17

Regardez ce que j’ai trouvé !

D’un geste délicat, Surendra Parekh posa une petite assiette sur la table du réfectoire où plusieurs membres de l’équipe prenaient leur déjeuner. Ils accueillirent la surprise avec un grognement…

— J’ai horreur des calamars, dit Paretti.

Eddie remarqua immédiatement l’attroupement des scientifiques. Une petite créature gélatineuse dont Parekh soulevait les tentacules et autres extrémités avec une spatule. Mesevy resta à l’écart.

— Et l’interdiction de prendre des échantillons, vous l’oubliez ? demanda Eddie. Où avez-vous trouvé ça ?

Les murmures de félicitations s’éteignirent.

— Eh, il est déjà mort, dit Parekh.

— Comment l’avez-vous rapporté ici ?

— Vous n’avez jamais rien volé, durant votre enfance, Eddie ?

— Non, jamais de la vie.

— Eh bien, vous seriez surpris de voir comme il est facile de ramasser un objet quand quelqu’un se détourne quelques instants. Le marine Webster n’a pas les yeux dans sa poche !

Eddie tira à pile ou face dans sa tête : s’attirer la sympathie de tout le monde, ou faire ce qu’il fallait ? Face. Deuxième option. Il se leva.

— Bon sang, vous croyez que c’est un jeu avec Frankland, c’est ça ?

— C’est mort ! Où est le problème ?

— Qu’est-ce que vous comptez en faire ?

— Eh bien, je pensais le servir avec une petite sauce au beurre manié – à votre avis, que font les biologistes marins avec les spécimens ? On les dissèque.

— Allez le reposer là où vous l’avez trouvé.

— Mais…

— Vous allez nous attirer des problèmes épouvantables…

Parekh lui lança le genre de regard de pitié réservé aux moins intelligents des humains.

— Il était échoué.

Elle recommença à soulever des tentacules avec sa spatule. La pauvre créature ne possédait pas la luminescence qu’ils avaient aperçue depuis les falaises. Avec un peu de chance, ce n’était même pas un bezeri. Il était trop petit, déjà. Il tendit la main et arrêta le bras de Parekh.

— Attendez que Shan soit rentrée. Laissez-le.

— Ne me touchez pas !

Divers commentaires fusèrent depuis le groupe, qu’il préféra ne pas entendre.

— On a besoin de son autorisation pour pisser, maintenant ? lança Galvin dans une saute d’humeur inhabituelle. C’est déjà assez pénible de devoir lui soumettre tous nos rapports, sans qu’elle se mette à superviser notre travail.

— Bon, ça suffit. (Il ouvrit sa base de données et commença à appeler Shan et Lindsay, par sécurité.) Je ne peux pas vous laisser faire ça.

— Non. (Parekh s’avança vers lui, l’air menaçant.) Ça suffit maintenant. Je n’ai pas abandonné tout ce qui comptait à mes yeux pour venir prendre des photos.

Si ç’avait été Rayat, ou l’un des hommes, il aurait pu le frapper. Sans hésiter. Tout ce qu’Eddie avait appris dans sa jeunesse l’empêcha de faire ce qu’il aurait dû : retenir Parekh physiquement. Violemment. Mais on ne tape pas une femme.

Parekh souleva l’assiette et se dirigea vers le couloir qui menait aux laboratoires de fortune. Eddie se mit sur son chemin et Parekh marqua un temps d’hésitation avant de le dépasser d’un coup d’épaule. Divers signes annonciateurs avaient dû lui montrer qu’Eddie ne frapperait pas une femme. Elle pressa le pas jusqu’à la chambre froide, et claqua le battant derrière elle.

La porte hermétique se verrouilla dans un sifflement. Eddie y frappa et jura deux ou trois fois, mais il avait perdu le combat. Il aurait dû l’arrêter dans le réfectoire. Mais il n’aurait jamais imaginé des scientifiques si décidés – ni qu’il se laisserait si facilement vaincre. Ces salauds ne suivaient pas les règles comme les marines. Il appela encore Shan et Lindsay, et attendit.

Cela prenait beaucoup trop longtemps. Dix minutes.

Mesevy et Lindsay arrivèrent en courant.

— Frankland arrive, dit Lindsay. Je lui ai expliqué ce qui s’est passé par comm. Elle est furieuse, je vais me faire crucifier. Ce con de Webster était censé la surveiller.

— Personne ne savait que Surendra aurait ce genre d’idée, aussi, dit Mesevy. Ce n’est pas sa faute.

— Comment on ouvre cette porte, maintenant ?

— C’est un sas hermétique. On ne l’ouvre pas.

Si la créature s’était vraiment échouée, peut-être que cela ne dérangerait personne. À la limite, il ne serait pas nécessaire d’en parler. Il envisageait encore des solutions diplomatiques quand le sol se mit à vibrer sous des pas lourds, rapides. Shan, en treillis et veste de sport, arriva et les regarda comme si elle exigeait une réponse. Elle désigna la porte.

— Là-dedans ?

— Malheureusement, souffla Eddie. Elle ne sortira pas sans aide.

Il distingua une longue cicatrice boursouflée le long du biceps gauche de Frankland. Sur une femme aussi musclée, même un peignoir en éponge aurait eu l’air martial.

Shan frappa la porte quatre ou cinq fois du poing.

— Parekh, écartez-vous de ce corps et ouvrez la porte. Immédiatement.

Pas de réponse. Shan n’attendit pas, et ne recommença pas.

— Trouvez-moi Chahal et Bennett.

Mesevy s’éloigna au pas de course.

Shan foudroya la porte du regard. Eddie crut un instant que le montant allait céder sous la seule force de ce regard. Lindsay, en orbite autour de Shan, s’efforçait vaillamment d’avoir l’air utile.

— Désolée, Madame, j’ai commis une grave erreur.

— Ce n’est pas votre faute. Le problème vient d’elle.

— J’aurais dû…

— Mais vous ne l’avez pas fait. Inutile de vous inquiéter.

