Entre Montréal et Waterville, 2008
Après quelques heures d’attente, Walter Truman était finalement monté dans un autobus pour retourner aux États-Unis, à destination de Waterville. Là, il prendrait livraison de la voiture que lui avait louée Peter Francis. S’il était chanceux, il retrouverait Anthony Rosen, qui le conduirait jusqu’à Alice Greenwood. Il l’interrogerait pour mettre enfin la main sur ceux qu’il recherchait depuis si longtemps. Vue de cette façon, l’opération semblait simple, mais Walter se savait en mauvais état, en très mauvais état. Il avait le souffle court. Le passage à la douane fut particulièrement pénible, et sa peur d’être découvert lui fit craindre une autre attaque pendant quelques instants. Mais, apparemment, sa fuite n’avait pas été signalée. Son cœur avait tenu bon et il roulait maintenant en direction de Waterville sur l’autoroute 95, sans obstacle devant lui. Il décida de rappeler Peter.
— Monsieur Truman, c’est vous?
— Oui, l’autobus a franchi la frontière. Je me dirige vers Waterville.
— Je vous ai trouvé ce que vous cherchiez. Rosen conduit une Dodge Charger immatriculée au Québec. Son numéro minéralogique est ABF 488.
— Merci.
— Je sais que je ne me mêle pas de mes affaires, mais ne devriez-vous pas vous rendre immédiatement à l’hôpital en sortant de l’autobus?
Walter soupira. Il sentait la fin de sa quête proche et il savait aussi que le conseil de Peter était plein de bon sens. Mais, s’il abandonnait maintenant, il n’aurait plus la force de continuer. Il vit l’autobus ralentir et s’engager sur le stationnement du terminus de Waterville. Dès qu’il s’immobilisa, Walter se leva et en descendit. Il n’avait pas de bagages. Tout en marchant vers la gare, il prit une décision. Il parla à Peter du restaurant où il se rendait toujours lors de ses visites à Dallas.
— Tu es mon dernier collaborateur, Peter.
— Je…, je ne comprends pas, monsieur Truman.
— Tu vas enfin comprendre, Peter. Tu vas aller au restaurant dont je viens de te parler. Tu iras voir une serveuse du nom de Peggy. Note ça, Peggy! Tu lui diras que tu viens de ma part et que tu viens chercher la clé de l’appartement. Tu as noté?
— Oui, monsieur Truman, mais je ne comprends toujours pas…
— Ne t’en fais pas avec ça; écoute-moi plutôt. Tu as noté la phrase?
— Oui.
— Bien! Cette clé ouvre une case postale au bureau de poste principal de Dallas. Dans le casier, tu trouveras un journal. Tu as là-dedans toute l’histoire, tout ce qui a mené à cette quête insensée. Une fois que tu l’auras lue, non seulement tu comprendras la nature de mon enquête, mais tu verras aussi à quel point j’ai été fou, Peter, complètement fou.
— Je vous en prie, monsieur Truman, allez à l’hôpital.
— Oui, Peter, je vais y aller, mais après. Écoute-moi, ce n’est pas tout. Dans quelques instants, je vais me rendre dans une institution bancaire. Je vais te transférer un montant d’argent, un gros montant que j’aurais dû prendre il y a longtemps. Tu vas garder cette somme. Si je ne survis pas, elle est à toi.
Peter pleurait maintenant à l’autre bout du fil. Il entendait le souffle rauque de Walter. Il devinait comme le vieil homme était mal en point et il ne savait plus que dire pour le convaincre de se faire soigner.
— Tu vas le faire? Tu vas faire tout ce que je t’ai dit?
— Oui, mais, je vous en prie, soyez raisonnable.
— Il y a longtemps que j’ai dépassé le seuil du raisonnable. Je t’aime bien, mon garçon. Prends soin de toi et ne m’appelle plus.
Walter raccrocha sans laisser la chance à Peter Francis d’ajouter un mot. Il héla un taxi pour se rendre à la succursale de location de voitures. Il sourit en voyant que le jeune homme lui avait réservé une voiture de luxe, une Lincoln MKS entièrement équipée qui coûtait les yeux de la tête. Une fois les formalités remplies, il prit le volant, fit un premier arrêt à une institution bancaire, puis un second chez un armurier. Il était maintenant prêt pour sa destination finale.
