Saint-Omer, région du Nord-Pas-de-Calais, France,
2 septembre 1939
— Marcel, Maxime!
— Papa, papa.
Bertrand Delcourt revenait de sa journée de travail comme maître de poste. Il affichait comme toujours un sourire sous sa moustache fournie. Le corps droit, la démarche assurée, il ouvrait ses deux bras en agitant les doigts. Ses deux garçons, âgés de sept et cinq ans, se précipitaient sur lui, heureux de pouvoir s’agripper à ses vêtements qui gardaient en tout temps une légère odeur de tabac à pipe. En enlaçant ses cuisses de leurs bras, Marcel et Maxime se laissaient ainsi transporter jusqu’au petit logement de fonction. Le rituel se terminait quand la mère des enfants venait faire la bise à son mari.
— Alors, mes petits crabes, vous laissez votre père, que je puisse en avoir un petit morceau aussi?
Le bonheur régnait chez les Delcourt. Ils n’étaient pas riches, certes, mais jamais les garçons ne voyaient leurs parents en conflit, contrairement à certains de leurs amis. Alphonsine avait une confiance inébranlable en son mari et, plus que tout, elle se sentait en sécurité avec lui. La complicité qui régnait entre les deux avait aussi son revers. Alphonsine devinait les humeurs de son homme comme un baromètre. Il ne pouvait rien lui cacher. Elle l’avait senti inquiet quand les rumeurs de guerre s’étaient répandues et surtout depuis le 1er septembre, alors que les Allemands avaient envahi la Pologne. Mais aujourd’hui cette inquiétude atteignait son paroxysme. Elle en eut la confirmation dès que Maxime et Marcel retournèrent jouer à l’extérieur. Bertrand perdit instantanément son sourire et regarda sa femme, ravagé intérieurement par ce qu’il devait lui dire. Il en oublia même de bourrer sa pipe comme il le faisait religieusement d’aussi loin qu’Alphonsine pouvait se souvenir.
— Ça y est, cette fois, Alphonsine! L’ordre de mobilisation générale va être affiché demain.
***
Paris, octobre 1943
— Marcel, tu dors?
La bourrade donnée par son petit frère ramena Marcel à la réalité. Souvent, il pensait aux années de bonheur dans le Nord, ce Nord aujourd’hui ravagé par la guerre.
La France subissait depuis 1940 le joug de l’Allemagne sur une grande partie de son territoire. Si beaucoup de Français avaient accepté le message du maréchal Pétain et collaboraient avec l’ennemi pour éviter à la France, croyaient-ils, un châtiment plus cruel qu’une défaite militaire, d’autres faisaient corps avec le général de Gaulle et opposaient à la collaboration une résistance continue à l’ennemi. Sabotage, dynamitage, assassinats se succédaient, et les Allemands en avaient plein les bras. Par contre, les policiers de la Gestapo, aidés par la milice française, imposaient de lourdes pertes à la Résistance. Coincée entre les deux, victime de rationnement et de tous les désagréments liés à la guerre, la population ne souhaitait qu’une chose : qu’elle finisse au plus vite.
Les Delcourt habitaient maintenant Paris. Dès le début de la guerre, Bertrand avait envoyé sa femme et ses deux enfants chez le frère d’Alphonsine, à Paris, qui avait accepté de mettre à leur disposition un petit meublé. Mobilisé en 1939, il avait vu sa courte carrière militaire s’achever avec la défaite française et il croupissait maintenant dans un camp de prisonniers en Allemagne. Alphonsine faisait du mieux qu’elle pouvait pour élever ses deux garçons, Marcel et Maxime, âgés maintenant respectivement de onze et neuf ans. Dans cette période difficile, ce n’était pas chose aisée. Les frères s’ennuyaient de leur père, et la seule figure masculine de leur entourage était leur oncle, André Demongeot, le frère d’Alphonsine, un homme mou et sans colonne vertébrale, tout le contraire de Bertrand Delcourt. Commerçant de son état, il jouait sur les deux tableaux, tout miel avec les boches et donnant un coup de main à la Résistance sans trop s’investir personnellement, sinon pour transmettre des messages.