— Qu’allez-vous faire ?

— La sortir de là et m’inquiéter. J’aimerais faire vider une cabine où nous pourrons la confiner. En l’attachant, s’il le faut. Dès que cette connasse sortira, nous la mettrons aux arrêts.

Les pas de Bennett et Chahal les firent se retourner. Shan lança à Eddie un regard glacial. Il se demandait si elle n’allait pas lui tomber dessus pour n’avoir pas arrêté la scientifique.

— Vous attendez quoi, un article ? Bon, ne vous mettez pas dans nos pieds. Chahal, ouvrez-moi cette porte.

— Nous pouvons accéder aux commandes du sas par la console centrale, ou faire sauter la porte. (Chahal consulta le panneau de statut. Il avait tout un tas d’outils passés à la ceinture.) Elle a activé les commandes prioritaires depuis l’intérieur.

— Qu’est-ce qui prendra le plus de temps ?

— Je peux atteindre le verrouillage hermétique en dix minutes avec un découpeur laser, ou faire sauter la porte en cinq.

Shan baissa la voix.

— Ouvrez par le toit. (Elle frappa trois coups à la porte et cria.) Nous allons faire sauter l’entrée dans dix minutes, Parekh. Ouvrez, et vous ne serez pas blessée. Sans ça, l’explosion pourrait vous arracher le visage. Pour le moment, je m’en cogne.

Pas de réponse, mais Shan s’y attendait : Chahal était déjà sur le toit. Un léger bourdonnement signala qu’il découpait la membrane supérieure cachant le mécanisme. Parekh croirait peut-être qu’ils allaient faire exploser la porte. À sa place, Eddie n’en aurait pas douté. Les mains sur les hanches, Bennett regardait par terre. Ça allait mal finir.

Shan était plus résignée qu’enragée, mais son visage était exsangue.

— Une fois que la porte sera ouverte, j’entre et vous la menottez.

— Je n’ai pas de menottes.

— Alors il faudra que je la tienne. On a une cabine où l’enfermer ?

— Webster s’en occupe.

— Espérons qu’elle sera plus efficace ce coup-ci !

Le regard braqué sur la porte, ils attendaient. La surface de l’écoutille trembla sous la force appliquée depuis le sommet, puis soupira quand les verrous de renforts se rétractèrent dans leur glissière. Shan ouvrit la porte.

Par la suite, Eddie eut du mal à se rappeler ces quelques secondes avec exactitude. Shan se glissa devant Parekh en silence, et lui assena un coup de poing en plein visage. La scientifique, les yeux écarquillés, s’écroula avant d’avoir esquissé un geste. Le plateau et son contenu chavirèrent avec fracas.

— Bennett, emmenez-la.

Sonnée, Parekh essaya de se remettre sur pied, quand Bennett lui saisit le bras et la tira au dehors. Moins de trente secondes. Économique, brutal et très loin des façons de faire de la Navy. Lindsay avait eu l’intelligence de se sortir des pieds de Frankland. À l’évidence, la superintendante s’y connaissait. Mais Lindsay n’avait pas l’air d’approuver.

Shan se massait la main droite. Oui, elle avait tapé fort.

— Oh, mon Dieu, soupira-t-elle en regardant les restes à ses pieds. Oh, mon Dieu… Bon, essayons de remettre de l’ordre.

Eddie regarda depuis l’écoutille. Shan enfila une paire de gants et saisit une tablette de plastique. Il y avait un côté désespérant et indigne à ramasser ce petit corps ainsi, comme un plat renversé, mais c’était la seule solution. Elle le fit glisser sur la tablette.

— Vous devez m’en vouloir, hein ? dit Eddie sans quitter le cadavre des yeux. J’aurais dû le lui prendre.

— Je ne m’attends pas à ce qu’un civil s’occupe des problèmes réclamant une intervention physique. À vrai dire, j’aurais été plus que surprise que vous le fassiez. Au moins, vous m’avez appelée.

— Vous lui avez collé une sacrée beigne…

— Il fallait ça. Bon, c’est la catastrophe. C’est un jeune bezeri, et je dois le rapporter immédiatement à Aras. Et le pire, c’est que je ne sais pas comment ce drame va s’achever.

— Vous êtes sûre ? On est obligés de leur dire ?

— Hélas oui…

Shan partit avec le plateau, que Lindsay avait recouvert d’un mouchoir. Dans le couloir, Mesevy, Rayat et Galvin se massaient comme les témoins d’un accident. Ils avaient vu passer Parekh et son nez ensanglanté. Et, qu’ils soient ou non d’accord avec ses actions, elle faisait partie des leurs. Ils gardèrent le silence. On venait de tracer une première ligne entre les passagers et les officiers. À l’avenir, la vie serait moins confortable.

Shan s’arrêta au bout du passage.

— Lindsay, j’aurai besoin de vous parler en privé. Dans ma cabine, après le dîner. D’ici là, gardez Parekh au frais, et que personne ne lui parle. Oh, et aussi… Rendez leurs armes de poing à vos hommes. (Elle regarda Eddie.) Où est votre caméra ?

— Je n’enregistrais pas.

— Bien.

— Qu’est-ce que c’était que cette idée ?

Avec Bennett qui occupait toute la porte et Shan qui s’appuyait contre le mur, bras croisés, Parekh avait préféré se blottir sur son lit, contre la paroi. Elle regardait la superintendante de ses deux yeux au beurre noir.

— C’était déjà mort… répondit Parekh.

C’était un bezeri. Un jeune.

— Eh bien, si vous partagiez un peu d’infos avec nous, je n’aurais pas eu besoin de regarder, hein ?

— Combien de temps il va falloir le répéter ? Pas d’échantillons. Vous comprenez pourquoi, maintenant ?

— Écoutez, il était déjà mort. Nous pourrons leur expliquer.