***
Waterville, Maine, 2008
Aussitôt la porte d’entrée franchie, Gabrielle fixa Alice. Très digne, elle était assise sur une des chaises entourant la table de la cuisine. En apercevant Gabrielle, elle voulut se lever et aller à sa rencontre, mais ses jambes ne purent la soutenir. Elle vacilla et retomba lourdement sur la chaise. Elle porta la main à sa bouche et, le regard noyé de larmes, tendit son autre main vers sa fille. Gabrielle laissa Anthony, s’avança vers elle et s’agenouilla à ses pieds pour mieux la regarder. C’était comme de se contempler dans un miroir déformant. Elle pouvait voir à quoi elle ressemblerait dans quarante ans, tant la similitude était frappante. On aurait dit des jumelles séparées par le temps. L’émotion était si forte qu’aucune des deux ne pouvait parler.
Anthony resta dans l’embrasure de la porte, se sentant un peu voyeur malgré lui.
La jeune femme vit la main d’Alice se lever et lui caresser les cheveux. Alors qu’elle n’avait jamais cru cela possible, elle regardait dans les yeux celle qui l’avait mise au monde vingt-six ans auparavant. Alice voulait parler, mais ses lèvres tremblaient et aucun son ne sortait de sa bouche. Au prix d’un effort surhumain, elle parvint à murmurer :
— Gabrielle, pourras-tu me pardonner un jour ce que je t’ai fait?
— Ne parle pas de ça, s’il te plaît. Ma vie n’a pas été qu’une suite de malheurs. J’ai grandi auprès d’un père qui m’aimait, même si je sais aujourd’hui que ce n’était pas mon vrai père.
— Je ne suis pas surprise que Marcel t’ait aimée. Il aurait tellement voulu être ton vrai père et que nous vivions tous les trois ensemble!
— Justement, raconte-moi mon histoire. Dis-moi qui est mon vrai père. Je suis venue ici pour te connaître et avoir des réponses.
La fille se releva et aida sa mère à se mettre debout. Les deux femmes s’étreignirent longuement. Alice demanda à sa fille si elle préférait passer au salon ou demeurer dans la cuisine.
— On peut rester ici; ça me va.
Anthony se racla la gorge doucement pour attirer l’attention.
— Je crois que je vais vous laisser discuter un peu ensemble. Je vais aller me promener.
Mais Gabrielle se dirigea vers lui et lui prit de nouveau la main qu’elle serra très fort.
— Non, s’il te plaît, j’aimerais que tu restes. C’est grâce à toi si je suis ici et je suis certaine que tu es aussi curieux que moi.
— Eh bien…
Gabrielle se retourna vers Alice.
— Et toi, ça ne te dérange pas?
— Pas le moins du monde. Moi aussi je dois beaucoup à ce charmant journaliste.
Anthony suivit la jeune femme. Il avait remarqué que Gabrielle avait laissé tomber le vouvoiement qu’ils pratiquaient depuis leur première rencontre. C’était comme si elle avait voulu éliminer une barrière entre eux et il en était fort heureux. Ils s’installèrent autour de la table.
Alice avait maintenant une lueur de bonheur dans les yeux. Elle avait craint que la rencontre se passe mal et que sa fille, dans un accès de colère, lui reproche son abandon. Mais sa réaction prouvait sa grande maturité et elle en remercia silencieusement Marcel Delcourt, qui avait pris soin d’elle si longtemps. Elle s’adressa à sa fille :
— Je sais que tu as vécu avec Marcel. C’était un Français et il t’a probablement élevée dans sa langue, mais, même si je la comprends un peu, je ne parle que l’anglais.
— Il n’y a pas de problème. Mon pè… Marcel tenait à ce que j’apprenne l’anglais et il a fait le nécessaire pour ça. Je parle les deux langues sans problème.
— Ah! Très bien, alors.
Alice respira longuement et entreprit de raconter à Gabrielle son enfance à Church Point, le dur travail de la ferme et son désir naissant de liberté qui l’avait amenée à fuir son village natal. Par pudeur, elle ne mentionna pas le moyen qu’elle avait pris pour amasser son argent. Elle parla de Stella, du restaurant, du dur travail encore. Elle fit rire Anthony et Gabrielle en racontant son court passage parmi les serveuses et en évoquant l’inimitié qui l’avait opposée aux autres filles. Progressivement, elle avançait dans le temps. Lorsqu’elle en arriva à sa rencontre avec les frères Delcourt, elle fit une pause.
