III

Montréal, 2008

Une fois installé dans son siège, Anthony regarda pendant quelques instants par le hublot. Ce retour à New York, sa ville natale, serait un peu différent des autres. Pour la première fois, Valérie ne serait pas avec lui.

Les moteurs vrombirent et l’avion accéléra. Lorsqu’il s’éleva sans effort, Anthony ferma les yeux et laissa ses pensées vagabonder. Il se revit adolescent, lors du départ pour son premier voyage en solitaire. C’était la grande mode, dans les années 1980, de partir sac au dos découvrir les vieux pays. Mais Anthony allait en Europe dans un but précis. Il désirait voir la terre de ses ancêtres. Ce jeune homme aux cheveux longs qui partait sans appréhension ignorait qu’il venait d’enclencher une chaîne d’événements qui allaient changer sa vie et mener à sa rencontre avec Valérie.

Comme bien des Américains, Anthony n’était alors jamais sorti de son pays. Son arrivée en sol européen avait été un choc. Tout y était si différent! Mais il avait aimé au premier coup d’œil. Après un bref séjour à Paris, il avait mis le cap sur la Côte d’Azur et son climat si accueillant. Là, il avait eu l’agréable surprise de voir des dizaines de femmes qui, seins nus, profitaient du soleil, une chose impensable sous les cieux puritains des États-Unis.

Après une semaine paradisiaque, il avait été temps pour lui de passer aux choses sérieuses. Ayant repris le train vers le nord, plus précisément vers l’Alsace, terre de ses ancêtres, il avait débarqué à Strasbourg. Sa déception avait été grande. Après plusieurs jours de recherches infructueuses, il avait dû se rendre à l’évidence. Si ses ancêtres avaient disparu, leur souvenir était mort avec eux. Plus rien, aucun lieu ni aucun témoin ne pouvait lui raconter ce qu’avait été la vie des Rosenberg en terre de France. Un jeune Belge, Bertrand Martin, rencontré dans une auberge de jeunesse, était lui aussi un descendant de Juifs qui avaient survécu à l’Holocauste. À l’exception de sa mère, aucun membre de sa famille n’avait été épargné et, comme pour Anthony, plus rien ne subsistait des disparus. Bertrand avait terminé son séjour en Alsace et il allait rejoindre un groupe d’enseignants à Bruxelles. Sous l’égide de la fondation Auschwitz, qui s’adressait aux professeurs d’origine belge, il allait effectuer un pèlerinage annuel dans les ruines du plus grand et du plus célèbre camp de concentration nazi. Il avait persuadé Anthony que c’était le seul endroit où il pourrait vraiment comprendre l’histoire de ses ancêtres. Il avait téléphoné à la fondation et on lui avait confirmé qu’il restait deux visas pour la Pologne, un pays toujours fermé à l’Occident à cette époque. Comme Anthony était un jeune enseignant américain d’origine juive, l’organisateur du voyage avait accepté de faire une exception et de l’intégrer au groupe.

L’expérience dramatique avait commencé lorsqu’il avait franchi la porte en arc à l’enseigne si connue : Arbeit Macht Frei 2. Le groupe venait d’être transporté dans un monde en marge de la réalité. Les barbelés autrefois électrifiés, les anciennes baraques de bois, les ruines des fours crématoires étaient des rappels de l’horreur nazie. Les mains d’Anthony tremblaient lorsqu’il était entré à la suite des autres dans une maison où l’on avait entassé un nombre incalculable d’objets ayant appartenu aux anciens détenus. Mais, plus que tout, les photos d’archives avaient fait prendre conscience au jeune Américain du martyre qu’avaient enduré des milliers de Juifs, homosexuels, tziganes, prisonniers politiques et autres, dans cet univers concentrationnaire.

Passablement bouleversé, Anthony avait pris congé du groupe à Bruxelles. Il avait pris le train pour revenir à Paris, où il avait pu décanter quelques jours avant son retour chez lui. Il avait eu du mal à faire le lien entre sa famille disparue, des oncles et des tantes qu’il n’avait pas eu l’occasion de connaître, et ce lieu effrayant où ils étaient subitement passés de vie à trépas. Désireux d’honorer leur mémoire, il avait décidé de se familiariser avec la langue qu’ils avaient parlée. En Amérique, il y avait un morceau de la France à quelques heures de chez lui, une petite nation qui parlait toujours le français. C’était là qu’il irait terminer sa dernière année universitaire.

