Après l’histoire avec Parekh, Eddie avait fiché la paix à Shan pendant quelques semaines. Au lieu de la vengeance à laquelle il s’attendait de la part des passagers, il n’y avait eu qu’une passivité complète. Ils changeaient peut-être de discours en son absence, mais le choc les avait apparemment rendus dociles. L’atmosphère du réfectoire était chargée d’une hostilité silencieuse. On ne parlait pas à Shan, sauf nécessité absolue. Mais cela empêchait aussi les récriminations.
Ils avaient peut-être l’intelligence d’avoir peur.
Shan traversa le campement après le briefing matinal de Lindsay ; son treillis était repassé, ses bottes cirées. Eddie se demanda comment elle faisait pour prendre soin de son équipement à ce point. Le regard méfiant de Galvin et Hugel se baissa quand elle se tourna vers eux. Un visiteur non informé aurait pu en déduire que Shan n’était pas une supérieure appréciée.
Les marines avaient établi un réfectoire séparé dans une tente. La nuit, Eddie entendait les vigiles de repos qui jouaient au gin-rami sous la lumière froide d’une lampe haute intensité. Ce matin, ils menaient leur train-train – maintenance, hydroponiques et nettoyage, le reste de la routine commune qui concernait tout le monde dans le camp – presque en silence. Les colons gardaient encore plus les scientifiques à l’œil pendant leurs sorties. Des factions s’étaient formées ; les distances glaciales, que tout le monde conservait, paraissaient pires qu’une guerre ouverte.
Shan tenait les passagers à distance, et passait beaucoup de temps hors du camp. Par peur du contrecoup, peut-être. Mais Eddie ne l’imaginait pas s’effrayer, ni céder devant la dissension. À la voir aux briefings matinaux, rien n’avait changé, et elle ne s’excusait de rien. Parekh ? Effacée aussi sûrement que les armées wess’har avaient fait disparaître les villes isenj.
— Shan évite les provocations, expliqua Lindsay avec loyauté. Elle essaie de faciliter le travail de mes gars.
Eddie trébuchait toujours sur le mot « gars ». Il avait du mal à l’étendre à la petite Qureshi, mignonne comme un cœur.
— Vous pensez qu’elle a bien agi ?
— Je ne pense pas qu’elle avait le choix.
— Vous l’auriez fait, à sa place ?
— Je ne veux même pas y penser. (Elle s’adoucit un peu, prenant le ton de la confidence.) Vous pensez que c’est vraiment elle qui a tiré ?
— Oh, elle l’a déjà fait. Demandez-lui ce qu’elle pratiquait, comme métier.
Donc, Lindsay pensait que c’était le wess’har qui avait exécuté la sentence. Ce serait un intéressant sacrifice, de la part de Shan. À moins qu’elle ait voulu renforcer sa réputation de dure. Jusqu’où pourrait-il pousser Shan pour obtenir l’interview promise ? La débâcle Green Rage la dérangerait sans doute beaucoup moins, après ces dernières semaines.
Mais le temps ne pressait pas. Comme il avait changé… Les accros à l’adrénaline adorent les dates butoir. Lui s’en passait très bien. Pas simplement parce qu’il n’y avait plus de concurrence, non. Il avait simplement changé sa façon de voir le monde. Au lieu de le regarder, il y vivait.
Ce qui ne l’autorisait pas à traîner pour autant. Shan avait dit qu’elle lui parlerait, et il se le tenait pour dit. Il l’appela par le réseau de comm pour voir s’il était toujours le bienvenu. Harceler les interlocuteurs récalcitrants, c’était très drôle jusqu’à ce qu’on se retrouve du mauvais côté d’un flingue.
— On dirait que le fond de l’air reste froid, au niveau social, dit Eddie. Ça vous dérange ?
Ils étaient en terrain neutre, hors de l’installation. Une âme entreprenante avait même érigé un filet de volley-ball. Déjeuner sur l’herbe avec Gengis Khan.
— Je ne suis pas convaincue qu’un équipage heureux est forcément meilleur. C’est une question d’ordre. Les marines exécutent leur travail, et les passagers le leur. Ils ne sont pas obligés de s’aimer pour cohabiter. Et ils ne sont pas obligés de m’aimer non plus.
— Vous vous rendez compte qu’il y a un regret réel pour ce que Parekh a fait ?
— Je n’en doute pas. C’est déjà l’interview, ou vous essayez d’abord de me réchauffer ? (Elle regarda la caméra abeille, et il se demanda si son regard de gorgone allait griller les circuits.)
— Vous n’aimez pas les journalistes, hein ?
— Au contraire, Eddie. Vous posez toutes les questions que les téléspectateurs hypocrites aimeraient poser eux-mêmes mais n’ont pas le courage de formuler. Ils dévorent vos sujets, puis vous vilipendent pour votre indiscrétion. En fait, je pense que vous et moi faisons le même genre de travail. Nous et les nettoyeurs de latrines.
— Je suis touché.
— Je vous en prie.
— Vous avez vraiment abattu Parekh vous-même ?
— Vous voulez vraiment le savoir ?
— Seulement par curiosité personnelle. Je ne suis pas idiot. Je comprends les exigences de la diplomatie.
— Alors vous comprenez pourquoi le sujet est clos.
— Mais vous n’êtes pas étrangère à l’usage de la force.
— Vous le savez parfaitement.
— J’ai mis du temps à me rappeler pourquoi je connaissais votre nom, et ça m’est revenu. Green Rage.
