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Waterville, Maine, 2008

Depuis le départ d’Anthony, Alice était fébrile comme jamais elle ne l’avait été. Elle fouillait dans ses effets personnels et en ressortait des photos. Elle voulait tout montrer à Gabrielle, si elle acceptait de venir la rencontrer, bien sûr. Pourquoi n’aurait-elle pas accepté? C’était toujours possible, car, après tout, elle l’avait abandonnée. Elle forgeait mille scénarios dans sa tête. Allait-elle lui présenter son père qui était à l’étage? « Stop, ma fille, se dit-elle. Une chose à la fois! »

Elle prit une grande inspiration. Pour que Gabrielle comprenne ce qui lui était arrivé, il fallait qu’elle connaisse l’histoire de sa mère, toute son histoire. Elle lui parlerait de Max, et Gabrielle déciderait elle-même de la suite des choses.

Maintenant rassurée quant à la marche à suivre, Alice alla s’asseoir dans un des grands fauteuils du salon. Dans le silence feutré de la vieille demeure, elle ferma les yeux et retourna des années en arrière dans son petit village de Church Point, en Louisiane. Ce village, fondé au milieu d’une zone marécageuse par des immigrants du Québec, avait d’abord été connu sous le nom de Plaquemine Brulé, puis plus tard sous son nom anglais de Burnt Persimmon. En 1848, des missionnaires jésuites y avaient construit une église, connue sous le nom de La Chapelle de la pointe de Plaquemine brûlée et ensuite en anglais sous celui de The Church at the Point of Burnt Persimmon. Bientôt, cette appellation avait été raccourcie pour devenir Church Point, qui était devenu par la suite le nom officiel de la petite municipalité.

Pour Alice, Church Point demeurait le trou perdu que, éprise de liberté, elle avait voulu fuir à tout prix. Avec le recul, elle savait que c’était pourtant là qu’elle avait vécu les seules vraies années de bonheur de sa vie. Mais ça avait été de courte durée.

***

Church Point, Louisiane, 1956

La porte de la bicoque grinçait chaque fois qu’on l’ouvrait. Dans ce minuscule logis de trois pièces fabriqué avec de vieilles planches s’entassaient les Greenwood. Autour de leur modeste demeure couraient quelques champs de maïs et de riz que les parents d’Alice entretenaient avec beaucoup d’acharnement, car ils représentaient leur seule richesse. Peu de familles étaient riches à Church Point, et les Greenwood ne faisaient pas partie des nantis. Mais, pour de jeunes enfants dont les amis étaient semblables à eux, les grands espaces étaient un paradis. Au fur et à mesure qu’ils grandissaient, cependant, leur affectation aux durs travaux des champs leur faisait réaliser la précarité et la difficulté de la vie dans ce coin des États-Unis.

— Alice! Cesse de paresser, le maïs n’attend pas.

La voix aiguë et puissante de sa mère agressait Alice plus que n’importe quoi d’autre. Elle savait depuis longtemps, depuis que ses jeux d’enfant avaient cédé la place au travail de la terre, que sa vie n’était pas là. Plus elle grandissait, plus la sensation d’être continuellement sale, en sueur et couverte d’égratignures la mettait en rogne.

— Alice, si je dois aller te chercher, ça va faire mal.

— J’arrive, j’arrive!

Chaque jour de l’été était plus pénible que la veille. Le soir venu, ses cheveux étaient emmêlés à un point tel qu’elle parvenait difficilement à leur redonner une allure décente.

— Eh bien! Encore la petite précieuse qui se refait une beauté?

— Maman, je me peigne juste les cheveux.

— Passer une heure sa brosse dans les mains, je n’appelle pas ça juste se peigner.