En ce matin pluvieux d’octobre 1943, les garçons, en congé scolaire, apportaient leur aide à leur oncle qui, en échange, fournissait un peu de nourriture à la famille. Mais André avait un problème : il avait un message urgent à livrer à un de ses contacts de la Résistance, et ses rhumatismes le faisaient souffrir. Une idée germa dans sa tête.
— Hé! les enfants, je vous donne deux francs pour aller porter un pli à quelqu’un pas très loin d’ici.
L’air intéressé, les deux frères se rapprochèrent de leur oncle. Comme d’habitude, Maxime prit la main de son frère et la serra pour lui imposer le silence. Malgré son jeune âge, c’était toujours lui qui s’imposait devant Marcel, d’une nature beaucoup plus conciliante.
— C’est deux francs chacun.
— Eh! Oh! Max, on est en guerre, là, c’est le rationnement. Alors, c’est deux francs pour la course, ce qui vous fait un franc chacun.
Marcel voulut s’avancer et accepter, mais Maxime serra plus fort sa main.
— C’est deux francs chacun!
L’oncle André eut brièvement envie d’envoyer promener ce gamin impudent, mais, à la perspective de devoir marcher avec ses articulations qui le faisaient souffrir, il accepta en maugréant l’ultimatum de Maxime. Il donna l’adresse de livraison et un mot de passe à l’intention de celui qui réceptionnerait l’envoi. Marcel s’empara du pli, mais, en sortant de la boutique du commerçant, Maxime le lui enleva. Il l’agita sous le nez de son grand frère.
— Tu sais ce que c’est, Marcel?
— Redonne-le-moi!
— C’est un message pour la Résistance.
— Tu dis n’importe quoi. Allez, donne-le-moi, c’est à moi qu’oncle André a confié ce message.
Maxime l’ignora superbement et essaya de voir au travers. Mais le papier trop épais et l’absence de soleil empêchaient d’apercevoir quoi que ce soit.
— Pourquoi penses-tu, frérot, que le tonton nous a donné un mot de passe?
— Mais pour être certain qu’on le donne à la bonne personne, tiens.
— Moi, je te dis que c’est pour la Résistance.
— Tu imagines vraiment qu’oncle André pourrait faire partie de la Résistance?
— Pourquoi pas?
Marcel leva les yeux au ciel. Pour lui, il était impossible que son oncle puisse avoir quoi que ce soit à faire avec ces gens de l’ombre dont on parlait à voix basse. Surtout qu’il l’avait vu plus d’une fois aux petits soins avec les Allemands qui venaient acheter à sa boutique. Les deux enfants poursuivirent leur chemin, chacun tentant de persuader l’autre de la justesse de ses arguments. Lorsqu’ils arrivèrent à l’adresse où ils devaient livrer le pli, Maxime sonna. Un gaillard ouvrit la porte, et le garçon lui remit la missive en prononçant le mot de passe. Mais les choses ne se déroulèrent pas comme prévu. L’homme agrippa les deux frères par le collet, les fit entrer de force à l’intérieur de la demeure et les traîna jusqu’à une pièce dont il referma la porte. L’œil sévère, il les interrogea.
— Qui êtes-vous? Qui vous envoie?
Marcel tremblait de tous ses membres; même Maxime avait un peu perdu de son assurance. Néanmoins, ce fut lui qui, comme d’habitude, prit les devants. S’étant avancé d’un pas, il répondit aux questions de l’homme au regard menaçant.
— Marcel et Maxime Delcourt! C’est notre oncle André qui nous envoie.
— André qui?
— André Demongeot.
— Et pourquoi André ne fait-il plus ses commissions lui-même?