Poursuivant son vagabondage, sa mémoire le ramena à ces moments qui avaient profondément marqué sa vie.

***

Ville de Québec, Canada, 1982

Un matin d’août baigné d’une lumière radieuse, Anthony débarqua à Québec. Immédiatement charmé par les gens qui faisaient de grands efforts pour s’adresser à lui en anglais, il sut qu’il serait bien dans cette ville. Il trouva facilement quelqu’un pour le conduire sur le campus de l’Université Laval. Il perdit sa journée en formalités d’autant plus pénibles qu’il ne parlait pas la langue de tout le monde. Mais finalement il obtint une chambre pour y déposer ses affaires. Il ne lui restait plus qu’à relaxer en prenant une bière.

Un peu désorienté, Anthony suivit le flot d’étudiants qui convergeaient vers un même endroit, le pub universitaire du pavillon Pollack. Ce fut là qu’il tomba face à face avec une jeune femme si belle qu’il en eut le souffle coupé. Valérie Cormier, originaire de Trois-Rivières, venait d’entrer dans sa vie. Si, pour le jeune Américain, ce fut un coup de foudre, elle mit plus de temps à ouvrir son cœur à cet homme trop beau pour être vrai et qui s’était mis à lui coller au train, prétextant sa méconnaissance de la langue pour abuser de sa compagnie. Mais tous les amis de Valérie étaient francophones et elle se lassa rapidement de toujours traduire. Si, en dehors du Pollack, ils allaient souvent dans des discothèques où ils n’avaient pas à parler, c’était une autre affaire lorsqu’ils étaient sur le campus. Anthony comprit vite qu’il commençait à tomber sur les nerfs de la jeune femme. Il prit le taureau par les cornes et fit des efforts colossaux pour apprendre le français.

Valérie croyait avoir affaire à un autre de ces bellâtres, attirés par sa beauté et son corps sculptural. Mais elle ne tarda pas à découvrir qu’Anthony avait beaucoup plus à offrir que son physique avantageux et sa belle gueule. En dehors des soirées passées sur le plancher de danse, dès qu’il eut assuré sa maîtrise du français, elle constata qu’il pouvait aborder une multitude de sujets et qu’il tenait dans tous les domaines des propos pertinents et cohérents. Elle se laissa finalement séduire.

Quelques semaines de fréquentations leur suffirent pour constater qu’ils avaient beaucoup de choses en commun, tant sur le plan intellectuel que moral. Mais, bientôt, cela ne suffit pas à combler leurs aspirations. Leur désir mutuel de rapprochement physique se fit impérieux. Un soir, profitant de l’inattention du gardien de la résidence, Anthony réussit à faire entrer Valérie dans sa chambre. La fenêtre sans rideaux encadrait une lune pleine, qui baignait la pièce d’une lueur sensuelle. Sans dire un mot, fiévreux et malhabiles, ils se déshabillèrent et s’étendirent sur le lit étroit d’Anthony.

Sans doute dormirent-ils bien peu, mais ils eurent tout loisir de se découvrir et de s’apprivoiser, si bien que le matin les trouva parfaitement sereins, prêt à aborder de concert une autre tranche de leur existence.

 

Valérie était de plus en plus à l’aise avec Anthony, alors que lui devenait plus agité au fil du temps. Lorsque Valérie lui en fit la remarque, il rougit, mais ne démentit pas l’observation de son amoureuse. Alors qu’ils marchaient sur le campus comme ils le faisaient souvent, il l’invita à profiter d’un banc public et à s’asseoir près de lui. Son regard vague et un peu perdu fixait un point très loin.

