Waterville, Maine, 2008
Pour la troisième fois en peu de temps, la Dodge Charger d’Anthony tourna dans le petit chemin de terre et vint se ranger devant la maison d’Alice. Gabrielle se tourna vers le journaliste.
— Ne lui dis pas tout de suite, pour la maison de la rue Oak. Je veux lui faire la surprise quand nous allons partir.
— Je n’aurais jamais osé lui parler de cela à ta place.
— Je sais, mais je ne voudrais pas que tu t’échappes.
— Et si je m’échappais?
— Je me mettrais en colère. Tu sais ce qui t’arriverait, si j’étais en colère.
— Je n’ose l’imaginer… Gabrielle, il y a quelque chose qui me fatigue. Nous sommes ici depuis quelques jours. Moi, je suis en congé sans solde, mais toi, tu ne manques pas tes cours à l’université?
— En fait, je n’ai manqué que deux cours. Je vais les reprendre au retour. C’est trop important pour moi, ce qui se passe ici.
— Je comprends, mais je ne voudrais pas compromettre ta session.
— Ne t’en fais pas, je ne suis pas seulement forte, je suis aussi très intelligente.
— Ouah! Parlez-moi de confiance en soi!
— Allez, viens, je suis un peu fébrile. J’ai hâte de connaître la suite, mais j’ai peur en même temps.
— Je suis avec toi, n’oublie pas
— Je le sais et je t’en remercie.
L’odeur du café frais embaumait la cuisine. Alice s’activait, et les bruits familiers de la vaisselle qui s’entrechoquait et des ustensiles qu’on déposait brisaient le silence. Elle avait entendu la voiture arriver, de même que le claquement des portières. Deux petits coups furent frappés discrètement, et la porte s’ouvrit sur le couple. Ce fut une Alice radieuse qui les accueillit.
— Je suppose que vous avez déjeuné?
— Oui, effectivement.
— Pas grave, j’ai préparé du café et des muffins. Ce matin, ce sera différent, nous allons nous installer au salon.
— Ah! Très bien.
En entrant dans la pièce, les invités comprirent la raison de ce changement. Max était assis dans un fauteuil, une couverture enveloppant ses jambes. Il sourit en voyant le couple. Alice apporta un plateau avec quatre tasses fumantes et un petit panier dans lequel, enveloppés dans un napperon, une douzaine de gâteaux chauds attendaient des bouches gourmandes. Anthony prit place sur le canapé, où Gabrielle le rejoignit. Cette nouvelle proximité entre la jeune femme et le journaliste n’échappa pas à Alice. Elle aurait voulu interroger sa fille, mais n’osait pas. Finalement, elle n’eut pas à le faire, car Gabrielle aborda elle-même la question.
— J’aimerais te dire, même si je crois que cela ne t’a pas échappé, que bien des choses ont changé depuis mon arrivée ici. Anthony et moi…
— Oui, j’avais remarqué et, crois-moi, je n’ai pas envie de faire le moindre commentaire; je ne m’y sens pas autorisée… Tout bien réfléchi, je vais quand même en faire un. Nous devons beaucoup à ce charmant monsieur et, s’il s’occupe bien de toi, je n’ai aucune objection.
— Merci. Si on continuait, maintenant?
— Oui, nous en étions rendus à ce qui s’est passé après l’assassinat de Kennedy.
Anthony leva le doigt comme un écolier pour poser une question.
— Euh…, on n’a pas abordé l’attentat lui-même.
— Je sais, mais vous souvenez-vous de ma promesse? Si vous alliez chercher ma fille, je vous raconterais ce qui s’est réellement passé le 22 novembre. Eh bien! vous ne serez pas déçu. C’est pour ça que Max est ici. Mais, d’abord, vous devez entendre l’histoire de Gabrielle.
— Très bien, je vais prendre mon mal en patience. Mais j’ai tellement de questions!
***
Dallas, Texas, 22 novembre 1963
Le président fut emmené de toute urgence vers le Parkland Memorial Hospital. Mais il était déjà trop tard. John Fitzgerald Kennedy, trente-cinquième président américain, allait rendre l’âme. Max avait déjà remballé son arme. Le convoyeur l’avait ramassée. Marcel vint rejoindre son frère, visiblement furieux. Par négligence, quelqu’un avait failli tout faire foirer. Max l’interrogea.
— Qu’est-ce qui se passe?
— Je t’expliquerai. On s’en va. Il faut se rendre à la voiture.
