21

Malgré la politique, la vie continuait sur Constantine, parce qu’il le fallait bien. Et Aras s’en réjouissait.

Il profita d’un bref moment d’attente pour se reposer dans la cuisine. L’air humide portait un parfum de terre sucrée. Dans un rugissement, une avalanche de fèves de soja, petites perles pâles, déferla le long de la rampe depuis l’entrepôt. Plus tard, on les transformerait en tofu, l’une des rares protéines au menu de la colonie. Une demi-douzaine d’enfants les ramassaient dans des seaux qu’ils déposaient sur les bancs. Puis Ruth Djenava et deux autres femmes les déversaient dans des jattes en verre opaque de la taille d’une roue de camion et les recouvraient d’eau. Un peu plus loin, les graines trempées étaient prêtes à être concassées

Dans cette colonie délibérément bucolique, c’était l’équivalent d’une usine. Ils préféraient travailler à la main plutôt que mécaniser. Par plaisir et pour continuer à se sentir impliqués dans le travail, dans la vie. Aras comprenait ce besoin.

La première fois qu’Aras les avait regardés faire du tofu, l’un des artisans avait indiqué l’étape de caillage et avait dit : « C’est comme quand on fait du fromage. » Plus tard, quand on lui expliqua exactement ce qu’était le fromage, il se passa un long moment du tofu. Cette étape de caillage l’y faisait toujours repenser. La prédilection humaine pour les matières excrétées par les animaux le révoltait presque autant que leur goût pour la charogne.

L’un des enfants lui apporta un bol de sa friandise habituelle – des croûtes de soja chaudes et molles avec de la racine de gingembre effilée et de la sauce de tamari. Le garçon hésitait-il à approcher ? Comme Josh ces dernières semaines, d’ailleurs… Si cette réserve n’était pas imaginaire, ce devait être à cause de la mort de Parekh. Pour eux, le meurtre d’un autre être humain était un péché. Pourtant, c’était une meurtrière d’enfant qu’ils pleuraient. Il était déçu de voir que leur pardon pouvait aller trop loin.

Les humains sont si faciles à tuer. Il ne s’était pas attendu à cela. Des corps fragiles, cassables. Parekh n’avait pas souffert. Ce n’était pas la façon d’agir des wess’har.

Le gingembre lui piquait le palais, le tamari était sucré, et les croûtes fondaient sur sa langue. Le silence était parfait, un havre spirituel que même l’arrivée des gethes ne parvenait pas à troubler. Tout en mangeant, il regardait les enfants qui empilaient les ustensiles et les récipients dans l’évier pour les laver dans le petit-lait jaune.

Pour Aras, ce n’était pas simplement une diversion. Cette activité, cette transformation du simple soja en fondement d’une communauté, renforçait sa conviction : les humains pouvaient faire de bons voisins. Ce travail ne nuisait à personne et ne créait pas de déchets. Toutes les parties du soja étaient utiles : c’était un légume digne de Targassat elle-même, et en cela il voyait un sens. Lors de la pousse, c’était un engrais vert. Moissonné, il devenait carburant, fertilisant, huile, savon, légume, boisson, farine, condiment et viande. Si wess’har dans son utilité qu’il paraissait réfléchi, construit plutôt que naturel. Les colons auraient dit que cela faisait partie du grand plan.

Si seulement toute l’activité humaine avait été comparable. Nous aurions pu vivre ensemble. Il finit son bol et attendit que Shan Frankland fasse son apparition.

Ces derniers mois lui en avaient appris beaucoup sur elle. Pendant leurs promenades, elle n’avait pas hésité à répondre à ses questions. Souvent, elle allait même au-delà, et lui en racontait davantage. Elle s’inquiétait du sort des plantes qu’elle avait laissées derrière elle dans son appartement quand on l’avait arrachée à son époque sans prévenir. Elle s’inquiétait pour un autre humanoïde, une femelle gorille, qu’elle avait, selon elle, abandonnée à son sort. Elle s’inquiétait de vieillir sans avoir changé le monde. Mais jamais elle n’était tombée dans l’apitoiement. Selon ses propres paroles, elle avait la vie qu’elle méritait.

Il ne pouvait pas s’empêcher de l’apprécier de plus en plus.

Mais il ignorait encore si elle avait compris ou non la vraie nature de sa maladie. Si c’était le cas, et s’il se trompait sur son honnêteté, elle représentait un risque.

Elle posait des questions. C’était son métier. Elle connaissait son grand âge, et elle avait vu la photo dans la bibliothèque de Constantine. Tôt ou tard, elle comprendrait. Même s’il avait l’impression qu’elle ne le trahirait pas, qu’elle n’abuserait pas de cette information, il devait séparer les faits des espoirs.

Il vérifia que son tilgir se trouvait bien dans son fourreau, puis se renfonça dans l’alcôve pour se laisser absorber par les rythmes tranquillisants des ustensiles en efte et du soupir de l’eau.