La jeune femme sentit une boule au creux de son estomac. S’était-elle trompée à son sujet? Toute la tension d’Anthony ne présageait-elle pas une scène typique de rupture? Elle qui avait tant espéré, allait-elle se retrouver seule, délaissée, le cœur brisé? « Allez, salaud! pensa-t-elle. Laisse-moi, maintenant que tu as eu ce que tu voulais! » Malgré elle, son regard s’embua et elle dut faire de gros efforts pour empêcher les larmes de se répandre sur ses joues. Anthony se racla la gorge.

— Euh…, Valérie, il y a plusieurs semaines que nous sommes ensemble et je t’aime beaucoup et, euh…, je ne crois pas me tromper en disant que ce sentiment est réciproque.

Il jeta un coup d’œil de côté, mais les cheveux de Valérie lui cachaient son visage. Aussi ne vit-il pas qu’elle pleurait, de sorte qu’il n’eut pas à se demander pourquoi. Ayant déjà imaginé le pire, elle n’avait que vaguement écouté les propos d’Anthony. Elle continuait à nourrir le scénario qu’elle avait en tête : « Salaud! salaud! je voudrais t’arracher la tête! Bien sûr que je t’aime, moi aussi! Qu’est-ce que tu crois? »

— Euh…, ça sera bientôt le Thanksgiving américain. Si tu n’y vois pas d’inconvénients, si tu ne trouves pas cela prématuré, je euh…, j’aimerais te présenter à ma famille.

Valérie se demanda si elle avait bien compris. Elle essuya ses joues d’un geste vif. Anthony attendait un encouragement pour continuer, mais elle était incapable de parler. Il prit son silence pour un refus.

— C’est probablement trop vite. Je m’excuse, je…

La jeune femme releva la tête. Il vit avec étonnement qu’elle pleurait, malgré les efforts manifestes qu’elle faisait pour ne pas laisser couler ses larmes. Elle se jeta à son cou.

— Oh! Tony, je…, je croyais que tu voulais me quitter!

— Mais, Valérie, qu’est-ce qui a pu te faire croire ça?

— Tu es si nerveux, si distant depuis quelque temps.

— C’est un malentendu. C’est que ça fait un petit bout de temps que je pense à te présenter à mes parents, à mes frères et à mes sœurs.

— Mais il n’y a pas de problème, Tony, je veux les rencontrer.

— Euh…, il est là, le problème, Valérie. Il faut que je te parle de ma famille avant que tu la rencontres.

Il prit sa main et entreprit de lui raconter la saga des Rosenbaum-Rosen.

— Pour que tu comprennes le cheminement de mon clan, il faut que je te raconte ce qui s’est passé un peu avant la Seconde Guerre mondiale. La conversation qui a eu lieu entre mon grand-père et mon arrière-grand-père a scellé le destin de chacun. Mon aïeul avait choisi de partir, de tout quitter et d’aller s’établir aux États-Unis. Grand-père était en profond désaccord avec lui. La France était sa terre natale et il entendait continuer d’y prospérer. Il croyait à tort que jamais l’Allemagne n’arriverait à répandre sa haine des Juifs à l’Europe entière. De son côté, mon arrière-grand-père arguait que l’humiliation subie par l’Allemagne, à qui on avait imposé le traité de Versailles après la Grande Guerre, ne resterait pas sans conséquence; les Allemands avaient soif de vengeance, croyait-il, et il était persuadé que les Juifs leur serviraient de boucs émissaires. Finalement, malgré les supplications et les engueulades, mon arrière-grand-père est parti, mais il n’a pas eu le temps de faire venir sa famille avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Sa prédiction s’est réalisée dans toute son horreur. Heureusement, mon grand-père a eu le temps de mettre ses enfants à l’abri.

Valérie écoutait sans mot dire. Bien souvent, elle avait été mise au fait par des documentaires à la télévision d’histoires semblables à celle que lui racontait Anthony. Mais soudain le détachement qu’elle éprouvait vis-à-vis d’images et de récits rapportés par des témoins qui lui étaient étrangers n’était plus de mise. Dans la bouche de son amoureux, les Rosenbaum étaient bien réels.

— Comment se sont rencontrés tes parents?

— Tout simplement parce qu’ils ont été accueillis par la même famille. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand ils se sont aperçus qu’ils étaient orphelins, ils se sont juré fidélité et ne se sont plus jamais quittés.

