VI

Algérie, 1954

— Les petits gars, nous allons effectuer une opération chirurgicale. Nous entrons, nous nettoyons et nous sortons.

Les hommes de Ducournau l’auraient suivi en enfer. Chef admiré, dur et intransigeant, il savait galvaniser ses hommes. Lorsqu’il débarqua avec ses paras en Algérie en novembre 1954, précédé d’une légende qu’il n’avait pas volée, il était attendu. Après le désastre de l’Indochine, les autorités françaises ne voulaient pas perdre un autre pan de leur empire colonial.

Marcel et Max Delcourt n’avaient plus rien à voir avec les gamins qui avaient quitté leur petit logement de Paris des mois auparavant. Ils avaient tous les deux un corps musclé, endurci, résistant, un corps fait pour se battre. Ils savaient faire la guerre. En mettant le pied sur le sol algérien, ils savaient qu’ils venaient en découdre avec le FLN5 et l’ALN6. On les envoyait directement au cœur de la rébellion, dans l’Aurès. Le colonel Ducournau avait fait l’Indochine. Il avait appris les quatre règles de la Grande Guérilla de Mao Tse Toung, que ses ennemis avaient utilisées contre lui : Quand l’ennemi avance, je bats en retraite. Quand il s’arrête et campe, je le harcèle. Quand il cherche à éviter la bataille, je l’attaque. Quand il se retire, je le poursuis et je le détruis. Maintenant, Ducournau voulait s’en servir contre ses nouveaux adversaires.

Pour les paras, le coup de feu arriva assez vite. Alors qu’ils étaient attablés dans leur quartier à dévorer leur repas du midi, le colonel entendit un appel sur sa radio : « Avons accroché bande fell7 importante. Feu nourri. Avons morts et plusieurs blessés. Possibilité contre-attaque… » Le militaire était reconnu pour sa vitesse de réaction. Il avait même gagné le surnom de Ducournau la foudre. Neuf minutes après l’appel, ses hommes étaient prêts à partir. Au début de l’après-midi, le 1er bataillon du 18e RIPC8 du commandant Grall le voyait arriver avec ses hommes. Bientôt, la contre-attaque commençait. Les Algériens de l’ALN qui avaient tendu une embuscade au bataillon de Grall étaient bien armés et résistaient furieusement. Mais ils n’eurent bientôt plus la possibilité de fuir. Après cinq heures de furieux combats, ils étaient encerclés et les derniers survivants se rendirent. Les paras revinrent au campement avec un camion qui contenait vingt-trois cadavres et dix-huit prisonniers. En interrogeant les survivants, le colonel Ducournau découvrit que parmi les dépouilles gisait celle d’un important chef rebelle qui avait acquis une réputation d’invulnérabilité. Par ses soins, la nouvelle de son décès circula bientôt parmi la population locale. La légende des hommes de Ducournau la foudre venait de naître.

Cependant, les jeunes parachutistes qui s’étaient battus durant des heures n’avaient rien à voir avec des êtres de légende. Ils étaient abasourdis et choqués par ce premier affrontement. Assis en face de Max, Marcel voyait bien son frère lui parler, mais le bourdonnement dans ses oreilles était tel qu’il ne saisissait qu’une syllabe sur deux. Autour de lui, personne ne souriait. Chacun mangeait machinalement et tous n’avaient qu’une envie : aller dormir. Mais Max ne lâchait pas son frère. Il se rapprocha de lui pour qu’il l’entende.

— Ah! Marcel, je te l’avais dit qu’il fallait choisir les paras! Nous allons nous couvrir de gloire, avec Ducournau.

— Si tu le crois… Tout ce que je souhaite, c’est de rester en vie.

Max regarda son frère, et une colère sourde monta en lui. Il croyait revoir le Marcel de la guerre, peureux et sans courage.

— Tu veux retourner à Paris dans notre petit logement miteux? C’est ça que tu veux?

— La ferme, Max! Ta gloire aurait été de courte durée, aujourd’hui, si ce n’avait été de moi. Pendant que tu t’exposais pour jouer au courageux soldat, je t’ai sauvé la vie deux fois et tu n’as même pas été foutu de t’en apercevoir.