— Excusez-moi, je manque à mon devoir d’hôtesse. Prendriez-vous quelque chose à boire, thé, café, thé glacé?
***
Nouvelle-Orléans, 1962
Marcel et Max Delcourt ne purent s’empêcher de reluquer la jolie barmaid qui les servait. Comme d’habitude, Max réagit le premier et s’adressa à son frère :
— Celle-là, je me la fais.
— Tu n’es pas fatigué, Max? Tu consommes les femmes comme…, comme ta bière. Tu en prends une et tu passes à la suivante.
— Ah! toi, le bourreau, ne viens pas m’emmerder!
Max regretta aussitôt cette phrase, mais Marcel ne releva pas l’insulte, occupé qu’il était lui aussi à regarder la jeune blonde qui déambulait dans le bar. Ses pensées étaient tout autres. Pas qu’il n’avait pas envie de la jeune femme, mais il aurait aimé lui faire la cour et apprendre à la connaître avant de songer à un rapprochement physique. Mais il ne savait pas y faire, à l’opposé de Max qui, avec son baratin, pouvait avoir toutes les femmes qu’il voulait. D’ailleurs, il ne tarderait pas à faire son numéro.
Dès que la jeune nymphe se pointa de nouveau au bar, Max lui fit son plus beau sourire et s’adressa à elle dans son anglais approximatif teinté d’un fort accent français.
— Bonsoir, ma jolie. Je m’appelle Max. Et vous?
— Je suis Alice, de Church Point, en Louisiane. Vous êtes français?
— Oui, madame.
— Et vous êtes en Amérique? Vous avez voyagé beaucoup?
— Un peu. L’Europe, l’Afrique du Nord.
— Oh! J’aimerais bien voyager, moi aussi!
Délaissant son frère et sa jolie conquête, Marcel alla s’asseoir seul à une table. Tout en sirotant sa bière, il se remémora leur fuite d’Algérie et leur voyage sur un cargo qui, à cause de multiples escales pour charger et décharger du fret, avait mis près de quatre mois à rallier l’Amérique. Lors de leur débarquement en sol américain, les frères Delcourt pouvaient compter sur un pécule reçu de sympathisants de l’OAS. Cet argent avait fondu rapidement et ils avaient dû dénicher de petits boulots. Malin comme un singe, Max avait retrouvé ses réflexes du temps de la guerre et, en frayant avec le monde interlope, à force de petites combines, il avait regarni leurs goussets.
Sa facilité à trouver de l’argent forçait l’admiration de son frère. D’une certaine manière, Marcel aurait aimé avoir ce talent, mais sans avoir à côtoyer les gens dont Max devait se faire ami. En venant aux États-Unis, il rêvait d’une vie stable, d’un boulot honnête et, pourquoi pas, d’une famille. Il était loin du compte. De parler à Max n’aurait servi à rien. Son frère ne voyait pas du tout les choses de cette manière.
Il sursauta lorsqu’il reçut une tape dans le dos.
— Hé! frangin! La petite finit dans une heure. Elle accepte de venir continuer la soirée ailleurs avec nous.
— Je ne sais pas, Max, je suis fatigué.
— Oh! Marcel, arrête de râler! On n’est pas venus en Amérique pour faire la vie pépère. Et puis, avoue, elle est extra, cette nana.
— D’accord, d’accord.
Dès qu’Alice eut terminé son service, elle rejoignit ses deux chevaliers servants. Peu enthousiaste de prime abord, Marcel succomba au charme d’Alice, et le trio eut énormément de plaisir. Vers trois heures du matin, ivres et rassasiés des plaisirs de La Nouvelle-Orléans, Alice, Max et Marcel décidèrent qu’ils en avaient assez. Max prit son frère à part.
— Écoute, Marcel, tu vas rentrer à l’hôtel. Moi, je vais raccompagner cette jeune femme.
— Elle a un nom, Max, elle s’appelle Alice.
— Oui, oui, je sais. Si je ne rentre pas, tu sauras où je suis.