— Et les autres enfants? Tes oncles et tantes?

— Ils étaient ailleurs, dans une ferme d’un village voisin de celui où étaient mes parents. Ils ont malheureusement été découverts et emmenés dans un camp de concentration. Ils… n’ont pas survécu.

— Mais c’est horrible!

Valérie était sincèrement ébranlée par ce qu’elle entendait. Anthony voulut dédramatiser les choses. Il passa vite sur l’arrivée en Amérique de ses parents, venus rejoindre le grand-père de Schlomo, puis sur leur mariage et la naissance de ses frères et sœurs. Mais, lorsqu’il aborda le chapitre où son frère aîné découvrait toute l’histoire de la famille Rosenbaum et que, dans un accès de mysticisme, il replongeait dans la religion juive, entraînant avec lui une partie de la famille, son ton changea.

Si Valérie s’était montrée jusque-là à la fois sérieuse et bouleversée, la description du schisme et les multiples anecdotes d’Anthony sur le clan familial déclenchèrent chez elle un fou rire incontrôlable, et la tension accumulée dans les minutes précédentes se relâcha comme un ballon qui se dégonfle. Contaminé par le rire de Valérie, le jeune homme continua à parler, mais bientôt l’intensité de la rigolade le gagna et il fut incapable de continuer; il essuyait les larmes au coin de ses yeux en tentant de reprendre son souffle.

— On ne doit pas s’ennuyer, chez les Rosen!

— Non, crois-moi!

Ils se laissèrent emporter par un nouvel accès de rires débridés qui mit plusieurs minutes à se calmer. Ce fut en s’enlaçant qu’ils mirent fin à la conversation, le malentendu oublié. Valérie était maintenant prête à faire connaissance avec la drôle de tribu au sein de laquelle avait grandi Anthony.

 

Les Rosen et la branche Rosenbaum adorèrent Valérie. Il ne pouvait en être autrement, la jeune femme étant l’élue d’Anthony. Le fils prodigue, le frère adoré pour qui on tuait le veau gras, ne pouvait avoir fait qu’un bon choix. Robert et Anne Rosen eurent même le plaisir de converser en français avec elle et la surprise de constater que leur fils comprenait ce qu’ils disaient. Les rumeurs et les allusions au mariage furent vite étouffées par le jeune homme, mais le scénario se répéta aux vacances de Pâques suivantes lorsque Valérie emmena son amoureux chez elle pour le présenter à ses parents et à sa sœur. Sa mère ne cessa de lui répéter qu’elle ne pouvait laisser aller un si beau parti et qu’elle devait tout faire pour se l’approprier de façon définitive. Mais Valérie avait d’autres projets en tête, Anthony aussi. Leurs études étaient primordiales. De retour sur le campus, pris dans la frénésie des travaux et des examens, ils oublièrent bien vite toutes ces fadaises. Valérie voulait devenir avocate, Anthony, journaliste. Tous deux réalisèrent brillamment leur projet.

Ils n’avaient jamais parlé de l’après-université. Valérie savait qu’Anthony espérait être embauché par un grand quotidien de New York, mais lui ignorait le plan de match de sa dulcinée. Ce ne fut qu’une fois leur diplôme en main qu’ils abordèrent franchement la question et ce fut à ce moment qu’Anthony eut une surprise. Alors qu’il projetait de s’établir à New York avec Valérie, elle lui avoua qu’elle désirait rester chez elle, au Québec. Au mieux, elle irait à Montréal, mais elle n’avait pas du tout envie de recommencer ses études de droit pour pouvoir pratiquer aux États-Unis. Par ailleurs, elle comptait exercer sa profession et c’était chez elle qu’elle pourrait le faire.

— Mais pourquoi me parles-tu de cela maintenant? Tu savais que je voulais être embauché à New York.

— Je sais, mais je ne t’ai jamais dit que je voulais y rester.

— C’est bien là le problème. Pourquoi m’avoir laissé échafauder des plans pour les balayer à la dernière seconde?

— Mais quels plans, Tony? Ceux que tu as faits pour toi ou ceux que tu as faits pour nous sans que je le sache?

— On est ensemble, ou on ne l’est pas?

