Le lendemain, Minne s’éveille comme si elle devait prendre un train matinal. Les gestes de sa toilette s’accomplissent avec une hâte décisive. Antoine, pendant le déjeuner, reçoit des avis brefs, jetés en projectiles sur sa tête innocente. Elle bat du pied le tapis, suit chacun des mouvements de son mari ; s’en ira-t-il enfin ?
Il y songe. Mais, auparavant, debout contre la cheminée, il mire, inquiet, sa figure de brigand débonnaire et empoigne sa barbe à deux mains.
– Minne, si je faisais couper ma barbe ?
Elle le regarde une seconde, puis part d’un rire si aigu et si insultant qu’Antoine souffre de l’entendre…
Une nuit qu’il la possédait, pressé, haletant, elle a ri de cette manière insupportable, parce que la poire de la sonnette électrique, contre le rideau du lit, battait le mur d’un tic-tac régulier d’érotique métronome… C’est à cette méchante nuit que pense Antoine, en regardant Minne. Elle a ri si fort que deux petites larmes claires tremblent à ses cils blonds, et les coins de sa bouche tressaillent comme après les sanglots…
Quelque chose de dur les sépare. Il voudrait lui dire : « Ne ris pas ! Sois douce et petite comme tu l’es quelquefois. Sois moins subtile, moins lointaine ; mets quelque indulgence à m’être supérieure. Que tes yeux noirs sans bornes ne me jugent pas ! Tu me trouves bête parce que je fais la bête volontiers. Si je pouvais, je m’abêtirais encore, jusqu’à ne pouvoir que t’aimer, t’aimer sans pensée, sans ces crises de fine souffrance que ton dédain, ou ta seule dissimulation, sont si puissants à m’infliger… »
Mais il se tait, et continue machinalement de tenir sa barbe à deux mains…
Minne se lève, hausse les épaules.
– Coupe ta barbe, va ! Ou ne la coupe pas ! Ou bien coupes-en une moitié ! Tonds-toi en lion comme les caniches. Mais fais quelque chose, et remue, parce que c’est terrible de te voir là, statufié !
Antoine rougit. Rajeuni par l’humiliation, il pense : « Elle a de la chance d’être ma femme en ce moment-ci, parce que, si elle n’était que ma cousine, elle prendrait quelque chose ! » Et il part, stoïque, sans embrasser sa femme.
Seule, elle court à la sonnette.
– Mon chapeau, mes gants ! vite…
Elle s’énerve, elle court… Ah ! que la vie est belle, dès que la lueur d’un danger la dore ! Enfin, enfin !… Un coup d’œil sur ce petit Couderc livide, puis je ne sais quelle tiédeur fade de l’estomac, puis ce tremblement des jarrets l’ont avertie : c’est l’aube d’un péril, c’est la menace qui peut-être s’ignore… Un péril assez grand pour remplir le désert de la vie, pour suppléer au bonheur, à l’amour – ah ! quel espoir !… Elle court, et ne s’arrête qu’au seuil du Palais de Glace, pour composer son visage et dompter sa respiration… Puis, soignant son entrée, elle descend sur la piste, une main sur la manche de l’homme au drap vert.
– Ah ! mon lacet, s’il vous plaît…
Elle se penche, découvre sa cheville fine et sèche, un peu de son mollet… « Jambes de page, des merveilles… » Cambrée, elle file, les yeux vagues, avec un sourire d’acrobate. Elle sait qu’il est là, accoudé. Elle n’a pas besoin de le regarder. Elle le voit au fond d’elle-même, elle dessinerait d’une main sûre toutes les ombres, toutes les lignes creuses qu’ont tracées, sur ce visage d’enfant amaigri, les progrès du poison. Elle glisse, fiévreuse et fière, ravie de se dire : « S’il m’accoste, va-t-il me saluer ou me tuer ? »
Le jeu passionnant se prolonge. « Je ne partirai pas la première ! » se jure Minne, dont tout l’être tendu se dresse pour la lutte. L’arène se peuple. On regarde beaucoup Minne, qui pâlit et s’essouffle sans qu’en souffre sa grâce. L’autre est toujours là. Un instant, elle va s’adosser à la bordure de la piste, droite, bras croisés. L’autre, en face d’elle, assis devant un grog, attend… Elle pense qu’il est tard, qu’Antoine va rentrer et s’inquiétera, elle flaire le guet-apens de la sortie, les larmes, les supplications qui se feront menaçantes…
– Mes hommages, madame, je les mettrais à vos pieds s’ils n’avaient pas déjà chaussé leurs patins !
Qui donc a parlé dans son rêve ? Minne reconnaît cette voix étouffée et douce… Elle tourne vers l’interlocuteur des yeux de somnambule et se souvient de lui lentement, comme de très loin…
– Ah ! oui… Bonjour, monsieur Maugis.
Il baise son gant ; elle observe son crâne large, bossué, son nez court d’individu spontané et violent, ses yeux bleus qui furent purs, et sa bouche de gros enfant boudeur…
– Vous êtes fatiguée, petite madame ?
– Oui, un peu… J’ai beaucoup patiné…
– Jeunesse égoïste ! Ce petit Couderc vous aura encore fait valser jusqu’à la mort ?
Minne croise les bras d’un geste qui atteste.
– Je n’ai jamais patiné avec M. Couderc !
Maugis ne sourcille pas.
– Je le savais…
– Ah !…
– Oui, je le savais. Seulement, ça m’est agréable de vous l’entendre dire. Vous partez ? Je vous mets en voiture, n’est-ce pas ?
Elle acquiesce, se fait aimable, à cause de l’autre, l’autre qui s’est levé et jette de la monnaie sur la table. Elle s’arrête, il s’arrête… Comme elle cherche la sortie la plus proche, elle voit Jacques Couderc faire en même temps qu’elle trois pas vers la gauche, puis trois pas vers la droite… Le joli jeu ! on dirait une pantomime anglaise. Les clowns qui font beaucoup rire ont ce teint de farine, cette comique raideur de cadavre distingué…
– Sortons ! dit Minne tout haut.