— Ben, il était souffrant, ce matin.
L’homme se gratta le menton. Manifestement, ce changement d’habitude ne lui plaisait pas. Mais les garçons avaient prononcé le bon mot de passe. Il ouvrit le pli et lut le message. Son visage se détendit. Il dut quand même sermonner les deux frères.
— C’est très imprudent, ce que vous venez de faire.
— Pourquoi? lui demanda Maxime.
— Votre oncle ne vous a pas appris les règles de base?
L’homme fit asseoir Maxime et Marcel sur des chaises en bois de chaque côté d’une table branlante, seul mobilier de la pièce. Il les jaugea rapidement. Marcel tremblait toujours et semblait sur le point de pleurer. Maxime, bien que nerveux, se montrait davantage maître de ses émotions. Il s’adressa à lui.
— Même si vous êtes des jeunes, vous devez savoir qu’on est en guerre, non?
— On n’est pas des cons, quand même!
L’homme ignora la remarque frondeuse de Maxime et continua.
— Pour les boches, chaque homme, chaque femme, chaque enfant français est un ennemi. Et, croyez-moi, la Gestapo ne fait pas de quartiers à ceux qu’ils capturent.
Marcel ouvrit la bouche pour la première fois et, d’une voix chevrotante, il dit :
— Mais, enfin, nous venions seulement porter une lettre.
— Vous veniez porter une missive pour la Résistance. Vous me l’avez tendue à la vue de tous. J’ose espérer que vous ne l’avez pas trimballée dans vos mains.
Marcel ouvrit de grands yeux effrayés, tandis que Maxime jubilait d’avoir deviné l’objet de cet envoi tout en rougissant de l’erreur qu’il avait faite; il avait en effet fait tout le trajet sans camoufler la lettre d’aucune façon.
— Si je vous dis ça, c’est que je dois vous transmettre une réponse que vous remettrez à votre oncle. Je ne peux pas être vu dehors.
Marcel secoua la tête de gauche à droite. Maxime, lui, se leva.
— Vous pouvez compter sur nous. Notre père est prisonnier en Allemagne et, tout ce qui peut nuire aux boches, on est prêts à le faire.
La spontanéité et le bagout de Maxime ne pouvaient que séduire le combattant de la Résistance. Il trouvait sympathique ce titi parisien qui n’avait pas froid aux yeux. Il avait par contre des réserves sur son frère, qui, devant un policier de la Gestapo, transpirerait la culpabilité avant même d’avoir ouvert la bouche. Il rédigea une réponse et ajouta un paragraphe pour sermonner vertement l’oncle André d’avoir mis en danger le réseau en envoyant deux jeunes garçons sans leur avoir donné un minimum de renseignements et d’instructions. Il montra ensuite à Maxime comment transporter un message et comment se présenter à un rendez-vous. Surtout, il lui expliqua qu’il devait attendre d’être à l’intérieur avant de remettre le message. Il lui parla ensuite du secret qui devait en tout temps entourer ses activités. Tout manquement à cette consigne pouvait entraîner la mort, tant pour lui que pour son entourage. Maxime avait retrouvé tout son aplomb et il écoutait attentivement les instructions de son nouveau mentor. Il cacha la réponse sur lui et tendit la main.
— C’est deux francs chacun.
L’homme éclata de rire. Il passa sa main dans les cheveux de Maxime en les ébouriffant.
— File, petit escroc! Je suis certain que tu réussis à te faire payer par ton oncle, mais oublie ça avec moi. Désormais, tu es un membre de la Résistance. Tu te bats pour l’honneur et la victoire finale de la France.
Maxime fit une petite moue de déception, mais sa fierté nouvelle de faire partie de la Résistance l’emporta. Il agrippa Marcel et, avant de partir, il se retourna vers l’homme.
— Comment vous appelez-vous?
— Le seul nom que tu dois savoir, c’est Charles.