Toujours déguisé en policier, Max partit d’un pas alerte. Marcel le suivait. Au bout de quelques minutes, la vue de la Chevrolet les rassura. Max se dépêcha de prendre place au volant. Il voulait récupérer son argent et déguerpir au plus vite, mais son frère mit un frein à ses plans.
— On va chercher Alice d’abord.
— Oublie Alice, on va chercher l’argent.
— Tu ne pourras pas sans moi.
— Qu’est-ce que ça veut dire?
— Ça veut dire que Walter a appelé, un soir, pendant que tu étais absent. Il a déposé l’argent à un autre endroit que celui qui était prévu. Il n’y a que moi qui sais où il est.
— Tu mens.
— Oh! Ne te sens pas obligé de me croire. Mais je te dis que, pendant que nous faisions notre travail, l’argent était déposé dans un autre lieu. Walter a dit que cet endroit était plus sécuritaire pour la récupération, moins visible.
Max tapa rageusement à plusieurs reprises sur le volant. Jamais il n’avait été en colère à ce point. Il ne lui en aurait pas fallu beaucoup plus pour sortir de l’auto, ouvrir la portière du côté droit, extraire son frère de la voiture et l’étrangler sur place.
— Rien ne sert de t’énerver, Max. On retourne à l’appartement, on prend Alice, on ramasse l’argent et on file.
— Chaque minute que nous passons ici augmente le risque d’être pris.
— Alors, fais vite.
Max démarra sur les chapeaux de roue et, malgré les exhortations de Marcel à ralentir, il conduisit à une vitesse démente. La voiture freina rageusement devant l’appartement que les frères avaient quitté un peu plus tôt. L’aîné grimpa les marches quatre à quatre. Il ouvrit la porte et cria le nom de la jeune femme. Mais elle n’était pas encore là. Seule sa valise, déposée contre le mur tout près de la porte d’entrée, témoignait qu’elle avait bien l’intention de partir avec eux. Elle allait sûrement arriver d’une minute à l’autre. Il ramassa la valise et redescendit la mettre dans la voiture; puis, il vint se rasseoir aux côtés de Max.
— Alors?
— Elle n’est pas encore revenue. Mais j’ai sa valise; elle vient avec nous.
— Tu veux vraiment qu’on se fasse coincer.
— Relaxe, elle va arriver d’une minute à l’autre. Si on parlait de ce qui s’est passé en attendant? Tu ne croiras pas ce qui m’est arrivé. Tout a failli déraper.
— De quoi parles-tu?
— Un imbécile n’a pas pris son travail au sérieux et n’a pas vérifié le chargeur de l’arme. Je n’avais que deux balles, tu te rends compte? Deux! Sans mon calme et ma précision, sans toi comme appui aussi, nous étions cuits.
Alice était toujours sur les lieux de l’attentat. Après avoir pu réunir le petit garçon qu’elle avait tenu par la main et sa mère, elle avait été interpellée par la police de Dallas. Les agents voulaient avoir sa version des faits, comme celle de tous les témoins présents. Elle fut emmenée au poste central, où un policier la photographia. Elle fut ensuite escortée vers le bureau d’un enquêteur qui recueillit son témoignage. Ce ne fut que deux heures plus tard qu’elle quitta les bureaux de la police et qu’elle put regagner les rues de Dallas, toujours en état de choc.
Pendant ce temps, les frères Delcourt vivaient une situation de crise. Ils avaient attendu tout près de trente minutes devant l’appartement sans qu’Alice daigne se montrer. Max était dans tous ses états.
— Marcel, bougre d’imbécile, tu vas nous faire coincer. Si Walter savait ce qu’on est en train de faire, il nous hacherait menu.
— Cesse de me crier après. Je partirai avec Alice ou je ne partirai pas.
Pour Max, l’obstination de son frère relevait de la folie. Il était certain que, s’ils ne quittaient pas Dallas dans les prochaines minutes, l’étau allait se refermer sur eux. La radio diffusait en boucle la nouvelle horrible de l’attentat sur la personne du président et sa mort. Les informations les plus farfelues circulaient sur les ondes. Mais, ce qui taraudait le plus Max, c’était la question de savoir si l’argent se trouverait à l’endroit que Marcel disait connaître, surtout après ce qui s’était passé. Mais le président était mort. C’était ce qui comptait. Max décida de se calmer et de parler à Marcel, de le convaincre comme il savait si bien le faire.