Le pantin, de l’autre côté de la piste, emboîte le pas au couple. Décidée à tout risquer, Minne se penche vers Maugis, l’effleure de l’épaule, rit de profil, et tout son dos onduleux frissonne d’aise et d’espoir… « Vienne le couteau, ou la balle, ou le jonc de fer sur la nuque ! prie-t-elle tout bas ; mais vienne au moins quelque chose, quelque chose d’assez horrible ou d’assez doux pour m’arracher la vie ! »
Près du vestiaire, elle s’arrête, brusque, et se retourne. Le pâle enfant, qui les suit à distance, s’arrête aussi.
– Monsieur Maugis, une minute, n’est-ce pas ? Je retire mes patins et je vous rejoins… Vous seriez si gentil de m’appeler une voiture…
Tandis que le critique s’empresse, courant d’un petit pas léger d’homme gras, les deux amants, immobiles, demeurent seuls parmi des inconnus. Le furieux éclat des yeux de Minne somme Jacques Couderc d’oser, d’agir, le défie et l’accable… Mais le fil somnambulique qui l’attachait à elle semble casser tout à coup, et il passe, lâche, les épaules veules…
Dehors, un crépuscule de printemps mélancolise l’avenue ; l’ombre mauve, piquée de feux jaunes, descend si moite et si caressante qu’on cherche dans l’air quelle palme parfumée, quelle ramure fleurie frôle la joue… Tant de douceur surprend les nerfs bandés de Minne, qui boit dans un grand soupir une gorgée de brise tiède…
– Oui, n’est-ce pas ? répond Maugis à ce soupir tremblé. Regardez-moi ce vert du couchant, là-bas, il me bleuit l’âme !
– Qu’il fait doux !… Est-ce que vous avez demandé un fiacre, monsieur Maugis ?
– Vous y tenez beaucoup, à votre sapin ? Il ne passe que des maraudeurs infâmes, ou des bagnoles à galerie…
– Oh ! non, au contraire, j’aimerais tellement mieux rentrer à pied !…
Et, sans attendre, elle allonge le pas, silencieuse…
– Ah ! petite madame, souffle son compagnon, voici l’heure, pour moi, de regretter Irène Chaulieu…
– Par exemple !… Pourquoi ?
– Parce qu’elle est courte sur pattes – six pouces de jambes et la nuque tout de suite – et qu’à ses côtés je suis l’homme de belle stature, le nonchalant et élancé jeune homme. Tandis qu’avec vous… nous avons l’air d’une fable : « Un bouledogue, un jour, aimait une levrette… » Mais, à domicile, je reprends tous mes avantages ! Je suis, à ne vous rien cacher, l’homme des cinq à sept, l’homme d’intérieur, celui des conversations d’après aimer. (Bon Dieu, déjà la rue de Balzac ! Il faut qu’à l’Étoile je n’aie plus rien à vous avouer !) Je suis, disais-je, celui qui inspire confiance, qui reçoit la confidence et ne la rend jamais, je conseille et je loue. Faut-il ajouter que je fais les boissons glacées, le thé, la femme de chambre, et…
– Et que vous ne parlez jamais de vous ? interrompt Minne, malicieuse.
– Chamfort l’a dit : « Parler de soi, c’est faire l’amour. »
– Il a dit ça, Chamfort ?
– À peu près. Ce n’était pas un tempérament exigeant.
– En effet !
– Nous sommes tous comme ça, nous autres auteurs célèbres, jolie petite madame. Un peu fatigués, mais tant de charme ! Et si vous vouliez…
– Si je voulais quoi ?
Elle s’arrête à l’angle d’un trottoir, penchée, coquette, accessible… Maugis voit ses dents briller, cherche en vain ses yeux sous le large chapeau…
– Eh bien ! c’est pas pour charrier, mais j’ai chez moi des flopées de kakémonos, de Çakia-Mouni et de Kama-southras…
– Qu’est-ce que c’est que tout ça ?
– Des peintres japonais, parbleu ! Oui, nous en avons, nous en avons, dis-je, de quoi occuper une semaine de visites honnêtes. Vous viendrez ?
– Je ne sais pas… Peut-être… oui…
– Mais, vous savez, pas de blagues ! Je suis un homme sérieux ! Vous me jurez d’être sage ?
Elle rit, ne promet rien, et le quitte, sur un adieu gentil du bout des doigts.
« Ah ! la jolie gosse ! soupire Maugis. Dire que, si je m’étais marié, c’est peut-être comme ça que serait ma fille !… »
Quand Minne arrive, essoufflée, Antoine est à table. Il est à table et mange son potage. Il est à table, le fait est certain. Minne, suffoquée, n’en peut croire ses yeux. Dans la salle à manger on n’entend que le bruit agaçant de la cuiller sur l’assiette. À chaque va-et-vient du bras d’Antoine, le ventre poli de la lampe de cuivre reflète une main monstrueuse, le bout d’un nez fantastique.
– Comment ? tu es à table ? Quelle heure est-il donc ? Je suis en retard ?
Il hausse les épaules.
– Toujours la même chanson ! Naturellement, tu es en retard ! Peux-tu faire autrement ? Il faudrait que le Palais de Glace brûle, pour que tu rentres !
Minne comprend que c’est la « scène », la première digne de ce nom. Elle ne fera rien pour l’éviter. Elle retire de son feutre les longues épingles, violemment, comme de leur gaine autant de poignards, et s’assied, face au danger.
– Il fallait venir m’y chercher, mon cher. Tu aurais pu me surveiller à ton aise !
– Avec ça qu’on n’est jamais à l’aise, quand on surveille ! laisse échapper Antoine.
Minne, indignée, saute sur ses pieds.
– Ah ! tu l’avoues : tu me surveilles ! C’est nouveau, ça, et flatteur !
Il ne répond rien, et effrite la croûte de son pain sur la nappe.
Oui, il la surveille. Minne, l’esprit ailleurs, n’a pas fait assez attention à Antoine, depuis quelque temps. Il change ; il parle et mange moins, et dort peu, lentement pénétré d’un souci à triple visage : Minne ! Le sourire, puis le sommeil tourmenté, puis le rire insultant de cette petite Hécate se superposent dans l’esprit d’Antoine pour y graver la face mystérieuse d’une inconnue, d’une étrangère…
« J’y ai mis le temps », se dit-il avec une ironie triste.