— Bon… Repensons un peu votre attitude envers les espèces, d’accord ? Ce n’est pas un animal écrasé. C’est un enfant. Vous savez ce que ça veut dire, en termes humains ? Vous trouvez un bébé mort dans un accident. Vous le ramassez et vous l’emportez, parce que vous êtes curieuse. Sans prévenir qui que ce soit. Surtout pas les parents. Vous l’emportez pour faire quelques tests et le découper. Vous comprenez ? Est-ce que vous allez vous rentrer ça dans le crâne ?

Parekh encaissa sans répondre. Pourtant, Shan attendait, sans savoir pourquoi. Elle n’avait rien à gagner à lui faire la leçon. Bennett la laissa sortir et referma la porte derrière eux. Comme tout bon adjoint, il commençait à anticiper ses mouvements.

— Combien de temps allez-vous la laisser là-dedans, Madame ?

— Jusqu’à ce que les autres aient compris, et que je sache ce que ça va nous coûter.

— Ils sont dans le réfectoire. Nous leur avons demandé de vous attendre.

Ça devenait une habitude. Réunir les passagers pour leur crier dessus un bon coup. Le réfectoire était trop plein. Les marines avaient beau se tenir au repos près des murs, ils portaient tous une arme. Ce n’était plus du tout la même ambiance que pour le réveillon du Nouvel An. Assis en bout de banc, à la fois dans le groupe et à l’écart, Eddie s’était trouvé une place de journaliste : observateur plus que participant.

Elle regarda autour d’elle. Toujours établir un contact visuel, pour que les gens se sentent concernés. Ça marche sur tout le monde, sauf sur Champciaux. Il ne devait pas se rendre compte que, par association, lui aussi était un gethes. Pas seulement un collectionneur de cailloux arrivé en mauvaise compagnie.

— Bon… J’imagine que vous avez tous discuté de ce qui s’est passé aujourd’hui, alors je vous épargne les détails. Le Dr Parekh est confiné à ses quartiers jusqu’à ce que j’aie reçu la réponse des bezeri.

— Elle est aux arrêts ? demanda Galvin en levant à moitié la main.

— Au sens où elle ne sortira pas de cette cabine avant que j’en donne l’ordre, oui.

— Était-il vraiment nécessaire d’avoir recours à la violence ?

— Quand les mots échouent, il ne reste que ça.

— Et nous ?

— Confinés à la base jusqu’à nouvel ordre. Je ne sais plus comment vous faire comprendre le risque que nous courons. Donc, c’est le dernier avertissement. Nous ne sommes pas les maîtres de la création. Cette planète ne nous appartient pas. Je rappelle que je n’hésiterai pas à instaurer la loi martiale. Ni à abattre personnellement le premier connard que je verrai faire n’importe quoi. Tout cela s’inscrit dans mes attributions.

— Vous dépassez les bornes.

— C’était du pillage de tombe. Vous voudriez que j’aille m’amuser avec votre cadavre ?

— Ça donne envie de se faire incinérer…

Sur ces mots, Rayat s’avança pour une sortie remarquée. Webster, la main sur son arme, lui bloqua le passage.

— Ne tentez pas le diable, dit Shan.

Les passagers parurent retomber dans une soumission résignée aussi vite que l’humeur était montée. Ils sortirent calmement, l’un derrière l’autre, entre Bennett et Lindsay qui flanquaient la porte. Eddie les suivit, et referma la porte après un regard en arrière.

— On est foutus, soupira Shan en s’asseyant sur une table, les pieds dans le vide. Je ne sais pas comment ça va se résoudre, mais je pense qu’on va avoir fort à faire avec nos amis les érudits.

— On s’en occupera, dit Lindsay.

— Honnêtement… je vais vraiment avoir besoin de vous pour que ça ne dérape pas.

— Pas de problème, Madame, répondit Bennett en relevant les yeux.

— D’accord. Faites ce qu’il faudra pour les garder ici. Josh a prévenu Aras ; j’irai le voir demain matin. Le corps est encore dans la chambre froide. Je sais, c’est désagréable de l’avoir à côté des vivres, mais c’est le seul endroit, et il est dans un sac scellé. Alors gardez-le à l’œil, et ça ira. OK ?

Avec un hochement de tête commun, ils se redressèrent. Comme un seul système nerveux. Inébranlables, fiables, professionnels. Elle pensa brièvement à la « relève », son ancienne équipe d’officiers à Western Central, et ce souvenir se coinça dans sa gorge, comme toujours quand les larmes vous prennent à l’improviste. Eux aussi, elle pouvait compter dessus…

Lindsay fut la dernière à partir.

— Vous vous sentez bien ?

— Plutôt bien, même, vu la situation.

— Je me demandais… la vue du bébé bezeri aurait pu vous faire un choc.

— J’essaie de ne pas penser en ces termes. Comme Parekh, j’imagine. Elle verrait ça comme du sentimentalisme, pas de la science.

— Hé ! Ce sont les premiers à utiliser des arguments religieux en guise de science.

— Je ne vous suis pas

— C’est dans la Bible de Josh, dans le premier livre – l’homme règne. Si vous discutez avec des scientifiques ils vous ressortent la même excuse biblique. Bien sûr, à les entendre, c’est une question de « conscience » et non d’âme. Et on peut oublier que les bezeri sont conscients, puisqu’ils ressemblent à des animaux. Alors on peut en faire ce qu’on veut.

— Vous pensez que toute vie est sacrée ?

— Pas tout à fait. Disons que, pour l’instant, personne ne m’a prouvé que la vie humaine est plus sacrée que les autres. (Le BR se réveilla dans un coin de son esprit. Toujours cette Helen.) Enfin, vous ne vouliez sans doute pas une conférence sur l’éthique postmoderne. Revenons à Parekh.

— Écoutez, je suis vraiment désolée pour aujourd’hui.

— On en a déjà discuté. On ne peut pas être prêt à tout.

— Je peux vous demander pourquoi vous l’avez frappée ?