— À bientôt, Charles.
— Qui sait, Max! Mais oublie que tu m’as vu et oublie cette maison, c’est mieux pour toi.
Maxime lui fit un dernier signe de la main et retourna avec son frère porter la réponse à leur oncle. Il survolait les pavés.
— Tu te rends compte, Marcel? Nous sommes dans la Résistance! La prochaine fois, je lui demande un flingue.
— Chut! Tais-toi, il a dit de ne pas parler, de garder le secret.
— Ouais, t’as raison, mais quand même, j’ai hâte à la prochaine mission.
— Mais t’es complètement dingue! C’est trop dangereux, on peut être tués. Charles l’a dit.
— Ah! Marcel, ce que tu es lourd! Il a sans doute dit ça pour nous faire peur. De toute façon, si on ne dit rien, il n’y a pas de danger pour nous.
— Certes, mais, pour moi, c’est terminé. Tu feras le postier seul.
Maxime sentit grimper en lui une colère sourde. Il agrippa son frère et le frappa.
— T’es rien qu’un peureux. Que dirait papa s’il t’entendait? Pendant qu’il est prisonnier en Allemagne, nous, on ne ferait rien ici pour l’aider?
— Si papa revient et qu’on est morts tous les deux, tu crois qu’il sera heureux?
— Ne dis pas « si »! Papa va revenir.
Maxime continuait de rouer de coups son frère lorsqu’un soldat allemand approcha. Aucun des deux ne l’avait vu venir. Il s’adressa à eux dans un français approximatif, teinté d’un accent germanique.
— Ha! les petits, il ne faut pas se battre! Allez, retournez chez vous!
Les deux frangins se figèrent sur place. Comme d’habitude, Maxime retrouva ses esprits rapidement. Il agrippa le revers de la veste de Marcel et dit au soldat que ce n’était pas une vraie bataille. Il tira sur la veste, mais son frère refusait de bouger. Il murmura entre ses dents pour forcer Marcel à le suivre. Il vit alors la flaque par terre et la tache sombre sur le devant du pantalon. Terrorisé, son frère venait d’uriner dans son vêtement.
L’incident du soldat allemand créa un froid entre les deux garçons. Marcel avait honte de ce qu’il avait fait, et Maxime éprouvait un léger dégoût pour ce frère si peureux. Marcel se concentra sur ses études et le travail au magasin, tandis que Maxime harcelait son oncle pour aller porter d’autres messages. La Résistance utilisait de plus en plus d’enfants pour accomplir cette tâche, espérant ainsi déjouer la redoutable Gestapo allemande. La bonne réputation de Maxime grandissait. Il profitait même de sa position pour se livrer à de petits trafics qui amélioraient l’ordinaire de sa famille. Il y avait de tout dans la Résistance, même des voyous qui savaient toujours trouver ce qui est introuvable. À leur contact, Maxime apprenait vite. Il parvint rapidement à débusquer les fournisseurs, ceux qui pouvaient lui procurer de petits produits que tout le monde recherchait et qui faisaient oublier l’espace de quelques instants le rationnement et les maigres repas toujours pareils. Il commença à fournir son oncle en denrées qu’il revendait à prix d’or aux Allemands.
Un jour qu’il rentrait à la boutique après une de ses missions, il trouva son oncle seul, le visage défait. Il demanda où était Marcel.
— Je crois que tu devrais aller à l’étage.
— Qu’est-ce qui se passe? Où est Marcel?
— Allez, monte rejoindre ta mère.
Maxime jaillit comme un ouragan du commerce et se précipita chez lui. Il était certain qu’il était arrivé malheur à Marcel. Même s’il y avait un froid entre lui et son frère, la possibilité qu’il lui soit arrivé quelque chose, maladie ou accident, le rendait fou d’inquiétude. En arrivant chez lui, il trouva son frère debout, les yeux rouges et le visage noyé de larmes. C’était donc sa mère qui avait eu un ennui quelconque!