Il a emporté à son bureau, dans sa serviette, des photographies de Minne à tous les âges, pour les comparer. Ici, elle avait sept ans, une figure de chaton maigre. La voici à douze ans, avec de longues boucles, et quels yeux, déjà ! « Il fallait être idiot pour ne pas s’inquiéter de pareils yeux !… » Et là, raidie, gauche, la bouche triste : c’est l’année où on l’a trouvée évanouie à la porte, les cheveux pleins de boue…
« Oui, oui, j’ai été idiot, et je le suis encore ! Mais, bon Dieu ! elle est à moi, et je finirai bien par… » Mais il ne sait par où commencer, et, maladresse de jeune homme, débute dans une enquête par une scène.
Son tourment est devant lui, sérieux et farouche. Qu’est-ce encore que cette lèvre relevée, blanche de colère ? Encore un détail inconnu de cette figure dont il croyait tout savoir, jusqu’à la nacre mauve des paupières, jusqu’aux arbres fins des veines ? Va-t-elle, chaque jour, lui rapporter une beauté changée, pour le bouleverser d’inquiétude ?…
– Tu ne manges pas ?
– Non. Tu as, pour mettre les gens en appétit, un procédé auquel il me faudra le temps de m’habituer.
« C’est cela, rage Antoine : elle s’en va, je ne sais où, pendant que je trime, et c’est elle qui va me flanquer un galop ! Ah ! quel mari j’ai été jusqu’ici !… »
– Alors, je ne peux rien dire ? crie-t-il. Tu peux courir des journées entières, je ne sais pas avec qui, je ne sais même pas où, et, si je risque une observation, Mademoiselle s’en va…
– Pardon : Madame ! interrompt-elle froidement. Tu oublies que nous sommes mariés.
– Tonnerre de Dieu ! non, je ne l’oublie pas ! Il faut que ça change, et nous allons voir…
Minne se lève, plie sa serviette.
– Qu’est-ce que nous allons voir, sans indiscrétion ?
Antoine fait de prodigieux efforts pour rester calme et pique la nappe du bout d’un couteau. Sa barbe tressaille, son nez chevalin se barre d’une grosse veine qui bat… Minne, les mains lentes, redresse, dans la verdure du surtout, une fougère qui tremble…
– Nous allons voir ! éclate-t-il. Nous allons voir pourquoi tu n’es plus la même !
– La même que quoi ?
Elle se tient debout en face de lui, les mains à plat sur la table. Il regarde cette tête attentive, ce fin menton triangulaire, ces yeux indéchiffrables, ces cheveux en vague argentée…
– La même qu’avant, parbleu ! Je ne suis pas aveugle, que diable !
Elle garde sa pose discuteuse et songe : « Il ne sait rien. Mais il va devenir ennuyeux. » D’une caresse, d’un bras posé sur l’épaule, elle le materait, l’attirerait, confus, épris, tout chaud de chagrin, contre elle… Elle le sait. Mais elle n’étendra pas la main vers son mari. Ce brusque éveil d’Antoine, la poursuite du petit baron Couderc qui traque et ne menace point encore, Minne les enregistre, passive, comme les gestes de son destin.
Antoine mâche une violette et regarde le ventre poli de la lampe. L’effort de sa pensée, l’attention qu’il porte à écouter croître en lui son mal courbent sa nuque, remontent sa mâchoire inférieure… Minne n’a-t-elle pas vu ailleurs, dans un lointain autrefois, cette face régulière de brute ? La tribu que chérirent ses songes enfantins abondait en nuques courtes, en mâchoires bosselées de muscles, en fronts étroits envahis de toisons rudes…
Le soupir si léger de Minne a troublé le silence. Antoine se lève, presque à jeun, et va s’échouer au salon, sur le canapé qui porta Minne et son coupable sommeil. Un journal traîne là, qu’il ouvre et replie avec un bruit exagéré…
« En Manchourie… Ah ! bien, ils peuvent tous crever, les Blancs et les Jaunes !… Et les théâtres, donc ! Indiscrétion d’avant-première… Peuple de badauds que nous sommes… Vraie jeune fille du monde désire mariage… Cabinet Camille, renseignements de toute nature, filatures, enquêtes délicates… Sales boîtes à chantage !… »
Il se sent tout à coup fatigué, seul, malheureux. « Je suis malheureux ! » répète-t-il tout bas, avec l’envie de redire tout haut ces trois mots, pour que le son de sa voix l’amollisse encore, le dissolve en larmes apaisantes… Un bruit grignoteur vient de la salle à manger ; par la porte entrebâillée, Antoine peut percevoir sa femme : assise en amazone sur le bord de la table, Minne picore un compotier, écrase des amandes sèches…
« Elle a dîné ! songe Antoine. Elle a dîné : donc elle ne m’aime pas ! »
Il veut désormais s’appliquer au silence, à la dissimulation, et reprend son journal :
« Cabinet Camille, enquêtes délicates… »
Minne, pouvez-vous me recevoir un jour de cette semaine, demain, par exemple ? Si vous ne voulez pas venir chez moi, vous pourriez me fixer un rendez-vous au British : avant quatre heures, il n’y a jamais personne.
JACQUES
« Quelle bête de lettre ! » se dit Minne en haussant les épaules. « Il écrit comme un commis de magasin, ce petit Couderc. »
Elle relit : « Minne, pouvez-vous me recevoir… » et demeure pensive, l’index entre ses dents coupantes. Ce billet, dans sa gaucherie, est inquiétant. Et puis la raideur de l’écriture, l’absence de formule respectueuse ou tendre… « Si je demandais conseil à Maugis ? » À cette idée baroque, son audacieux sourire s’épanouit. Elle marche nerveusement dans sa chambre, tambourine la vitre qu’effleure un bourgeon de marronnier, gonflé et pointu comme une fleur en bouton… Le vent faible, qui sent la pluie et le printemps, soulève le rideau de tulle. Une désolation sans but, un vide désir enivre le cœur de l’enfant solitaire, que son indifférence physique garde iniquement, absurdement pure après ses fautes, et qui cherche, parmi les hommes, son amant inconnu.
Elle les touche, puis les oublie, comme une maîtresse en deuil, sur un champ de bataille, retourne les morts, les regarde au visage, et les rejette et dit : « Ce n’est pas lui. »
– Monsieur Maugis ?
– Il est sorti, Mademoiselle.
Minne n’avait pas prévu cela.
– Vous ne savez pas quand il rentrera ?
– L’irrégularité de ses habitudes ne permet guère de le conjecturer, Mademoiselle.