— Eh bien, les archives sont publiques. Mon plantage sur l’opération m’a valu une audience disciplinaire. J’imagine que vous avez lu le dossier, si vous êtes la moitié du professionnel que je pense. (Elle tira quelques bandes de rations à l’abricot et lui en tendit une.) Même moi, je ne marche pas tout le temps sur l’eau.
— Vous voulez en parler ?
— Il n’y a pas grand-chose à dire.
— Eh bien, j’ai une théorie. Pour moi, une catastrophe ne dépend jamais d’un événement unique. Il y a toujours une chaîne de ratés, si la catastrophe est réelle.
— C’était une opération conjointe avec la criminelle locale, alors j’ai peut-être commis une succession de ratés. (Shan paraissait ailleurs.) Oui, après sept mois d’infiltration, j’ai réussi à perdre dix écoterroristes. Bilan, plusieurs millions sortis pour rien de la poche des contribuables, qu’on a consolés en leur sacrifiant ma carrière. Et je le prouve : on m’a reléguée dans le trou du cul du monde, pour se débarrasser de moi. Si vous réussissez à rendre cette merde reluisante, Eddie, vous êtes encore meilleur que je le pense.
— Je m’intéressais plus à qui qu’à comment.
— Pourquoi ? C’était mon opération.
— Non, je parle des écolos. On avait sous-entendu, à l’époque, que l’un d’eux pouvait être lié à une personnalité du gouvernement.
Shan haussa les épaules.
— Allez savoir.
Eddie se concentra sur son visage. Elle n’était pas belle, mais on se sentait l’envie de la dévisager. L’éclat troublant de l’obsession plutôt que la féminité. Il n’aurait pas voulu s’asseoir à côté d’elle dans un bus.
— C’est du passé, tout ça. Ça ne fera pas un article, mais je m’intéresse beaucoup à l’Histoire.
— Désolée, je ne vois pas. De nom, j’en connaissais six. (Elle avait vraiment l’air de fouiller dans ses souvenirs. Si elle mentait, c’était un génie.) Je pense que je m’en souviendrais, si je savais. Ces saletés de BR sont un vrai laxatif. Ça a délogé tout un tas de souvenirs enterrés.
Il fut surpris de sa spontanéité. Mais elle devait se douter que les passagers étaient au courant, depuis le temps.
— Vous ne donnez pas l’impression de quelqu’un qui pourrait se rater à ce point, Superintendante. (La vanité la ferait peut-être parler.) Un petit incident sous le coup de la pression, à la limite. Une utilisation abusive de votre arme à feu, admettons, mais pas d’incompétence. Avez-vous protégé un officier supérieur ? La disciplinaire vous a cassée, mais vous vous êtes aussitôt retrouvée à l’EnHaz, avec le soutien du gouvernement. En guise d’excuses ?
Elle regarda le filet de volley-ball comme si elle hésitait, et il crut l’avoir poussée à bout. Puis elle se retourna vers lui, et il vit le regard de quelqu’un qui avait vraiment, vraiment envie de parler. Oui. Il était à deux doigts.
— Écoutez… Dans ma vie, j’ai fait des choses bien, et d’autres pas bien du tout. J’ai été un peu violente avec des prisonniers, et parfois j’ai fermé les yeux. J’ai même réussi à ne pas arrêter des terroristes qui assassinaient des directeurs de corporations de biotech et brûlaient leurs locaux. Dans tout cela, il y avait du bon et du mauvais. Vous sauriez faire la différence, vous ?
— Et vous ? (Il se prépara à accueillir les confidences d’une âme qu’on déchargeait.)
— Oui. Tout à fait.
Et la pause s’éternisa. Très détendue, elle regarda autour d’elle. L’herbe sous le vent, le filet de volley-ball… et lui. Il oublia la première règle de l’interview et tomba dans le piège : il cligna des yeux en premier. Difficile de faire autrement, avec elle.
— D’accord, dit-il en repositionnant la caméra d’un geste. Enfin, le nom que je cherchais, c’était Pérault.
— Ha ! Je doute que la dynastie d’Eugénie Pérault se soit intéressée au terrorisme.
— Je parlais de sa sœur, Helen Marchant. Je n’étais pas sûr, mais je me disais que si vous étiez au courant, après tout ce temps, vous auriez voulu rétablir la vérité.
Il regarda de nouveau Shan dans les yeux. Il vit le rideau retomber sur un moment de révélation totale. Il aurait voulu l’attraper au vol.
— Marchant ? Ça ne me dit rien. Mais si je trouve, je vous fais signe. Vous avez raison, c’était il y a longtemps.
Ce sursaut de réaction était révélateur. Elle avait été prise au dépourvu par cette découverte. Tout le monde dans le camp savait que Pérault l’avait lâchée. Une mission en espace lointain, c’était idéal pour éliminer quelqu’un qui en savait trop long sur vous – même s’il n’en avait pas conscience.
Pour autant, cela ne lui apprenait rien sur son éventuelle complicité avec les terroristes. L’idée que cette policière avait aidé les méchants contre de pires méchants lui plaisait, pourtant. Aurait-il dû le dire ? Non. Ce n’était pas du journalisme adulte.
— On vous a vraiment niquée, hein ?
— Ça vous fait plaisir ? lâcha-t-elle avec un sourire éphémère.
— Pas vraiment. Ce qui me tue, c’est que tout le monde, tout le monde, pensait que vous aviez trahi, mais on ne pouvait rien prouver. Et même ici, à l’abri de toutes les retombées, vous ne voulez rien confirmer. Ce ne serait même pas une confession.