Il écarta Marcel et vit Alphonsine, assise à la petite table de la cuisine. Elle aussi pleurait. Une lettre décachetée tremblait entre ses mains. Maxime s’en empara. Il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre ce qu’il lisait. La missive, écrite dans un jargon administratif émaillé de formules sèches, annonçait aux Delcourt que Bertrand était mort dans son camp de prisonniers en Allemagne. Alphonsine était maintenant veuve avec deux jeunes à sa charge. Le garçon remit la lettre à sa mère. Quand elle voulut le serrer dans ses bras, il se dégagea, quitta l’appartement et partit dans les rues de Paris.
Pendant plusieurs heures, il marcha sans but. Il aurait tellement voulu pouvoir raconter à son père ses exploits dans la Résistance, lui montrer qu’il avait été responsable pendant son absence! Ce rêve venait de perdre son sens. Durant des mois, il avait eu l’impression de garder le fort, de préparer le terrain pour le retour de son père qui n’aurait eu qu’à reprendre sa place et tout aurait continué comme avant, avant cette sale guerre. Une colère sourde s’était emparée de lui, terrible comme un bouillon de magma sous un volcan. C’était la faute des Allemands! Sans eux, rien de tout ça ne serait arrivé. Sans cette guerre qu’ils avaient déclarée, son père ne serait pas mort. Dans sa tête d’enfant, les Allemands l’avaient tué et il devait les tuer à son tour. Pour ça, il lui fallait un flingue. Il allait en demander un à Charles. Il retrouva sans peine le chemin qui le menait à la maison où il avait rencontré le résistant la première fois. Il sonna. Personne ne répondit. Il insista. Une voisine passa la tête par une fenêtre et lui demanda ce qu’il voulait.
— Je…, je cherche le monsieur qui habite ici.
— Mais, mon petit, cette maison est vide!
Maxime resta interloqué. Elle se trompait sûrement. Elle ne devait pas savoir que c’était une planque de la Résistance. Ou alors elle était de mèche et protégeait l’endroit. Il chuchota :
— Je cherche Charles.
— Mais puisque je te dis qu’il n’y a personne!
L’enfant se fâcha. Il était venu là porter une missive quelques jours auparavant. Charles devait être là. Oubliant toute prudence, il se mit à tambouriner contre la porte en criant tout haut le nom du résistant. Personne ne vint lui ouvrir. Ce fut plutôt la dame qui le menaça.
— Hé! petit connard, je te dis qu’il n’y a personne! Alors, file chez toi ou j’appelle les flics.
— La ferme, grosse vache!
En voyant la femme retraiter à l’intérieur, Maxime reprit ses sens. Elle allait fort probablement appeler les policiers. Il partit en courant. Prudemment, il effectua une grande boucle avant de revenir chez lui, où il retrouva sa mère, folle d’inquiétude, et son frère. Son oncle André s’était pointé aussi, mais, malgré les demandes répétées d’Alphonsine, il avait refusé d’aller à la recherche de Maxime. En voyant le petit revenir, il avait été soulagé.
— Tu vois, Alphonsine! Tu t’inquiétais pour rien : il est revenu, ton Max. Moi je retourne travailler.
— Tu es surtout content de ne pas avoir eu à le chercher dans Paris. Et toi, où étais-tu passé?
— Nulle part, maman, je me promenais.
— Je veux que tu restes ici. S’il fallait que je te perde, toi aussi!
Sans rien ajouter, Maxime gagna la chambre qu’il occupait avec Marcel. Son frère le suivit. Il avait encore les larmes aux yeux. Il rabroua son petit frère.
— Pourquoi es-tu parti? Tu aurais dû rester avec moi et consoler maman.
— Peut-être…
— C’est tout ce que tu as à dire? On dirait que tout ça ne te fait rien.
Il secoua Maxime par les épaules.