Étonnée, « Mademoiselle » lève les yeux sur l’homme qui parle, et reconnaît que ce visage rasé n’est pas celui d’un valet de chambre. Elle hésite :
Le jeune homme imberbe dispose en silence, sur la table de l’antichambre, ce qu’il faut pour écrire. Il évolue avec une prestesse de danseur et ondule des hanches.
« Cher Monsieur, je suis entrée en passant… »
Minne n’écrit pas facilement. Son imagination, qui dessine à traits hâtifs, mordants, refuse le lent secours de l’écriture.
« Cher Monsieur, je suis entrée en passant… Et cet être qui reste derrière moi ! A-t-il peur que j’emporte du papier à lettres ? »
Une porte s’ouvre, et une voix connue, la voix de jeune fille alcoolique, résonne, douce, aux oreilles de Minne :
– Hicksem, faites donc entrer Madame dans le salon. Chère madame, vous excuserez la sévérité d’une consigne qui protège mon austère solitude…
Maugis efface son jabot rondelet pour laisser passer Minne qui pénètre, éblouie d’un flot de lumière jaune, dans une longue pièce meublée de chêne fumé.
– Oh ! c’est tout jaune, s’écrie-t-elle gaiement.
– Mais oui ! Le soleil à la portée de tous, la Provence chez soi ! Je m’en suis collé pour deux cents francs de gaze bouton d’or. Et tout cela pour qui ? Pour vous seule.
Son bras désigne emphatiquement les rideaux jaunes tendus aux vitres. Les cils dorés de Minne battent. Elle se souvient des bains de soleil où son grêle corps de fillette se chauffait, nu, dans la chambre de la Maison Sèche… Vieille maison au squelette sonore, verger d’herbe bleuissante où elle courut avec Antoine, où s’assit leur fraternelle idylle… Mais où donc est la branche rose du bignonier, qui toquait aux vitres du bout de ses fleurs tubulaires ?
Un peu hallucinée, elle se tourne vers Maugis, comme pour interroger, et se tait en apercevant l’éphèbe rasé qui lui ouvrait la porte. Maugis comprend.
– Hicksem, vous n’auriez pas de courses à faire dans le quartier ?
– Si, certainement…, répond l’autre, sans que ses yeux mobiles de rongeur trahissent autre chose qu’une courtoise indifférence.
– Bon. Justement, je n’ai plus d’allumettes. Il y a un petit magasin épatant, sur la rive gauche, qui en vend à deux sous la boîte : vous voyez ce que je veux dire ? Vous m’en rapporterez une boîte comme échantillon. Dieu vous garde, Messire ! à demain matin… !
Le jeune homme salue, ondule, disparaît.
– Qui est-ce ? demande Minne, curieuse.
– Hicksem.
– Quoi ?
– Hicksem, mon secrétaire particulier. Il est gentil, n’est-ce pas ?
– Si vous voulez.
– Je le veux absolument. C’est un garçon précieux. Il est très bien habillé, et ça impressionne toujours les créanciers. Et puis, il a de mauvaises mœurs, Dieu merci, cet uranien frusqué à Londres.
Minne hausse des sourcils effarés… Comment ! ce gros Maugis, il… Mais il la rassure, familier et moqueur :
– Non, mon enfant, vous m’avez mal compris. Avec Hicksem, je suis tranquille : je peux recevoir une amie, deux amies, trois amies, simultanément ou l’une après l’autre, sans que me tenaille ce souci : « La prochaine fois, viendra-t-elle pour moi, ou pour les vingt-cinq printemps de mon secrétaire ? » Asseyez-vous ici, rapport à ce vase céruléen qu’enchante votre chevelure…
Il l’installe au creux d’une bergère, approche une table où tremblent des muguets… Minne s’assied, interloquée de trouver Maugis si amical. Elle s’étonne, et le laisse paraître ; Maugis sourit bonnement.
– N’était mon indécrottable vanité, petite madame charmante, je croirais, à vous voir, que vous vous êtes trompée de porte.
Elle passe sa main sur ses yeux avec une grâce mal éveillée.
– Attendez ! c’est drôle pour moi, ici…
Maugis se rengorge et double son menton.
– Oh ! vous pouvez y aller ! Je sais que « c’est joli, chez moi », et j’aime à l’entendre dire.
– Oui, c’est joli… mais ça ne va vous pas.
– Tout me va !
– Non, je veux dire… je m’imaginais pas ainsi l’endroit où vous vivez.
Elle garde ses mains jointes et remue les épaules en parlant, comme une bête délicate aux pattes liées. Maugis l’admire si fort qu’il n’a pas pensé à la toucher… Un silence passe entre eux et les sépare. Minne éprouve une gêne vague, un malaise qu’elle traduit par ces mots :
– On est bien, chez vous.
– N’est-ce pas ? Toutes ces dames m’en font des compliments. Venez voir !
Il se lève, prend le bras de Minne sous le sien et s’émeut de le sentir si mince, tiède contre lui…
– Pour les enfants sages, j’ai cette poupée qu’Ajalbert m’a apportée de Batavia : zyeutez !
Il désigne, sur une tablette, la plus sauvage divinité qu’ait créée un sculpteur de marionnettes javanaises, vêtue d’oripeaux rouges, dont la tête peinte sourit d’une bouche étroite et fardée, tandis que les yeux longs gardent une gravité voluptueuse, une ironique sérénité qui frappe Minne…
– Elle ressemble à quelqu’un… à quelqu’un que j’ai connu autrefois…
– Un gigolo ?
– Non… Il s’appelait le Frisé.
– C’est un de mes pseudonymes, affirme Maugis en caressant la nudité de son crâne rose.
Minne renverse la tête pour rire aux éclats, et s’arrête court parce que Maugis fixe goulûment l’ombre délicieuse que découvre son menton levé… Elle dégage son bras, coquette.
– Allons voir autre chose, monsieur Maugis !
– Ne m’appelez pas « monsieur », dites !
– Et comment faut-il dire ?
Le gros romancier baisse des paupières pudiques.
– Je m’appelle Henry.
– Mais c’est vrai ! tout le monde le sait, puisque vous signez Henry Maugis ! C’est drôle, on ne pense jamais que vous vous appelez Henry, sans Maugis…
– Je ne suis plus assez jeune pour avoir un prénom.