Marcel regarda son frère, tout miel, prendre Alice par le bras. Elle se retourna et envoya un baiser soufflé au laissé-pour-compte. Il répondit par un léger signe de la main, haussa les épaules et regarda le couple s’éloigner dans la nuit. Il se mit lentement en marche vers sa chambre d’hôtel, mais, en lui, la colère montait, sourde et terrifiante. Il savait comment tout cela allait finir. Max ne rentrerait pas avant le lendemain midi. Et Alice, la jolie Alice, aurait mérité mieux que Max.
À un pâté de maisons de sa destination, Marcel fut attaqué à la pointe du couteau par deux jeunes Noirs. Sa rage éclata. Sans se soucier des lames, il donna une raclée monumentale aux deux truands. Dans sa tête, il se revit en Algérie, interrogeant les ratons qu’il avait appris à haïr. Les deux jeunes Noirs le supplièrent d’arrêter, mais Marcel était déchaîné. Il hurlait :
— Vous allez parler? Dites-moi ce que je veux savoir!
Il cessa de cogner, ses bras et ses mains lui faisant mal. Il eut à peine un regard pour les corps affalés qui ne bougeaient plus. Une mare de sang allait en grandissant sous l’un d’eux. Marcel secoua la tête, le regard vide et la bouche sèche. C’était ainsi qu’il se sentait après chaque séance de torture. Il regarda autour de lui pour reprendre contact avec la réalité. Les rares passants qui avaient assisté à la scène détournaient les yeux et s’enfuyaient en marchant rapidement. Marcel bougea les jambes et fit les quelques pas nécessaires pour rejoindre son logis. Les policiers arrivèrent quelques minutes plus tard, mais, bien entendu, ils ne trouvèrent aucun témoin de l’agression.
***
Alice était heureuse. Le charmant Français lui faisait la cour et elle se sentait flattée. Il la conduisit jusque chez elle. L’alcool avait émoussé ses défenses et elle se surprit à l’inviter à monter à sa chambre. Cette nuit-là, Alice perdit sa virginité. Bientôt, elle perdrait ses illusions et une bonne partie de sa vie pour un homme qui allait abuser de sa naïveté.
***
Waterville, Maine, 2008
La dame à l’allure jeune malgré ses soixante-quatre ans était revenue s’asseoir à la table avec dans les mains un plateau contenant trois verres de thé glacé aromatisé au jus de citron. Comme elle avait beaucoup parlé, elle but une longue gorgée pour s’humecter le gosier, après quoi elle regarda Gabrielle et s’adressa à elle d’une voix douce :
— Je n’ai pas encore parlé de toi, ma fille, mais je veux que tu comprennes le contexte dans lequel s’est faite ton arrivée dans le monde et ce qui a conduit… à notre séparation.
— J’aurais mille et une questions, mais je préfère que nous continuions comme ça. Des images défilent dans ma tête et ça m’aide à me faire un portrait de toi. La seule chose que j’aimerais savoir, c’est si mon père, mon père biologique, est toujours vivant.
Alice soupira. Elle aurait aimé pouvoir répondre à cette question une fois son récit terminé. Elle ne pouvait dire tout de suite à Gabrielle que son père était juste au-dessus d’eux, dans une des chambres, et qu’il écoutait tout ce qui se disait par le grillage d’aération situé entre le plafond de la cuisine et le plancher de la chambre, qui avait été ouvert expressément.
— Oui, Gabrielle, il est toujours vivant et, une fois que je t’aurai raconté mon histoire, si tu le souhaites, je te le ferai rencontrer.
À l’étage, Max Delcourt était alité, mais il n’avait pas manqué une seule des paroles qui s’étaient échangées. Il aurait donné cher pour pouvoir poser ne fût-ce qu’un regard sur les traits de sa fille, qu’il n’avait aperçue que par le biais de la caméra placée à la porte d’entrée. En même temps, il se disait que, lorsqu’elle connaîtrait toute l’histoire, Gabrielle n’aurait sans doute plus envie de le rencontrer. Si malgré tout elle y tenait, ce serait forcément pour pouvoir mettre un visage sur le bourreau de sa mère et ainsi mieux le haïr.