L’autre n’était pas fou. Il voulait tout simplement se ménager l’espoir qu’un jour il pourrait faire sa vie avec la jeune femme qu’il aimait. S’il la laissait là, il compromettait cet espoir à tout jamais. Mais, plus le temps passait, plus il se disait que Max avait peut-être raison et qu’il fallait qu’ils partent de Dallas. À contrecœur, il donna alors la nouvelle adresse où Walter avait déposé l’argent. Ils allèrent le cueillir et, la mort dans l’âme, Marcel dut se résoudre à abandonner Alice sans même se rappeler que sa valise était dans l’auto.
Alice errait dans la ville. Encore secouée par l’événement auquel elle avait assisté plus tôt, elle retournait à l’appartement d’un pas mécanique. Elle serrait nerveusement son petit foulard, et des larmes coulaient sur ses joues par intermittence. Quelle journée merdique! Tout heureuse de l’effet qu’elle ferait sur ses amis avec sa robe neuve, elle était allée s’installer sur la rue Elm, près de la butte herbeuse. Elle aurait ainsi une vue imprenable sur le cortège présidentiel. Elle saluerait le président en espérant secrètement qu’il lui rendrait son geste. Elle attendait avec impatience l’arrivée de Max et de Marcel, mais l’heure passait.
Elle avait dû se rendre à l’évidence en voyant les premiers motards de la police de Dallas : ses amis l’avaient laissée en plan. Et l’horrible attentat était survenu. Elle avait tout vu, tout entendu : les coups de feu, les cris, la panique. Elle avait même brièvement tenu la main à un petit garçon qui avait perdu sa mère dans la bousculade.
L’argent était bien à l’endroit prévu. Max poussa un immense soupir de soulagement. Il prit les deux sacs en toile verte de l’armée qu’il alla déposer avec les autres dans le coffre arrière de la voiture. Marcel le regarda faire sans bouger.
— Tu crois qu’on fait bien de le prendre?
— Marcel, c’est notre paie.
— Mais après ce qui s’est passé… Es-tu certain que c’est l’un de nous qui a tué Kennedy?
— Le président est mort, c’est tout ce qui compte.
Ils repartirent pour pouvoir quitter la ville au plus tôt. Marcel s’était résigné; il ne reverrait plus Alice. Mais, alors que la voiture roulait dans les rues de Dallas, il demanda une dernière fois de retourner à l’appartement. Max refusa catégoriquement. Il lui fit valoir que, sans lui, il n’aurait pas récupéré l’argent et que, au point où ils en étaient, de rester un peu plus longtemps à Dallas et de faire un dernier détour ne changerait plus grand-chose. Si on les avait vraiment soupçonnés d’être impliqués dans l’attentat contre le président, on leur aurait mis la main au collet depuis belle lurette.
Après quelques suppliques, Max obtempéra et, d’un pied rageur, il enfonça l’accélérateur. À quelques encablures de l’appartement, Marcel vit une silhouette qu’il aurait reconnue entre mille. Il donna une grande claque sur l’épaule de son frère, qui faillit faire une embardée.
— Arrête, arrête! Range-toi, elle est là!
— Hein! Quoi?
— Alice, nom d’un chien, c’est Alice! Range-toi tout de suite!
En disant cela, il tirait sur le volant, forçant son frère à se garer en catastrophe sur le bord du trottoir. Il arracha les clés du contact.
— Tu n’en profiteras pas pour te sauver sans moi.
Max n’avait pas l’intention de se sauver. S’il fallait prendre Alice pour déguerpir de Dallas au plus vite, il aiderait Marcel. Il courut derrière lui. La jeune femme, qui n’avait rien vu de la manœuvre des frères Delcourt, continuait à marcher. Une main se posa sur son épaule et elle sursauta en criant.
— Hé! Relaxe! Ce n’est que nous.
— Laissez-moi, vous n’avez pas été réglo. Pourquoi m’avoir laissée seule pour assister à ça?
— Assister à quoi? demanda Marcel pour la forme.
— J’ai vu le président Kennedy être descendu sous mes yeux!
Marcel prit la jeune femme dans ses bras. Il la serra longuement et la laissa pleurer, ignorant les imprécations de son frère. Quand il fut certain qu’Alice était calmée, il lui proposa de venir avec eux.
— Tu te souviens? New York?
— Oui, oui, mais je n’ai pas ma valise.