La voix de Maugis s’est voilée d’une mélancolie réelle. Quelque chose de nouveau fleurit dans le cœur de Minne, quelque chose qui n’a pas encore de nom dans ses pensées, et qui s’appelle la pitié… « Ce pauvre homme, qui n’aura plus jamais, jamais, sa jeunesse !… » Elle s’accote à l’épaule de Maugis, lui sourit, généreuse, lui offre son fin visage sans plis, ses yeux noirs que dore la fenêtre jaune, la ligne claire et coupante de ses dents… C’est la première aumône désintéressée de Minne, aumône charmante et qu’accepte à demi le mendiant trop fier, car Maugis baise la joue duvetée, la grille abaissée des cils, mais ne mord point la bouche docile…
Minne commence à se déconcerter. Cette aventure met en défaut toutes ses expériences, car il n’y a point d’exemple que Minne ait franchi le seuil d’une garçonnière sans se sentir, après le cri de gratitude – « Enfin, vous êtes venue ! » –, enveloppée, embrassée, dévêtue, possédée, déçue, le tout avant que sonnât la demie de cinq heures. Ce quadragénaire l’offenserait par sa retenue, s’il ne la désarmait par une sentimentalité foncière, qu’on devine aux gestes précautionneux, au regard vite embué….
Et puis Minne tergiverse sur l’attitude à prendre. Les hommes qui la convièrent (Antoine compris) à s’étendre sur un lit de repos, elle pouvait les traiter en cousins dociles, en camarades vicieux, à qui l’on ordonne, impérieuse et décoiffée : « Si tu ne me reboutonnes pas mes bottines, je ne reviens plus ! » ou bien : « Ça m’est égal qu’il pleuve, trotte me chercher un fiacre ! » Avec Maugis, elle n’ose pas… la différence de leurs âges l’humilie et la réconforte. Causer, assise et vêtue, avec un homme chez lui ! Ne pas répandre tout de suite, devant lui, le flot lisse et argenté de cheveux qu’enserre un velours noir !…
Maugis parle, montre des reliures rares, une Nativité sur ivoire, « du quinzième allemand, ma petite enfant ! » qui voisine avec un faune obscène, verdi et rouillé de la terre où il dormit mille années… Elle rit et se détourne, une main en éventail sur les yeux…
– Hein ? depuis mille ans ! Depuis mille ans, ce petit chèvre-pieds pense à la même chose, sans faiblir ! Ah ! on n’en fait plus comme ça…
– Dieu merci, soupire Minne, avec tant de conviction naturelle que Maugis l’examine en coin, méfiant : « Est-ce que cette poison d’Irène Chaulieu aurait dit vrai, par hasard ? Est-ce que Minne ne s’intéresserait pas aux hommes ? »
Il replace le faune devant la Nativité, tire son gilet clair qui bride sur le ventre.
– Il y a longtemps que vous n’avez vu madame Chaulieu ?
– Au moins quinze jours. Pourquoi me demandez-vous ça ?
– Pour rien : je vous croyais intimes…
– Je n’ai pas d’amies intimes.
– Tant mieux.
– Qu’est-ce que ça vous fait ? Et puis, vraiment, je n’irais pas choisir pour amie intime madame Chaulieu… Avez-vous déjà regardé ses mains ?
– Jamais entre les repas : ça chambarde mes digestions.
– Des mains qui ont l’air d’avoir tripoté je ne sais quoi !
– C’est qu’elles ont tripoté en effet.
– Justement. Elles me font peur. Elles doivent donner des maladies…
Maugis baise les mains étroites de Minne, jolies pattes sèches de biche blanche.
– Que j’aime à vous voir, mon enfant, ce souci de l’hygiène ! Croyez bien qu’ici vous trouverez les derniers raffinements de l’antisepsie moderne, et que le xérol, le thymol, le lysol fumeront à vos pieds, comme un encens choisi… Si vous quittiez ce chapeau ? Lewis est un grand homme, certes, mais vous avez l’air d’une dame en visite. Le renard aussi… Vous voyez, je mets tout ça avec les gants sur la petite table – rayon des modes.
Minne s’amuse, rit, détendue. « Ce n’est pas le petit Couderc qui m’aurait amusée ainsi, qui aurait su me faire oublier pourquoi je viens ici… Il faut pourtant finir par là !… »
Et – puisqu’elle vient pour ça, n’est-ce pas ? – elle continue, méthodique, déboucle la ceinture de peau souple, laisse glisser à ses pieds la jupe, puis le jupon de liberty blanc… Et voici qu’avant que Maugis, abasourdi, ait eu le temps d’en exprimer le désir, Minne se dresse, désinvolte, en pantalon. Pantalon étroit qui méprise la mode, étreint la cuisse élégante, dégage le genou parfait…
– Bon Dieu ? soupire Maugis, cramoisi, c’est pour moi tout ça ?
Elle répond d’une moue gamine, et attend, assise sur le divan, sans que la brièveté de son costume lui suggère de l’embarras, ni des gestes immodestes. La lumière jaune moire la ligne tombante de ses épaules, verdit le satin rose du corset. Un fil de perles, pas plus grosses que des grains de riz, joue sur les deux petites salières attendrissantes…
Maugis, assis près d’elle, tousse, et se congestionne. Le parfum de verveine citronnelle de Minne se propage en ondes jusqu’à lui, mouille sa langue d’une acidité fruitée… Tant de grâces offertes, et qu’il n’osait encore implorer, ne lui suffisent pas cependant. Embarrassé devant cette froide enfant paisible, il lui trouve un air absent, un sourire, presque déférent, de fillette prostituée que styla une mère infâme…
Minne a défait ses quatre jarretelles roses. Le corset, le pantalon s’en vont rejoindre le rayon des modes… D’un frileux resserrement d’épaules, Minne a fait tomber les épaulettes de sa chemise et se cambre, nue jusqu’aux reins, fière de ses petits seins écartés, qu’en son désir de paraître « plus femme » elle tend, raidie, vers Maugis.
Il touche avec précaution les fleurs de cette gorge chaste, et Minne, candide, ne frissonne pas. Il serre d’un bras la taille qui ploie, obéissante, sans rébellion nerveuse comme sans sursaut flatteur.
– Petit glaçon, murmure-t-il.