Shan croisa les bras. Elle était perdue quand elle n’avait rien contre quoi s’appuyer.

— Avant tout pour l’empêcher de bouger.

— Et ensuite ?

— Parce que j’étais en colère. Ça vous choque ?

— Pas tout à fait. Mais je n’aurais pas fait ça.

— Vous avez l’habitude d’ennemis avec lesquels vous luttez à portée de missile. Les miens sont toujours juste devant moi. Je dois savoir m’y prendre avec mes poings. Et le manuel n’a pas toujours les bonnes réponses.

— Eddie a dit que vous aviez une « relation ambiguë avec le terrorisme ».

— Quand on traite avec des activistes pour les droits des animaux, on se laisse forcément toucher par certains arguments. (Elle espérait qu’Eddie parlait en termes généraux. Qu’est-ce qu’il sait, ce salaud ?) Le plus difficile dans le terrorisme, c’est qu’il n’est pas absolu. Ça part souvent d’une bonne intention, même si elle se perd par la suite. Parfois, c’est même une raison raisonnable.

— Je suis heureuse de ne jamais être amenée à prendre ce genre de décision.

Je l’ai fait. Et je ne le regrette pas.

Autour d’elles, les murs composites crépitaient, refroidis et contractés par le froid de la nuit qui tombait.

— Pour vous, je suis l’archétype du méchant flic, hein ?

— Je réserve mon jugement. Nous n’avons pas traversé les mêmes expériences.

— À situation ambiguë, réponse ambiguë, remarqua Shan.

Décidément, Lindsay ne comprenait pas du tout. Elle avait le droit de tuer, mais ça n’avait rien de personnel : c’était propre, autorisé, dans les limites de certaines règles d’engagement. Une fois l’ennemi tué, on se rendait aux défilés commémoratifs pour dire combien il était honorable. Shan avait l’occasion de faire connaissance avec ses cibles, bien trop souvent à son goût. L’honneur n’entrait que rarement en ligne de compte.

Elle avait laissé ceux qui la comprenaient loin derrière elle.

Mais il y avait Aras. Elle devait essayer de le comprendre, lui.

Comme n’importe quel campement, celui du Thétis avait rapidement acquis un rythme propre. Il possédait ses odeurs, ses bruits, comme un battement de cœur.

Ce matin pourtant, l’ambiance était différente, et ce n’était pas dû qu’au tambourinement de la pluie. Entre sa cabine et le réfectoire, Eddie prit son temps pour noter la différence : pas de rires sporadiques, pas de voix demandant de temps en temps un coup de main pour telle ou telle installation. Les conversations étaient calmes. Enfant, il montait parfois l’escalier pour écouter papa et maman se disputer à voix basse. Toujours, il se demandait ce qu’il avait pu faire pour provoquer cela. L’impression était la même. Il dut faire un effort pour se rappeler qu’il avait quarante-trois ans, qu’il était correspondant pour le BBChan. Alors seulement, il put ouvrir la porte.

La plupart des passagers picoraient leur petit déjeuner à la même table. Ils n’avaient rien d’autre à faire. Mesevy était absente. Parekh était encore aux arrêts. La conversation s’interrompit quand il entra.

Il envisagea de prendre une collation dans sa cabine, mais cela n’aurait fait que retarder l’inévitable. Il avait balancé leur collègue. Oubliées, les rivalités commerciales et les paranoïas ambiantes. Parekh était l’une des leurs, et pas lui. Il avait attiré le courroux de Frankland sur eux.

Il prit quelques pancakes sur le comptoir et s’assit juste à côté de Galvin.

— Alors, quoi de neuf ?

— Justement, on attendait tes infos. Après tout, tu roules pour Frankland, non ?

Eddie posa sa fourchette avec douceur.

— Bon, si vous voulez qu’on se prenne le bec de bon matin, faisons-le comme il faut. Vous êtes tous malades. Ces wess’har ont effacé toute une civilisation à deux pas d’ici, pour les punir d’un crime quelconque. On ne se met pas des gens comme ça à dos. Si ça se trouve, Parekh nous a tous condamnés.

— Tu en es certain ? demanda Galvin.

— Je pense qu’Eddie a raison à propos de la menace, intervint Champciaux. Les traces de mon relevé géophysique ont cent ans, à tout casser. Aucune ville n’aurait pu se détruire aussi vite. Pas sans laisser de trace. Ils les ont réduits à néant, c’est tout ce que je vois.

— Dans quel camp es-tu ?

— Celui qui rentrera à la maison en un seul morceau.

— Ce ne sont pas les extraterrestres qui m’inquiètent, souffla Galvin. Ce sont les troupes armées et cette dingue de policière qui nous empêchent de faire notre travail.

— Allez, Lou, Parekh est allée trop loin, dit Paretti. Ce qu’elle a fait était stupide. Même d’un point de vue scientifique.

— Oui, mais est-ce que ça justifiait de la passer à tabac et de l’enfermer ?

Eddie aimait l’exactitude, dans tous les sujets.

— Il n’y a eu qu’un seul coup de poing. J’y étais.

— D’accord, puisque tu es son porte-parole officiel, qu’est-ce qu’elle cherche ? Le gouvernement veut s’approprier notre investissement ? Je n’aime pas la tournure que ça prend. On se réveille avec elle à bord, comme une clandestine de mauvais poil, et maintenant elle se rallie à une bande d’extraterrestres contre sa propre race.

Eddie le trouvait très virulent. Après tout, Galvin était sponsorisé par Carmody-Holbein-Lang, l’une des corporations que Shan méprisait. Qui sait s’il n’avait pas déjà eu affaire à l’EnHaz. Quant à son commentaire… Une bande d’extraterrestres. Comme ils oublient vite. Avant de quitter la Terre, la seule forme de vie extraterrestre qu’ils connaissaient était faite d’organismes simples, des mousses et des masses de protoplasme semi-conscientes.