— Je ne te crois…

— Fous-moi la paix! Tu es tellement obsédé par l’idée de ressembler à papa que tu en oublies l’essentiel. Nous avons une vie à vivre. Je t’ai sauvé la mise encore aujourd’hui, mais je ne serai pas toujours là pour toi.

Sur ce, il se leva en faisant brusquement glisser sa chaise, ce qui fit sursauter tout le monde. Il planta là son frère éberlué qui, pour la première fois, venait de perdre la face devant son aîné. Ce soir-là, Max prit une cuite monumentale pour oublier l’humiliation dont il se sentait victime. Il ne parla ni à son frère ni aux membres de sa troupe pendant plusieurs jours. Puis, tranquillement, il recommença à bavarder avec chacun et tout rentra dans l’ordre.

Quelques semaines plus tard, la carrière de Marcel prit une tangente différente de celle de son frère; il était devenu tireur d’élite. Toujours un peu en retrait, il protégeait ses frères d’armes du mieux qu’il le pouvait. Par la lunette de son nouveau fusil, un MAS 49-56, il avait une vision différente des combats. Alors que ceux qui étaient dans l’action agissaient d’instinct, lui devait prévoir les mouvements et trouver la bonne cible pour permettre à la troupe d’avancer. Chaque fois qu’il voyait un des siens tomber, il en était malade. Il commença à développer une haine des fells qui allait tourner à l’obsession. Un jour que le sergent l’avait chargé d’un interrogatoire, il péta un plomb; il lui fallait des résultats, il devait arrêter les membres du FLN qui tuaient des Français. Il devait trouver un moyen d’enrayer le complot qu’il imaginait. Il valida lui-même son dérapage en se disant que la fin justifiait les moyens et il tortura son prisonnier. Il obtint des aveux, ce qui l’encouragea à répéter son manège avec d’autres captifs. Il demanda ensuite leur transfert à la prison locale. En voyant l’état de ses nouveaux pensionnaires, le commissaire de police refusa de les prendre en charge. Marcel fut blâmé pour exactions et muté temporairement ailleurs.

Max fut atterré en apprenant la nouvelle. Pour la première fois, il allait être séparé de son frère. Mais sa réaction fut plus forte encore quand il sut pourquoi Marcel allait être transféré. Lorsqu’il vit partir le camion qui le transportait, il courut derrière en vociférant.

— Alors, c’est ça, ta vie? Tu vas encore me faire la leçon? Tu crois que ça vaut mieux que la gloire, ce que tu as fait?

Il s’essouffla, courut de moins en moins vite et s’arrêta pour voir le camion disparaître au loin. Des mois allaient passer avant qu’il revoie son frère. En attendant, de citation en citation pour son courage au combat, il faisait son chemin, montait en grade et se comportait en soldat. C’était une tête brûlée, certes, un exalté, mais il s’avérait diablement efficace. Il fut choisi pour faire partie des officiers du 14e RCP, un nouveau régiment créé à Toulouse en 1956. Ce détachement de chasseurs parachutistes ne tarda pas à s’illustrer. C’était la guerre, la vraie, avec des accrochages constants et un ennemi aussi difficile à attraper qu’un serpent.

Pendant que Max parcourait l’Algérie, Marcel avait provisoirement réintégré son unité. Les bataillons étaient créés et dissous régulièrement. Après quelque temps, il se retrouva au sein de la 10e division parachutiste 3e RCP. Il avait mis sa croisade en veilleuse et on lui laissait la paix à cause de ses talents de tireur. Les bombes sautaient partout dans les grandes villes d’Algérie, semant la terreur parmi la population européenne et les pieds-noirs, ainsi qu’on appelait les Français nés en Algérie. La police et l’armée régulière ne suffisaient plus; il fallait faire appel aux paras. On investit des pleins pouvoirs le général Massu, commandant de la 10e DP 9.