Il s’assied, et Minne, renversée sur ses genoux, lui passe ses deux bras au cou, comme un bébé ensommeillé qu’on va porter au lit. Maugis baise les cheveux d’or, attendri soudain à la câlinerie passive de cette enfant nue qui couche sur son épaule une tête plus résignée que tendre… Ce corps effilé qu’il berce, quel caprice, quel hasard l’a jeté en travers de ses genoux ?…
– Mon pauvre agneau, murmure-t-il dans un baiser. Vous ne m’aimez guère, dites ?
Elle découvre sa figure toujours pâle, lève sur lui deux yeux graves.
– Mais… si… Plus que je ne croyais.
– Jusqu’au délire ?
Elle rit, malicieuse, se tord en couleuvre et froisse sa peau délicate à la cheviotte du veston, aux durs boutons de corozo…
– Personne ne m’a poussée à délirer depuis que je suis ici.
– C’est un reproche ?
Il l’enlève comme une poupée et elle se sent emportée vers de plus secrètes alcôves… Elle se cramponne à lui, subitement épouvantée.
– Non, non ! Je vous en prie, je vous en prie ! Pas tout de suite !
– Quoi donc ? bobo ? malade ?…
Minne respire tumultueusement, les yeux fermés. Ses seins fragiles halètent. Elle semble lutter pour arracher d’elle-même quelque chose de très lourd… Puis elle suffoque, et un flot de larmes abat le frisson dont Maugis la sentait trembler toute. De grosses larmes, fraîches et claires, qui se suspendent, rondes, aux cils blonds abaissés, avant de rouler, sans la mouiller, sur le joue duvetée…
Maugis sent lui manquer, pour la première fois, sa vieille expérience des très jeunes femmes…
– Ça, tout de même, ce n’est pas banal ! Ma petite enfant, voyons !… Eh ! zut ! je ne sais plus, moi ! De quoi est-ce que nous avons l’air, je vous le demande !… Voyons, voyons…
Il la reporte au divan, l’y couche, rajuste la chemise qui drape en pagne les hanches de Minne, lisse les doux cheveux mêlés. Sa main d’abbé grassouillet essuie, légère, les larmes pressées, glisse un coussin sous les reins nus de son étrange conquête…
Minne s’apaise, sourit, sanglote encore un peu. Elle regarde, comme si elle s’éveillait, cette chambre ensoleillée. Contre la tenture d’un vert favorable, un buste de marbre tord ses épaules voluptueuses et musclées. Jetée au dos d’un siège, une robe japonaise est plus belle qu’un bouquet…
Les yeux de Minne vont de découverte en découverte jusqu’à cet homme assis près d’elle. Ce gros Maugis à moustache de demi-solde, c’est donc mieux qu’une éponge à whisky, mieux qu’un trousseur de jupes courtes ? Le voilà tout ému, sa cravate de travers ! Il n’est pas beau, il n’est pas jeune, et pourtant c’est à lui que Minne doit la première joie de sa vie sans amour : joie de se sentir chérie, protégée, respectée…
Timide, filiale, elle pose sa petite main sur la main qui l’a soignée, la main qui a, tout à l’heure, remonté sa chemise glissante…
Maugis renifle et enfle sa voix :
– Ça va mieux ? on n’est plus nerveuse ?
Elle fait signe que non.
– Un peu de porto blanc ? Oh ! du porto pour gosses : un vrai sucre !
Elle boit à petites gorgées espacées, tandis qu’il l’admire, stoïque. Le linon transparent voile à demi les fleurs roses des seins et laisse voir, au-dessus du bas mordoré, un peu de la cuisse fuselée !… Ah ! qu’il la prendrait bien de tout son cœur, de tous ses sens, cette enfant si grave sous ses cheveux d’argent !… Mais il la sent frêle et perdue, misérable comme une bête errante, craintive de l’étreinte, malade d’un secret qu’elle ne veut pas dire…
Elle tend son verre vide.
– Merci. Il est tard ? Vous ne m’en voulez pas ?
– Non, mon chéri. Je suis un vieux monsieur sans rancune, et sans vanité.
– Mais… je voudrais vous dire…
Elle remet lentement son corset, les mains distraites.
– Je voudrais vous dire… que… ça m’aurait déplu tout autant, et même plus, avec un autre.
– Oui ? bien vrai ?
– Oh ! oui, bien vrai !…
– On est fragile ? malade ? on a peur ?
– Non, mais…
– Allons ! dites tout à votre vieille nourrice de Maugis ! On n’aime pas ça, hein ? Je parie qu’Antoine n’est pas fichu de…
– Oh ! ce n’est pas seulement la faute d’Antoine, répond Minne, évasive.
– Et… l’autre ? le petit Couderc ?
À ce nom, Minne vient d’avoir un si farouche geste de tête que Maugis croit comprendre.
– Il vous barbe tant que ça, ce potache ?
– Le mot est faible, dit-elle froidement.
Elle achève de renouer ses quatre jarretelles, puis se plante, résolue, devant son ami.
– J’ai couché avec lui.
– Ah ! ça me fait bien plaisir ! répond Maugis, morne.
– Oui, j’ai couché avec lui. J’ai couché avec lui et trois autres, en comptant Antoine. Et pas un, pas un, vous entendez bien, ne m’a donné un peu de ce plaisir qui les jetait à moitié morts à côté de moi ; pas un ne m’a assez aimée pour lire dans mes yeux ma déception, la faim et la soif de ce dont, moi, je les rassasiais !
Elle crie, tend ses poings fermés, se frappe la poitrine. Elle est théâtrale et touchante. Maugis la contemple et l’écoute avidement.
– Alors, jamais… jamais… ?
– Jamais ! redit-elle, plaintive. Est-ce que je suis maudite ? est-ce que j’ai un mal qu’on ne voit pas ? est-ce que je n’ai rencontré que des brutes ?
Elle est presque vêtue, mais ses cheveux désordonnés pendent encore, rejetés en crinière sur une épaule. Elle tend vers Maugis des mains mendiantes.
– Est-ce que vous ne voudriez pas, vous, essayer… ?
Elle n’ose rien ajouter. Son gros ami s’est levé d’un bond de jeune homme et la saisit par les épaules.
