XIII

Waterville, Maine, 2008

Walter suivait de loin Gabrielle et Anthony. Il vit enfin la chambre où sa cible avait passé la nuit. Une fois la porte refermée, il attendit, caché dans un coude du corridor de l’hôtel. Ils étaient deux. L’idée de frapper à la porte et de se servir de son arme lui parut soudain moins attrayante. Mais, en même temps, qu’est-ce qui lui garantissait que les deux tourtereaux le conduiraient à Alice? Il tergiversait toujours lorsqu’il vit le couple quitter la chambre sans valises et se diriger vers la sortie. Ils n’avaient donc pas terminé leur séjour.

— Ça y est, Walter, c’est le moment de vérité. Tu vas peut-être enfin mettre un terme à ta quête.

Anthony et Gabrielle se tenaient par la main et échangeaient baisers et propos futiles. Ils n’eurent pas conscience de la présence de celui qui les avait pris en chasse. Lorsque leur voiture quitta le stationnement, ils ne remarquèrent pas non plus la grosse Lincoln qui s’était glissée derrière eux. Pendant qu’ils roulaient en direction de la demeure d’Alice, Walter les suivait de loin sans jamais les perdre de vue. Bien vite, il n’y eut plus sur la route tranquille que les deux voitures. Walter se demanda s’il devait laisser plus de distance entre lui et ceux qu’il talonnait, mais il avait peur de se laisser semer. Il se dit que le couple n’avait sûrement pas envisagé qu’il serait suivi; aussi continua-t-il à garder la Charger bien en vue. Quelques minutes plus tard, il vit le clignotant du véhicule scintiller. La voiture ralentissait pour s’engager sur une petite route de terre. Walter réduisit sa vitesse et jeta un coup d’œil tout en continuant son chemin. Il vit Anthony se ranger devant une maison blanche un peu vieillotte. Il jubila et se mit à frapper son volant.

— Ça y est. Elle est là. Je suis certain que c’est là. Enfin, enfin!

Walter continua de rouler pendant une minute avant de faire demi-tour. Il vint se ranger sur l’accotement à un endroit d’où, au travers des arbres, il pouvait voir la demeure qu’il voulait observer. Il plongea la main dans sa poche et en retira de petites jumelles qu’il avait achetées en même temps que son arme. Il ajusta les lentilles et se mit à scruter les lieux. Son regard se porta sur la Charger. Anthony et Gabrielle n’y étaient plus. Ils devaient être dans la maison. Il observa la résidence, mais les arbres en cachaient la majeure partie. Il allait devoir se rapprocher à pied. Il descendit de son véhicule. Soudain, une bouffée de chaleur l’envahit et une douleur lui traversa la poitrine.

— Non, merde! Pas maintenant.

Il pensa à la petite bouteille de nitroglycérine qu’on lui avait donnée dans sa chambre à l’hôpital. Il fouilla dans ses poches. Finalement, il trouva le flacon. La vue embrouillée, en proie à la panique, il ne se souvenait plus de la posologie. Il commença par prendre un comprimé et le laissa fondre sur sa langue. L’effet fut presque immédiat. Il respira à fond. Les jambes flageolantes, il secoua la tête. Après quelques grandes inspirations, il retrouva enfin ses forces et son équilibre. Il fit un pas, puis un second. Pour le moment, il allait tenir le coup.

 

Depuis l’aube, Alice attendait impatiemment le retour de sa fille. Une vague inquiétude lui faisait craindre que Gabrielle ne revienne pas. Ce fut donc avec soulagement qu’elle entendit le ronronnement de la voiture sport qui s’engageait dans l’allée de terre conduisant à la maison. Par la fenêtre, elle vit le bolide se ranger à la même place que la veille. Lorsqu’elle entendit les trois petits coups à la porte, son cœur s’emballa et elle alla déverrouiller. Ce fut d’une voix joyeuse qu’elle invita les arrivants à entrer. Elle vit immédiatement que quelque chose avait changé dans la relation du journaliste et de sa fille. Regards complices, différences dans le langage corporel, il y avait sans l’ombre d’un doute un rapprochement qui s’était opéré.

Ce fut Gabrielle qui parla la première.

— Hum! Ça sent bon, ici. Je prendrais bien une tasse de ce café qui embaume la pièce.

— Venez vous asseoir, je vous sers.

Quelques secondes plus tard, deux tasses fumantes étaient posées devant les invités d’Alice. Elle vint les rejoindre avec la sienne. Chacun but une gorgée. Sur la table, un panier rempli de muffins, de la confiture et un couteau n’attendaient que des mains avides. Alice prit la parole.

— Je sais, Gabrielle, que tu as été bouleversée par ce que tu as appris hier. Je l’ai bien vu sur ton visage. Max, Marcel et moi n’avons pas été des parents exemplaires, je te l’accorde, quoique Marcel semble avoir fait du bon travail. Mais je viens d’un trou perdu où l’éducation n’avait pas d’importance. Il m’en a fallu, du courage, pour tout quitter à dix-sept ans et fuir une existence que je détestais. Quant à Marcel et Max, la guerre de 1939-1945 leur a tout enlevé. Ils se sont retrouvés paras et ont fait la guerre d’Algérie pendant sept ans. Tout ça a laissé des traces.

— Ne sois pas inquiète pour moi. Je l’ai déjà dit à Anthony : j’ai été ébranlée, mais je m’en suis remise. Je vais être honnête; ne t’ayant jamais connue, je m’étais fait un portrait idéalisé de toi, mais un portrait irréaliste. Aujourd’hui, si je dois choisir entre cette image angélique et la personne en chair et en os qui est devant moi, je préfère pouvoir te parler de vive voix.

— Tant mieux, mais la suite du récit ne sera pas facile, Gabrielle. Ce n’est pas La Mélodie du bonheur, que je m’apprête à te raconter.

— Allez, ne nous fais pas languir. Je crois que, finalement, je meurs d’envie de connaître la suite.

 

Walter était appuyé contre un arbre, plus près de la maison. Pendant qu’il examinait le paysage avec ses jumelles, il cogitait, cherchant un plan pour pouvoir entrer et surprendre tout le monde sans risque. Il se dit enfin que la méthode la plus simple serait sans doute la meilleure.

***

Dallas, Texas, 1963

Alice avait remarqué que, depuis que Marcel ne partait plus travailler le matin comme il l’avait fait durant des mois, il était plus nerveux. Un après-midi, elle se retrouva seule avec lui et le questionna sur son nouvel emploi.