— Vous ne me comprenez vraiment pas, hein ?
Non. Pas du tout. Elle était facile à admirer, difficile à aimer, mais il avait cru au moins deviner ses motivations.
— Alors expliquez-moi.
Elle s’appuya sur un bras et étendit les jambes devant elle. Sa voix était très basse. Ce serait une séquence infernale à monter.
— Vous le savez parfaitement. Je me demandais si Green Rage était vraiment un ennemi. Au fait, c’est la police qui avait donné ce nom à l’opération. Le groupuscule n’aurait jamais adopté une appellation aussi puérile.
— Donc, vous n’étiez pas vraiment terroriste, mais vous les aidiez quand ils étaient occupés.
Elle appréciait peut-être cette joute verbale. Ça devait faire des mois que personne – à part le wess’har, en tout cas – n’avait passé un long moment à lui parler. Elle s’anima soudain, comme si quelqu’un avait appuyé sur l’interrupteur.
— À un moment, je menais une opération d’infiltration pour piéger un groupe qui visait des compagnies de biotech. Et l’instant d’après, je me demandais qui étaient les vrais criminels.
— Que s’est-il passé ?
— Ce que j’ai vu m’a rendue malade. Et je vous assure que ce n’était pas le travail des écoterroristes.
— Ce n’est pas vraiment une réponse.
— Je sais.
— Ils vous ont retournée ? Les terroristes ?
— Je me rappelle seulement le gorille.
— Quoi ?
— Un incident tout à fait séparé, à part dans ma tête. Quand j’étais à la fac, j’ai visité un labo. Je sais que les expérimentations sur primates auraient dû être interrompues depuis longtemps, d’après la loi européenne, mais il en restait quelques-uns dispensés parce qu’il s’agissait d’espèces menacées et qu’ils menaient ce qu’on appelle des expériences bénignes. Du genre clonage pour préservation, développement du langage, vous voyez le genre. Il y avait une femelle gorille à qui on avait appris le langage des signes. Elle était là, à me fixer dans les yeux en faisant toujours les mêmes signes. Moi qui n’y comprenais rien, j’ai accepté l’explication de la technicienne. Mais vous savez ce qu’elle me répétait, en fait ? Pitié, aidez-moi. Sans s’arrêter. J’ai appris ça des années plus tard, et ça m’a rendue malade. Pas un jour ne se passe sans que j’y pense. Et je me déteste. Cet animal me demandait mon aide, c’était une personne, consciente, et moi je n’ai rien entendu. Qu’est-ce qu’elle a pensé de moi ? Elle a dû se sentir trahie, blessée et piégée, si elle a cru que je pourrais la faire sortir. J’aurais pu l’aider, et je n’ai rien fait. Depuis, chaque fois que je regarde un être qui n’est pas humain, je me demande qui se trouve derrière ses yeux. Qui, pas quoi.
— Beaucoup de gens ressentent cela avec les primates.
— Et les poulpes ? Et d’autres créatures qui ne nous ressemblent pas, et ne paraissent pas intelligentes ?
Sous son regard gris et inquisiteur, Eddie fut certain que dans une cellule close, en tête-à-tête avec elle, il aurait dit tout ce qu’il savait.
— Donc, sous cette impulsion, vous remettez beaucoup d’autres certitudes en question.
— Tout à fait.
— Et quelle forme a pris votre dilemme ?
— Je n’ai pas mis une balaclava et un col roulé pour aller militer, si c’est votre question.
— Alors qu’avez-vous fait ?
Shan paraissait presque amusée. Il ne pourrait pas l’intimider ou la séduire. Si elle parlait, ce serait par envie. Et il faudrait qu’il revoie ses motivations. Mais elle répondit.
— La plupart des gens se disent que la sécurité, c’est une affaire de systèmes hi-tech ou de technologies de pointe. Mais, en réalité, ça s’arrête au singe que nous sommes tous. Neuf fois sur dix, il suffit de poser une question. Pourquoi le sujet vous intéresse ? Avec quel autre renseignement vous allez faire le lien ? Est-ce que vous avez l’autorisation suffisante pour être au courant ? Tout le monde s’en fiche. Si la question est innocente, on l’oublie aussitôt. Nous sommes une tribu de singes, et les gens ont envie, besoin de coopérer. Il est rare qu’on soit obligé de les frapper.
— Rare, mais pas…
— Rare.
— Et vous disposiez de beaucoup de renseignements sur ces sociétés.
— C’est moi qui les conseillais sur les mesures à prendre. J’étais dans le quartier général. J’avais besoin de savoir où vivaient leurs employés importants, quels véhicules ils conduisaient, leurs codes d’identification. Je leur conseillais même les itinéraires à utiliser pour ne pas passer tous les jours au même endroit.
— Ils s’en remettaient donc à vous, l’officier de police envoyé pour les sauver.
— Je n’ai jamais piraté un système ou crocheté une serrure pour obtenir des informations. On me donnait tout.
— Green Rage savait ce que vos officiers faisaient, et où ils cherchaient, bien sûr.
— Ils le savaient peut-être, oui. J’ai toujours soupçonné que c’était le cas.
— Et les preuves disparaissaient.
— J’ai toujours été désespérante, au niveau du classement.
Eddie lui sourit. Elle lui rendit son sourire. C’était un jeu délicieux. Elle était très bonne. Il avait de quoi pondre un article intéressant, mais il serait si anodin pour les lecteurs dans vingt-cinq ans – ou soixante-quinze – qu’il s’agissait plus d’un exercice technique de patinage artistique. On le faisait pour montrer qu’on en était capable, mais ça n’intéressait personne.