— Papa ne reviendra pas, Max, il est mort!
— Laisse-moi, Marcel!
— Pourquoi ne pleures-tu pas? Tu ne l’aimais pas, papa?
— Si, je l’aimais, plus que toi encore, et je vais le venger.
— Le venger?
— Je vais me procurer un flingue. Après, tu peux être certain que tous les salopards d’Allemands vont y passer.
Marcel leva les yeux au ciel. Son frère était fou. Le choc de la nouvelle sans doute. Il alla s’asseoir sur son lit et balança ses pieds en regardant le sol.
— Tu crois que ça va aider maman, si tu te fais tuer? Car c’est ça qui va arriver : tu vas te faire tuer.
— Non, j’ai un plan.
Devant l’entêtement de son frère, ce fut au tour de Marcel de se mettre en colère.
— Tu n’es qu’un imbécile, Max, et je ne te laisserai pas faire de la peine à maman. Je vais tout faire pour t’en empêcher.
— Tu ne feras rien du tout.
Et la bagarre éclata entre les deux frères. Si Maxime avait l’habitude de renverser Marcel, il en fut autrement, cette fois. Le garçon était furieux, et sa rage décuplait ses forces. Il plaqua si bien Maxime au sol que tous ses efforts pour se défaire de lui furent vains.
— Tu ne pourras pas me retenir tout le temps.
— S’il le faut, si.
Le bruit avait attiré Alphonsine, qui poussa une plainte en les voyant.
— Mais Bon Dieu! Vous croyez que c’est le moment de vous battre? Vous croyez que c’est ça qui va nous aider à passer au travers de cette épreuve?
Maxime profita de l’interlude pour repousser violemment son frère et se dégager. Sa mère l’attrapa par le bras.
— Quand vas-tu arrêter de jouer les petits coqs, hein? Quand?
— Mais ce n’est pas moi, c’est Marcel qui a commen…
— Tais-toi, je ne veux plus t’entendre, je ne veux plus vous entendre.
Alphonsine sortit de la chambre en étouffant un sanglot. Les deux gamins étaient piteux. Maxime remit sa chemise dans son pantalon et quitta la pièce à son tour sans que Marcel fît rien pour l’en empêcher. Il savait que, de toute façon, son frère était entêté. Il ne lui restait qu’une solution pour l’empêcher de faire une bêtise.
Maxime erra sans but dans le magasin de son oncle. Il se trouva stupide d’avoir voulu contacter Charles. Il ne l’avait jamais revu depuis leur unique contact, mais l’homme avait produit un tel effet sur lui, cette fois-là, qu’il avait naturellement pensé à lui pour l’aider à réaliser son projet. Il alla finalement s’asseoir derrière un gros baril pour se calmer et absorber le choc de la mort de son père. Au même moment, un homme qu’il ne connaissait pas entra par la porte de derrière. Maxime ramena ses pieds vers lui. Ainsi, il était invisible, mais, en se penchant légèrement, il pouvait voir le nouveau venu, un homme jeune aux cheveux châtains, aux yeux perçants et au menton volontaire. Maxime en avait assez vu au cours des dernières semaines pour reconnaître quelqu’un de la Résistance. Il allait se lever, car la venue dans le magasin de son oncle d’un membre de la clandestinité était un événement plutôt rarissime. Mais son oncle, furieux, suivait le jeune homme.
— Il n’en est pas question, je ne garderai pas ce paquet ici, c’est trop dangereux.
— Et tu crois que ce n’est pas dangereux pour nous, de s’exposer jour après jour, de se cacher de la milice et de la Gestapo, de voir nos compagnons arrêtés, torturés et mis à mort?
— Oui, je l’admets, mais il était entendu au départ que je ne ferais que le courrier. C’est déjà périlleux avec les Allemands qui viennent faire leurs petites courses ici. Je ne garderai pas d’armes.