En quelques mois, ces soi-disant surdoués avaient choisi de considérer les wess’har comme des nuisibles, des détails agaçants. C’est ainsi que l’humanité gérait ceux qui étaient différents d’eux. Un extraterrestre, c’est un miracle. Deux, une curiosité. À cent, on frôle l’invasion. Et, pour peu qu’ils menacent notre suprématie sur la création, ils deviennent l’ennemi. On aurait aussi bien pu être sur Terre.

— Pour un groupe de hauts diplômés, vous avez beaucoup de mal à comprendre qu’on nous a détrônés. Nous ne sommes plus au sommet de la chaîne alimentaire. À mon avis, on devrait s’agiter le moins possible, en espérant que les wess’har ne nous remarqueront pas.

Rayat leva les yeux des arabesques que son index traçait sur la table. Il ne paraissait pas en colère. Il souriait, ce qu’Eddie trouvait légèrement dérangeant.

— Je ne vais pas rester assis sans rien faire, c’est moi qui vous le dis. Il me faut des échantillons de flore locale ; des produits actifs nouveaux. Les photos d’espèces terrestres adaptées, ça ne fait pas tout. Ces restrictions sont inacceptables.

— On n’y peut rien. Les colons sont assez clairs sur ce point.

— Puisque vous en parlez, les indigènes ne sont pas toujours à nos côtés quand nous travaillons. Sans notre escorte militaire, comment sauraient-ils ce que nous prenons ? Si vous n’aviez pas appelé Frankland, personne n’aurait été au courant pour l’échantillon.

La tablée devint silencieuse. Une sorte de compréhension commune. Sans notre escorte militaire. Pas trente-six façons d’interpréter le commentaire de Rayat.

— C’est assez dangereux, comme idée, finit par dire Eddie.

— Je ne suggère pas la mutinerie, assura Rayat d’un air qui affirmait le contraire.

— Et vous ne vous dites pas qu’une espèce consciente constatera la disparition de l’un des siens ?

— Sont-ils vraiment conscients ?

— Quelle importance ? (Eddie abandonnait sa neutralité journalistique. Bon sang, c’est réel. Je suis en plein dedans. C’est à moi que ça arrive…) Nous sommes chez eux, il serait temps de jouer selon leurs règles. Croyez-moi. Pendant que je filmais outre-Atlantique, je me suis fait arrêter par des flics moins bien armés que ceux-là, et très, très méchants. On ne peut rien faire tant qu’on est chez eux. Et rappelez-vous : ici, il n’y a pas d’ambassade pour vous rapatrier.

Rayat haussa les épaules, si méprisant qu’Eddie s’en énerva. Apparemment, il se croyait arrivé. Mais il y avait des enfants plus grands que lui dans la cour. Le regard de Paretti allait et venait entre les deux hommes, comme s’il s’attendait à une escalade. Pour le coup, Eddie était prêt à frapper.

Puis Mesevy entra avec une brassée de concombres frais et les laissa rouler sur la table. La tension se désamorça d’elle-même.

— Je retourne à mon montage…

De retour à sa cabine, Eddie ne parvint pas à se concentrer sur les images de la veille. La pluie heurtait la minuscule fenêtre comme une poignée de graviers. Eddie laissa la console de montage glisser de ses genoux et s’allongea. Il s’était impliqué… Il ne pensait qu’à ça. L’anathème de sa profession. Il n’avait jamais couvert une situation pareille de sa vie.

Je suis un observateur dépassionné.

Je suis un historien de l’instant.

Au cœur des émeutes, il était presque à l’abri derrière les lignes de la police. Après un incendie chimique qui avait tué vingt personnes, il était rentré au bureau en taxi prendre une bière avec les collègues. Il avait même passé une soirée dans un cinq-étoiles à profiter du service d’étage pendant que les obus rasaient un village grec de l’autre côté de sa fenêtre.

Il y avait des risques. Un coup de déveine, et n’importe laquelle de ces situations aurait pu le tuer. Même flanqué dans une cellule de deux mètres sur deux au Yémen, en ignorant si le BBChan savait où il se trouvait, il était resté au-dessus des événements. Mais il avait perdu ce détachement, cette séparation entre lui et le drame quotidien des autres. Il se retrouvait en plein cœur de l’action

Peu à peu, il glissait vers un état que sa personnalité professionnelle avait toujours détesté. Il prenait parti.

Il y avait deux informations qu’Aras comptait cacher à Mestin.

La première, c’était qu’il craignait que Shan Frankland soit au courant qu’il portait la c’naatat.

L’autre, c’était qu’une des gethes avait tué un enfant bezeri.

Il était allongé dans l’étroit cockpit du bezeri qui le ramenait à la surface. Normalement, le voyage aurait été rempli de bavardage lumineux, mais, aujourd’hui, il n’y avait qu’une lueur bleutée et fixe sur la poitrine du pilote. Un silence triste, en d’autres termes.

Même les isenj n’ont jamais cherché à nous tuer personnellement.

Cela faisait des années qu’Aras n’avait rien eu d’aussi dur à accomplir. Appeler les bezeri depuis les profondeurs pour leur apprendre que leur enfant avait été emmené. Dans leur chagrin bleu vif, il avait vu tant de nuances, tant de souffrances, que son système d’interprétation avait échoué à en rendre toute l’intensité.

Nous voulons l’équilibre. Nous voulons un dédommagement.

C’était l’arrogance, plus que la cruauté, qui avait poussé les gethes. Comme pour la plupart des actes brutaux. Il fallait être humain pour nier sa responsabilité derrière une absence d’intention.

Les bezeri avaient raison. Même les isenj, égoïstes et gaspilleurs, qui ne reconnaissaient pas les droits des bezeri, ne les avaient jamais tués directement. L’empoisonnement de leur environnement avait été une conséquence brutale, et non un objectif.

Mais les wess’har ne s’intéressaient qu’à ce qui était, et ce qui était accompli ; pas à ce qui était voulu.