— Pourquoi me dites-vous tout ça ?
— Je ne vous ai rien dit.
— Je ne suis pas d’accord.
— Alors je vous en ai appris assez pour que vous sachiez à quel genre de personne vous avez affaire. Souvenez-vous que je resterai la même quand nous retournerons sur Terre.
Il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu’on venait de le menacer. Cela lui faisait de la peine : pas parce qu’elle lui avait dit à demi-mots qu’elle se vengerait s’il la contrariait, mais parce qu’elle n’avait pas compris son intention. S’il souhaitait savoir, c’était pour pouvoir classer le sujet. Il voulait qu’elle soit une héroïne, une risque-tout, quelqu’un qu’on ne pouvait pas acheter, forcer ou faire chanter.
— Plus personne ne se souciera de ce que vous avez accompli, quand nous serons rentrés. Mais, dans les années à venir, ce que vous ferez montrera peut-être à la population qu’on peut refuser les ordres. Beaucoup de gens vous verront comme un individu courageux.
Je suis sérieux ? Ou j’essaie de la coincer ? Bon courage, si c’est ça… La couleur était montée aux joues de Shan, et il était mal à l’aise de voir tant d’émotion chez elle. Elle était en colère.
— Écoutez-moi bien. Si j’ai fait quoi que ce soit, je le garderai pour moi, parce que je ne veux pas être admirée ou adulée pour ça. Je ne veux même pas penser que l’adulation pourrait me motiver. Donc tant qu’il n’y a rien à adorer, je saurai que j’ai agi parce que c’était ce qu’il fallait accomplir, et pas pour ma gloriole personnelle. Il y a des décisions que n’importe quel être humain devrait être préparé à prendre, sans récompense ou reconnaissance, parce que c’est la bonne chose à faire.
Eddie rangea sa caméra et finit sa bande à l’abricot.
— Ah.
— Je crois que je vous ai coupé le sifflet, Monsieur Michallat.
— Et ça, ça vous a fait plaisir.
— Non… Comme vous le dites, ça n’intéresse plus personne. À part moi, peut-être.
— J’ai une nouvelle mouture de ma bière personnelle, si ça vous intéresse.
— Je ne dirai rien de plus sous l’influence de l’alcool.
— Je disais ça pour être sociable.
— Pardonnez-moi, mais je bois du thé. On pourrait peut-être prendre une tasse tous les deux, un de ces quatre.
— Je vous prends au mot. Ah, pour finir…
— Quoi ?
— Un conseil. Attention à Rayat. Il parle de contourner vos restrictions en faisant en sorte que les marines ne soient pas là. Il a pu revoir sa position depuis que… depuis que Parekh a été tuée. Mais je sais reconnaître une saloperie quand j’en vois une. C’est bien le genre à se mutiner.
— Merci.
— Il faudrait qu’on retourne nettoyer nos latrines.
— À bientôt.
Et elle lui fit un clin d’œil…
Non, Eddie ne la comprenait pas du tout. Il se rejoua l’interview plusieurs fois, juste pour voir le moment où le nom d’Helen Marchant déchirait son masque. Il commença même à monter l’article.
Après quelques heures, il abandonna et classa les rushes pour plus tard. Peut-être même beaucoup plus tard. Elle avait raison. Ça n’intéresserait plus personne. Surtout par rapport au drame qui se jouait sur cette planète.
Et puis, elle lui plaisait bien. Elle s’était trop impliquée tout simplement. C’était un manquement qu’il pouvait pardonner.
Après son rappel soudain pour la Cité temporaire, Aras laissa Noir et Blanc au fils de Josh, James. Quand Mestin refusait de parler par lien, cela signifiait qu’elle était en colère. Il se demanda si elle avait appris, pour Parekh. S’il était convoqué pour recevoir l’ordre fatidique. Ce serait un désastre pour la colonie, bien sûr. Mais plus encore pour lui-même.
Les wess’har ne mentaient pas, même par omission. C’était une habitude humaine, génétique ou autre, qu’il avait à demi absorbée depuis le temps qu’il vivait parmi les colons. Ça lui facilitait parfois la vie avec eux. Des mensonges pieux, comme disait Josh. Aras espérait que Mestin prendrait son odeur pour de la peur.
Ou alors, elle savait qu’il mentait, et elle avait enfin trouvé un châtiment convenable pour une c’naatat. Pire que l’exil ou la capture par les isenj. Ça place la barre très haut…
Le pilote bezeri n’avait pas plus envie de parler que le précédent. Est-ce qu’ils doutaient de sa capacité – de la capacité des wess’har en général – à les protéger ? Après tout ce qu’il avait dit sur les nouveaux gethes pour les rassurer, on leur avait pris un enfant, dans des circonstances terribles.
On verrait bien. Mais les bezeri n’étaient pas plus doués que lui pour le pardon.
— Les ussissi nous ont donné quelques renseignements, dit Mestin. Il y a un autre vaisseau humain qui arrive. L’Actaeon. Il est en contact avec les isenj.
Les ussissi travaillaient pour tout le monde, et ne servaient personne. Ils communiquaient ; ils échangeaient des informations. Aras se demanda comment les gethes, avec leur obsession du secret et leur soif de connaissances, considéreraient les ussissi s’ils venaient à les rencontrer.
Quand ils viendraient à les rencontrer, donc. Aras sentit le soulagement inonder son corps. Il n’était pas question de Parekh. Mais ce soulagement fut de courte durée.
— Aras, étiez-vous au courant de l’existence de ce vaisseau ?