— Je suis passé la prendre; elle est dans la voiture.
— Tu es bien gentil, Marcel.
— Je sais. Viens, on va s’asseoir sur la banquette arrière ensemble.
Max leva les bras au ciel. Il était découragé. Ils auraient dû avoir quitté la ville depuis un bon moment déjà. Lorsqu’il démarra en faisant crisser les pneus, Alice lui demanda ce qui pressait tant. Il ne répondit pas. Elle se tourna vers Marcel.
— Il fait encore la gueule?
— C’est ça, il t’en veut de ne pas être revenue plus vite à l’appartement et il m’en veut de l’avoir forcé à venir te chercher.
Max faillit répliquer que Marcel avait lui aussi fait l’impasse sur elle et qu’ils ne devaient qu’à la chance de l’avoir retrouvée, mais il préféra ne pas provoquer une scène. L’important, c’était de quitter Dallas. Lorsqu’il arrêta faire le plein, il en profita pour aller aux toilettes. Son frère l’attendait à la porte de la salle de bain.
— Où va-t-on comme ça? demanda-t-il.
— On avait parlé de se rendre à Oklahoma City…
— Tu as vu la grosseur des sacs et la quantité de billets. On ne pourra jamais prendre l’avion avec ça.
Max soupira et regarda vers la voiture. Il aurait aimé ajouter qu’en plus ils avaient un poids mort, mais il se ravisa et interrogea son frère :
— Qu’est-ce que tu suggères?
— Il y aurait d’autres modes de transport pour quitter cet endroit. Que dirais-tu si on se payait une virée à l’américaine?
— Qu’as-tu en tête?
— On va jusqu’à Oklahoma City, on se débarrasse de la voiture, on s’en paie une nouvelle comptant et on file vers New York.
— Tu es moins bête que tu en as l’air. Mais, encore mieux, on se débarrasse des identités que nous a procurées Walter. Pour lui, on n’était que les frenchies. Il ne connaît même pas nos noms de famille. On redevient Max et Marcel Delcourt, et le tour est joué. J’ai gardé les papiers qui nous ont servi à entrer en Amérique. Ainsi, on s’épargne les dangers des formalités, ce qui n’est pas un mince avantage, dans l’effervescence actuelle.
— Finalement, toi aussi il te reste un brin d’intelligence.
Le trio fit le voyage jusqu’à la capitale de l’Oklahoma, où il s’arrêta dans un motel. Une fois dans la chambre, Marcel alluma le téléviseur. On y parlait abondamment d’un certain Lee Harvey Oswald, qui venait d’être arrêté relativement au meurtre du président. Il regarda Max qui lui fit un clin d’œil. Le plan de Truman avait fonctionné, ils n’avaient plus rien à craindre. Pendant qu’Alice était dans la douche, les deux frères prirent quelques instants pour reparler de ce qui s’était passé à Dallas. Ni l’un ni l’autre ne comprenait vraiment l’enchaînement des événements qui avaient mené à la mort du président. Il y avait là une énigme qu’aucun des deux ne pouvait résoudre. Mais, l’important, c’était que le président était mort et qu’ils avaient l’argent.
Max ressortit et alla abandonner la voiture sur une rue passante. On mettrait plusieurs jours à s’apercevoir que la poussière s’accumulait dessus. Il revint au motel avec une rutilante Cadillac. En la voyant, Marcel fronça les sourcils.
— Un peu voyant, non?
— Peut-être, mais, pour voyager, c’est l’idéal.
Alice regarda les deux frères, le regard perplexe.
— On ne devait pas se rendre à New York en avion?
— Changement de plan, ma belle!
— Je vois bien que c’est un changement de plan, mais pourquoi?
Les deux frères se regardèrent. Ce fut Marcel qui pensa le plus vite.
— Vois-tu, Alice, Max et moi, comme je te l’ai dit, on a vendu notre petit business. Les gens qui l’ont acheté, des gens sans doute peu fréquentables, ont payé en argent comptant.
— C’est ça, les gros sacs dans la chambre?
— Exactement. On ne peut pas voyager avec ça en avion. Toi qui voulais voir du pays, tu vas être servie : on va se payer une virée à travers les États-Unis jusqu’à New York.