Cet outrage fournirait à Mestin l’excuse qu’elle attendait pour effacer la présence humaine. Il avait supervisé la destruction des isenj, mais il ne voulait pas que ses amis de Constantine payent pour l’idiotie des gethes. Pas s’il pouvait l’éviter.

Au minimum, Mestin attendrait de lui qu’il rase la mission gethes. Mais cela aussi, il voulait l’éviter. Il parlerait à Shan Frankland. Peut-être respecterait-elle la position d’Aras. Peut-être admettrait-elle que la vie de Surendra Parekh serait un prix généreux à payer.

Les colons auraient compris, eux : œil pour œil, disaient-ils, dent pour dent, ni plus ni moins que ce que le péché exigeait. L’équilibre n’était pas un vain mot, pour eux. Ce ne serait pas le cas des nouveaux venus.

Il se demanda quel serait le moyen le plus rapide et le plus propre pour éliminer un gethes.

S’il avait une opinion, le pilote bezeri la garda pour lui.

La petite Rachel Garrod se précipita vers lui quand il ouvrit la porte.

— Aras ! Viens voir mes fleurs ! J’ai dessiné des fleurs !

Elle se cramponnait à ses jambes avec un enthousiasme enfantin.

— Plus tard, isanket. Je te promets que je les regarderai, mais pas aujourd’hui. Je viens discuter avec Shan Chail.

L’enthousiasme de Rachel retomba un peu.

— Papa est en train de lui parler. Elle me fait peur. Elle est toute noire. (À l’évidence, Shan devait porter son grand uniforme.) Je peux venir ?

— Non, isanket. Ce dont nous allons discuter te ferait pleurer. Va me dessiner d’autres fleurs. Je les regarderai demain.

Il orienta l’enfant vers une autre pièce et ferma la porte.

Shan n’était pas wess’har, mais c’était néanmoins une femelle. La confrontation serait difficile. Assise dans la cuisine de Josh, le manteau fermé jusqu’au col, elle avait posé les mains devant elle sur la table. Avec un regard implorant la clémence d’Aras et un geste d’encouragement pour la femme, Josh quitta la pièce.

— Bon, commença-t-elle. Que va-t-il se passer, à présent ?

Il lutta contre l’envie de lui demander comment. Comment elle savait ce qu’il était et ce qu’il portait en lui. Mais cela devrait attendre.

— Ça va être dur pour vous.

Elle ferma les yeux.

— Je m’en rends compte. Dites-moi exactement ce que vous voulez.

— Je dois prendre Parekh.

— Que voulez-vous dire exactement par prendre ?

— Prendre. Punir.

— Comment ?

Une bouffée d’agitation. Comment ?

— Exécution.

Ne me décevez pas. Ne protestez pas. Ne soyez pas une gethes. Acceptez. Elle crispa les mains. Pas d’autre réaction. Dans son visage blême, les étranges iris ronds de ses yeux gris pâle étaient larges et noirs.

— Y a-t-il un autre moyen ?

— C’est ce que veulent les bezeri.

— Pourrions-nous la confiner jusqu’à la fin de la mission ?

— Il n’y a qu’une autre possibilité, et je m’y refuse.

— Nous pouvons en parler, au moins. Enfin, j’imagine.

— Ce n’est pas une option du tout. C’est Parekh ou tous les humains sur cette planète.

— Oh mon Dieu.

Il s’en voulait de la voir aussi perdue. Il l’aimait bien. Non, il était même fasciné, par sa capacité d’être à la fois isanket, matriarche et même frère de maison. Il tendit la main pour lui toucher le bras, mais elle se recula.

— Expliquez-moi, Aras. Expliquez-moi.

— Vos gens ont pris l’enfant, l’ont laissé mourir et ont profané son corps. Je pense que dans votre monde, vous en feriez autant. Vous demanderiez une vie en retour.

— Comment ça, laissé mourir ?

— Si vous ne l’aviez pas déplacé, le clan aurait pu le retrouver à temps. Ils le cherchaient. Les bezeri peuvent survivre un petit moment hors de l’eau, et ils auraient pu le ramener à la vie.

— Vous en êtes tout à fait certain ?

— Mes collègues l’ont examiné. Votre Parekh a dû le trouver peu de temps après qu’il s’était échoué.

— Elle a dit qu’il était déjà mort.

— Elle ne connaît rien du tout à la physiologie bezeri.

— Seigneur… (Les yeux fermés, elle lutta pour reprendre ses moyens. Mais son souffle s’accélérait.) Aras, je ne pense pas que ce soit ce qu’elle avait voulu.

— Peu importe ses intentions. L’enfant est mort et a été profané. Nous vous avions dit de ne rien prendre. Rien. Et vos gens ont ignoré cette mise en garde.

Shan posa les coudes sur la table, le menton entre ses mains. Aras attendit. D’une façon ou d’une autre, cela devrait s’arrêter aujourd’hui.

— C’est moi qui mènerai l’équilibrage, Shan Chail. Je ferai en sorte que ce soit rapide.

Elle parut prendre une profonde inspiration et décrisper ses épaules. Elle avait de grands traits rouges sur son cou, là où le col s’arrêtait.

— Je suis désolée. Je ne remets pas vos lois en question. Nous avons commis un acte impardonnable, et je préférerais faire face moi-même aux conséquences.

— Non, il n’y aura plus de discussion.

— Pourquoi n’est-ce pas moi qu’on tient pour responsable ?

— Si vous suggérez de prendre sa place, c’est très noble, mais cela ne satisfera ni les wess’har, ni les bezeri. C’est une question de responsabilités. Les siennes.

— Je ne pensais pas à cela. Enfin… Mille innocents, ou une égarée… Je n’ai pas vraiment le choix, n’est-ce pas ?

— Non. Acceptez qu’il existe des torts qu’on ne peut pas redresser.

Elle retomba dans le silence et se frotta les paumes sur le front, comme si l’effort de rester calme était sur le point de la briser. Il le sentait. Les gethes se seraient laissé attraper, mais pas lui.