— Pas le moins du monde.
Il se demanda si c’était également vrai pour Shan. Il avait tellement envie de l’aimer, de lui faire confiance. Et maintenant il avait deux peurs : qu’elle sache qu’il portait la c’naatat, et qu’elle lui ait caché cette deuxième mission.
— C’est un vaisseau bien plus rapide que le Thétis, avec des centaines de gethes à son bord. Il a quitté leur monde des années après lui, mais sera dans notre espace dans une ou deux saisons.
La transmission vers la Terre était filtrée ; rien n’indiquait qu’ils attendaient des renforts. Shan ne savait peut-être pas que d’autres gethes arrivaient.
— Quand est-il parti ?
Mestin prit son temps pour regarder l’écran sur ses genoux, et parut troublée.
— Qu’est-ce que 2351 ?
— Une désignation pour une année humaine. Et les isenj ?
Shan ne pouvait pas savoir ! L’Actaeon était parti cinquante ans après son embarquement. La technologie des gethes progressait, tout simplement.
— Ils ont pris contact avec les gethes. Ils deviennent amis, et alliés. Apparemment, ils envisagent un partage de technologie. Les gethes désirent avidement leur capacité de communication instantanée. Ils ont installé un relais près du monde des gethes, pour mieux démontrer leur maîtrise.
— La Terre. Leur monde s’appelle Terre.
Aras calculait. Il y avait un appareil de communication instantanée isenj à dix années-lumière de la Terre. Donc, ils avaient dû détecter l’Actaeon quinze ans plus tôt, et décidé aussitôt d’envoyer un relais, pour qu’il soit fonctionnel aujourd’hui. Si un ussissi avait été au courant, les wess’har en auraient entendu parler. Puisque les isenj voulaient cacher l’événement, c’était qu’ils s’étaient lancés dans une partie à très long terme.
Pour une espèce à la longévité si courte, ils avaient une capacité étonnante à planifier. C’était peut-être une conséquence de leur mémoire génétique. Comme s’ils vivaient éternellement.
— Ils deviennent problématiques, Aras.
— Allez-vous me demander de les faire disparaître ?
— Leur habitat n’est qu’un zoo amélioré. C’est bien le terme, n’est-ce pas ? L’endroit où les humains emprisonnent d’autres gens pour les regarder ? Ils existent parce que vous avez fait l’erreur de ne pas appliquer le blocus et de les laisser vivre. Voilà pourquoi les autres gethes affluent. À cause de vous. Nous ne pouvons pas rejouer le passé, mais le présent serait plus simple si vous aviez sauvé la banque génétique et laissé périr les humains.
Elle avait raison. Et il la détesta instantanément. Elle avait résumé la partie la plus dure de son existence en une seule phrase.
— Alors nous n’aurions rien appris sur la menace qu’ils représentent. Et, tôt ou tard, elle nous aurait concernés. Au moins, nous avons des otages potentiels. (Il avait essayé de lui expliquer ce genre de négociations, mais les wess’har ne négociaient pas. Et ne prenaient pas de prisonniers.) Je pense que vous devriez me laisser conseiller les matriarches sur ce sujet. Je suis un expert en ce qui concerne les gethes.
Il était très mal vu de débattre avec une matriarche. Mais Aras n’avait pas de faveur copulatoire à perdre. C’était une merveilleuse libération.
Mestin se renfonça dans ses coussins. Il savait ce qu’elle aurait voulu faire, tout de suite, mais elle était largement dépassée par la puissance des matriarches de F’nar. Aras avait encore un peu de temps.
— Préparez votre plan pour purifier l’île et attendez les instructions, ordonna-t-elle. Vous ferez ce qu’ordonneront les matriarches.
Helen.
Shan avait les idées un peu plus claires, à présent. Les demi-pensées qui la titillaient s’évaporaient tandis que le Briefing refoulé se dévidait, instruction par instruction, au rythme des événements.
Mais c’était simplement Helen. Helen était une Pérault, apparemment mariée à un Marchant, et Eugénie le lui avait dit lors du briefing.
Et merci pour Helen.
Pas étonnant qu’Helen ait été si reconnaissante. Elle ne s’était pas retrouvée jugée pour conspiration, meurtre, incendie criminel et appartenance à une organisation interdite. Parce qu’avec ses connaissances sur le contre-terrorisme, Shan avait pu franchir la ligne aussi facilement qu’un élève devient professeur. Helen était restée pure et immaculée. Et Pérault avait de quoi se montrer reconnaissante. Shan, cette pauvre idiote d’idéaliste, qui leur donnait des renseignements parce qu’elle pensait que c’était juste…
Quelle différence ? Entre les aider et se servir d’eux pour punir les compagnies qui passaient au travers des mailles du filet judiciaire ? Une fuite par-ci, un détail par-là, et les dirigeants et actionnaires étaient pris pour cible par ces verts extrémistes. Pour ses maîtres politiques, c’était une tactique tout à fait acceptable. La force de l’EnHaz. Son bras justicier. Sans cela, elle n’aurait été qu’une garde-chasse à peine armée.
Helen. Helen dirigeait la branche Communications d’une société de biotech. Shan l’avait évidemment rencontrée. Elle connaissait le cauchemar récurrent de Shan, la femelle gorille, parce que Shan lui en avait parlé durant un moment d’abandon. Pour tester son état d’esprit concernant la recherche, parce qu’elle soupçonnait qu’Helen était une faille de sécurité. Elle avait vu juste, bien sûr… mais Helen avait aussi reconnu en elle une alliée potentielle. Ç’avait été le premier pas.