— Oui, on est ensemble, mais nous sommes dans les années 1980. Une femme a le droit de décider de ce qu’elle veut faire, de mener sa carrière. Si ton plan était tout forgé dans ta tête, il n’en était pas ainsi pour moi. C’est une fois mon diplôme obtenu que j’ai commencé à y penser. Je veux être avec toi, mais je veux aussi faire carrière, et ça, je ne peux le réaliser ailleurs qu’ici.

— Ce n’est que du blabla! Tu veux mettre fin à notre relation et, ta façon de le faire, c’est de dire : « Bye-bye, Tony, je retourne chez moi. »

— Mais pas du…

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Il s’était levé d’un bond et il s’éloignait d’elle à grandes enjambées. Elle resta interloquée. Elle eut beau crier son nom, il ne s’arrêta pas. Il marcha longtemps sans but. Il n’avait qu’une envie : une bonne bière suivie d’une autre et d’une autre encore, jusqu’à l’anesthésie totale. Pour qui se prenait-elle? Saborder son avenir comme ça! Elle savait ce qu’il voulait, elle avait fait exprès de tout lui faire péter au visage. Mais il ne laisserait pas Valérie saboter ses projets. Il irait à New York, point final!

Soudain, il se mit à pleurer, à chialer comme un enfant, incapable de maîtriser ses hoquets. Ce n’était pas d’un avenir sans Valérie qu’il voulait. Depuis qu’ils se connaissaient, ils passaient tout leur temps libre ensemble et il voulait que ça continue. Pendant toute la durée de ses études universitaires, sauf la dernière année qu’il avait passée au Québec, il avait vécu auprès des siens. Après tout, ce n’était que normal que Valérie veuille voir ses parents plus souvent. Il pouvait sans problème s’accommoder d’un séjour dans le Nord, sur cette terre où l’hiver exerçait son emprise presque six mois par an. Mais pouvait-il envisager de vivre toute sa vie enterré sous la neige, loin de la gloire que lui apporterait une carrière à New York?

Il s’arrêta devant une cabine téléphonique et appela chez lui. Sa mère répondit. Après l’échange habituel de banalités, elle voulut passer le combiné à son père comme d’habitude.

— Non, maman, c’est à toi que je veux parler.

— Oh! Qu’est qu’il y a, mon petit?

Anthony lui raconta ce qui venait de se passer. À l’autre bout du fil, Anne Rosen écouta sans dire un mot. Quand son fils eut terminé, elle redevint Anna Rosenbaum, la bonne mère de famille juive. D’une voix qu’elle croyait avoir perdue, celle de la femme sage qui veille sur son clan, elle parla longuement à son fils. Elle lui avoua que ce n’était pas Schlomo qui avait pris la décision de venir en Amérique; c’était elle. Elle lui avait dit que, s’il la suivait, il ne le regretterait jamais. Effectivement, il ne l’avait jamais regretté. À la fin, une courte phrase s’échappa de sa bouche comme un murmure :

— Mazel Tov 3, mon fils.

— Merci, maman!

Après avoir replacé le combiné sur sa fourche, il resta debout sans bouger pendant de longues minutes, après quoi il repartit vers le campus en marchant de plus en plus vite; il courait lorsqu’il y parvint. Il se rendit à la résidence des filles, mais Valérie n’y était pas. Il insista pour vérifier sa chambre. C’était plutôt chaotique sur les étages en cette fin de session, puisque tout le monde libérait la résidence pour l’été. Il dut se faire accompagner, mais il trouva effectivement la chambre de Valérie vide. De plus, personne ne l’avait vue. Il redescendit et chercha à tous les endroits où ils avaient l’habitude d’aller. Rien. Valérie avait disparu. Passablement découragé, il abandonna et retourna à sa résidence. Même si ses pensées étaient ailleurs, il fallait qu’il ramasse ses affaires lui aussi. En entrant dans sa chambre, il sursauta. Valérie était étendue sur son lit. Elle lisait.

— Mais qu’est-ce que tu fais là? Je t’ai cherchée partout.