— Alors, au moins, laissez-moi faire, dit-elle soudain.

— Non. Là aussi, c’est une question de responsabilités. C’est moi qui ai laissé la colonie s’implanter. Donc, c’est à cause de moi que vous êtes ici. C’est à moi de régler la situation. Je ne laisse pas les autres réparer mes erreurs.

— Si votre peuple tue un humain, cela creusera sans doute un fossé diplomatique qui ne se comblera jamais. Si je le fais, ce sera plus ou moins une affaire de famille. Ne vous impliquez pas.

— Vous n’écoutez jamais ? J’ai dit que c’était de ma responsabilité.

— Je pense que vous commettez une grave erreur.

— Je l’ai commise il y a déjà longtemps.

Il se leva et elle lui saisit le poignet avec douceur. Il aurait préféré qu’elle s’abstienne. Il avait du mal à se méfier d’elle. Elle était aussi gentille que Ben Garrod, plus gentille que Mestin et les siens ne sauraient jamais l’être.

— Je ne sais pas comment vous comptez opérer, mais si vous y tenez, utilisez ceci. (Elle dégaina son pistolet de l’étui au creux de ses reins et le garda à plat sur sa paume.) S’il vous plaît. À bout portant, à la base de la nuque. Il faudra une balle. Ou deux. Je vais vous montrer comment ça marche.

Aras regarda le petit objet en métal mat et s’en empara.

— Je le sais déjà.

Il faudrait qu’elle prépare ses hommes, bien sûr. D’une certaine façon, c’était plus difficile que ce qu’Aras aurait à accomplir. Il n’avait aucun amour pour les gethes, et Parekh avait détruit un enfant. Mais il imaginait la réaction des autres. Ils se retourneraient tous contre Shan Frankland. Leur espèce primait sur tout. Ils ne comprendraient pas qu’elle soit disposée à suivre une autre éthique.

— Laissez-moi quelques minutes pour réfléchir à la façon de régler tout ça.

Aras attendit dans le couloir, soupesant le pistolet. L’objet paraissait vraiment efficace. Quand Shan sortit, elle avait repris son assurance. Elle sortit son Suisse et appela sa commandante en second. La femme qu’elle appelait Lin – celle qui attendait un enfant, qui comprendrait sûrement les bezeri – paraissait lui poser un problème. Aras écouta la conversation de Shan, sans entendre les réponses. Shan disant à Lin qu’elle devrait remettre Parekh aux autorités wess’har pour sa sentence, sinon tous les humains, colonie comprise, seraient châtiés.

Elle n’utilisa pas une seule fois le mot exécution.

— Vous mentez mal, lui rappela-t-il.

— Je sais, mais je ne voudrais pas que quelqu’un soit tenté de laisser Parekh s’échapper par pitié mal placée et bien intentionnée. Je le leur dirai quand je serai prête. (Elle le regarda comme si elle avait l’impression de le décevoir.) Je peux faire le sale travail. Croyez-moi, j’ai de l’expérience à revendre.

Sa connaissance des humains permettait presque à Aras de comprendre pourquoi elle agissait ainsi. Pour un wess’har, il n’y avait pas de dilemme moral. Quelqu’un avait causé un tort, et il fallait rétablir l’équilibre par une compensation personnelle. Mais les humains étaient pleins de droits, et souvent vides de responsabilités.

— Je vous la remettrai dans une heure.

— Je regrette.

— Vous n’y êtes pour rien, Aras. Nous n’aurions jamais dû venir ici.

— J’aimerais penser que nous pourrons encore parler, vous et moi. Après tout cela.

— Oui. Bien sûr.

— Vous êtes davantage wess’har que vous le pensez.

— Je crains que l’équipe soit d’accord avec vous.

Elle partit sans un regard en arrière.

Les passagers en restèrent sans voix. Jusqu’à ce que celle-ci revienne, décuplée par la colère. Lindsay les considérait presque comme une entité unique. Comme si leur confinement dans le réfectoire avait développé une intelligence collective. Même chez Mesevy, la plus à part. Bennett et Webster se tenaient devant la sortie menant aux chambres ; Chahal et Barencoin devant celle des toilettes et du laboratoire. Ils gardaient leur fusil en bandoulière, mais le doigt sur le pontet, et l’autre main sur la crosse. Il n’y avait qu’un cran de tension à franchir avant que les canons soient levés. Lindsay s’était rendu compte qu’aucun exercice, aucune fausse guerre, n’aurait pu la préparer à lever les armes contre des civils.

Mais les enjeux étaient élevés. La stupidité de Parekh ne justifiait pas de mettre leur existence à tous en danger. Lindsay se demandait si une prison wess’har serait si terrible que ça.

Son bioécran se réveilla. Shan l’appelait à l’entrée du camp la plus proche. Chahal et Barencoin s’écartèrent comme des tiges de blé pour la laisser partir vers Shan de son pas le plus rapide.

Le wess’har l’accompagnait. Il était sombre, silencieux, immense. Lindsay le regarda, puis se tourna vers Shan.

— Donnez-moi la clé. Votre présence n’est pas nécessaire.

— Vous êtes sûre, Madame ?

— Tout à fait sûre. (Elle sortit son arme de son étui et vérifia la chambre.) Ne discutez pas. Parekh a été condamnée à mort. Si je n’exécute pas la sentence, les wess’har nous élimineront tous. Colonie comprise. Et ils en sont capables, croyez-moi. Vous comprenez.

— Pardon… ?

— Le bezeri était vivant quand elle l’a ramassé. C’est elle ou tout le monde. Compris ?

Lindsay essaya d’assimiler ce qu’elle avait entendu. Il n’y avait pas de règlement pour lui dire quoi faire.

Shan la regardait sans sourciller.

— La clé, Lin. Maintenant. Ce n’est pas votre responsabilité.

Lindsay la lui remit. L’heure n’était pas à une supplique passionnée. Le wess’har la regardait. À cet instant, elle croyait Shan sans réserve.