Maxime fut tout à coup extrêmement intéressé par la tournure que prenait la conversation. Son projet allait-il pouvoir se réaliser? Jamais il n’avait été aussi proche d’une arme. Il fallait que son oncle accepte. Il vit le jeune résistant lui mettre de force entre les mains un sac de cuir qui semblait lourd.
— Tu n’as pas le choix, ce n’est que pour vingt-quatre heures. Quelqu’un va venir les ramasser demain.
— Oui, mais, si cette personne est suivie par la Gestapo et que mon magasin est ciblé, je serai arrêté et, alors, adieu le système de courrier.
— En ce moment, ces armes sont plus importantes que ton courrier. Tu n’as pas le choix. Tu gardes ces armes et tu les remets demain. Et gare à toi si ce n’est pas fait, je reviendrai te le faire payer.
— Eh! Oh! Pas de menaces, je suis du même côté que vous.
— Eh bien, fais montre du même courage.
Sur ce, l’homme tourna les talons et sortit sans bruit, laissant un André Demongeot aux prises avec un paquet bien embarrassant dans les mains. Maxime retint sa respiration et suivit attentivement du regard les gestes de son oncle. Il le vit déposer le sac de cuir dans la cachette habituelle. Il avait appris longtemps auparavant à faire fonctionner le mécanisme d’ouverture de la trappe qui fermait la planque. Il attendit que son oncle ressorte de la boutique et se précipita vers le comptoir ou était dissimulé le compartiment secret. Les sens aux aguets, il manœuvra en silence et ouvrit la petite porte. Le sac était là, rempli de promesses. Maxime l’ouvrit. Quatre pistolets reposaient à l’intérieur, ainsi qu’une petite quantité de munitions. Il en prit un et le soupesa. C’était lourd. Il regarda le barillet qui contenait six balles. Il voulut en prendre un second et comparer, mais les pas de son oncle résonnèrent dans la cour. Il se dépêcha de refermer le sac, puis la trappe, et il regagna en un clin d’œil sa place derrière le baril. Là, il caressa l’arme. Ses yeux brillaient. Il tenait enfin sa vengeance.
Dès que la voie fut libre, il sortit de sa cachette et gravit l’escalier quatre à quatre. À la porte du petit appartement, il retint son souffle. Sa mère pleurait toujours dans sa chambre et il pouvait voir le dos de Marcel, assis à la table de la cuisine. Sans faire de bruit, il se faufila dans la chambre, dont il referma la porte le cœur battant et le pistolet à la main, qu’il déposa sur son lit. Il avait dit à Marcel qu’il avait un plan, mais en fait il se demandait comment faire pour tuer des Allemands. De sous son lit, il tira sa musette, celle avec laquelle il trimballait les messages destinés à la Résistance, et y mit le pistolet. L’arme y faisait une bosse assez apparente, mais il se dit que, en tenant son sac près de lui, cela ne paraîtrait pas. Il ouvrit la porte de la pièce. Personne. Il redescendit l’escalier et s’engagea dans la rue.
De son côté, Marcel était bien décidé à suivre son frère dans tous ses déplacements. Il pourrait le protéger et lui éviter de se procurer une arme. Il espérait ainsi l’empêcher de commettre une funeste bêtise. Aussi regarda-t-il par la fenêtre de la cuisine qui donnait sur la rue lorsqu’il l’entendit sortir. Apercevant son petit frère, il enfila vite une veste et déboula les marches pour se retrouver dans la rue. Il y avait un peu de monde, de sorte qu’il pouvait espérer rattraper Maxime et le suivre sans se faire repérer. En se hâtant un peu, il put se rapprocher de lui tout en gardant une certaine distance.
Maxime était plongé dans ses pensées; il marchait sans but, sa musette serrée contre lui. Qu’allait-il faire? Il lui fallait trouver des Allemands, isolés de préférence, et les tuer. Habituellement si prompt et débrouillard, là, il se sentait complètement perdu. Aucun plan ne germait dans sa tête. C’était le vide total. La perspective de tirer sur quelqu’un le déstabilisait plus qu’il ne l’aurait cru.