— J’ai eu l’idée de faire la même chose, mais j’ai plutôt considéré qu’il était plus pratique de venir t’attendre à la seule place où tu devais fatalement revenir. Élémentaire, mon cher Watson!

— Brillante déduction, Sherlock. Mais comment es-tu entrée dans la résidence?

— Il n’y a plus de gardien de sécurité à cette période de l’année; c’est un étudiant qui surveille. Je lui ai dit que je devais récupérer des sous-vêtements que j’avais oubliés dans ta chambre. Il a rougi et m’a laissée entrer.

Malgré lui, Anthony pouffa de rire.

— Tony, si on s’arrêtait deux secondes et qu’on discutait? Ça ne peut pas finir comme ça, nous deux. Il y a sûrement une solution. Non?

Anthony leva la main pour lui imposer le silence.

— Val, je suis d’accord avec tout ce que tu vas dire. Tu m’as reproché de faire des plans pour nous deux et tu as raison. Vois-tu, je suis né à New York, j’ai grandi à New York, j’ai étudié à New York et je me voyais faire une grande carrière là-bas. Je croyais que, pour toi aussi, New York était la ville où tu voulais réussir. Mais je me suis trompé.

— Et tu as changé d’idée rapidement comme ça?

— Euh…, non, j’ai parlé à ma mère. C’est elle qui m’a recentré sur les choses importantes.

— Sage femme! Qu’est-ce qu’elle t’a dit?

Anthony fouilla dans sa poche et en sortit son porte-clés. Il entreprit d’en détacher les clés une à une et les laissa tomber par terre.

— Elle m’a dit que, si je t’aimais, je devais tout faire pour te garder. Elle m’a aussi dit que, même si tout le monde croyait que c’était mon père qui avait décidé de venir en Amérique, c’était elle qui avait pris la décision. Elle a dit à mon père que, s’il l’aimait, il la suivrait, une décision, a-t-elle ajouté, qu’il n’a jamais regrettée.

Anthony avait maintenant vidé son trousseau de clés sur le sol. Il tenait dans sa main un anneau de métal vide. Il posa un genou au sol.

— Valérie Cormier, veux-tu m’épouser? Je promets de te suivre où tu voudras, sans rechigner, sans rancœur. La seule chose importante pour moi, c’est d’être avec toi.

Contrairement à ce qu’elle avait toujours cru, Valérie ne pleura pas. Un immense sourire se forma plutôt sur son visage, et elle enlaça tendrement ce garçon si charmant qu’elle aimait tant. Elle lui murmura à l’oreille :

— Oui, j’accepte et je te fais la promesse que tu ne le regretteras pas, où que nous allions.

Ils s’embrassèrent passionnément. Puis, Anthony recula et la regarda. Comme elle était belle! Il lui demanda :

— Une bière pour fêter ça?

— Un verre de vin aurait été plus romantique, mais va pour la bière.

Il se leva et aida Valérie à se mettre debout. Elle fouilla dans son sac à main et tendit un dollar à Anthony.

— Pourquoi me donnes-tu ça?

— Bien, tu vas devoir t’acheter un nouveau porte-clés, car il est hors de question que je te redonne celui-là, même en échange d’une bague.

— Oh! c’est vrai, mes clés!

Il se pencha et les ramassa pour les remettre dans sa poche. Il prit le bras de Valérie qui lui enlaça la taille et ils redescendirent les étages de la résidence. À quelques pas de la sortie, Valérie s’arrêta. Elle délaissa Anthony, se tortilla bizarrement sur place et, comme une prestidigitatrice, retira son soutien-gorge par une de ses manches. Elle reprit le bras de son amoureux qui, éberlué, la regarda exhiber son sous-vêtement devant le jeune étudiant qui gardait l’entrée de la résidence.

— Merci de m’avoir laissée entrer; je l’ai récupéré.

Le jeune préposé, qui se balançait sur sa chaise, bascula sur le dos, envoyant valser en l’air les papiers qu’il tenait à la main. Les deux amoureux éclatèrent de rire en sortant du bâtiment.

— Espèce de chanceux! Je viens de te faire une réputation de séducteur.

— C’est bien la peine! Mes études sont terminées.