Dans son for intérieur, il pesta : « Tu aurais mieux fait de dire que je suis mort, Alice. »
Malgré sa fatigue extrême, Walter avait décidé de conduire sa voiture de location. Il se dirigea immédiatement vers l’hôtel de la chaîne Best Western et fit le tour du stationnement, sans trouver, et pour cause, la Dodge Charger du journaliste. Il regarda les chambres et repéra celles qui avaient vue sur les voies d’entrée et de sortie du stationnement de l’hôtel. Il en dénombra quatre. Il se gara et se rendit au comptoir d’enregistrement. Deux des chambres convoitées étaient libres. Il en choisit une et s’enregistra, non sans avoir demandé à la jeune préposée à l’accueil si son collègue Anthony Rosen était arrivé. La demoiselle fit aller ses doigts sur le clavier.
— Oui, monsieur Rosen est à l’hôtel. Voulez-vous que je l’appelle pour vous?
— Pas besoin. Nous nous voyons au moment du repas du soir.
Il laissa volontairement échapper son stylo. En faisant mine de le rattraper, il l’envoya rouler loin derrière la préposée à l’accueil. Pendant qu’elle se retournait et se penchait pour le ramasser, Walter tendit le cou pour voir à l’écran quelle chambre occupait Anthony. Il nota mentalement le numéro. Même si la voiture du journaliste n’était pas là, il alla par acquit de conscience frapper à sa porte, mais n’obtint pas de réponse. Il reviendrait et, s’il le fallait, il le menacerait de son arme. Il fallait qu’il sache où habitait Alice Greenwood. Il marcha d’un pas lent dans le couloir, ouvrit la porte de sa chambre et entra. Sans attendre, il déplaça un fauteuil et s’installa dans une position de guet. Malheureusement, une fois de plus, son corps surtaxé réclama sa dose de repos et il sombra dans un sommeil dont rien n’aurait pu l’extirper.
À Dallas, Peter Francis regardait depuis de longues minutes l’écran d’un de ses nombreux ordinateurs. Il avait d’abord cru à une erreur, mais, après vérification, tout était en ordre. Il ne pouvait croire ce qu’il voyait. Son compte en banque avait hérité d’une somme qui dépassait de beaucoup ce qu’il avait anticipé. Comment Walter pouvait-il avoir autant d’argent? Il aurait aimé l’appeler, mais il se souvenait de ses dernières paroles. Il ne lui restait qu’une chose à faire.
Il s’habilla, sortit de son appartement et héla un taxi à qui il donna l’adresse du restaurant que Walter lui avait transmise un peu plus tôt. Durant le trajet, il se maudit intérieurement de ne pas avoir appelé d’abord. Peut-être que Peggy ne travaillait pas en ce moment! Mais ses craintes s’avérèrent infondées. Quelques secondes seulement après qu’il l’eût demandée à l’accueil, la jeune femme arriva; c’était une grande et jolie blonde qui lui adressa un regard intrigué.
— Bonjour! je m’appelle Peter, Peter Francis. Je viens de la part de Walter Truman. Il m’a dit de venir vous voir et de vous demander la… clé de l’appartement.
— Oh! j’avais pratiquement oublié. Attendez-moi une minute.
Peter s’affola quelques secondes, se demandant s’il ne s’était pas mis dans le pétrin. Elle était peut-être partie appeler les policiers. Il se força à se calmer. Absolument rien dans sa démarche ne justifiait l’intervention de la police. Il était en train de faire un brin de paranoïa. Effectivement, Peggy revint avec son sac à main. Elle fouilla à l’intérieur et exhiba une clé qu’elle lui tendit.
— Et comment va ce cher Harry?
— Hein? Vous parlez de monsieur Truman?
— Bien sûr! Qui d’autre?
— Excusez-moi, je ne connaissais pas ce surnom. Mais j’ai bien peur qu’il aille mal, mademoiselle, très mal.