Helen avait été la seule capable de retourner les armes de Shan contre elle-même. Non, ce n’était pas de la stupidité. Shan savait qu’elle était la meilleure dans son domaine. Sans aucun doute. Mais ce jour-là, Helen l’avait battue.
Voici votre chance de vous faire pardonner pour cet animal, Superintendante. Obtenez la banque génétique si vous le pouvez, et…
L’instruction suivante ne voulait pas venir. Shan attendait ce pardon depuis si longtemps…
Pérault devait être morte, à présent. Helen aussi. Cela n’avait plus d’importance. Rien d’étonnant à ce que Pérault ait vu en elle la femme idéale pour ce travail. Elle savait exactement comment la pousser à enfreindre les règles. Et jusqu’où elle irait.
C’était une prise de conscience cruelle. J’existe en noir et blanc. Je ne vois pas les zones de gris, même quand je nage en plein dedans. Et Pérault, dans tout ça ? Partageait-elle les idées de sa sœur ? Ou avait-elle simplement voulu éviter un scandale, comme toute bonne politicienne ? Dans ce cas, elle avait trouvé un moyen particulièrement extravagant.
Shan ne le saurait jamais.
Elle avait du mal à se concentrer sur les rapports qu’elle lisait. La lumière était trop dure, et elle n’avait pas la place de détendre ses épaules raides sans se cogner la tête contre les étagères que Chahal avait fixées sur le mur de sa cabine.
Elle s’extirpa de ses spéculations et revint aux données qu’elle examinait. Les études géologiques de Champciaux étaient de loin les plus passionnantes de la pile.
Ses yeux commençaient à la brûler quand elle sentit une odeur de santal. Aras surgit dans sa cabine.
— Bon sang, n’arrivez pas en catimini comme ça, dit-elle. J’étais très, très loin. Faites un peu de bruit.
Il ne parut pas vexé.
— Votre conversation avec Eddie vous a troublée ?
— Ça se voit tant que ça ?
— Je l’ai senti dans le couloir.
— Vous savez, ce sens-là aurait été vraiment pratique pour interroger des suspects !
— Mais les humains préfèrent qu’on leur mente. Vous vous fatigueriez vite de ne jamais pouvoir échapper à la réalité.
— Peut-être. (Elle lui indiqua le lit : il était trop gros pour la chaise pliante.) Asseyez-vous. Disons qu’après ses révélations, je me demande pourquoi on m’a envoyée ici.
— Je comprends pourquoi vous apprécieriez mon sens de l’odorat. On vous a trompée ?
— Possible.
— Si vous voulez décharger votre esprit, je suis aussi doué que vous pour garder des secrets.
Elle lui toucha le bras. Cela déclenchait toujours un grondement infrasonique.
— C’est très gentil à vous. Mais une autre fois, plutôt.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en indiquant le stylo sur le bureau de fortune.
Comme toujours, il changeait de sujet aussi vite qu’un enfant.
— Rien qu’un stylo. Tenez, essayez-le.
Aras examina le tube noir brillant. Son absorption totale par l’objet était hypnotique. Comme un chat devant un nouveau jouet. Cela la détourna de sa tristesse du jour.
— Ce n’est qu’un stylo, dit-elle en regrettant instantanément d’ignorer l’importance qu’il y mettait.
— Il est très beau. (Il le reposa exactement là où il l’avait pris sur le bureau.) Ancien ?
— Tout à fait – encre liquide. On ne trouve plus beaucoup d’humains qui écrivent à la main, sur Terre. Et encore moins qui utilisent un outil pareil. Ils préfèrent la voix et le neural, maintenant.
Elle déboucha le stylo avant de le lui tendre. Il l’observa. Elle insista donc, abandonnant sa chaise et plaçant une feuille de papier de chanvre de la colonie de façon à ce qu’il puisse tracer des traits.
— Vous savez écrire ?
— Bien sûr. Les colons font des stylos de verre. Je leur ai montré comment s’y prendre. Leur encre est faite à partir de champignons.
— Ah ! Que je suis bête !
Occupée par Aras, la chaise paraissait minuscule. Il posa son bras sur la table, comme il avait certainement vu Josh le faire, et commença à écrire avec méticulosité. Shan attendit à bonne distance. Elle l’observait, en s’efforçant de ne pas regarder par-dessus son épaule. Mais sa curiosité vint à bout de ses réserves, et elle se retrouva à côté de lui. Aras ne souriait pas exactement, parce qu’il ne montrait pas les dents, mais il rayonnait. Elle n’aurait pas su le définir, mais le singe social, celui qui apprenait si vite dans son cerveau, capta ces nuances essentielles. Il était heureux.
Un magnifique script arabe couvrait le sommet de la page. En dessous, un passage asiatique – du sanskrit ? – puis de l’hébreu.
— Oh… oh…
De la part d’un humain, elle aurait pris cela pour de la vanité, une démonstration d’expertise à ses dépens. Mais c’était Aras. Pour lui, c’était ce que c’était, et il le faisait par plaisir, par délectation.
Elle reboucha le stylo et le lui donna.
— Tenez, il est à vous.
— Non, c’est à vous qu’il est.
— Je veux dire que je vous l’offre.
Comprenait-il les cadeaux ? Sa race accordait peu de valeur aux possessions, et il vivait avec une communauté d’ascètes. Elle savait, que s’il n’acceptait pas son présent avec la même joie qu’il avait montrée à l’utiliser, elle serait inexplicablement blessée. Il resta quelques instants complètement immobile. Cette rigidité était si inhumaine… Il tenait le stylo entre ses deux mains, comme s’il avait conscience d’un rituel social. Elle attendit.