— Ah! mon cher, il n’est jamais trop tard pour soigner sa réputation.

— J’imagine plutôt le jeune gardien de la résidence. Il va rêver de toi pendant des nuits.

Les mois qui suivirent furent un tourbillon infernal. Le mariage, que le jeune couple voulait simple, échappa totalement à leur emprise. Anthony dut faire des pieds et des mains pour que les clans Rosenbaum et Rosen puissent s’entendre. Les premiers ne comprenaient pas qu’il ne fît pas un mariage traditionnel juif, même si la future mariée était une goy, une non-Juive. Les autres voulaient tout prendre en charge. De son côté, Valérie eut fort à faire pour freiner l’enthousiasme délirant de sa mère, pour qui le mariage de sa fille était d’une importance incommensurable. Finalement, sans trop s’en rendre compte, tout le monde se retrouva à Trois-Rivières par une belle journée d’été, réuni pour un événement fort heureux. Les parents d’Anthony lui remirent une lettre qui lui était adressée et qu’ils avaient reçue à leur maison de New York. C’était une offre d’emploi comme correspondant étranger pour le journal The New York Times, qu’il s’empressa de montrer à Valérie. Elle lui fit un sourire en dressant le pouce. Plus tard, Anthony devait aussi devenir chroniqueur au magazine L’actualité, puis à la télévision et à la radio de Radio-Canada, affecté autant au réseau anglais qu’au réseau français.

***

New York, 2008

De cette folle journée, Anthony avait toujours gardé une photo, simple, banale, mais où Valérie était si belle! Un seul nuage avait assombri leur relation.

Valérie avait voulu travailler quelques années avant de devenir enceinte. À la fin de la vingtaine, elle avait éprouvé l’appel de la maternité; ils étaient prêts à fonder une famille. Mais la nature leur avait joué un tour. Après cinq ans de tentatives infructueuses et de visites médicales, Valérie avait compris qu’elle ne serait jamais mère. Son deuil avait été pénible. Malgré les exhortations d’Anthony en faveur de l’adoption, rien ne l’avait fait changer d’idée. Puisque son corps refusait de lui en donner, elle n’aurait jamais d’enfants. Cette période noire avait été difficile pour leur couple, mais ils avaient fini par se rejoindre et par comprendre que leur union ne céderait pas malgré ce coup du sort. Anthony Rosen et Valérie Cormier seraient un couple sans enfants qui s’occuperait de leurs neveux et nièces. Mais Anthony avait toujours un petit pincement au cœur en se remémorant leur profonde déception.

Pendant que l’avion amorçait sa descente finale vers New York, Anthony, maintenant profondément endormi, revivait en rêve la mort de Valérie. Dans son cauchemar, il entendait distinctement le téléphone sonner sur son bureau. Il se voyait décrocher en lançant un : « Rosen » de sa belle voix modulée. Son interlocutrice était visiblement en état de choc. Elle pleurait et parlait en hoquetant. Anthony avait mis quelques secondes à reconnaître Judith, la secrétaire de son épouse.

— Oh! monsieur Rosen, c’est affreux, affreux!

— Qu’y a-t-il, Judith? Reprenez votre souffle.

— C’est votre femme, monsieur, un…, un gros accident.

Les pleurs avaient repris de plus belle. Anthony avait commencé à vraiment prendre panique.

— Je vous en prie, Judith, qu’est-il arrivé à ma femme et où est-elle?

— Elle a eu un terrible accident. Elle est à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont.

Il était parti à toute vitesse en pestant comme jamais contre le trafic de Montréal. Quand il était arrivé aux urgences, il avait mis quelques minutes à s’orienter et surtout à trouver quelqu’un pour le renseigner. Un médecin était finalement arrivé.

— Docteur, je suis Anthony Rosen. Ma femme, Valérie Cormier, a été conduite ici.

— Je sais, monsieur Rosen. Je suis désolé, votre femme a été impliquée dans une violente collision, son foie a éclaté et…

— Où est-elle? Je veux la voir.

Votre femme n’a pas survécu, monsieur…

Anthony se réveilla brutalement au moment du choc des roues de l’avion contre la piste. Il venait d’atterrir à New York.