Alice cessait vite de répliquer, car, contre sa mère, elle n’avait jamais raison. En se regardant dans le miroir chaque soir, elle se demandait si elle était bien sa fille, d’ailleurs. Comme il arrive quelquefois à la suite du mélange des gènes de deux parents à l’apparence physique ordinaire, une exception était née, Alice. Bien des gens à Church Point se posaient la même question qu’elle. Alice était-elle bien la fille de ses parents? Avait-elle été adoptée ou, pire encore, était-elle le fruit d’un adultère? Pourtant, non, Alice était bien la fille d’Eva et Humphrey Greenwood, mais, plus sa beauté s’affirmait, plus le doute était permis.

Le soir de ses treize ans, Alice prit la décision de fuir cet endroit qu’elle ne pouvait plus supporter. Déjà, les garçons tournaient autour d’elle et certains, plus hardis, cherchaient à lui faire dévoiler sa poitrine qui s’épanouissait avec grâce. Alice vit là une opportunité. Contre de l’argent, elle accepta de soulever sa robe ou de baisser son sous-vêtement, sans jamais laisser quiconque la toucher. Le seul qui prétendit ne pas respecter cette règle se prit un douloureux coup de genou à l’entrejambe.

À l’aube de ses dix-sept ans, Alice avait amassé un pécule appréciable. Elle rassembla toutes ses possessions dans un sac de jute et, quand les ronflements de son père et de sa mère furent assez forts pour couvrir tout autre bruit dans la maison, elle se glissa par la porte de devant et s’enfuit en courant. Elle marcha deux milles avant d’arriver à l’endroit où elle désirait se rendre, la Church Point Wholesale Grocery. Elle se glissa dans un des camions remplis de légumes qui allaient l’emmener vers sa destination, La Nouvelle-Orléans. Le camion quitta la petite ville qu’Alice regarda pour la dernière fois en soulevant la bâche. Il alla rejoindre l’autoroute 10 et se dirigea vers Bâton-Rouge, puis obliqua vers le sud pour rejoindre la grande métropole de la Louisiane.

Malgré son énervement, Alice finit par s’endormir. Elle pensait pouvoir quitter le camion lorsqu’il s’arrêterait à un feu rouge, mais, quand elle se réveilla, il était garé dans la cour d’un entrepôt, et des hommes procédaient à son déchargement. Elle prit panique. On allait la découvrir, l’arrêter et la renvoyer à Church Point. Mais un providentiel coup de sifflet se fit entendre. C’était la pause. Elle attendit encore, le cœur battant. Comme rien ne bougeait, elle agrippa son sac, se leva et, en se faufilant entre les caisses, elle se retrouva sur le bord de la plateforme du camion. Elle cligna des paupières. Le soleil était maintenant levé et il lui faisait mal aux yeux. Elle sauta sur la chaussée, repéra la sortie et se mit à courir. Quelques personnes la virent, mais on ne lui prêta pas attention. Elle s’arrêta enfin, à bout de souffle, et partit d’un grand éclat de rire.

— Tu as réussi, ma vieille, tu as réussi, tu es à La Nouvelle-Orléans.

Mais très vite elle revint à la réalité. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle se trouvait. Elle chercha un point de repère, un nom de rue qui pût lui indiquer vers où se diriger, mais, tout ce qu’elle voyait, c’étaient des entrepôts en enfilade. Elle sursauta en entendant un klaxon derrière elle.

— M’est avis que vous êtes perdue, ma petite dame. Je me trompe?

Alice regarda le chauffeur de ce qui semblait être un camion de livraison locale; elle aima son sourire engageant.

— Je ne sais d’où vous venez ni comment vous êtes arrivée ici, mais ce coin de la ville n’est pas conseillé pour une jeune fille.

— Vous n’iriez pas vers le centre-ville, par hasard?

— Oui, ou, en tout cas, assez près. Montez. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque malheur.

Alice grimpa dans le camion et s’assit à la place voisine du chauffeur. L’homme au sourire chaleureux et à la bonne humeur contagieuse n’arrêta pas de parler. Même si, de prime abord, elle ne voulait pas dire d’où elle venait, le chauffeur la mit en confiance et elle raconta en partie son histoire. Elle mentit sur son âge; devant le scepticisme de l’homme, elle lui dit qu’elle avait toujours paru plus jeune.