— Oh! Alice, j’en avais marre des assurances. C’était un boulot monotone et sous-payé. Je suis maintenant dans l’import-export avec Max. Produits fins de l’Europe. C’est beaucoup plus payant.

— Ah bon! J’espère que tu ne fais pas une erreur.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça?

— Rien, c’est seulement que je n’aime pas les combines de Max. J’ai toujours peur qu’il se retrouve avec des gens peu fréquentables.

— Ouais, mais ne t’inquiète pas, je veille sur lui.

À cet instant, Alice vit la première page du journal étalé sur la table. Elle se pencha pour lire l’article.

— Hé! Tu savais que le président Kennedy venait en visite à Dallas?

— Euh… non. Quand vient-il?

— C’est écrit ici, le 22 novembre. Il faut que tu m’emmènes le voir défiler, Marcel. Je n’ai jamais vu un président des États-Unis et c’est peut-être ma seule chance.

— Oui, enfin, je ne sais pas, Alice. Nous travaillons beaucoup, Max et moi. Ce ne sera peut-être pas possible.

— Oh! Ne fais pas le rabat-joie, tu peux sûrement prendre une heure ou deux pour aller voir le président, quand même!

— On verra. Alice, il faut que je te parle de quelque chose. Max et moi, on va devoir quitter Dallas bientôt.

— Bientôt? Quand?

— D’ici une semaine, justement aux alentours de la date où aura lieu la visite du président.

— Quoi? Quand comptiez-vous m’en parler? Et pourquoi voulez-vous partir?

— Je t’en parle maintenant, comme tu vois. On a une occasion de vendre notre business qui va nous rapporter beaucoup. On voudrait démarrer quelque chose de nouveau ailleurs dans le pays.

— Je suppose que je ne suis pas dans les plans?

— Au contraire, Alice. Dis-moi quelle ville te plairait.

La jeune femme prit un air boudeur. Elle n’aimait pas l’idée que les deux frères aient pris des décisions sans lui en parler. D’un autre côté, ils voulaient bien d’elle. Elle regarda Marcel, toujours avec la moue.

— J’ai toujours rêvé de voir New York.

— Va pour New York. Qu’est-ce que tu en dis?

— Vous ne me laisserez pas seule ici?

— Je t’en fais la promesse.

En fin d’après-midi, Alice partit travailler comme d’habitude. Marcel attendit impatiemment le retour de son frère, qui revint en début de soirée en sifflotant. Marcel l’apostropha tout de suite.

— Où étais-tu?

— Je réglais les détails du versement de la somme avec Walter. Pourquoi?

— On a un petit problème.

— Lequel?

— Alice veut aller voir le défilé du président Kennedy.

— Et alors?

— Avec nous.

— Oh! Ça, ça ne sera pas possible. Tu le lui as dit?

— Oui, avec toute l’histoire de notre business qu’on avait mise au point. Je lui ai dit que nous avions beaucoup de travail, mais elle s’est faite insistante. Elle dit que je peux sûrement prendre une heure ou deux de mon temps pour aller voir le président.

Max soupira et se frotta les tempes. Cette fille commençait à lui tomber sur les nerfs. Il fallait régler ce problème.

— Marcel, il serait peut-être temps de songer à la larguer.

— Ça, Max, c’est hors de question.

— Mais, enfin, tu veux tout faire foirer? Pourquoi tiens-tu tellement à cette fille? Tu ne peux même pas la baiser. Tu n’as aucun avenir avec elle, pas plus que moi.

— C’est comme ça, Max, et je n’y changerai rien. Même que, après le coup, on part avec elle.

— Quoi?

— À New York. Je le lui ai promis.

Max tomba assis sur une chaise, les bras ballants. Il releva la tête et regarda Marcel dans les yeux.

— Tu es fou, mon frère, complètement fou. Tu sais qu’on va assassiner le président des États-Unis d’Amérique? Tu sais qu’on va devoir fuir en quatrième vitesse et tu risques de nous mettre dans la merde à cause d’elle?

— Je me fous de ce que tu penses. Tu crois que je n’ai pas d’avenir avec elle, et tu as sans doute raison. Mais j’aime Alice, voilà! Je vais tout organiser, mais elle vient avec nous.

Max lut la détermination dans les yeux de Marcel. Tout était bien plus simple quand ils étaient plus jeunes et qu’il pouvait imposer ses quatre volontés. Son aîné pliait tout le temps, autrefois, mais plus maintenant.

— Très bien, fais comme tu veux, mais, s’il nous arrive quelque chose à cause de ta lubie, je jure de te tuer de mes propres mains.

— Ne t’inquiète pas, tu n’auras pas à en arriver là. Je suis plus prudent que toi.

— Très bien. Je sors un peu, j’ai besoin de prendre l’air.

Il claqua la porte. Quelques instants plus tard, le téléphone sonna. C’était Walter Truman. Il demanda Max, mais, confronté à son absence, il parla à Marcel. Lorsque le jeune homme raccrocha, il avait un grand sourire aux lèvres. Il venait de s’assurer que Max ne pourrait le convaincre de partir sans Alice.

***

Waterville, Maine, 2008

Walter était maintenant prêt à passer à l’action. Il avait détaillé la maison sous tous ses angles et notamment repéré la caméra de surveillance de l’entrée. Il n’en avait pas découvert d’autres. Il avança lentement en restant le plus possible à l’ombre des arbres. Il allait procéder de la manière la plus simple. Il sortit son arme et respira un grand coup. Même si son cœur battait fort dans sa poitrine, il se sentait étrangement calme. Il sortit de l’ombre et s’avança vers la porte d’entrée par où, plus tôt, avaient pénétré Anthony et Gabrielle.

À l’étage, Max s’agitait dans son lit, essayant d’arranger lui-même ses oreillers et de trouver une position confortable. En jetant un coup d’œil machinal vers l’écran qui retransmettait les images de la porte d’entrée, il frissonna. Il venait de voir apparaître la silhouette de la personne qu’il craignait le plus : Walter Truman.

***

Dallas, Texas, 1963

Pendant la semaine précédant la visite du président, Marcel trouva un moment pour parler à Alice. Il lui demanda de préparer ses valises pour la journée du 22 novembre, car ils partaient ce jour-là.

— Et la visite du président, alors?

— Ne t’inquiète pas, on pourra y aller. Seulement, on devra se retrouver là-bas, car, Max et moi, on a des choses à régler dans la matinée. On verra le président et, après, on part.

— On prend l’avion?