Il mit la clé dans sa poche et retourna à son taxi pour se faire conduire au bureau de poste central de Dallas. Devant la rangée de casiers, il eut un instant de panique. Le numéro! Il ne connaissait pas le numéro du casier. Heureusement, en regardant la clé, il vit qu’il y était gravé. Il se dirigea vers le bon endroit et introduisit la clé dans la serrure. La porte s’ouvrit sans protester, et Peter extirpa du casier un lourd cahier à la reliure de cuir. Il ne put s’empêcher de sourire. Walter était d’une autre époque. N’importe qui d’autre aurait écrit son histoire sur Word et mis le tout sur une clé USB, mais pas Walter Truman. Il caressa le cuir. Qu’allait-il trouver là-dedans? Il n’y avait qu’un seul moyen de le savoir. Il retourna en vitesse au taxi et se fit conduire chez lui. Une fois de retour, il s’installa confortablement dans un fauteuil de son salon et ouvrit le cahier qui allait lui révéler les détails du plus grand complot du siècle et la quête insensée de Walter pour retrouver deux personnes qui avaient encaissé un énorme montant d’argent pour un boulot qu’ils n’avaient pas fait.
***
La Nouvelle-Orléans, 1962
Marcel se réveilla le lendemain en entendant son frère entrer dans la chambre de l’hôtel où ils habitaient. Au lieu d’être de bonne humeur comme après chaque nuit de baise, il avait sa tête des mauvais jours. Il apostropha Marcel.
— Qu’est-ce que tu as fait hier soir?
— Quoi? Après vous avoir laissés?
— Ouais.
— Je suis revenu ici.
— Et il ne s’est rien passé en chemin?
— Non… Pourquoi?
— Le portier, en bas, m’a dit qu’un homme blanc avait tabassé deux Noirs à un pâté de maisons d’ici, et salement, à part ça. On craint pour la vie d’un des deux.
— Ah! et pourquoi tu me parles de ça?
Max avait ramassé la chemise et le pantalon de Marcel. Après les avoir regardés, il les lui lança à la figure.
— Je suppose que tu vas me dire que tu as saigné du nez?
— Oh! arrête! Ces deux petits malfrats n’ont eu que ce qu’ils méritaient. Ils voulaient me dévaliser à la pointe du couteau.
— N’importe qui se serait défendu, Marcel, mais pas en faisant un tel carnage. Je vois que tu n’as pas laissé tes vieilles manies en Algérie.
Marcel soupira. Ce sujet serait toujours une pomme de discorde entre eux. Il ne comprenait pas la rage de Max pour un incident où, somme toute, il n’était pas l’agresseur.
— Mais, bougre d’imbécile, combien penses-tu que ça va prendre de temps aux flics avant qu’ils remontent jusqu’à nous?
— Je ne miserais pas ma chemise là-dessus. Hier, les rares personnes qui m’ont vu étaient plus pressées de détaler que de se régaler du spectacle.
— Il suffit qu’une seule parle et nous sommes cuits.
— Pourquoi, nous? Tu n’es pas impliqué dans ça, à ce que je sache.
— Nous sommes des étrangers dans ce pays, Marcel. Si l’un de nous est arrêté, on trouvera bien une raison d’accuser l’autre de complicité.
Les deux frères discutèrent pendant une demi-heure. Comme d’habitude, ce fut le point de vue de Max qui l’emporta. Il décida qu’il était temps d’aller respirer l’air ailleurs.
Soudain, une série de petits coups frappés contre la porte se firent entendre. Max fit signe à son frère de se taire, s’avança et ouvrit brusquement la porte juste au moment où les coups se répétaient. C’était Alice. Pimpante, elle venait voir son amoureux. Elle fut plutôt mal reçue.
— Qu’est-ce que tu fais là?
— Hier soir, tu m’as dit que vous habitiez ici. Je viens te rendre visite. Je voulais savoir comment tu allais. Bonjour, Marcel!
— Bonjour, Alice!
— Bon, maintenant, tu nous as vus! Je vais bien. Tu dégages!
— Quoi?
— Tu m’as compris, tu dégages!
La jeune femme était éberluée. Des larmes perlèrent au coin de ses yeux et elle resta plantée dans le couloir, incapable de bouger. Qu’est-ce qui s’était passé? Où était celui qui lui avait promis monts et merveilles la nuit précédente pendant qu’elle s’abandonnait dans ses bras? Penaude, elle tourna les talons et repartit en essuyant ses joues, pendant que Max refermait la porte aussi brutalement qu’il l’avait ouverte et jouait le numéro du parfait salopard pour qui les femmes n’étaient que des emmerdeuses.
— Tu sais, je me demande quelquefois qui est le plus dégueulasse des deux, dit Marcel.
— Quoi? Tu répètes?
— Tu m’as parfaitement compris. Ça te sert à quoi d’être aussi odieux avec cette fille? Elle ne l’a pas mérité.