— Si je comprends bien, vous n’avez aucun endroit où aller?

— Je vais trouver.

— Pour survivre, il vous faut un emploi.

— J’ai été habituée au dur travail, sur la ferme de mes parents.

— Sans vouloir vous offenser, avec un corps comme le vôtre, il y a mieux à faire que de travailler dur.

Alice sentit la main du chauffeur se poser sur sa cuisse. Elle la repoussa vivement. Il revint à la charge et, cette fois, elle le griffa au visage. Le chauffeur poussa un cri, freina brutalement et recula dans son siège. Alice en profita pour ouvrir la portière du camion. Au moment où elle sautait dans la rue, l’homme fit une dernière tentative pour la retenir. Elle poussa un cri perçant et se débattit. Il relâcha finalement sa prise et elle partit en courant. Le cœur battant, elle regarda derrière elle, mais le camion était reparti. Autour d’elle, il y avait de l’animation. En regardant les affiches au coin d’une rue, elle vit qu’elle était à l’intersection de St-Louis Street et de Bourbon Street. Elle sourit. Le peu qu’elle connaissait de la grande métropole louisianaise lui permettait de savoir qu’elle se trouvait dans le vieux quartier français, le lieu historique de la ville. Malgré le traumatisme que lui avait causé l’incident du chauffeur de camion, elle se sentait libre. Une certaine ivresse s’empara d’elle et elle déambula en chantonnant. Elle admirait l’architecture particulière de cette partie de la ville. Au bout d’un moment, l’animation de la foule combinée à l’éclat du soleil et au fait qu’elle n’avait pas mangé depuis plusieurs heures lui donna le vertige. Ses jambes flageolèrent et elle dut s’appuyer sur la devanture d’une maison. Elle respira profondément. Une voix l’interpella.

— Hé! petite! Ça va?

— Euh…, oui, j’ai seulement un peu faim.

— Si tu as de l’argent, entre, c’est un restaurant, ici.

Ce fut ainsi qu’Alice fit la connaissance de Stella, une rouquine d’un âge incertain qui l’apostrophait la cigarette au bec. C’était une vraie caricature de tenancière de bordel. Mais Stella était la patronne du restaurant, pas d’un bordel. Ses journées étaient longues, mais elle gagnait bien sa vie. Alice se régala d’un gombo d’écrevisses, un plat typique de la cuisine cajun. Revigorée par cette nourriture riche et épicée, elle paya et se leva. Au moment de partir, prise d’une inspiration subite, elle s’adressa à Stella.

— Vous n’auriez pas un boulot de serveuse, par hasard?

— Écoute, ici, on n’engage pas les gamines et le seul poste disponible en ce moment est celui de laveur de vaisselle.

— Madame, j’ai presque vingt ans. Ce n’est pas ma faute si j’ai l’air jeune. Et je suis capable de travailler dur.

Stella était mal prise. Elle savait qu’Alice ne ferait pas long feu à laver de la vaisselle, mais au moins elle la dépannerait. Alors, elle l’engagea. La jeune femme eut une légère hésitation en voyant la montagne de vaisselle et surtout l’exiguïté de l’endroit où elle devrait bosser, mais, après avoir obtenu un tablier et des gants, elle s’attaqua aux écuries d’Augias.

À la fin de la soirée, la cuisine était impeccable. Le tablier d’Alice était accroché au mur, et ses gants étaient disposés sur le bord de l’évier, mais il n’y avait plus de trace de la jeune femme. Stella soupira.

— J’aurais au moins aimé la payer, elle a fait du bon boulot.

Alors qu’elle regagnait son bureau, la patronne remarqua deux souliers dans le corridor. Elle s’approcha et distingua dans la pénombre le petit corps d’Alice qui dormait, affalé contre le mur. Elle lui secoua l’épaule.

— Petite, qu’est-ce que tu fais là?