***
Waterville, Maine, 2008
Alice fit une courte pause. Max avait un léger sourire sur le visage. Manifestement, l’évocation de ce voyage ravivait de bons souvenirs. Quant à Anthony, une question lui brûlait les lèvres. Il la posa :
— Vous n’avez pas été intriguée? Les deux frères traînaient quand même tout près de deux millions de dollars en billets. Ça devait constituer un paquet assez impressionnant, non?
— Oui, mais j’ai gobé leur explication comme la jeune femme naïve que j’étais. Je voyais bien qu’ils veillaient jalousement sur ces fameux sacs, mais nous avons mené une vie de rêve durant ce voyage. L’argent coulait à flots. J’en profitais comme eux et je fermais les yeux.
Max intervint pour la première fois.
— C’est quand même ma part qui a été flambée en partie durant ce voyage.
— Tu n’avais pas de limites. Marcel avait plus de retenue, disons.
— Oui, je crois que j’ai un peu perdu la tête.
— Et n’eût été de Marcel, tu aurais tout dépensé durant le voyage.
— Mais avoue que c’était agréable, de débarquer dans des palaces et de fréquenter de grands restaurants, de se payer des fringues de luxe…
— Je ne le nie pas.
Elle était un peu gênée du portrait peu flatteur qu’elle brossait d’elle-même, mais elle se refusait de mentir à Gabrielle.
— Combien avez-vous mis de temps avant de rallier New York? demanda la jeune femme.
— Tout près de six mois. Nous avons d’abord traversé le Sud jusqu’en Floride. Nous y avons passé pas mal de temps. La saison hivernale est douce, dans cet État. Vers le début du printemps 1964, nous avons remonté jusqu’à notre destination finale. C’est là que ça a merdé.
— Qu’est-ce qui a merdé?
Les joues légèrement rouges, Alice regarda en direction de Max. Elle lui fit un signe de la tête pour l’engager à prendre la parole.
— C’est simple, durant notre périple, Alice et moi avons couché ensemble à l’insu de Marcel, et ce, plusieurs fois. Nous avions la faculté, ta mère et moi, de supporter l’alcool beaucoup mieux que lui. Quelques verres et il était complètement dans les vapes. Nous en profitions.
— Ne crois pas que j’en sois fière, ma fille, mais j’avais cet homme dans la peau et j’étais incapable de lui résister. En même temps, qu’il voulût coucher avec moi, je prenais ça pour une preuve d’amour.
Gabrielle savait qu’un tel comportement était fréquent, mais, sachant d’où sa mère venait et considérant son éducation lacunaire, elle pouvait comprendre qu’elle ait cédé à un voyou armé d’une belle gueule et d’un bagout charmeur.
— Tu ne prenais pas de moyens de contraception?
— Non. Je ne me préoccupais pas de ça. De fait, je ne tombais pas enceinte.
— Mais que s’est-il passé, à New York?
— En arrivant dans cette ville, j’ai complètement perdu la tête. J’étais si loin de Church Point! Je me sentais libre, forte, presque invincible. Je mettais les pieds à des endroits que je n’avais jamais cru voir de ma vie. L’Empire State Building, Times Square, la Statue de la Liberté… Nous buvions beaucoup et, un soir, j’ai encore une fois fait l’amour avec Max. Cette fois, Marcel nous a surpris.
Gabrielle connaissait son père adoptif. Après tout, elle avait passé son enfance, son adolescence et une courte partie de sa vie d’adulte avec lui. Elle pouvait presque ressentir la blessure qu’il avait subie en voyant à nouveau sa mère dans les bras de Max. Elle se tourna vers lui et l’apostropha sèchement.
— Est-ce que vous aimiez ma mère?
Max ne se laissa pas démonter par l’agressivité qu’il sentait dans la question.
— Autrefois, je ne m’aimais pas moi-même. Encore aujourd’hui, je ne m’aime pas beaucoup. Est-ce que j’avais des sentiments pour Alice? Honnêtement, à cette époque, je ne crois pas.
— Alors, pourquoi couchiez-vous avec elle?
— Parce qu’elle était bien roulée.
La franchise de la réponse frappa Gabrielle comme une gifle en plein visage. Elle se leva brusquement et marcha dans la pièce. Elle s’arrêta devant une fenêtre et regarda dehors pendant quelques minutes, les bras croisés. Alice voulut se lever, mais Anthony lui fit signe d’attendre. La jeune femme revint et se planta devant Max.
— J’ai vécu presque toute ma vie avec Marcel. Cet homme a été d’une bonté infinie avec moi. Personne n’a pensé à lui, dans tout ça?