— Oui, mais pas de Dallas. Avec la visite de Kennedy, ça va être la congestion totale. On va décoller d’un autre aéroport. Maintenant, écoute-moi bien, c’est très important. Si jamais on ne se retrouve pas à cause de la foule, il faut que tu me promettes de revenir à l’appartement. Nous viendrons te chercher ici sans faute.

— Oui, oui, mais on va se retrouver, ne t’inquiète pas.

— Peut-être, mais c’est très important. Tu as compris mes instructions? Si on ne se voit pas, tu reviens ici immédiatement.

— Oui, chef!

La jeune femme riait de l’air sérieux de Marcel. Lui, de son côté, savait qu’il mentait effrontément, qu’ils ne se verraient pas le matin du 22 novembre. Et il fallait que tout soit coordonné après l’attentat. Max et lui auraient peu de temps pour récupérer Alice et disparaître dans la nature.

Le 20 novembre, les deux frères tinrent une ultime séance d’entraînement, la plus précise possible. De son côté, Alice avait acheté une jolie robe qu’elle comptait mettre pour le défilé. Elle s’était même payé le luxe d’un foulard.

Le lendemain, Max revint avec deux sacs de toile qui servaient aux soldats américains, sans doute achetés aux surplus de l’armée. Ils contenaient le premier versement en coupures de cent dollars. Dix mille beaux billets de cent dollars regroupés en liasses de cent. Jamais les deux frères n’avaient vu autant d’argent. Max préférait le garder en liquide. Quant à Marcel, il choisit trois grandes banques et ouvrit autant de comptes où il déposa son magot, ne gardant que dix mille dollars en billets. Max avait eu une idée pour pouvoir bouger plus facilement après l’attentat. Il n’en parla pas à Walter, mais il revint le 21 avec un grand sac en papier brun dont il montra à son frère le contenu.

— Eh bien, Max, je dois t’avouer que, là, tu m’impressionnes.

— Il fallait y penser, n’est-ce pas?

Les deux frères continuèrent leurs préparatifs. Ils mirent du temps à s’endormir. Ils entendirent même Alice revenir de son travail un peu après minuit. Mais ils finirent tout de même par sombrer dans un sommeil agité et peuplé de rêves.

Le réveil les fit sursauter. Ils se dépêchèrent de se lever et de s’habiller. Leurs valises étaient prêtes. Ils les mirent dans la voiture avec les sacs d’argent et démarrèrent. Ni l’un ni l’autre n’eut un regard pour l’appartement de Dallas. Marcel avait laissé sur la table de la cuisine une note pour Alice lui rappelant ses instructions. Ils allèrent stationner leur voiture à un endroit repéré à l’avance. De là, ils se rendirent au rendez-vous fixé par Walter Truman. À l’aide d’un plan, l’ancien marine fit une dernière récapitulation de l’itinéraire de la limousine présidentielle. Il désigna l’emplacement définitif où devraient se trouver ses guetteurs et les hommes qui devaient aider les frères Delcourt à s’échapper. Il passa chaque homme en revue et leur fit détailler un par un la tâche qu’ils auraient à accomplir. Quand il fut bien certain que chacun savait ce qu’il avait à faire, il leur souhaita bonne chance et s’éclipsa. Ils se séparèrent.

Max et Marcel arrivèrent sur la butte herbeuse par le stationnement situé derrière, après avoir traversé les voies de chemin de fer qui longeaient la rue Houston. Ils se serrèrent la main, et chacun alla prendre sa position. Max enleva son coupe-vent et son pantalon, qui cachaient son déguisement. C’était ça, sa brillante idée. Par l’intermédiaire d’un de ses contacts, il avait réussi à mettre la main sur un uniforme de la police de Dallas. Dix minutes avant l’arrivée du convoi présidentiel, chacun était à sa place, l’arme à la main. Max regarda une dernière fois vers l’emplacement où se trouvait son frère. Même s’il ne pouvait le voir, il lui fit un clin d’œil et se leva pour appuyer sa carabine sur la palissade. Malgré sa grande nervosité, les gestes appris en Algérie lui revinrent en mémoire. Il respira longuement, puis bloqua sa respiration. La limousine de Kennedy serait dans son champ de tir d’un moment à l’autre.

***

Waterville, Maine, 2008

Anthony et Gabrielle étaient suspendus aux lèvres d’Alice. Malgré la gravité des événements qu’elle leur rapportait, aucun d’eux ne voulait qu’elle s’arrête. Mais Alice venait de faire une pause. Visiblement bouleversée, elle regardait fixement le fond de sa tasse de café. Ses lèvres tremblaient. Elle fixa Gabrielle.

— Il aurait suffi de si peu, ce jour-là, pour que ma vie prenne une tangente complètement différente! S’ils ne m’avaient pas retrouvée…

Gabrielle serra les mains de sa mère dans les siennes. Elle commençait à prendre la mesure de la vie perturbée qu’elle avait connue. En lui massant les paumes, elle chercha à lui procurer un certain réconfort.

— Oh! Gabrielle, je suis égoïste quand je dis ça. Si ma vie avait été différente, tu ne serais pas là. Mais j’aurais tellement voulu que les choses se passent autrement! J’ai l’impression de t’avoir imposé un calque de mon existence misérable.

— Arrête de te tourmenter! Je te l’ai dit : ma vie n’a pas été qu’une suite de malheurs. Oui, ça a été difficile quand Marcel a commencé à fuir, mais j’ai eu…, en fait, j’ai une belle vie.

— Tant mieux, mon Dieu, tant mieux.

— Maintenant, si tu continuais ton récit?…

C’est le moment que choisit Walter pour faire son entrée en scène. Parvenu devant la porte, il tourna la poignée pour constater que c’était verrouillé. L’adrénaline aidant, il l’enfonça d’un coup d’épaule si puissant que le battant s’arracha littéralement de ses gonds. L’arme au poing, il braqua les trois occupants de la cuisine. Alice poussa un cri. Anthony resta figé. Vive comme l’éclair, Gabrielle se leva pour protéger sa mère. Elle interpella l’étranger qui lui faisait face.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous?

— N’ayez pas peur, cette arme est uniquement pour ma protection et éventuellement pour vous persuader d’obtempérer à mes exigences. Mais commençons par les présentations. Je me nomme Walter Truman. Quant à ma question, c’est la suivante : où se trouvent Marcel et Max Delcourt?