– Mon pauvre amour ! C’est moi qui vous crierai, à présent : « Jamais ! » Je suis un vieil homme très épris de vous, mais un vieil homme ! Je suis là, près de vous, le gros Maugis, avec son bedon jovial dans son sempiternel gilet clair, le Maugis en uniforme… Mais vous montrer, maintenant que je sais votre ignorance, la bête qu’il y a sous le gilet clair et la chemise à plis, illustrer votre souvenir d’une déception pire que les autres, d’une obscénité sans grâce et sans jeunesse… non, ma chérie, jamais ! Faites-moi la seule charité de croire que j’y ai quelque mérite, et puis… et puis, filez !… Antoine pourrait s’inquiéter…
Elle essaye un sourire, une malice dernière :
– Il aurait bien tort.
– C’est vrai, mon Minon ; mais tout le monde ne peut pas savoir que je suis un saint.
– Pourtant, si vous vouliez… À présent, je n’ai plus peur…
Maugis rassemble dans sa main toute la chevelure de Minne ; lentement, il l’effiloche à contre-jour, pour le plaisir de la voir ruisseler…
– Je sais bien. Mais c’est moi qui n’aurais plus un fil de sec !
Elle n’insiste pas, relève ses cheveux rapidement, et paraît regarder le fond sombre de ses pensées. Maugis lui tend un à un les petits peignes couleur d’ambre, le ruban de velours noir, le chapeau, les gants…
La voici telle qu’elle est arrivée ; et toute la sensualité du gros homme crie de regret, se raille férocement… Mais Minne, prête à sortir, appuyée d’une main sur son ombrelle, tourne vers lui un charmant et nouveau visage, des yeux alanguis de larmes, une caressante et triste bouche. Elle embrasse d’un regard les murs d’un vert assourdi, les fenêtres où meurt le jour couleur de mandarine, la robe japonaise qui flambe dans l’ombre, et dit :
– Je regrette de m’en aller d’ici. Vous ne pouvez pas savoir ce qu’il y a de nouveauté pour moi dans un tel sentiment…
Maugis incline la tête, très grave.
– Je le sais. Je n’ai pas fait grand-chose de propre dans toute ma vie… Laissez-moi, pour ma boutonnière, cette fleur-là : votre regret.
La main sur la porte, elle implore tout bas :
– Qu’est-ce que je vais faire à présent ?
– Retrouver Antoine.
– Et puis ?
– Et puis… je ne sais pas, moi… Le footing, les sports, le plein air, les œuvres charitables…
– La couture.
– Oh ! non, ça abîme les doigts. Il y a bien aussi la littérature…
– Et les voyages. Merci. Adieu…
Elle lui tend sa joue, hésite un moment, les lèvres entrouvertes.
– Quoi donc, ma petite enfant ?
Elle plisse l’arc pur de ses beaux sourcils blonds. Elle voudrait dire : « Vous êtes une surprise dans ma vie, une chère surprise un peu cuisante, un peu comique, très mélancolique… Vous ne m’avez pas donné le trésor qui m’est dû et que j’irais chercher jusque dans la boue ; mais vous avez détourné de lui ma pensée, étonnée d’apprendre qu’un amour, différent de l’Amour, peut fleurir dans l’ombre même de l’Amour. Car vous me désirez et vous renoncez à moi. Quelque chose en moi a donc plus de prix pour vous que ma beauté ?… »
Elle hausse les épaules d’un geste las, espérant que Maugis comprendra tout ce qui tient d’incertitude, de faiblesse, de gratitude aussi, dans le serrement de sa petite main gantée… La lourde moustache effleure de nouveau sa joue chaude… Minne est partie.
Elle court presque. Non qu’elle daigne se soucier de l’heure, ou d’Antoine. Elle court parce que son état d’esprit s’accommode de la hâte et du mouvement. Elle descend l’avenue de Wagram, surprise de voir l’air si bleu au sortir de la chambre jaune. Les vernis du Japon jonchent le trottoir de leurs chenilles flétries, et la nuit printanière glace cette fin de journée tiède.
Tout à coup, elle sent quelqu’un derrière elle, quelqu’un qui suit, qui se rapproche. Elle se retourne et reconnaît, sans étonnement, cet enfant négligeable qui, au Palais de Glace, n’osa pas…
Jacques Couderc comprend parfaitement l’intonation, l’intention de ce ah ! qui signifie : « C’est vous ? encore ? de quel droit ?… » Elle est devant lui, simple, décidée, les cheveux moins lisses que d’habitude ; une de ses mains nues rassemble les plis de sa longue jupe…
Il est désespéré d’avance. Pas un mot de pitié ne sortira de cette bouche close, et ces yeux noirs, où le couchant mire un feu rose, lui disent clairement de mourir, de mourir là, tout de suite… Il baisse la tête, gratte l’asphalte du bout de sa canne. Il sent sur lui les yeux impitoyables qui jaugent son amaigrissement aux plis flottants du pardessus, au flageolement du pantalon trop large…
– Minne !…
– Quoi ?
– Je vous ai suivie.
– Bon.
– Je sais d’où vous venez.
– Et puis ?
– Je souffre affreusement, Minne, et je ne comprends pas.
– Je ne vous demande pas de comprendre.
Le son de la voix de Minne, dure, cause à Jacques une douleur physique. Il relève, suppliant, sa figure de gavroche tuberculeux.
– Minne… vous ne me trouvez pas changé ?
– Peu !… un peu pâlot. Vous devriez rentrer : l’air du soir est trop vif pour vous.
Il avale sa salive avec un mouvement de cou pénible, et son sang monte d’un jet à ses joues, leur restitue une jeune transparence.
– Minne… vous exagérez !
– S’il vous plaît ?
– Vous exagérez le… l’insouciance que vous avez de moi ! Il me faut une explication.
– Non.
– Si ! tout de suite ! Vous ne voulez plus de moi ? Vous ne voulez plus m’appartenir ? Vous… ne m’aimez plus ?
Elle a lâché les plis de sa robe, reste droite devant lui, les poings fermés au bout de ses bras pendants. Il revoit le terrible et tentateur regard, de bas en haut, qui le défie.
– Répondez ! crie-t-il tout bas.
– Je ne vous aime pas. J’ai horreur de vous, de votre souvenir, de votre corps… J’ai horreur de vous !
– Pourquoi ?
Elle écarte les bras, les laisse retomber dans un geste d’ignorance.