Et il rayonna tout d’un coup.
— Votre gentillesse est toujours inattendue. Merci. Je trouverai un moyen de l’utiliser.
Pas de chichis : seul l’utile pouvait être précieux. Elle prit cela comme une approbation, et se moquait qu’il soit surpris de sa générosité. Elle souleva le papier et admira de nouveau sa calligraphie.
— Puis-je garder ceci ?
— Mais, c’est à vous…
— Je veux dire que cela a une signification pour moi, et que j’aimerais le conserver car vous en avez fait un objet de beauté. Un jour, cela me fera penser à vous quand je serai… eh bien, très loin d’ici. (Dès qu’elle l’eut dit, elle sut qu’elle ne pourrait jamais supporter de revoir cette feuille, une fois qu’elle lui aurait dit adieu. Elle glissa le papier dans un dossier.) Alors, où étiez-vous ?
— À la Cité temporaire. Savez-vous ce qu’est l’Actaeon ?
Autre dérive vers un sujet qui l’intéressait ? Très bien.
— Un chasseur de la mythologie grecque, il me semble ? Transformé en cerf par une déesse courroucée, puis taillé en pièces par ses chiens. Pour lui apprendre, certainement.
Où voulait-il en venir ? Elle appréciait les discussions à bâtons rompus qu’ils avaient ensemble. Il aimait la connaissance. Elle pensa qu’un long discours serait exactement ce qu’il lui fallait pour oublier Helen et Pérault, et le souvenir entêtant de Parekh.
— Non, c’est un vaisseau. Un vaisseau gethes. Il sera ici dans quelques mois.
Les wess’har savaient décidément estomaquer leur monde en quelques mots.
Au crépuscule, l’horizon ambre se dégradait vers le zénith, jusqu’à un violet sombre où se détachaient les premières étoiles. Shan ne retrouvait pas ses constellations. C’était dommage. Dans le ciel brouillé au-dessus de sa maison, elle n’avait jamais vu que les étoiles les plus brillantes. À présent qu’elle avait enfin un ciel à la clarté inimaginable, ce qu’elle avait cherché toute sa vie lui échappait.
Aras derrière elle, Shan suivait le périmètre, la frontière nette entre une Terre artificielle et Bezer’ej la sauvage.
— J’ai besoin de voir la banque génétique.
— Pourquoi ?
— C’est dans mon Briefing refoulé. Je dois la récupérer. (Elle chercha une meilleure explication. En vain.) J’en saurai plus quand je la verrai, mais pour l’instant, je sais que je dois l’avoir. L’arrivée de l’Acteaon rend cela plus urgent encore.
— L’Acteaon faisait aussi partie de votre briefing ?
— Non. Impossible. Pérault ne pouvait pas être au courant d’événements aussi distants dans le futur. Elle aurait pu me cacher un projet qu’elle avait pour l’année suivante, ou un peu plus, mais il faudrait être Nostradamus pour préparer un coup pareil.
— Je n’aime pas ce BR.
— Rassurez-vous, ce n’est pas une partie de plaisir pour moi non plus.
— Vous affirmez que votre mission doit être bienveillante, puisque vous l’avez acceptée de votre plein gré.
— Oui.
— Et je devrais vous croire.
— En fait, ça ne change rien pour moi, mentit-elle. Je sais simplement ce que j’ai à faire.
Ça aussi, c’était un mensonge. Quoi qu’on lui ait dit à l’époque, valide ou non, la situation avait évolué depuis le moment où le BR avait été scellé dans son esprit.
Cette évolution, même Pérault ne l’aurait pas imaginée. Le plus effrayant, c’était cette idée de communications fiables instantanées – un tour de laboratoire que tout le monde avait toujours trouvé inutile et trop coûteux. Encore plus alarmant que l’apparente camaraderie avec les isenj. Elle aurait bientôt la Terre actuelle sur le dos. Impossible de savoir à l’avance ce que sa planète était devenue, mais une chose était certaine : elle serait aussi décalée qu’une voyageuse venue du passé. Rien ne garantissait que ses connaissances actuelles lui permettraient de s’y retrouver. Ici, sa vision du monde était toujours façonnée par l’année 2299. Et elle en savait trop peu pour se sentir rassurée.
Elle s’assit sur un rocher, les genoux sous le menton.
— Aras, montrez-moi la banque génétique. Juste la porte, s’il y en a une, n’importe quoi qui pourrait me faire réagir. J’aurai au moins une chance de savoir où je suis censée aller ensuite.
— Très bien, je vais vous la montrer. Rien d’autre. Et vous devrez expliquer tout ça à Josh.
— Parfait.
— Que pensez-vous qu’il se passera quand vous parlerez de l’Actaeon à vos gens ?
— Y a-t-il un risque qu’ils l’apprennent avant que le vaisseau soit à portée ?
— Uniquement s’ils ont découvert la communication photonique.
— Alors je ne compte pas le leur dire tout de suite.
Aras la regarda la tête penchée, avec cet air d’étonnement presque canin. Pour elle, cela voulait surtout dire qu’il était méfiant. Dire à un wess’har qu’on ne mentait pas, puis lui montrer qu’on pouvait tromper son propre peuple… Pas très malin. Elle insista.