— Tu sais maintenant pourquoi je ne voulais pas que tu me connaisses. Mais, maintenant que je suis là, je n’essaierai pas de te mentir. J’étais, à cette époque, un connard. Alice te dirait sans doute que je le suis encore, mais, bon… Marcel et moi avons vécu presque les mêmes choses. Pourquoi avons-nous évolué de manière différente? Je n’en sais rien. J’en ai longtemps voulu à la terre entière pour la mort de mon père qui a fait de moi un orphelin. Est-ce que ça excuse ma conduite? Non. J’aurais dû pouvoir réagir comme Marcel, mais je suppose que ce sont nos personnalités différentes qui nous ont fait vivre de façon opposée. Mais, si je suis ici aujourd’hui avec Alice, il y a une raison à ça. Hier, je t’ai dit que je reviens toujours vers Alice, toujours. Ce n’est pas seulement par habitude.
Gabrielle se calma. Elle tourna les talons et alla se rasseoir à côté d’Anthony. Alice hésitait maintenant à continuer.
— Gabrielle, tu n’es pas obligée de connaître la suite.
— Écoute, j’ai réagi vivement, je le sais. Ces révélations remuent beaucoup de choses en moi, mais je suis capable d’entendre l’histoire jusqu’au bout.
— D’accord.
***
New York, 1964
Max, Marcel et Alice avaient fait la fête toute la soirée dans un bar de la Grosse Pomme. Passablement éméchés, ils retournèrent à la superbe suite qu’ils s’étaient payée. Pendant que Marcel s’écroulait sur son lit, Alice se retira dans une pièce de la suite qui comprenait sa chambre et une salle de bain privée. Pendant que, chancelante, elle se déshabillait, elle entendit la porte s’ouvrir. Elle se retourna pour voir Max qui s’avançait en la dévorant des yeux.
— Ce n’est pas une bonne idée, Max. Je suis fatiguée et Marcel est dans la suite.
— Ça ne nous a pas empêchés de prendre du bon temps jusqu’à maintenant.
— C’est vrai.
Alice laissa échapper un rire et se déhancha jusqu’à lui. Elle attendit qu’il la prenne et lui donne du plaisir comme d’habitude. Mais Max arborait un sourire. Il enlaça Alice et lui susurra à l’oreille.
— J’aime baiser avec toi, mais je ne le fais pas seulement pour embêter Marcel.
— Oh! Est-ce que l’homme sans cœur montrerait enfin ses sentiments?
— Ne te moque pas de moi, je pourrais changer d’humeur.
— Mais je n’ai rien dit de méchant. J’aime bien voir ton côté moins sauvage…, ajouta la jeune femme avec un sourire.
Sans avertissement, Max la gifla à toute volée. Hébétée, elle sentit le sang couler sur le bord de sa lèvre. Elle ne comprenait pas.
— Pourquoi as-tu fait ça?
— J’ai voulu être gentil avec toi, me montrer tendre, et tu t’es moquée de moi. Tu as eu ce que tu méritais.
Il repoussa Alice sur le lit et la prit de force.
***
Waterville, Maine, 2008
Gabrielle était calée dans le sofa, ses mains serrant rageusement le coussin sur lequel elle était assise. Elle voyait le schéma qui s’était dessiné dans cette relation et cela la faisait écumer. Comment sa mère avait-elle pu être aussi aveugle et ne pas voir qu’elle était manipulée?
— J’ai besoin d’air.
Anthony la regarda quitter la pièce pour se rendre à la cuisine. Alice voulut la suivre, mais il lui fit discrètement signe de rester assise.
— Je pense qu’elle a besoin d’une pause.
— Je n’aurais pas dû lui raconter ça. Je voulais qu’elle comprenne qui est Max.
— Je crois qu’elle a compris.
Il attendit quelques minutes, se leva et alla rejoindre Gabrielle. Elle lui faisait dos et essuyait ses larmes avec brusquerie, le visage dur et colérique. Il s’arrêta à quelques pas d’elle et lui parla en français pour qu’Alice ne comprenne pas.
— Ça va?
— Non, ça ne va pas du tout. Où est la mère fantastique que j’avais imaginée? Où est l’histoire d’amour entre elle et Marcel que j’avais élaborée dans ma tête au fil des ans?
— Je comprends que tu sois perturbée. Ce n’est pas ce à quoi tu t’attendais. On peut s’arrêter là, si tu veux.