Derrière lui, Marcel aussi était perplexe. Que transportait son frère dans son sac et où allait-il? Il semblait errer sans but précis. Alors même qu’il se posait ces questions, il s’aperçut que la foule s’était passablement clairsemée et qu’il devenait de plus en plus difficile de suivre son frère sans se faire remarquer. Comme pour confirmer ses doutes, Maxime tourna dans une rue déserte. Marcel se cacha au coin de la rue, se demandant comment il allait faire pour continuer sa filature.
L’agent de la Gestapo Hans Gruber était furieux. Il suivait une piste pour coincer des résistants, mais il venait encore d’aboutir à un cul-de-sac. Heureusement pour lui, son partenaire, grippé, ne l’accompagnait pas. Cela lui éviterait les moqueries habituelles. Hans n’avait pas eu beaucoup de succès au cours des dernières semaines, et ses échecs successifs commençaient à affecter sérieusement ses nerfs. Il sortit de sous un porche pour regagner sa voiture. À ce moment, il repéra le garçon qui marchait sur le trottoir, sa musette serrée contre lui. Il lui trouva quelque chose de louche. Son instinct de policier lui dicta de ne pas le lâcher des yeux. Avait-il devant lui un des petits courriers de la Résistance? Il n’y avait qu’un moyen de le savoir. Si son intuition se vérifiait, il n’aurait pas perdu sa journée. Il l’interpella d’une voix forte.
Maxime sursauta en entendant l’Allemand crier. Il se figea. En voyant ce gaillard vêtu d’une gabardine noire, la tête couverte d’un feutre de la même couleur, il sut qu’il avait devant lui un membre de la Gestapo. L’agent Gruber s’approcha de lui.
— Petit, qu’est-ce que tu as dans ton sac?
— Rien, monsieur, c’est mon sac d’école.
— Allez, montre.
C’était le moment. La respiration coupée, Maxime sortit le pistolet. Comme dans un rêve, il le pointa vers l’Allemand, mais, avant même qu’il ait pu appuyer sur la détente, d’un geste vif, Gruber donna un coup sur l’arme qui vola dans la rue. Aussi prestement, il agrippa l’enfant par ses vêtements. Ce fut en vain que le garçon se débattit avec l’énergie du désespoir.
Marcel regardait la scène. Ses pires craintes se réalisaient. Son frère allait mourir. Pour la première fois, il se décida à agir. La peur au ventre, il courut vers l’Allemand qui tenait son petit frère. Tête première, il lui fonça dans les côtes. L’homme poussa un cri de douleur, trébucha sur le trottoir et s’étala dans la rue en relâchant Maxime.
Delphine Voiselle vivait seule dans un petit appartement au deuxième étage qui donnait sur la rue. Elle entendit les cris et les bruits de la bagarre. Elle se leva pour fermer ses fenêtres, mais ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil vers la chaussée. Elle ne voulait pas être témoin d’une scène qui aurait pu lui causer des problèmes, mais sa curiosité l’emporta sur sa peur. Elle vit les deux enfants aux prises avec l’agent de la Gestapo et entendit le cri perçant.
— Tire! Tire!
Le bruit de la détonation la fit sursauter. L’homme au manteau noir n’avait pas eu le temps de se relever. Il gisait maintenant, à demi dans la rue, à demi sur le trottoir, dans une mare de sang, alors que les jeunes décampaient.
Elle s’habilla en toute hâte, ramassa son sac et fila par une ruelle. Quand les Allemands débarqueraient dans sa rue pour procéder aux arrestations et aux interrogatoires musclés qui ne manqueraient pas, elle serait chez sa sœur à l’autre bout de la ville où elle resterait tant que la situation ne serait pas redevenue plus calme.