Alice et Gabrielle comprirent en même temps que la menace qui pendait sur leur tête depuis longtemps était bien réelle. L’homme qu’avaient voulu fuir Marcel et Max pendant des années, celui qui avait forcé le départ en catastrophe d’Alice de Oak Street était maintenant en chair et en os devant eux. Celui qui avait entraîné les deux frères dans le complot ayant conduit à l’assassinat du président Kennedy était de retour pour une rencontre qui ne serait sûrement pas très amicale. Gabrielle s’exprima une fois de plus :

— Je ne sais pas où se trouve Max, mais, en ce qui concerne mon père adoptif, Marcel, il est décédé d’un cancer il y a un peu plus de deux ans, à Québec, au Canada.

— Hum! Il va falloir que cette information soit validée.

— Très bien! Vous n’avez qu’à venir avec moi à Québec, je vous emmènerai au cimetière où il est enterré.

— C’est bien gentil, chère demoiselle, mais ce ne sera pas nécessaire. Pour l’instant, je vais vous croire sur parole, même s’il me faudra vérifier ce point plus tard. Mais il me reste l’autre, Max. Où est-il?

Max avait pu suivre sur l’écran l’entrée fracassante de Walter. Il avait avec horreur entendu la voix de l’homme qu’il cherchait à fuir depuis si longtemps. Attentif, les sens en alerte, mais incapable de faire quoi que ce soit seul, il suivait l’interrogatoire par la trappe d’aération du plancher de sa chambre qui communiquait avec la cuisine.

— Je viens de vous le dire, je ne sais pas à quel endroit se trouve Max Delcourt.

— Peut-être, mais, je suis certain que la gentille dame que vous essayez de protéger le sait. N’est-ce pas, Alice?

— Comment savez-vous son nom?

— Je sais qui elle est depuis quelques années, ma chère. J’ai déjà eu la chance de capturer monsieur Delcourt une première fois sans son aide, mais je l’ai malencontreusement laissé échapper, cette fois-là. J’ai continué à chercher et j’ai eu par la suite des renseignements de l’un de mes informateurs qui croyait que ce truand se cachait chez elle, à Brooklyn. Il s’est rendu à son domicile pour l’interroger, mais elle n’y était pas. J’ai fait exercer une surveillance pendant plusieurs jours, sans résultat. Mon informateur m’a alors dit qu’il y avait eu un incident à sa maison…

Walter s’adressa directement à la mère de Gabrielle.

— Apparemment, Alice, vous aviez été salement amochée par un Français. Il a pu questionner les voisins. La description du suspect correspondait à celle de Max. Je voulais donc absolument vous interroger, mais, quand vous êtes sortie de l’hôpital, vous ne vouliez parler à personne. J’ai dit à mon informateur que je prenais les choses en main. Je suis parti en voiture de la Floride, où j’étais à ce moment-là. Mais vous avez été plus rapide et je suis arrivé trop tard. Vous aviez quitté la ville. Heureusement, un de vos gentils voisins à qui j’ai fait croire que j’étais policier m’a dit où vous étiez. J’ai pu vous retrouver à Waterville et vous interroger. Comme je n’étais pas certain que vous m’aviez dit toute la vérité, je vous ai fait surveiller pendant plusieurs semaines. J’étais alors persuadé que vous aviez toujours un lien avec les frères Delcourt. Pourtant, la surveillance n’a rien donné. Vous êtes restée plusieurs années sur Oak Street. Occasionnellement, j’engageais un détective pour faire espionner vos allées et venues, mais ça n’a jamais rien donné. J’avais l’impression de perdre mon temps. J’ai fini par abandonner, mais je n’étais pas certain que tous les liens étaient coupés entre vous et les frères Delcourt. Il m’est même arrivé de reprendre la surveillance moi-même de façon sporadique. Et un jour, en 2006, j’ai appris que, après avoir mené une vie rangée pendant presque vingt-quatre ans, sans avertissement, vous aviez disparu sans laisser de traces. Vous avez été très habile. J’ai même engagé de nouveau un détective privé qui n’a pu retrouver la moindre parcelle d’information sur vous. Et pourtant, vous étiez si près! Je savais que vous referiez surface à un moment ou à un autre. Et j’ai des moyens de recherches, disons, plus modernes, maintenant. Mais c’était difficile de trouver quelqu’un qui n’était plus inscrit nulle part… Bon! Je parle, je parle et je m’égare. Je vais donc répéter ma question : où est Max Delcourt?

De sa chambre, Max avait entendu toute la tirade de l’ancien marine. Encore une fois, Alice allait souffrir à cause de lui s’il n’intervenait pas sur-le-champ. Il prit alors la seule décision possible. Dans la cuisine, tout le monde sursauta quand une voix forte se fit entendre.

— Cesse de chercher, Walter, tu m’as trouvé. Je suis alité au deuxième. Tu n’as rien à craindre, j’ai de la difficulté à bouger. Viens finir ta sinistre besogne et laisse ces gens tranquilles.

Walter afficha un large sourire. Il pointa l’escalier avec son arme.

— Très bien! Vous allez tous monter avec moi. D’abord, la jeune demoiselle, puis vous, monsieur Rosen.

— Vous me connaissez aussi?

— Eh oui! Il n’y a que la jeune dame qui m’est inconnue, mais nous réglerons cette formalité plus tard. Je monterai en dernier avec Alice. Si vous voulez me faire un mauvais parti, elle en paiera le prix.

Gabrielle était ébahie. Depuis le début, son père biologique était dans la maison. Sans doute n’avait-il manqué aucun mot du récit d’Alice. Pourquoi ne s’était-il pas manifesté et pourquoi sa mère n’avait-elle pas soufflé mot de sa présence?

— Allez, Walter, viens me rejoindre! Je suis dans la première chambre à droite.

Gabrielle fut la première à pénétrer dans la pièce. Elle découvrit pour la première fois son vrai père. Il ressemblait à Marcel, certes, mais c’était visiblement un homme qui avait souffert et vieilli prématurément.

Pour Anthony Rosen, de voir Max Delcourt était déstabilisant. Toute cette affaire lui semblait avoir jailli inopinément d’un écran de cinéma. S’il fallait en croire la vieille dame, il avait devant lui un des assassins de Kennedy.

Alice suivit, l’arme de Walter pointée dans le dos.

— Pourquoi as-tu fait ça, Max? Je n’aurais pas parlé.

— Je le sais bien, mais tu n’as pas à payer pour moi. Il est temps que tout ça finisse. N’est-ce pas, Walter? Bien que je me demande pourquoi tu es ici après toutes ces années. Si tu viens chercher l’argent, tu dois te douter que ça fait longtemps que je n’en ai plus.

— L’argent n’a plus d’importance, Max. Mais je suis un homme d’honneur. On m’a confié un travail à faire il y a quarante-quatre ans, celui de retrouver deux salopards qui ont encaissé deux millions de dollars pour un travail qu’ils n’ont pas fait. Je n’ai jamais abandonné. Aujourd’hui, je mets un point final à tout ça et je me retire avec le sentiment du devoir accompli.

— Ha! ha! ha! Laisse-moi rire! Toi, un homme d’honneur. Tu ne vaux pas mieux que moi. Dois-je te rappeler que tu es l’artisan du plus crapuleux crime d’État commis en Amérique?

— Ce n’était pas un crime crapuleux. C’était un coup d’État motivé par la nécessité de remettre l’Amérique sur ses rails.

— J’espère que ça a été moins long de remettre l’Amérique sur le droit chemin que de me chercher. Tu as quand même pris quarante-quatre ans pour me mettre la main dessus.

Walter se sentit humilié et furieux en même temps. De lui remettre sur le nez son médiocre travail de pisteur, c’était comme de tourner un fer rouge dans sa plaie. De son côté, Alice trouvait ironique que Max fasse le malin alors qu’elle savait qu’il tremblait à l’évocation du nom de Walter. Peut-être sentait-il qu’il n’avait plus rien à perdre?

— Ainsi, tu viens terminer ce que tu n’as pu réussir il y a deux ans?

Intrigué, le vieil homme se gratta le dessus du crâne.

— Je dois avouer que, là, je ne sais pas de quoi tu parles. Depuis la fois où tu m’as échappé, je n’ai pas eu la chance de braquer mon arme sur toi. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé.

— L’automobiliste qui m’a renversé et m’a laissé à moitié mort dans le fossé, ce ne serait pas toi, par hasard?

— C’est quoi, cette histoire? Jamais entendu parler de ça, mais je peux te jurer que, si ça avait été mon œuvre, je me serais assuré que tu étais bien mort.

— Si tu le dis! J’ai toujours cru que c’était toi… Maintenant, je vais t’apprendre une autre chose que tu ne sais sans doute pas. À l’automne 1992, quand tu étais censé exercer ta surveillance à Waterville, je me suis payé une petite visite à Alice. Je voulais la prévenir et laisser un message à Marcel. Je désirais qu’ils sachent que le vieux pitbull s’était présenté à l’appartement d’Alice à Brooklyn et que, sans doute, il allait la rechercher elle aussi. J’ignorais, bien sûr, que tu l’avais déjà retrouvée, que tu l’avais même interrogée. Je n’ai été chez elle qu’une quinzaine de minutes tout au plus. Tu aurais pu me coincer, si tu avais été plus patient, mais tu es tellement maladroit!

Piqué au vif par la raillerie, de rage, Walter lui aurait avec plaisir collé une balle entre les deux yeux. Il parvint toutefois à dominer sa colère.

— Tu peux faire le malin, Max, mais mon enquête pour vous retrouver a toujours été contrecarrée par le fait que je ne devais pas faire de vagues ou attirer l’attention. Mon ancien patron avait la hantise qu’un petit futé puisse remonter à la tête du complot et que des personnes connues soient éclaboussées, ne fût-ce que par des soupçons. J’ai peut-être été trop prudent. Ou bien j’ai été malchanceux. Mais quelle importance! J’ai fini par réussir.

Cependant, la révélation de Max avait sonné une cloche dans la tête de Gabrielle. C’était cette année-là, en 1992, que son père adoptif avait mis fin à leur vie idyllique à Verchères pour fuir une menace mystérieuse. Elle venait d’apprendre que cette menace était personnifiée par Walter Truman. Par l’intermédiaire d’Alice, Max avait-il prévenu son frère? Pour le savoir, il fallait qu’elle interroge le survivant. Mais, si Walter le tuait, elle ne saurait rien.

Ce fut alors que la scène bascula de façon inattendue.

— Cesse de faire poireauter tout le monde et finissons-en! aboya Max.

Mais, plutôt que d’agir, l’ancien marine sembla hésiter.

— Je…, je…

— Qu’est-ce qu’il y a, Truman? Des remords?

Les lèvres de Walter tremblaient. Il ressentait avec acuité la fatigue accumulée au cours des dernières heures. À une longue nuit de veille avaient succédé le stress de la poursuite, l’effort qu’il avait fourni pour défoncer la porte et, enfin, en haut de l’escalier, la confrontation avec celui qu’il traquait depuis trop longtemps. Son vieux corps n’en pouvait plus. Il sentait une fois de plus une violente douleur irradier dans son thorax. Il plongea une main dans sa poche dans l’intention d’y attraper la bouteille contenant ses pilules de nitroglycérine, mais ses doigts engourdis n’y parvenaient pas. De la sueur coulait sur son front. Il ressortit la main de sa poche pour agripper sa poitrine.

Gabrielle vit que la main qui tenait le pistolet tremblait. Lentement, l’arme basculait et glissait de ses doigts. Elle bondit pour la lui arracher. Tout se précipita. Walter tomba à genoux, le visage congestionné. Max hurla de rire.

— Ha! ha! Regardez le grand justicier, incapable de finir sa tâche! Ce connard nous fait un infarctus!

Walter s’écroula finalement par terre. Gabrielle le tenait en joue pendant que Max continuait de haranguer celui qui le menaçait plus tôt.

— Crève, ordure! Tu m’as pourri la vie. Un homme d’honneur? Pff! Une raclure sans jugement, plutôt! Allez, meurs!

Anthony, qui n’avait rien dit jusque-là, regarda tout le monde et posa la question la plus simple.

— Qu’est-ce qu’on fait? Quelqu’un connaît les manœuvres de RCR?

Ce fut Alice qui lui répondit.

— Je ne veux pas qu’il soit réanimé, Anthony. Tant que cet homme sera en vie, nous n’aurons pas un instant de paix.

— Mais on ne peut pas le laisser comme ça!

— Si.

Au ton de la voix, Anthony comprit que rien n’ébranlerait la volonté d’Alice. Walter allait mourir aujourd’hui. Il se pencha néanmoins pour prendre son pouls.

— C’est fini, il est mort.

Ce fut au tour de Gabrielle d’émettre un commentaire. Qu’allait-on faire du corps? De son lit, Max prit les choses en main.

— Au cas où quelqu’un saurait qu’il est ici, il n’y a qu’une chose à faire pour éviter de mettre encore Alice dans le pétrin. Vous, le journaliste, et Gabrielle, vous allez prendre ce poids mort et le déposer sur le lit de la chambre voisine. Vous allez le coucher sur le dos, les bras croisés sur le ventre comme s’il dormait paisiblement. Avant tout, regardez dans ses poches, il doit avoir des clés de voiture; il n’est pas venu ici à pied, quand même.