Quand Shan finit par arriver, elle regarda autour d’elle comme si elle ne l’avait pas vu. Les colons la saluèrent avec quelques hochements de tête, puis reprirent leurs tâches, leurs rires et leurs conversations. Elle eut la même attitude que les enfants timides de la colonie quand ils ne pouvaient pas se joindre aux jeux des anciens : ses épaules s’affaissèrent et elle regarda le sol, comme pour disparaître. Ce ne fut qu’une perte de contrôle momentanée, mais il y perçut son isolement. Quand il se leva pour sortir de l’alcôve, elle était redevenue matriarche.

Il espérait qu’à la fin de la journée, ils seraient encore amis.

La matinée était claire et ensoleillée, avec de hauts nuages cotonneux. Sur la plaine bleu-gris derrière Constantine, il y avait peu de chances qu’on les suive ou qu’on les interrompe.

— Quoi de neuf ? demanda-t-elle.

— Les isenj sont en contact très fréquent avec l’Actaeon. Je dirais qu’ils deviennent alliés.

— Comment vos matriarches prennent-elles la nouvelle ? Je suis sûre qu’elles ne sont pas en train de mettre les petits plats dans les grands.

— Je ne comprends pas.

— C’était de l’ironie. Je voulais dire, je doute que l’Actaeon soit le bienvenu. Votre peuple le perçoit-il comme une menace sérieuse ?

— Bien sûr. Des centaines de nouveaux gethes en cheville avec les isenj. C’est inquiétant.

— Si cela vous rassure, je suis tout aussi terrifiée. C’est surtout pour mes passagers que je m’inquiète. Une fois qu’ils sauront que l’Actaeon arrive, il n’y aura plus rien à faire.

— La dissimulation est difficile.

— Et je ne suis pas très douée pour ça.

Ou alors, elle l’était. Plus qu’elle l’imaginait, ou plus qu’elle l’admettait. Il fallait qu’il en ait le cœur net. L’enjeu dépassait l’attachement croissant qu’il ressentait pour elle. Une fois fixé, il saurait quel poids donner à ses analyses, à ses informations politiques. Une bonne fois pour toutes, il devait savoir si ses intentions s’arrêtaient vraiment au souci qu’elle paraissait se faire pour lui. Si elle pouvait feindre cela, elle pouvait le tromper pour tout le reste.

Shan s’arrêta, fascinée par un oset qui tournait au-dessus d’eux. Elle paraissait dénuée de tout artifice, de tout contrôle. Pour elle, il pourrait avoir autant d’affection que pour l’enfant qu’il n’avait jamais eu.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. C’est dangereux ?

En levant la main pour s’abriter les yeux du soleil, elle avait dû voir sa longue queue articulée, dentée comme un couteau.

Oset. Votre peuple l’appelle queue-poignard. Il chasse les petites proies, les perce et les laisse mourir d’hémorragie.

— Votre faune est vraiment adorable. Enfin, cela ferait un meilleur animal de compagnie que les sacs plastiques. Pourquoi nous suit-il ?

— Il est peut-être vieux, trop lent pour attraper son dîner habituel. Je pense qu’il a les yeux plus gros que le ventre.

On apercevait rarement un queue-poignard, même aussi haut. Il le regarda aller et venir lentement. S’ils avaient été des udzas, il aurait fondu sur eux et aurait frappé de la queue, les saisissant entre ses terribles serres pendant qu’ils se vidaient de leur sang et restaient assez immobiles pour qu’il les mange. En l’occurrence, il devait jauger ses chances.

— Si vous n’emportez pas de spécimens, comment pouvez-vous apprendre quoi que ce soit sur les autres espèces ? demanda Shan sans quitter le prédateur des yeux.

— Par l’observation, et parfois en trouvant un cadavre.

— Ce doit être assez limité.

— Pourquoi ? Après tout, nous voulons juste savoir comment ne pas les déranger. Les laisser vivre en paix.

— Certes. Vous avez déjà vu un isenj ? De près, je veux dire, pas derrière un viseur.

— Oui. (Plus que vous ne pouvez imaginer…) Et, avant que vous me posiez la question, oui, ils sont à craindre. Pour le moment, nous avons l’avantage technologique, mais ils ont le nombre. En situation de guerre, le nombre compte.

— Vous étiez soldat. Vous les avez combattus ?

Pourquoi ne pas le lui dire ? Elle savait déjà qu’il était exceptionnellement vieux…

— J’étais l’un des officiers en chef chargés de leur effacement. J’ai dirigé l’opération, et j’y ai aussi participé. J’en ai tué des milliers – personnellement. (Le feu blanc déferla de nouveau dans la rue, rabattant les cris devant lui, mais il l’ignora.) Vous pourriez dire que je suis un boucher, un criminel de guerre. Cela vous choque ?

Vu sa réaction, elle aurait aussi bien pu s’y attendre.

— Je pense que nous sommes très semblables, Aras. J’ai un certain nombre de morts à mon actif, moi aussi. