les chaussures qu’on remet toutes froides et quelquefois mouillées… De quoi est-ce que j’ai l’air ? Irène Chaulieu dit qu’il faut se ménager, si on ne veut pas paraître tout de suite cinquante ans, et elle assure que, pourvu qu’on crie ah ! ah !, qu’on serre les poings et qu’on fasse semblant de suffoquer, ça leur suffit parfaitement. Ça leur suffit peut-être, aux hommes, mais pas à moi !… »

L’arrivée d’un pneumatique interrompt l’amère rêverie de Minne.

« C’est de Jacques. Déjà !… »

Elle déchire le papier en tout petits morceaux, avec une application vindicative.

« Et lui, est-il le bonheur pour moi ? Cet égoïsme ! Il ne parle que de lui ! Ce n’est pas en ce petit si jeune que je pourrai jamais me réfugier, ce n’est pas à lui que je pourrai m’avouer, supplier : « Guérissez-moi ! Donnez-moi ce qui me manque, ce que j’appelle si humblement, qui me ravalera au rang des autres femmes !… » Toutes les femmes que je connais parlent de ça, dès qu’elles sont seules ensemble, avec des paroles et des regards qui salissent l’amour… Tous les livres aussi ! Et il y en a qui sont d’un formel ! Celui d’hier encore… » Elle ouvre un volume tout moite d’encre fraîche et relit :

« C’est péremptoire, ça ! conclut Minne en refermant le livre. Je me demande quelquefois ce qu’Antoine a bien pu faire de son célibat pour être aussi… ignorant ! »

Minne pense peu à Antoine, d’habitude. Il lui arrive de l’oublier ; il lui arrive aussi de l’accueillir joyeusement, comme s’il était encore le fraternel cousin d’autrefois… Mais, aujourd’hui, lorsqu’il rentre affamé, fleurant le palissandre et le vernis, son bavardage heureux échoue devant le mutisme de Minne, un mutisme à petite bouche pincée, à sourcils excédés…

– Qu’est-ce que tu as ?

– Rien.

Elle n’a rien. Elle en veut à Antoine du rendez-vous que lui donne Jacques cet après-midi. Ce petit tient de la place, il supplie, s’impose, il écrit… C’est le baron Couderc, évidemment, mais… « La belle avance ! songe Minne. Ça m’amuserait si je le volais à quelqu’un, ou si je pouvais le dire à Irène Chaulieu. Mais, pour moi, qu’il soit le baron Couderc ou le charbonnier d’en face, le résultat ne diffère pas ! »

Elle ira pourtant rue Christophe-Colomb. Elle ira parce qu’elle ne recule jamais devant rien, même devant une corvée, et puis c’est encore si nouveau, leur aventure d’amour…

Dans la salle à manger, où il entre tant de lumière qu’on en a froid, Antoine dévore du veau marengo et son journal ; puis il contemple avec extase sa femme qui, serrée dans une robe foncée, tout unie, ressemble à une vendeuse très distinguée. Il tâche, en bavardant, d’adoucir l’expression distante de ces yeux noirs, tourment de toute sa jeunesse, de cette bouche qui mentit autrefois si follement, si artistement…

– J’ai bien déjeuné, ma Minne. C’est toi qui as fait le menu ?

– Mais oui, comme tous les jours.

– C’est épatant ! Ma tante ne t’avait pourtant guère appris.

Minne se rengorge.

– J’ai appris toute seule. Les sauces sont démodées, les entremets compliqués n’ont plus de succès, les légumes manquent en cette saison, et, si je ne me donne pas un peu de peine, on mangera aussi mal ici que chez les Chaulieu.

Elle joue à la madame, croise ses mains, et professe sur les denrées d’hiver. Antoine l’admire et jubile, à demi caché derrière son Figaro… Minne perçoit le tremblement insolite du journal et proteste :

– C’est trop fort ! pourquoi ris-tu ?

– Pour rien, ma poupée. Je t’aime trop.

Il se lève et vient baiser tendrement les beaux cheveux brillants, où serpente et se perd un étroit velours noir… Minne appuie un instant sa tête au flanc de son mari, d’un air las.

– Tu sens le piano, Antoine.

– Je le sais bien. C’est très sain, tu sais. Ça chasse les mites, cette odeur de vernis et de bois neuf. Si nous enfermions un piano à queue dans chacune de tes armoires à robes ?

Minne daigne rire, ce qui le remplit d’allégresse.

– Hop ! viens me verser mon café, chérie ! il faut que je file de bonne heure !

Il l’enlève dans ses bras et la porte dans le salon blanc à bouquets, qui conserve une odeur banale de tentures neuves, car Minne n’y reçoit guère et habite plus volontiers sa chambre à coucher, et surtout son cabinet de toilette.

– Qu’est-ce que tu fais, mignonne, cet après-midi ?

Le visage de Minne se durcit un peu, non qu’elle redoute un soupçon, mais ce second rendez-vous, au lendemain du premier, menace son repos…

– Des courses embêtantes. Mais je rentrerai de bonne heure !

– Oui, je sais ce que ça veut dire ! Tu vas m’arriver à sept heures et demie avec un air de tomber de la lune, en t’écriant : « Comment ? moi qui croyais qu’il était cinq heures ! »

Minne secoue la tête, sans gaieté.

– Ça m’étonnerait bien.

 

 

Dans le petit rez-de-chaussée de la rue Christophe-Colomb, elle trouve le thé bouillant, le feu qui croule en braises roses, et, dans tous les vases, des chrysanthèmes échevelés, larges comme des pieds de chicorée… Les sandwiches au caviar, déballés trop tôt, se recroquevillent comme des photographies mal collées… Jacques est là depuis deux heures, plus grave qu’hier, et Minne le trouve changé ; il a quelque chose de sincère et de sérieux qui ne lui va pas du tout. « C’est bien ma veine ! » soupire-t-elle. Et elle cache sa mauvaise humeur sous un sourire mondain.

– Comment ? vous êtes déjà là, cher ami ?

Le « cher ami » fait signe que oui, qu’il est déjà là, et lui serre les doigts très fort. « On jurerait, se dit Minne, qu’il a envie de pleurer… Un homme qui pleure, ah ! non ! ah ! non !… »

– Qu’est-ce que vous avez contre moi ? Je suis en retard ?

– Oui, mais ça ne fait rien.

Il l’aide à retirer sa fourrure, reçoit dans ses mains dévotes le petit tricorne piqué de camélias, et pâlit de lui voir la même robe qu’hier, un col strict où scintille le même bouton de rubis… Il se sent navré et perdu.

« Mon Dieu ! songe-t-il, que je l’aime déjà ! C’est terrible, je ne le savais pas… Hier, ça allait encore ; mais, aujourd’hui, je suis au-dessous de tout, je ne suis bon qu’à pleurer et à coucher avec elle jusqu’à en mourir… Elle va me prendre pour un goujat… »

Elle se tourne vers lui, agacée de son silence.

– Dites donc, Jacques, laissez-moi placer un mot !

Il sourit, d’un sourire qui a délaissé toute son heureuse insolence.

– Ne vous moquez pas de moi, Minne, je ne suis pas dans mon assiette.

Elle s’approche, empressée, caresse les doux cheveux du blondin assis devant elle.

– Mais il fallait le dire ! C’était si simple de remettre à un autre jour !… Un pneu aurait suffi…

Cette fausse sollicitude rallume dans les yeux de Jacques une inquiétante lumière. Il se lève et parle presque durement :

– Remettre !… un pneu !… Suis-je un invalide ? Il ne s’agit pas d’une grippe ou d’une migraine. Croyez-vous que je puisse me passer de vous ?

Il n’a pas su se contenir, il s’explique maladroitement, et Minne se cabre.

– Alors, quand vous ne pourrez pas vous passer de moi, il faudra que je vienne ici à n’importe quelle heure ?

Elle n’a pas haussé le ton, mais sa bouche nerveuse blanchit et elle regarde son amant de bas en haut, en bête faible et menaçante. Il s’effraie et saisit les froides petites mains dégantées.

– Dieu ! Minne, mais nous sommes fous ! Qu’est-ce que j’ai ? qu’est-ce que je dis ? Pardonne-moi… C’est que je t’aime : tout le mal vient de là ; c’est que je me fais un mal infini en pensant à toi, à toi telle que tu étais hier, telle que tu vas être… Dis, dis, n’est-ce pas ? telle que tu étais hier, toute pâle dans tes cheveux, et puis toute fatiguée sur le lit, avec tes pieds pointus et joints…

Il parle, et déshabille Minne. Ses baisers, l’accolement de son jeune corps vigoureux et rose, qui sent la blonde, l’éclair de beauté mystérieuse qui le visite à cette minute-là, raniment au fond des yeux sombres de Minne, encore une fois, l’espoir du miracle attendu… Mais, encore une fois, il succombe seul, et Minne, à le contempler si près d’elle, immobile, mal ressuscité d’une bienheureuse mort, déchiffre au plus secret d’elle-même les motifs d’une haine naissante : elle envie férocement l’extase de cet enfant fougueux, la pâmoison qu’il ne sait pas lui donner : « Ce plaisir-là, il me le vole ! C’est à moi, à moi, ce foudroiement divin qui le terrasse sur moi ! je le veux ! ou bien, qu’il cesse de le connaître par moi !… »

– Minne !

L’enfant, apaisé, soupire ce nom, et rouvre les yeux dans l’ombre colorée des rideaux. Il n’est plus méchant, il n’est plus jaloux, il est heureux et câlin, il cherche Minne à travers le grand lit…

– Minne, tu reviens ? Tu es longue !…

Comme elle ne revient pas, il se soulève, s’assied, et demeure béant à constater que Minne, corsetée, renoue dans ses cheveux l’étroit ruban de velours noir.

– Tu es folle ! tu t’en vas ?

– Mais oui.

– Où ?

– Chez moi.

– Tu ne m’avais pas dit que ton mari…

– Antoine ne rentre qu’à sept heures.

– Alors ?

– Je n’ai plus envie de rester.

Il saute du lit, nu comme Narcisse, bute sur des bottines éparses.

– Minne !… Qu’est-ce que j’ai fait pour que tu me quittes ? Je t’ai fait mal ? peut-être que je t’ai fait un peu mal ?…

Elle va parler, répondre : « Même pas ! », revendiquer sa part de joies, dire sa longue recherche, ses chutes infructueuses… Une pudeur spéciale la retient : que ce secret-là, avec les divagations d’autrefois, soit du moins son triste lot, le trésor de Minne…

– Non, je n’ai rien… Je m’en vais. Je n’ai plus envie de rester, voilà tout. J’en ai assez.

– Assez de quoi ? De moi ?

– Si vous voulez. Je ne vous aime pas suffisamment…

Elle lui assène ça comme un madrigal, en enfilant ses deux bagues. Pour lui, tout cela est un cauchemar, ou une mystification, qui sait ?

– Minne chérie, vous en avez de bonnes ! On ne s’ennuie pas une minute avec vous !

Il rit, toujours tout nu… Minne, les mains dans son manchon, le dévisage. Elle le hait. Elle en est certaine, à présent. Elle scrute cruellement, sans honte, les détails de cette figure d’enfant las, le dessous des yeux mauve, la bouche molle et rougie, la poitrine où mousse une toison blonde, les cuisses maigres et musclées… Elle le hait. Elle se penche davantage et lui dit doucement :

– Je ne vous aime pas assez pour revenir. Hier, je n’en étais pas sûre. Avant-hier, je n’en savais rien. Vous ne saviez pas, hier, que vous m’aimiez. Nous avons fait, tous deux, des découvertes.

Puis, elle glisse vivement vers la porte, pour qu’il n’ait pas le temps de lui faire du mal.