Alice fouilla et tira de sa poche un trousseau comportant une plaque d’identification de la compagnie de location. Elle lut ce qui y était écrit.

— Lincoln MKS bleue.

— Très bien. Une fois que ce monsieur sera dans son lit, vous, Rosen, vous irez chercher sa voiture; elle ne doit pas être loin. Il s’agit de la garer près de la vôtre. Mettez des gants pour ne pas laisser d’empreintes.

— Mais qu’est-ce que tu veux faire?

— Eh bien, Alice, dans une heure, nous allons appeler la police et dire la vérité, une vérité un peu embellie, mais la vérité. Walter est un copain de longue date qui est venu me voir pour parler du bon vieux temps. Il se sentait fatigué et il a demandé à aller s’étendre un peu. Quand tu as voulu le réveiller, tu en as été incapable. Il n’y a aucune marque de violence sur son corps et, manifestement, il a fait une crise cardiaque. L’autopsie le démontrera et nous pourrons enfin reprendre une vie normale.

— Ça peut marcher…

— Ça va marcher!

Anthony regarda Gabrielle, qui était d’un calme olympien. La femme un peu fragile de la veille était à présent en pleine maîtrise d’elle-même. Lui avait du mal à calmer le tremblement de ses mains. Cette situation était parfaitement kafkaïenne, mais il ne voulait pas passer pour le couard de service et il fit des efforts pour dominer ses émotions. À l’aide de la jeune femme, il fit ce que Max avait demandé. Après avoir déposé le corps sur le lit, ils placèrent les bras du mort sur son ventre. La mise en scène donnait vraiment l’impression que Truman dormait. Ils partirent tous deux pour se mettre à la recherche de la Lincoln. Gabrielle mit peu de temps à la repérer. Elle enfila des gants de caoutchouc jaunes qu’elle avait trouvés dans une armoire de la cuisine d’après les indications d’Alice et elle vint stationner la voiture à côté de celle d’Anthony. Au moment de retourner à l’intérieur, elle jeta un coup d’œil au journaliste, qui avait l’air un peu perdu dans tout ce cirque.

— Ce n’est pas ce à quoi tu t’attendais en venant ici, non?

— Eh bien! ma chère, je ne savais pas à quoi m’attendre, mais cela dépasse vraiment mes attentes les plus délirantes, si je peux m’exprimer ainsi.

Gabrielle ne riait pas. Elle s’approcha d’Anthony et lui prit la main.

— Tu n’as pas envie de monter dans ta voiture et de détaler?

— Sans toi? Jamais. De toute façon, je veux absolument connaître la fin de l’histoire et savoir pourquoi cet homme poursuivait les frères Delcourt. Surtout, je veux entendre de la bouche d’un des acteurs ce qui s’est réellement passé le 22 novembre 1963 sur Dealey Plaza. Pas toi?

— Oui, mais mon histoire m’intéresse davantage.

— Je te comprends, mais, moi, même si je n’avais que trois ans, j’ai vu mourir Kennedy.

Ils repartirent vers la maison. À l’aide des rares outils d’Alice, Anthony répara la porte tant bien que mal. Il contempla son ouvrage, l’air satisfait. Malgré le peu de moyens à sa disposition, il était parvenu à effectuer un travail potable, si bien que seul un œil exercé pouvait remarquer que la porte avait été arrachée. Un peu plus tard, la police se présenta, suivie d’une ambulance. Les secouristes ne tentèrent même pas de manœuvres de réanimation tant il était évident que l’homme était décédé depuis un bon moment. Alice et Max jouèrent leur rôle à la perfection, et Walter quitta la maison dans un grand sac noir en direction de la morgue.

 

Dans la voiture de police, le téléphone cellulaire du vieil homme, qui était dans un sac plastique avec ses objets personnels, se mit à sonner. Un des policiers le prit et répondit.

— Allo?

— Monsieur Truman?

— Non, c’est le sergent Stevenson de la police de Waterville, Maine. Qui êtes-vous?

— Je…, je travaille pour monsieur Truman. Est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose?

— J’ai le pénible devoir de vous apprendre que monsieur Truman est décédé, selon toute vraisemblance d’une crise cardiaque.

— Non! non! je lui avais dit de se rendre à l’hôpital. J’avais raison.

— Est-ce qu’il s’était plaint de problèmes de santé?

— Oui, la dernière semaine, mais il reportait toujours sa visite chez le médecin.

— Eh bien! ça lui aura été fatal. Je suis désolé, monsieur…

— Francis, Peter Francis.

— Je suis désolé, monsieur Francis. Est-ce que vous savez s’il a de la famille?

— Non, pour ce que j’en sais, monsieur Truman n’en avait pas.

 

Peter referma son téléphone. Il ignorait encore pourquoi il avait désobéi à la dernière requête de Walter et pourquoi il l’avait appelé malgré son ordre de ne pas le faire. Intuition? Il regarda le grand cahier de cuir qu’il avait lu de la première à la dernière page. S’il le voulait, il pouvait ajouter le paragraphe final à la traque insensée du vieil homme. À quoi bon? Il haussa les épaules et exhala l’air de ses poumons dans un soupir mêlé de sanglots. Il se sentit inutile, comme l’avait été la mission de Truman et, d’une certaine manière, son travail de pirate informatique. Il tapota son clavier et regarda encore la somme d’argent reçue, qu’il s’était empressé de faire disparaître dans un compte aux Bahamas. Il était peut-être temps pour lui de faire preuve de maturité et de s’engager dans une vie utile. C’était peut-être ce que voulait Walter en lui léguant une vraie fortune. Pour mettre un terme à cette aventure, il ramassa le cahier de cuir et entreprit d’en arracher chaque page pour les passer à la déchiqueteuse.

 

Gabrielle était remontée dans la chambre de Max. Elle le regarda longuement, appuyée au cadre de la porte, et posa la question qui la taraudait :

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas manifesté avant?

— Je ne voulais pas que tu me connaisses.

— Pourquoi?

— Si tu souhaites toujours savoir la suite de l’histoire, à la fin, tu comprendras pourquoi.

— Si je reviens demain, vous serez là?

— Où veux-tu que j’aille?

— Finalement, qu’est-ce qui vous est arrivé?