— Je veux juste dormir quelques heures avant de reprendre le travail demain.

— Je suppose que tu n’as pas d’endroit où rester?

Alice hocha la tête de gauche à droite. Stella leva les yeux au ciel et lui demanda de la suivre. Elles gravirent un escalier qui menait à l’étage au-dessus du restaurant et suivirent un long corridor. Les paupières lourdes, Alice remarqua que les portes affichaient toutes un numéro. Elle en déduisit que c’étaient des chambres. Au bout du corridor, Stella ouvrit une porte.

— Ici, c’est chez moi. Ce n’est pas grand, mais c’est confortable. Je vais te donner des draps et tu dormiras sur le sofa. En attendant, tu vas aller prendre une douche, tu sens la sueur. Dans une semaine, il y a une chambre qui se libère. Je te fais un prix d’amie pour le premier mois; je retiendrai l’argent sur ta paie au cas où tu aurais envie de partir sans payer. Ça te va?

— Oui, merci beaucoup, madame.

— Ce n’est pas madame, c’est Stella

— Merci, Stella.

Alice trouva extrêmement réconfortante la sensation de l’eau tiède qui coulait sur sa peau. Elle se lava les cheveux et se débarrassa de toute la saleté accumulée depuis son départ de la ferme. Lorsqu’elle ferma le robinet, elle se sentait neuve. En sortant de la salle de bain, elle trouva Stella assise sur une chaise du salon. Le sofa était prêt et, même si Alice était parfaitement réveillée, elle savait qu’elle allait bientôt retomber dans un sommeil réparateur.

— Il faut que je retourne un peu en bas : j’ai ma comptabilité à faire, annonça Stella. Je ne sais pas combien de temps tu peux tenir avec ton linge, mais je te montrerai demain un endroit où le laver.

— Merci encore pour tout ce que vous faites.

— De rien et, en passant, c’est du bon boulot, que tu as fait aujourd’hui.

Alice eut un grand sourire. Les jours suivants, elle continua de laver la vaisselle. Les gens en cuisine l’acceptaient, même s’ils trouvaient étrange qu’une fille blanche, jolie en plus, fasse un travail habituellement dévolu à un Noir. Bientôt, Stella trouva un assistant qui fit le quart de soir, ce qui permit à Alice de souffler en fin de journée. Elle allait habituellement s’appuyer sur la balustrade du balcon, au deuxième, pour en griller une ou écrire dans son journal. Elle s’était procuré un cahier à la couverture rigide et aux pages vierges qu’elle remplissait consciencieusement de son écriture encore enfantine. Elle voulait garder des souvenirs de sa liberté nouvelle et de ce qui s’annonçait pour elle comme une grande aventure. Ce qu’elle aimait, aussi, c’était observer la faune qui animait le vieux quartier français. Majoritairement constituée de gens de couleur, la foule bruyante et joyeuse ne pouvait cacher la grande pauvreté qui régnait à La Nouvelle-Orléans, suscitant la violence et faisant de cette ville une des capitales du crime aux États-Unis. Heureusement, il existait de petits îlots comme le restaurant de Stella qui échappaient à ces turbulences.

Au bout de deux semaines, l’enthousiasme d’Alice commença à s’émousser. Elle était libre, certes, mais le travail était aussi dur que celui de la ferme et, enfermée dans son sous-sol, elle ne voyait pratiquement jamais la lumière du jour. Elle avait maintenant sa propre chambre, mais elle avait l’impression d’être aussi coincée qu’à Church Point. Heureusement, Stella vint changer tout ça.

— Alice, ce matin, tu ne mets pas ton tablier et tes gants. Je t’ai trouvé un remplaçant.

— Mais pourquoi, Stella? Je travaille fort.

La rouquine lui décocha un sourire.

— Mais oui, ma belle, tu fais du bon boulot. C’est pour ça que tu vas enfiler cette robe. Aujourd’hui, tu deviens serveuse.

Alice ne sut que répondre. La bouche ouverte, elle prit la robe et la retourna dans tous les sens. Stella lui claqua les fesses.

— Allez, va te changer, que j’aie le temps de t’entraîner un peu.

— Oui, tout de suite.

La jeune femme grimpa l’escalier à toute vitesse et redescendit quelques minutes plus tard avec son nouvel uniforme. Fière comme un paon, elle tournoya devant Stella.

— Seigneur! Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour avoir encore un corps comme le tien? Au lieu de cela, j’ai l’air d’une grosse patate.

— Stella! Vous exagérez!

— Bon, allez. Viens que je te présente aux autres filles.

Alice en avait déjà côtoyé quelques-unes. Elle remarqua vite qu’elle était la seule Blanche dans le lot. Aucune ne lui sourit. Elle tenta bien un rapprochement les jours suivants, mais ce fut peine perdue. Elle s’attira résolument l’inimitié des filles lorsqu’elle voulut leur montrer comment placer la vaisselle dans les plateaux pour aider le plongeur.

— Mais on s’en fout, de la manière dont la vaisselle est placée. Il n’a qu’à se débrouiller avec ce qu’on lui envoie.

— C’est un travail difficile, en bas. Je le sais, je l’ai fait.

— Oui. D’ailleurs, on se demande comment tu as pu être promue. Ça doit être parce que tu es une petite salope à la peau blanche.

Alice devint rouge pivoine. Elle ferma le poing, prête à faire ravaler ses paroles à celle qui lui faisait face.

— J’aime mieux être une petite salope blanche qu’une sale négresse!

Alice apprit aussitôt qu’elle venait de gaffer; elle eut immédiatement devant elle un mur de quatre filles prêtes à en découdre. Mais elle ne baissa pas le regard et ne recula pas. Heureusement, Stella arriva sur ces entrefaites et demanda ce qui n’allait pas.

— Rien, madame Stella, tout va bien, déclara une des filles. On montrait au petit poussin quelques trucs du métier.

— Allez, toutes. Au travail!

Elle retint Alice par le bras.

— Ça va, Alice?

— Oui, tout va très bien, Stella. Je vais aller débarrasser la table huit.

En femme d’expérience, la tenancière remarqua vite au cours des jours suivants l’espèce de discrimination dont sa protégée était victime. Cela créait une atmosphère désagréable dans le restaurant. Si elle pouvait s’en rendre compte, la clientèle s’en apercevrait tôt ou tard. De son côté, Alice se disait qu’il était peut-être temps d’aller prendre l’air ailleurs. Mais, encore une fois, Stella sauva la situation.

Attenant au restaurant, un local autrefois désert avait été patiemment rénové. Stella y avait ouvert un bar où elle invitait sa clientèle à finir la soirée, drainant ainsi vers elle d’autres dollars. Elle proposa à Alice de devenir l’assistante de la barmaid. La jeune femme accepta la proposition sans beaucoup d’enthousiasme. Mais elle se révéla vite douée, et les hommes appréciaient ce joli brin de fille qui tranchait avec la barmaid à l’air austère. Celle-ci sut reconnaître que les gains du bar étaient plus élevés depuis l’arrivée d’Alice. Ne pouvant rivaliser avec la jeunesse et la beauté de la jeune femme, elle fit contre mauvaise fortune bon cœur et, au grand plaisir de Stella, s’allia à Alice pour faire du bar un lieu accueillant.

Plus les jours passaient, plus Church Point semblait loin pour Alice. Elle avait craint pendant un moment que ses parents aient signalé sa disparition à la police. Mais, si elle avait pu entendre la réaction de sa mère le matin de son départ, elle aurait été rassurée autant que dégoûtée par les paroles blessantes qu’elle avait prononcées en découvrant le lit et les tiroirs vides.

— Eh bien, qu’elle se débrouille! avait-elle dit. La petite princesse va trouver la vie dure.

Alice n’hésitait pas à déplacer les lourdes caisses de bière elle-même sans déranger quelqu’un pour l’aider. Quand la soirée avait été profitable et que les pourboires avaient été généreux, elle payait quelques bières qu’elle allait porter à ses anciens copains de la cuisine, qui ne cachaient ni leur satisfaction ni leur gratitude. La première fois qu’elle l’avait fait, le cuisinier, un géant noir au sourire goguenard, avait pris sa bouteille et, après un clin d’œil au personnel de couleur autour de lui, il avait dit à Alice :

— Ce n’est pas la sale négresse d’en haut qui aurait fait ça!

Alice rougit, mais elle comprit que tous avaient eu vent de l’histoire. Loin d’en être insultés, ils avaient pris le parti de la jeune Blanche, car elle ne les méprisait pas.

Elle venait de prendre son service, un soir. Elle avait vérifié le niveau des bouteilles, placé l’argent dans sa caisse, préparé le bac à glace, une routine qu’elle ne connaissait pas peu de temps auparavant. Elle regarda les premiers clients entrer. Parmi eux se trouvaient deux jeunes hommes fort attirants. Elle remarqua qu’ils parlaient français, une langue qu’elle avait entendue quelquefois dans la bouche des vieux habitants de Church Point lors des soirées festives de la saison des récoltes. Elle leur fit son plus beau sourire, leur demanda ce qu’ils désiraient boire et leur servit une bière à chacun. Elle venait de faire la connaissance de Max et de Marcel Delcourt.

***

Waterville, Maine, 2008

Anthony et Gabrielle venaient de monter à bord de la voiture. Le journaliste fit pour la deuxième fois le trajet qui lui avait fait découvrir le refuge de la vieille dame. S’il était heureux d’avoir pu remplir sa mission et d’avoir permis à la mère et à la fille d’être réunies, il avait également hâte de questionner Alice, pas seulement sur la journée du 22 novembre 1963, mais aussi sur ce qui la forçait à vivre terrée dans une bicoque perdue au milieu de nulle part.

Il ralentit à l’approche du petit chemin de terre, mit son clignotant et s’engagea dans la légère pente qui menait à la maison. Il se tourna vers Gabrielle, qui avait le regard apeuré d’une biche prise dans le faisceau des phares d’une voiture. Il mit la main sur son bras.

— Je sais que nous nous connaissons depuis peu, mais mon offre est sincère. En tout temps, si vous voulez partir, un geste et je vous ramène à l’hôtel.

— Merci. C’est bête, je n’ai jamais été aussi effrayée de ma vie. C’est comme si j’allais rencontrer un fantôme.

— Je n’avais pas vu cela sous cet angle, mais, si vous avez cru votre mère morte pendant si longtemps, ça doit être étrange, en effet, de songer que vous allez être mise en sa présence.

Anthony stationna son véhicule à l’endroit même où il s’était garé la dernière fois. Pendant que Gabrielle, figée, regardait la maison, il descendit de voiture. Il contourna le capot avant et alla ouvrir la portière de droite. Il se pencha en souriant et offrit son bras à la jeune femme. Gabrielle lui rendit son sourire. Elle quitta le véhicule à son tour, enlaça Anthony et déposa un baiser sur sa joue.

— Merci d’être là et merci de m’avoir emmenée ici.

Gabrielle fixa la maison pendant un long moment. Elle prit enfin la main d’Anthony et, d’un pas confiant, marcha vers la porte. Ce fut elle qui sonna. Lorsqu’elle entendit un faible murmure qui l’invitait à entrer, elle ouvrit la porte et, tenant toujours Anthony par la main, elle vit sa mère pour la première fois depuis sa naissance vingt-six ans auparavant.

En entendant la voiture arriver, Alice s’était empressée de regarder par la fenêtre. Lorsqu’elle avait reconnu le journaliste, elle avait déverrouillé la porte et, les jambes flageolantes, était allée s’asseoir sur une des chaises disposées autour de la table de la cuisine. Ce fut là que Gabrielle la découvrit, tremblante et bouleversée.