Dans le réfectoire, Eddie observait le torrent d’invectives que Rayat et Galvin lançaient contre le détachement. Les marines étaient silencieux, impassibles. Lindsay cherchait un autre son, filtrant la tirade.

— Vous leur avez permis de l’emporter. Bande de salauds !

— Bon sang, vous ne pouvez même pas protéger votre race ?

— Mais comment vous pouvez laisser faire ça ?

Personne ne se doutait de ce qui attendait vraiment Parekh. Le chaos approchait à grands pas. Elle laissa les deux scientifiques s’énerver un moment avant d’abattre la crosse de son arme sur une table.

— Fermez vos gueules !

Silence instantané. Elle regretta immédiatement cette perte de contrôle. Mais elle voulait le silence, quelques minutes. Elle fut surprise de l’obtenir.

Le silence se maintint, profond, tandis qu’elle allait et venait entre les deux tables. Elle se rendait compte que ses reins la lançaient, et elle les frotta tout en marchant.

Deux minutes avaient passé, ou dix, quand le silence éclata. Un coup de feu. Un autre.

Ade Bennett pencha la tête et souffla tout bas :

— Neuf millimètres. Arme d’officier.

À l’extérieur, Lindsay et Bennett avaient rejoint Shan. Celle-ci regardait une des lampes du camp. Sur Terre, elle aurait été cernée d’un petit nuage d’insectes. Ici, rien. La pluie s’était arrêtée, mais il restait des flaques au sol pour accrocher la lumière. Personne ne posa de question. Quelqu’un allait finir par lui demander. Qui allait nettoyer ? Mais ça, au moins, elle pouvait s’en charger elle-même.

— Que voulez-vous que je fasse, Madame ? Faut-il inclure cet événement dans le journal de bord officiel ? (Lindsay regardait Shan d’un air incrédule. C’était le pire.) Il n’existe pas de précédent pour cette situation.

— Oui, notez-le. Allez-y.

Aras, le doux Aras, n’avait pas eu la moindre hésitation. Même Shan, qui avait fait justice elle-même à plusieurs reprises, sans nourrir de remords particuliers, avait du mal à se dire que les événements de ces vingt dernières minutes étaient normaux.

Toutefois, ce monde appartenait aux bezeri, et il fallait respecter leur loi. Si elle l’oubliait, elle ne valait pas mieux que la technicienne aveugle à la détresse de la femelle gorille. Un être différent n’est pas forcément inférieur.

— Comment pourrions-nous comprendre ces créatures ? Comment construire une relation avec eux ? demanda Lindsay.

— Lin, rappelez-vous que le bezeri n’était pas mort. Elle l’a disséqué vivant, qu’elle l’ait su ou non.

Bennett marmonna dans sa barbe. Au moins, elle s’était fait comprendre. C’était une mort horrible. Elle n’aurait pas dû ressentir le besoin de justifier son acte, mais l’évocation de cet écœurement les aiderait à comprendre. Et les empêcherait peut-être de se retourner contre elle.

Inutile de retarder l’échéance, tout le monde avait entendu le coup de feu. Forcément.

— Je dois l’annoncer aux passagers. J’imagine que les esprits vont s’échauffer. Vous aurez peut-être à faire votre travail.

— Oui, Madame. Que devons-nous dire ? demanda Bennett.

— Rien du tout. Je m’en charge. Je vais leur annoncer que j’ai appliqué la sentence transmise par l’autorité wess’har. Je vais même leur expliquer pourquoi. Histoire qu’ils comprennent que nous ne sommes plus chez nous.

— Donc, c’est vous qui avez appuyé sur la détente.

— Les deux douilles provenant de mon arme permettront de le prouver. (Elle tendit son pistolet. Aras était une fine gâchette, pour un débutant, mais elle garderait le secret.) Je vous remettrai un rapport d’utilisation d’arme à feu en bonne et due forme.

— Franchement, Madame, je ne vous crois pas.

— Ça vous regarde. Le journal affirmera que j’ai appliqué la sentence de Surendra Parekh conformément à la loi locale bezeri en matière de meurtre. Est-ce clair, capitaine ?

— Clair comme le gin, Madame, dit Lindsay, qui aurait aussi bien pu la traiter de menteuse éhontée. Comme vous voudrez.

— Comment comptons-nous nous occuper du corps ? demanda Bennett.

Un détachement remarquable. Il ne devait pas en être à son premier cadavre.

— On emballe et on congèle. Je peux…

Lindsay l’interrompit.

— Non, Madame. Allez voir les passagers, et nous les mettrons au lit pour la nuit. Nous avons monté des tours de garde. Bennett ? On se charge du reste.

Lindsay partit, et Bennett s’attarda. Shan se tourna vers lui. Elle ne voulait pas qu’il la prenne pour un monstre. Elle-même avait peut-être des doutes, mais elle aurait préféré que lui n’en ait pas…

— Tu comprends, n’est-ce pas, Ade ? Il fallait que quelqu’un le fasse.

Il voulut sourire, mais n’y parvint pas tout à fait.

— Je comprends le devoir. Et je pige aussi… euh… la délicatesse diplomatique.

— Merci. (Alors lui non plus ne croyait pas son récit de l’exécution.) Je pense que peu de personnes feront cet effort.

Nous comprendrons, et c’est ce qui compte. Écoute, elle a enfreint leur loi, en toute conscience. Si on réfléchit bien, elle a même enfreint nos lois. On n’est pas chez nous. Les risques sont gigantesques. Je ne suis pas politicien – je ne suis même pas intelligent – mais même moi, je sais ce qui aurait pu se passer. Non, Madame, ne vous en faites pas pour ça. Vous pouvez dormir tranquille.

Tu parles.

— Et vous savez ce que je dois faire, maintenant.

— Oui.

Et il salua. Plutôt que de le regarder partir, elle frappa à la porte du réfectoire.

— C’est Frankland. Ouvrez.