— C’est tellement classique! La jolie écervelée qui succombe au charme du saligaud! Et lui qui en abuse! Tu dois être déçu de tout ce que tu entends?
— Pourquoi serais-je déçu? C’est ton histoire. Elle est belle, rude, sale, comme celle de bien des gens. La différence, c’est qu’elle t’est projetée au visage d’un coup, crue et sans nuances. Tu n’as pas le recul pour voir le tableau complet, tu es dedans. Mais mon offre tient toujours : si tu veux, on peut arrêter et retourner à l’hôtel.
Elle fit demi-tour. Sa bouche tordue exprimait la souffrance qu’elle ressentait. Elle alla se réfugier dans les bras ouverts d’Anthony.
— Je n’ai pas envie de retourner à l’hôtel, je veux juste me calmer.
— Viens, marchons un peu.
Ils sortirent dans la cour.
À l’intérieur, la tête entre les mains, Alice regardait fixement le plancher. Max toussota.
— Il faudrait que tu m’aides; je voudrais aller pisser.
— Débrouille-toi.
Max soupira. Il avait compris depuis longtemps à quel point il avait fait souffrir cette femme.
— Je sais que j’ai été un salaud, Alice, mais je crois que tu as poussé un peu loin, pour la petite.
— Crois-tu que je l’ignore? Mais je suis prise avec cette histoire depuis si longtemps! Je n’ai jamais pu en parler à personne. Aujourd’hui, c’est… comme si le bouchon avait sauté. J’ai tout gâché.
— Elle va revenir. Elle sait encaisser, cette môme; elle a les nerfs solides. Je l’ai vue avec Walter. Elle va revenir, ne t’en fais pas.
Alice ne répondit pas. Toujours penchée, elle réfléchissait à une manière de rattraper sa bévue. Max intervint à nouveau.
— Alice, pour ce que ça vaut, je suis désolé.
— Quoi?
— Je suis désolé pour tout ce que je t’ai fait au fil des ans. Je crois que ma colère ne s’éteindra jamais, mais tu n’avais pas à en payer le prix.
— C’est la première fois que tu t’excuses.
— Il faut bien une première en tout. Alors?
— Alors, quoi?
— Tu m’aides? J’ai vraiment besoin d’y aller.
— Foutu handicapé.
— Cesse de te plaindre. Ça pourrait être pire.
Alice bougonna et grogna, mais elle se leva pour aider Max à se rendre à la toilette. Elle pensa qu’à son âge elle aurait bien aimé avoir enfin un homme qui s’occupe d’elle, au lieu du contraire.
Gabrielle marchait en silence à côté d’Anthony. Seul le bruit des branches et des feuilles qu’ils écrasaient sous leurs pas remplissait l’air. Ils s’arrêtèrent sur le bord de la rivière.
— Tu sais, je vais quand même lui offrir la maison de la rue Oak.
— Je pensais bien que tu le ferais.
— Tu devines toujours tout?
— Non, mais je te connais assez, maintenant, pour percevoir certaines choses. Tu es une femme généreuse.
— Et les autres choses?
— Je les garde pour notre prochain dîner en tête-à-tête. Mais, par curiosité, tu l’offres à Alice, ou aux deux?
— À Alice. Libre à elle d’y emmener Max si elle le désire.
— Hum! Généreuse et rancunière.
— Non, pas rancunière, mais je n’ai rien en commun avec cet homme. Marcel sera toujours mon père. Allez, on rentre, je suis calmée.
— Fiou! J’ai eu peur pendant quelques minutes de devoir affronter Hulk.
— Imbécile!
— Oh! Aurions-nous notre premier conflit de couple?
Malgré elle, Gabrielle se mit à rire. Le calme et l’humour d’Anthony la rassuraient. Elle savait que la suite du récit d’Alice serait ardue, mais elle y tenait. Il lui fallait maintenant convaincre sa mère de continuer.
En rentrant dans la maison, ils trouvèrent le salon vide. Inquiète, Gabrielle regarda partout. Elle entendit le bruit de la chasse d’eau et vit peu après dans le couloir, soutenu par Alice, Max revenir vers le salon. Elle recula pour leur laisser le passage. Une fois que Max fut assis, la mère se tourna vers sa fille.
— Je suis désolée, je n’aurais pas dû te parler de ça.
— Non, ne sois pas désolée, il fallait que je comprenne. Ce n’est pas facile, mais je veux connaître la suite.