– Je ne sais pas. Je vous assure, je ne sais pas pourquoi. Il y a quelque chose en vous qui me met en colère. La forme de votre figure, le son de votre voix, c’est comme… c’est pire que les insultes. Je voudrais savoir pourquoi, parce qu’en somme, c’est étrange, quand on y pense…
Elle parle avec modération, cherchant des mots qui atténuent son aversion sauvage et sans mesure, pour l’humaniser, la rendre compréhensible…
– Vous couchez bien avec ce vieux ! crie-t-il, écorché.
– Quel vieux ?
– Le vieux de chez qui vous venez, cette espèce d’ivrogne chauve, ce… ce…
Un rire bizarre danse sur le visage de Minne.
– Ne cherchez pas d’autres épithètes ! interrompt-elle. C’est encore une histoire à laquelle vous ne comprendriez rien…
Elle respire profondément, ses yeux quittent le visage de l’ennemi, se perdent dans le ciel d’un mauve hivernal…
– J’ai déjà bien assez de peine, achève-t-elle, à y comprendre quelque chose, moi !
Jacques se méprend : il croit entendre l’aveu d’une passion à peine avouable, et serre les dents.
– Je vous tuerai, murmure-t-il.
Elle songe à autre chose, les yeux en l’air.
– Vous m’entendez, Minne ?
– Pardon… Vous disiez ?
Il se devine ridicule. On ne répète pas une telle menace, on l’exécute…
– Je vous tuerai, répète-t-il plus mollement. Et je me tuerai après.
Le visage de Minne s’illumine d’une férocité allègre.
– Tout de suite ! Tout de suite ! Tuez-vous ! avant moi ! Disparaissez de moi, allez-vous-en, mourez ! Comment n’y avez-vous pas pensé plus tôt ?
Il la regarde, béant. Elle le précipite vers la mort, comme vers le but inévitable…
– La mort… Vous me la souhaitez vraiment ? vraiment ? demande-t-il, singulièrement radouci.
– Oui ! s’écrie Minne de tout son cœur. Vous m’aimez, je ne vous aime pas : est-ce que tout n’est pas dit pour vous ? Est-ce que la mort n’est pas le secours de toute vie que se refuse à couronner l’amour ?
L’enfant qu’elle voue au trépas semble tout près de la comprendre, et s’abandonne :
– Ah ! Minne, c’est cela, c’est cela ! Après vous, toutes les autres femmes…
– Il n’y a pas d’autres femmes, si vous m’aimez !
Il répète en écho :
– Non, Minne, il n’y a pas d’autres femmes…
– On ne doit pas pouvoir changer d’amour, n’est-ce pas ? quand on aime… On meurt, on vit du même amour ? C’est bien cela ? Dites-le ! Dites-le !
– Oui, Minne.
– Attendez, dites-moi encore… Vous m’avez aimée, comme ça, brusquement, sans savoir ce qui vous arriverait, sans le prévoir ? Oui ?… Et l’amour vient ainsi, traîtreusement, à son heure ? Il vous saisit, quand on se croit libre, quand on se sent affreusement seul et libre ?
– Ah ! oui, gémit-il…
– Attendez !… L’amour, on me l’a dit, peut venir à tout âge ? Il peut venir – dites-le moi, vous qui aimez ! – à des infirmes, à des maudits, à… à moi-même ?
Grave, il incline la tête.
– Qu’un dieu vous entende ! exhale-t-elle avec ferveur. Et si vous m’aimez, laissez-moi en repos, pour toujours !
Elle court derechef vers l’avenue de Villiers, légère, délivrée. Elle accomplit machinalement les gestes quotidiens, franchit le vestibule, renvoie l’ascenseur, sonne, et se trouve en face de son mari… Antoine l’attendait.
– D’où viens-tu ?
Elle cligne à la lumière vive, regarde son mari, saisie.
– Je… j’ai fait des courses.
Elle respire vite, ses mains nues tourmentent maladroitement le nœud de sa voilette. Ses yeux cernés errent, dépaysés, presque craintifs, et le chapeau enlevé laisse voir un somptueux désordre de cheveux renoués…
– Minne ! crie Antoine d’une voix tonnante.
Toute pâle, elle protège son visage de ses bras levés, et son geste laisse voir l’écharpe mal attachée… Son innocence se pare d’un charme si coupable qu’Antoine ne doute plus.
– D’où viens-tu, bon Dieu ?
Qu’il est grand, tout noir devant la lampe ! Ses épaules se voûtent, lourdes, pareilles à celles de l’Homme-des-Bois…
– Tu ne veux pas me dire d’où tu viens ?
Minne se revoit, chaste et nue, sur les genoux de Maugis. Son souvenir retourne à la chambre jaune et verte, au viveur sentimental qui ne voulut pas d’elle et la renvoya triste, heureuse, attendrie… Une main, qui n’a pas caressé ses reins ni ses jambes, a essuyé ses larmes… Cela est doux, poignant, d’une amertume fraîche d’eau marine…
– Tu ris, sale bête ? Je te ferai rire, moi !
– Je te défends de me parler sur ce ton-là !
La voix grondante a blessé Minne, qui se retrouve elle-même, dure, menteuse et brave.
– Tu me défends ! tu me défends !…
– Parfaitement, je te défends. Je ne suis pas une femme de chambre qui découche !
– Tu es pire que ça ! J’en ai assez de…
– Si tu en as assez, va-t’en !
Décoiffée, la bouche lasse, la taille un peu veule accotée à la cheminée, Minne rassemble en ses yeux admirables tout le défi d’une créature tenace, d’une noble petite bête irritable, dont l’apparente faiblesse n’est qu’un mensonge de plus… Antoine pétrit le dossier d’une chaise et souffle comme un cheval :
– Dis-moi d’où tu viens ?
– J’ai fait des courses.
– Tu mens !
Elle lève les épaules, méprisante.
– Pour quoi faire ?
– D’où viens-tu, sacré nom de…
– Tu m’ennuies. Je vais me coucher.
– Méfie-toi, Minne !
Elle le nargue, le menton levé :
– Me méfier ? mais je ne fais que ça, cher ami !
Antoine baisse le front, montre du doigt la porte.
– Va-t’en dans ta chambre ! Je sais que tu ne céderas pas, et je ne veux pas te casser avant de savoir…
Elle obéit lentement, traînant derrière elle sa jupe longue. Et, comme il tend l’oreille, espérant on ne sait quoi, il entend, avec un déclic sec de revolver qu’on arme, claquer le verrou.