Le 14 janvier 1957, en pleine nuit, la 10e DP encercla la casbah d’Alger. Sans faire de bruit, des files de parachutistes envahirent les ruelles étroites. Lorsque retentit un long coup de sifflet, toutes les maisons qui étaient suspectées d’abriter des membres du FLN ou des sympathisants furent visitées. Les portes étaient enfoncées et les paras, mitraillette et lampe de poche au poing, arrêtèrent les gens sur place. Au lieu des deux cent cinquante prévues, on se retrouva bientôt avec plus de mille cinq cents personnes en détention. Il fallait les interroger et obtenir des réponses, de sorte qu’il fallait procéder à des interrogatoires musclés. Marcel fut mis à contribution. Les langues se délièrent et les caches d’armes du FLN furent mises au jour. On obtint l’organigramme complet de l’organisation armée, ce qui permit l’arrestation dans les mois suivants des membres clés. Même si l’armée gagna ce qu’on appela la bataille d’Alger, pour l’opinion publique française, ce fut une défaite morale. Le recours systématique à la torture était très mal perçu par les Français de la métropole.

Marcel obtint une permission avec le droit de retourner en France. Il hésita longuement avant d’aller revoir le logement où ils habitaient, son frère et lui, mais la curiosité l’emporta. Adossé au mur de l’immeuble qui faisait face à leur ancienne adresse, il regarda l’endroit où, finalement, il n’avait laissé que peu de bons souvenirs. Il soupira. Il allait repartir quand il vit apparaître une silhouette au loin. Figé, il regarda son frère approcher. Max s’arrêta devant lui, son éternel sourire aux lèvres.

— Salut, frérot! Permission?

— Oui, et toi?

— Permission aussi. Tu n’as pas pu résister, hein?

En disant cela, il montra du doigt l’unique fenêtre de la façade de leur ancienne demeure.

— Ouais! Je me demande pourquoi, d’ailleurs.

— Allez, tu viens prendre une bière?

Marcel hésita quelques secondes, mais il emboîta le pas à son frère. Ils trouvèrent un petit endroit sympathique et tranquille, où ils s’appuyèrent au bar en demandant un demi chacun. Marcel regarda l’uniforme de Max.

— Tu es au 14e RCP, maintenant?

— Oui, depuis quelques semaines. Et toi?

— 10e DP, 3e RCP.

Max se crispa.

— Tu as fait la rafle d’Alger?

— Oui.

— Il s’est passé de sales choses, là-bas.

— Pas plus qu’ailleurs.

Max se tourna vers son frère, le verre à la main.

— Alors, tu as continué.

— Continué quoi?

— Ne fais pas l’imbécile, Marcel, je déteste les ratons autant que toi, sinon plus, mais ce que tu fais est indigne d’un soldat.

— C’est aussi digne que ce que tu fais, toi. J’essaie d’éviter un bain de sang; je trouve des renseignements qui, ultimement, vont te sauver la vie.

— Ah! Toujours ta marotte de me sauver la vie! J’espère au moins que tu prends ton pied quand tu entends les cris de tes…

Il ne put terminer sa phrase. Marcel lui décocha un formidable coup de poing qui l’envoya valser dans la pièce. En proie à la panique, le propriétaire du lieu saisit son téléphone pour appeler la police, mais la bataille n’eut pas de suite. L’aîné, furieux, quitta l’endroit à grandes enjambées, devant son frère qui refusait de répliquer. Le puîné se massa la mâchoire. Il s’en voulait d’avoir provoqué Marcel, mais, en même temps, il ne pouvait accepter qu’il se soit fait tortionnaire. Il venait de poser une barrière entre eux. C’était bien la dernière chose qu’il voulait, mais il était trop tard; ce qui était dit était dit. Il ramassa son béret et quitta les lieux à son tour. Il erra un peu dans la ville avant de regagner son hôtel.

***

Alger, mai 1958

Les frères Delcourt allaient et venaient entre l’Algérie et la France au gré des permissions ou des périodes d’entraînement, mais sans plus jamais se croiser. Ils en profitaient pour rencontrer des filles, des pieds-noirs surtout. Si Marcel était très timide et qu’il cherchait le grand amour, Max, en revanche, consommait les liaisons sans penser au lendemain.

Le plus jeune fit deux séjours un peu plus longs en sol français à la suite de blessures subies en mission. De retour en Algérie au mois de mai 1958, il arriva juste à temps pour vivre le putsch d’Alger, une rébellion qui avait pour but d’empêcher la constitution du gouvernement Pierre Pflimlin, dont la politique allait à l’encontre du maintien de l’Algérie au sein de la République française. Les soldats du 10e DP participaient à cette action, et Max se demanda si son frère était là. Il lui était impossible d’obtenir des informations. Pendant ce temps, en France, le général de Gaulle, personnage mythique de la Seconde Guerre mondiale, en avait fini avec sa longue traversée du désert et on lui demandait de servir à nouveau à la tête de l’État.