— Il y a environ deux ans, un soir que j’avais bu plus que de raison, je marchais sur le bord d’une route près de Coney Island, à New York. Une voiture est arrivée et m’a heurté par-derrière. J’ai fait un vol plané et suis tombé loin dans le fossé. Le conducteur a freiné et a descendu de son véhicule. Mais, lorsque, attirés par le bruit, des témoins sont arrivés, le chauffeur est reparti en trombe. J’ai toujours cru que c’était Walter. Apparemment, ça n’aura été qu’un chauffard sans lien avec lui. À cause de la noirceur, les gens ne me voyaient pas. J’étais incapable de crier. Je suis resté étendu toute la nuit, terriblement souffrant. Je n’osais pas bouger tellement ça faisait mal. Je ne dois ma survie qu’à un cycliste qui, tôt le matin, m’a aperçu. On m’a transporté au Coney Island Hospital, tout près. J’avais deux fractures aux vertèbres cervicales et une sévère commotion cérébrale. N’ayant pas d’assurances, j’ai refusé d’être opéré. La médication m’a permis de retrouver une certaine mobilité. Je me suis enfui de l’hôpital, ce qui a été, en fin de compte, une très mauvaise idée. Au fil des mois, je me suis mis à trembler et à ressentir des douleurs insupportables, mais, pire, étant donné l’atrophie des nerfs, je n’ai presque plus l’usage de mes jambes. Sans aide, je ne peux me déplacer, maintenant. Je serais debout et solide, aujourd’hui, si je m’étais débrouillé pour me payer l’opération.

— Si je comprends bien, blessé, vous êtes allé vous réfugier chez ma mère, sur Oak Street, ce qui a entraîné son départ précipité et sa disparition. Pourquoi être venu chez elle?

Max fixa le plafond et garda le silence pendant quelques secondes.

— Parce que je souffrais et que je n’avais personne d’autre vers qui me tourner. Aussi parce que j’avais peur, sans doute, je ne sais trop… J’avais peur que Truman vienne finir le boulot et s’en prenne à elle aussi. Et parce que… je reviens toujours vers Alice. Toujours!

— Mais je ne comprends pas votre terreur, à tous les deux, Marcel et vous. Vous n’étiez quand même pas démunis. Vous étiez d’anciens paras. Walter n’aurait pas dû vous effrayer à ce point!

— Oui, mais, pour lui, nous étions des proies. Si Marcel avait été avec moi, peut-être aurions-nous pu lui tendre un piège et nous débarrasser de lui. Mais, seul, je ne me sentais pas à la hauteur. Si vous entendez la suite de l’histoire, vous verrez que nous avions raison de craindre Walter. N’oublie pas qu’il ne nous a jamais lâchés jusqu’à sa mort.

— Bien! Je serai là demain.

Elle redescendit rejoindre Anthony et Alice dans la cuisine. Elle se sentait extrêmement fatiguée, comme si une chape de plomb avait été déposée sur ses épaules. Anthony demanda à Alice si elle allait être en sécurité durant la nuit.

— Ne vous inquiétez pas, je crois que tout va bien aller, maintenant. Le danger est écarté. Il y a longtemps que nous n’avons pas connu une telle paix. Allez dormir, la journée a été difficile.

Anthony se leva et entoura de son bras les épaules de Gabrielle. Elle se dégagea brièvement pour aller embrasser sa mère, qui lui prit la main avant de la laisser partir.

— Seras-tu là demain?

— À ce que je sache, ton récit n’est pas fini et je sais toujours peu de choses sur moi.

— Très bien. Je t’attendrai… Anthony, prenez bien soin de ma fille.

Le couple repartit dans la Charger. Le journaliste se racla la gorge.

— Tu ne m’avais pas menti, dit-il.

— À quel propos?

— Tu as vraiment eu un entraînement spécial, avec Marcel. Quand tu as bondi pour saisir le révolver, ta manière de tenir Walter en joue… Je n’aurais jamais pu faire ça.

Gabrielle eut un pâle sourire et tourna la tête vers lui.

— Hum! Je suppose que, quand le contexte l’exige, les réflexes reviennent vite. Maintenant, tu sais que, si jamais tu cherches à t’en prendre à moi, tu risques de passer un vilain quart d’heure.

— T’inquiète pas, je n’y songe même pas, mais je suis fasciné quand même.

— Pourquoi?

— J’ai couché avec l’équivalent féminin de James Bond.

Malgré elle, Gabrielle se mit à rire. Elle aimait le talent que déployait Anthony pour désamorcer les tensions. Décidément, elle estimait de plus en plus cet homme. Quelle serait leur relation une fois qu’il connaîtrait toute son histoire? Elle avait hâte d’avoir la réponse.

De retour à l’hôtel, Gabrielle s’éclipsa dans la salle de bain pour plonger dans la baignoire remplie d’eau chaude. Lorsqu’elle revint vers la chambre, elle vit qu’Anthony dormait tout habillé sur le lit. Il avait eu au moins la présence d’esprit de replier les couvertures, ce qui permit à Gabrielle de se glisser sous les draps sans même qu’il s’en aperçoive.

Plus tard dans la nuit, Anthony se réveilla en frissonnant. Il regarda autour de lui, un peu perdu. Il se leva, se déshabilla et se glissa à son tour sous les couvertures. Le corps chaud de Gabrielle vint se blottir contre lui. Avant de réussir à se rendormir, il ne put empêcher ses pensées de vagabonder à travers le récit d’Alice et les événements de la journée. Sa quête pour combler le vide créé par le décès de Valérie avait-elle engendré le chaos dans la vie d’Alice et de Gabrielle? Avait-il fait plus de mal que de bien? Il aurait sa réponse le lendemain quand Alice entamerait la dernière partie de son récit. À ce moment, sa fille saurait tout de ses origines, pour le meilleur et pour le pire.

 

Gabrielle se réveilla tôt, mais, apparemment, il y avait plus matinal qu’elle, car elle entendait la douche couler. Elle se leva pour ouvrir les rideaux. Il faisait encore noir dehors. Elle alluma le téléviseur. Déjà, malgré l’heure, les réseaux de nouvelles tournaient à plein régime. Anthony sortit de la douche et s’essuya. En entendant le son du téléviseur, il pencha la tête hors de la salle de bain et jeta un coup d’œil dans la chambre. Il vit Gabrielle concentrée, superbe dans sa nudité, assise sur le lit. « Anthony, quoi qu’il arrive, ne laisse pas partir cette fille, se dit-il. Oublie la différence d’âge, oublie les obstacles, ne laisse pas partir cette fille. »

Se sentant observée, Gabrielle tourna la tête et vit le visage de son journaliste adoré qui la regardait en souriant. Tout se passa dans ce regard. Plus fort encore que la proximité physique de leur corps, leurs yeux exprimèrent l’attachement irréversible qui les liait maintenant l’un à l’autre. Il n’y aurait pas de flottement ni de questionnement. Lorsqu’ils partiraient de Waterville, ce serait ensemble, et ils écriraient ensemble un nouveau chapitre de leur vie.