— Je me méfie des passagers. Je ne sais pas non plus comment Lindsay et le détachement réagiraient. Soixante-quinze ans de changement politique… J’ignore ce que cela a pu donner. Alors la prudence est de mise. Si vous apprenez quoi que ce soit qui pourrait m’intéresser, je serai reconnaissante du tuyau.
— Tuyau ?
— Information, conseil, mise en garde. (Est-ce qu’il la croyait, à présent ?) Écoutez, c’est vous le polygraphe vivant. Je vous dis tout ce que je sais. Et j’ai peur, parce que chaque jour qui passe me perd un peu plus. J’ai peur de ce qui amène l’Actaeon, et de ce que votre peuple va faire à son arrivée. Surtout, j’ai peur d’échouer. Voilà. Je vous ai tout dit, faites-en ce que vous voulez.
Aras la regardait. Chez un humain, ç’aurait été une posture agressive. Mais Aras absorbait les informations.
— Échouer à quoi ?
— Je ne sais pas. Le devoir que je me suis moi-même donné, j’imagine. Sauver l’environnement. (Elle voulut sourire et revenir vers la légèreté.) Aras… Vous n’aimez pas beaucoup les humains ? Moi non plus. Imaginez comme je peux me sentir seule.
Aras ouvrit la bouche comme pour parler, puis regarda autour de lui et parut changer d’avis.
— Demain, nous irons parler à Josh et regarder la banque génétique. Ensuite, vous reconsidérerez votre position.
— C’est d’accord.
— Allez. Nous n’avons pas encore fini notre promenade.
Les questions se succédaient sans arrêt dans l’esprit de Shan ; il lui fallait toute sa discipline pour ne pas commencer à les poser. Les ussissi avaient-ils dit autre chose aux wess’har ? Était-ce une information de troisième main, ou écoutaient-ils les communications vocales ? Comment les matriarches prenaient-elles cette soudaine amitié entre les isenj et les humains ? Encore qu’elle puisse certainement répondre à cette question sans aide.
Donc, elle devait faire confiance à Aras. Cela paraissait plus facile, à présent. Malgré sa force personnelle, sa puissance militaire, et l’aisance avec laquelle il les maniait, elle devinait chez lui une hésitation, une tristesse et une vulnérabilité qu’elle trouvait désarmantes. Elle n’avait pas oublié sa reconnaissance quand elle l’avait touché.
Mais elle projetait peut-être trop d’humanité dans son langage corporel.
— Pourrai-je voir le bébé de Lindsay quand il sera né ? demanda Aras.
Ça, c’était le genre de réflexion qui la convainquait qu’au fond de lui, il ne faisait pas deux mètres, qu’il n’était pas indifférent à la mort. Shan étouffa un besoin instinctif de le protéger.
— Je suis certaine qu’elle en sera ravie. Ce sera dans quelques mois. Kris dit que c’est un garçon.
— Je n’ai toujours pas l’habitude que les bébés soient portés par vos femelles.
Encore une de ces remarques sibyllines qu’il lâchait parfois dans la conversation. Certaines ne prenaient leur sens que deux ou trois jours plus tard, comme la façon dont, pour lui, toutes les espèces étaient composées de gens. D’autres restaient mystérieuses.
— Je ne comprends pas… invita Shan.
— C’est une fonction masculine.
— S’étonner constamment ?
— Nourrir les embryons. C’est le rôle des hommes.
— Pas là d’où je viens. (Elle tenta de résister à l’envie de regarder le corps d’Aras. Comment ? Où ?) Vous êtes sérieux ? Ce sont les mâles qui engendrent ?
— Non, nous faisons la gestation. Les femelles conçoivent, puis transfèrent l’embryon.
— Ah ! Un peu comme les hippocampes. (Non, l’heure n’était pas aux questions. La vision devenait trop graphique, et il ne restait pas d’hippocampes sur Terre.) Vous n’avez pas d’enfant, n’est-ce pas ?
— Non, et je le regrette.
— Il est trop tard ?
Aras eut un petit geste. Un haussement d’épaules, peut-être ?
— Je le pense. Et vous, aurez-vous des enfants avec le sergent ?
— D’où tirez-vous cette idée ?
Elle avait en horreur l’idée que le détachement puisse chambrer Bennett à propos de leur non-relation. C’était presque pire que de les voir ricaner dans son dos. Mais Aras était un wess’har, et peu d’émotions lui échappaient. Les autres avaient peut-être oublié.
— Quand il vous parle, les signaux sexuels sont très forts. Mais… aurais-je dû me taire ?
Shan secoua la tête. Aras pouvait vraiment être un enfant : terriblement spontané, franc à en être gênant, soucieux de savourer le moment présent. Et juste après, il pouvait tirer deux balles dans la tête de Parekh sans frémir. Elle se rappela que c’était un étranger. Réellement étranger.
— Disons simplement que ce n’est pas possible pour le moment. Ce serait mauvais pour la discipline de l’équipe. En plus, il est branché au réseau par l’intermédiaire de son bioécran, qui enregistre ses fonctions corporelles, plus toutes sortes de données que je ne voudrais pas faire partager à ses camarades. Vous comprenez ce que je veux dire ?
— Oui. C’est très triste.
— Peut-être quand nous serons de retour sur Terre. (Comme Aras, Bennett lui paraissait nourrir une grande douleur, une incertitude poignante dont il gardait toujours le contrôle. Ça lui plaisait.) Mais je ne suis pas douée pour les relations.
— Quel couple solitaire nous formons, dit Aras en indiquant le ciel obscurci où filait l’étincelle allongée d’un météore.
Comme un enfant, il avait la capacité incroyable de dire ce que les adultes auraient préféré taire.