En Algérie, la guerre continuait. Max avait combattu aux quatre coins du pays et il se voyait maintenant impliqué dans ce qu’on appelait la guerre des frontières pour empêcher les membres du FLN de s’approvisionner en armes et en nourriture dans les États voisins. Au même moment, Marcel et ses camarades du 3e RCP étaient sortis d’Alger, car le climat malsain des interrogatoires jouait sur leur moral. Le commandant de la troupe s’en était aperçu et voulait donner un répit à ses hommes.

Les années 1958, 1959 et 1960 marquèrent un retournement de la guerre en faveur des forces françaises. Mais, politiquement, il en allait tout autrement. L’Algérie se dirigeait inéluctablement vers une autonomie totale, au grand dam de certains généraux qui venaient de mener sept années de durs combats. Ils se sentaient trahis par le général de Gaulle. Pour eux, l’Algérie devait rester française. Ils fomentèrent le putsch des généraux. Si l’armée régulière resta à l’écart de cette révolte, quelques régiments de la Légion étrangère et des paras participèrent à l’insurrection. Les frères Delcourt se trouvaient tous deux dans des unités qui y prirent part.

Max était au sein d’une troupe de mille hommes qui, le vendredi 21 avril 1961, s’emparait des points stratégiques d’Alger. Mais les chances de réussite étaient minces, puisque les insurgés représentaient une très petite partie des troupes présentes en Algérie. Si, pendant deux jours, la situation resta flottante, un discours du général de Gaulle fit tourner le vent. À partir du mercredi 26 avril, les troupes en révolte commencèrent à se rendre. Deux cent vingt officiers perdirent leur commandement et trois régiments de paras furent dissous, parmi lesquels ceux des frères Delcourt. Max fit tout pour retrouver son frère, sachant que, vu son passé de tortionnaire, les risques étaient grands pour lui. Il sut par des amis qu’il s’était joint à l’OAS10 et il rejoignit lui aussi cette organisation. Un soir, dans une maison isolée en banlieue d’Alger, il put enfin voir Marcel. Si son accueil fut glacial, il ne se laissa pas démonter. Il l’entraîna à l’extérieur pour discuter avec lui et il mit peu de temps à comprendre que Marcel, tout comme lui, avait beaucoup souffert de la guerre. Ses convictions en faveur d’une Algérie française étaient vacillantes.

De son côté, Max avait peur d’être séparé à nouveau de lui. Malgré leur relation qui avait oscillé entre l’amour et la haine au fil des ans, un lien plus fort que tout les unissait : celui des orphelins. Chacun avait besoin de l’autre, chacun veillait sur l’autre. Alors, il parla, parla, saoulant Marcel de mots. Lorsqu’il le sentit prêt, il ouvrit son jeu :

— Tu m’as souvent dit que tu voulais vivre. Si on reste ici, nos chances d’atteindre cet objectif sont aléatoires. Nous avons passé au travers de la guerre, mais rien ne dit que notre chance ne tournera pas.

— Qu’as-tu à proposer?

— Si on foutait le camp d’ici?

— Mais, Max, on s’est battus durant sept ans ici pour rien?

— Il faut parfois reconnaître qu’on a perdu la partie.

— Toi qui voulais te couvrir de gloire!

— J’ai réussi, Marcel, j’ai réussi. Pendant tout le temps que j’ai passé ici, j’ai récolté ma part de gloire. Maintenant, il faut passer à autre chose. Tu n’en as pas marre d’être clandestin? De te battre contre des Français?

— Mais comment va-t-on faire pour sortir d’ici?

— Nous avons un réseau, dans le régiment. Même s’il est dissous, je peux avoir des papiers officiels en trois jours. Un expert ne verrait pas la différence.

— Et on irait où?

— Au pays de tous les rêves, Marcel, en Amérique.

— Un coin particulier?

— La Nouvelle-Orléans?

— Le dernier endroit qui évoque encore la France au Nouveau Monde. Va pour La Nouvelle-Orléans.