Elle se leva pour aller l’embrasser. En riant, elle le poussa hors de la salle de bain et ferma la porte.

— Désolée, je dois faire pipi.

— Hé! Je n’ai même pas eu le temps de finir de me sécher, et mes cheveux sont tout mouillés.

— Privilège de femme.

— Pff! Ça n’existe pas, les privilèges de femme.

— Oh si! Habitue-toi.

Ils furent à la porte du restaurant alors qu’il venait à peine d’ouvrir. Assis à une table parmi les rares clients, ils étaient tous les deux fébriles. S’ils avaient cédé à leur impulsivité, ils auraient déjà été en route pour le domicile d’Alice.

— Calmons-nous. Elle et Max vont sans doute dormir plus tard, avec tout ce qui s’est passé hier. Je ne voudrais pas arriver devant une maison dont les rideaux sont tirés, et toutes les lumières, éteintes.

— Tu as raison, mais j’ai peut-être une idée pour passer le temps après le déjeuner. J’aimerais que tu m’emmènes voir la maison de Oak Street.

— Bien sûr, mais pourquoi?

— Je ne sais pas. Peut-être que c’est un moyen de me réapproprier des parcelles de ma vie que je ne connais pas, comme ce que me raconte ma mère. Même si nous n’avions pas de contacts, elle a vécu assez longtemps dans cette maison, je crois?

— Je l’ignore, je ne le lui ai pas demandé.

— Si je la vois, ça me fera une autre image que je mettrai en banque dans ma tête.

— Bien. Finis ton café et je t’y conduis.

En tournant sur Oak Street, Anthony se dit qu’il s’en était passé, des événements, depuis sa première visite quelques jours auparavant. Il se souvenait clairement de tout. Il ne pouvait croire à ce qui s’était enchaîné par la suite. Il se rangea sur le bord du trottoir devant la maison et la montra du doigt à Gabrielle.

— Voilà, c’est ici.

— C’est joli, moins isolé et sinistre que l’autre résidence.

— Celle qu’elle habite maintenant lui a servi à se cacher. Ici, elle vivait et, selon le peu qu’elle m’en a dit, elle était très heureuse.

— Je peux comprendre. Tu permets? Je veux descendre quelques instants.

— Bien sûr.

Flanquée du journaliste, elle marcha sur le trottoir devant la maison en la regardant sous des angles divers. Leur manège n’échappa pas aux occupants de la maison qui étaient en train de prendre le petit-déjeuner. L’homme sortit et s’adressa à Anthony sur un ton peu amène.

— Qu’est-ce que vous voulez?

— Bonjour! Vous vous souvenez de moi? Je suis Anthony Rosen, correspondant du New York Times. Je suis venu vous voir il y a quelques jours.

L’homme reconnut Anthony et se radoucit.

— Ah oui, je me souviens. Vous cherchiez l’ancienne propriétaire. Vous l’avez trouvée?

— Oui.

Il eut un regard intrigué à l’endroit de Gabrielle, qui se trouvait un peu plus loin et qui regardait toujours la maison.

— C’est elle?

— Oh non, Alice est beaucoup plus âgée. Elle, c’est Gabrielle, sa fille qu’elle avait donnée en adoption. Je l’ai retrouvée. Elle voulait seulement voir la maison où sa mère a vécu.

— Ah! Vous devez être un fameux journaliste, pour avoir retrouvé deux personnes en si peu de temps.

— Eh bien, je dois avouer qu’Internet et la chance m’ont bien servi, ce qui m’a permis de faire des miracles.

Gabrielle s’était rapprochée des deux hommes. Anthony voulut lui présenter le propriétaire, mais il ignorait son nom.

— Bonjour. Je m’appelle Ed Jones.

— Gabrielle Delcourt. Vous avez une belle demeure. Je comprends pourquoi ma mère a dit qu’elle avait été heureuse ici. Anthony, tu voudrais aller m’attendre dans l’auto? Je voudrais parler avec monsieur deux petites minutes.

Surpris, il acquiesça et tourna les talons. Depuis la rue, il regarda Gabrielle parler à monsieur Jones, qui prit d’abord un air surpris, puis carrément ébahi. La conversation se poursuivit pendant plusieurs minutes. Enfin, ils se serrèrent la main. Le sourire aux lèvres, Gabrielle vint se rasseoir dans la voiture.

— Que dirais-tu si on allait maintenant chez Alice?

— Je dirais que je suis d’accord, mais vas-tu me dire de quoi tu as discuté avec monsieur Jones?

— Oh! c’est simple, je lui ai fait une offre d’achat pour la maison.

— J’aimerais pousser une exclamation, mais je ne suis pas surpris.

— Vois-tu, avec ce qui s’est passé hier, je doute que quelqu’un vienne un jour réclamer l’argent que m’a légué Marcel. D’abord, j’avais envisagé de me débarrasser de cet argent sale, mais j’ai plutôt décidé de faire des heureux, en fin de compte. Mon premier geste sera d’offrir à ma mère de retourner dans sa maison. Avant de quitter Waterville, je vais rappeler le propriétaire pour obtenir sa réponse.

— S’il te dit non?

— J’y mettrai plus d’argent.

— Ah! la misère des riches! Je peux demander quelque chose, moi aussi?

— Si c’est pour changer cette horrible voiture, tu as ma bénédiction.

Ils éclatèrent de rire. Anthony lui affirma qu’il n’avait pas du tout l’intention de se débarrasser de sa Charger.

Au fil des kilomètres, le silence s’installa entre eux. Gabrielle était redevenue sérieuse. Elle regardait les arbres défiler tout en se disant que, finalement, la dernière partie du récit d’Alice était peut-être celle qu’elle voulait le moins entendre. Mais sa curiosité était plus forte que tout. De connaître ses origines était, après tout, une préoccupation très humaine. De son côté, Anthony voulait avoir plus de précisions sur le fil des événements qui avaient entouré l’assassinat de Kennedy, même s’il en avait une bonne idée d’après ce qu’Alice avait raconté la veille. Ce qu’il ignorait, c’était que tout ne s’était pas passé comme il l’imaginait. Il allait avoir une grosse surprise en découvrant la vérité.