— Écoutez le tortionnaire qui parle.
— On ne parle pas de moi, on parle de toi. Tu devrais aller t’excuser.
— Non, mais je rêve? Tu as sûrement dû prendre des coups, toi aussi, hier soir.
— Non, ma tête va très bien.
— J’ai des doutes. De toute façon, je dois aller faire une dernière livraison et ramasser mon dû. Pendant ce temps, tu prépares nos affaires et, cette nuit, on décampe.
— Et où va-t-on?
— Dallas, mon vieux. Le Texas nous attend. Il paraît que, là-bas, l’argent du pétrole inonde la ville. Il y en a sûrement un peu pour nous.
Max quitta la chambre en promettant de rapporter un bon paquet de fric. Marcel sentit sa rage lui remonter à la gorge. Non seulement son frère avait pu baiser avec la jolie serveuse du bar, mais maintenant il la traitait comme une moins que rien. Alors germa en lui une idée si machiavélique qu’il se mit à rire, évacuant d’un seul coup la vapeur qu’il avait sentie monter en lui. Il se mit à chanter et à ranger les vêtements dans les deux valises, comme Max le lui avait commandé. Une fois le travail fait, il eut des doutes. Et si son plan ne marchait pas? Il n’avait pas le bagout de Max. Mais il fallait qu’il réussisse. Juste à l’idée de voir la tête de son frère, il bavait.
À l’heure du repas du soir, Max n’était toujours pas revenu. Marcel tournait en rond. Tout était prêt. Il avait même les billets d’autobus. Ils n’auraient qu’à payer la note et partir pour Dallas comme son frère l’avait décidé. Il était maintenant prêt à mettre son plan à exécution, mais il se sentait moins audacieux que quelques heures plus tôt. Il avait très peu de chances de réussir, mais ça en valait la peine. Il se frappa dans les mains, se racla la gorge et, s’armant de courage, il sortit de la chambre et descendit dans la rue. Il obliqua à droite. Quelques minutes plus tard, il poussait la porte du bar où travaillait Alice.
Lorsque Marcel revint à la chambre, il y trouva son frère qui avait l’air d’un lion en cage.
— Où étais-tu?
— Je suis juste allé prendre un peu l’air. J’ai fait tout ce que tu m’as demandé et je m’ennuyais.
— Bon! Tu es prêt?
— Presque.
— Qu’est-ce que tu veux dire?
— Euh…, je veux dire que je n’ai pas encore fait le deuil de La Nouvelle-Orléans et que…
— Bon, laisse les sentiments de côté, je vais payer notre dû et, dans une heure maximum, on met les bouts. Tu as bien acheté les billets d’autobus?
— Oui, ne t’inquiète pas.
Une heure plus tard, ils étaient prêts à partir. Ce fut à ce moment que retentirent de petits coups contre la porte de la chambre. Surpris, Max regarda son frère, l’air inquiet. Mais Marcel affichait un grand sourire. Il alla ouvrir. Sur le seuil se tenait Alice, une valise à la main. Elle entra dans la chambre sans attendre d’y être invitée. Max bégaya :
— Mais… que…
— Calme-toi, Max. Je suis allé voir mademoiselle Alice ce soir pour lui faire des excuses en rapport avec ta conduite. Je lui ai dit que tu étais en colère contre moi et que, lorsque tu es en colère, tu es plutôt soupe au lait.
— Mais qu’est-ce qu’elle fait ici?
— Ne nous a-t-elle pas dit qu’elle aimerait voyager comme nous? Je lui ai donc annoncé que, si elle voulait commencer, nous partions pour Dallas et que j’avais trois billets d’autobus.
Max avait le visage cramoisi. Pour la deuxième fois de sa vie, il perdait la face devant son frère. Il ne savait que dire. L’air goguenard de Marcel le mit encore plus en colère. Il avait planifié son coup et était très fier du résultat. Il finit par se calmer.
— Bon, Marcel, tu as réussi, bien joué. Maintenant, mademoiselle Alice va repartir chez elle.
— Hé! les gars! Arrêtez de vous parler en français, je n’y comprends rien, intervint la jeune femme.
— Il n’en est pas question, Max. Elle vient avec nous! s’écria Marcel d’une voix cinglante, sans égard pour la requête d’Alice.
Ce qu’il ne voulait pas avouer à son frère, c’était qu’il n’envisageait même pas de partir sans elle. Depuis leur rencontre dans le bar, il était fortement attiré par la demoiselle et il était prêt à tout pour la conquérir.
Max lut la détermination dans les yeux de son frère. Il s’avoua vaincu. Il prendrait sa revanche plus tard. Mais, quand il vit le sourire moqueur d’Alice, il eut envie de la frapper comme jamais il n’avait rêvé de frapper une femme. Cependant, sans rien laisser paraître de sa rage, il lui rendit son sourire, prit sa valise et donna le signal de départ. Bientôt, ils roulaient tous les trois en direction de Dallas.
La métropole texane n’avait rien de vraiment joli. De plus, elle était aux prises avec le taux de criminalité le plus élevé de toutes les villes américaines. La seule chose qui attirait Max à cet endroit, c’était le fric dont elle regorgeait, selon la rumeur. L’argent du pétrole y coulait à flots, disait-on, et le Français entendait bien en tirer profit. Mais il apprendrait bien vite que les magouilleurs n’avaient pas les connaissances nécessaires pour frayer avec les requins de la finance texane.
Lorsqu’il descendit de l’autobus, flanqué de Marcel et d’Alice, sa colère augmenta d’un cran. Pourquoi Marcel s’était-il embarrassé de cette fille, si ce n’était pour le faire enrager? Et ça marchait très bien. Déjà, il imaginait des manières de se débarrasser d’elle, mais, en attendant, il lui fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur et trouver un endroit où crécher. Il acheta un journal et éplucha les petites annonces. Il trouva un minuscule appartement sur Mercedes Street, un endroit miteux qui dessina une grimace de dégoût sur les visages de Marcel et d’Alice.
— Si nous n’avions été que tous les deux, j’aurais pu louer une chambre d’hôtel moins miteuse, mais voilà, il y a madame et il nous faut un appartement. C’est tout ce que je peux nous payer pour l’instant.
Max s’en alla en claquant la porte. Marcel regarda Alice avec un grand sourire.
— Tu sais, il fait ça exprès, le logis, la mauvaise humeur. On va trouver mieux et il va se calmer.
— Je sais, mais, étant donné sa conduite envers moi, ça me fait plaisir de le faire chier un peu. Je suis prête à rester ici, mais pas trop longtemps, quand même.
Alice posa un baiser sur la joue de Marcel. Elle était heureuse d’être partie de La Nouvelle-Orléans, même si elle n’avait pas pris la peine de dire au revoir à Stella et de la remercier pour tout ce qu’elle avait fait pour elle; elle était partie comme une voleuse et elle s’en voulait.
Alice était intelligente, mais son tempérament impulsif l’induisait souvent à prendre des décisions sur des coups de tête, des décisions pas toujours heureuses, pas toujours judicieuses. En ce moment même, elle se demandait pourquoi elle était partie avec les frères Delcourt. Elle aurait pu quitter La Nouvelle-Orléans seule, comme elle avait fui Church Point. Elle s’interrogeait aussi sur la motivation de Marcel. Elle se demandait si, au-delà de son désir d’embêter Max, ce timide n’avait pas eu un coup de foudre pour elle. Elle frissonna. Après l’étreinte torride qu’elle avait connue avec Max, elle était incapable de s’imaginer dans les bras de son frère. Finalement, elle avait peut-être eu une très mauvaise inspiration en suivant les deux hommes à Dallas.
— Je vais essayer de trouver un magasin où acheter un balai et quelques produits d’entretien ménager, dit-elle. Cet endroit a bien besoin d’un bon nettoyage.
— Oui. Pendant ce temps, je vais aller aux provisions. Il va bien falloir qu’on mange un peu!
Alice sortit de l’appartement. Comme elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle devait se rendre pour faire ses emplettes, elle se résigna à demander des renseignements à une voisine et sonna à la porte du dessous. Une jeune femme lui ouvrit.
— Bonjour! Je m’appelle Alice, Alice Greenwood, de Church Point en Louisiane. Je suis votre nouvelle voisine.
La femme lui répondit avec un fort accent étranger.
— Moi pas bien parler anglais. Je nomme Marina, Marina Oswald.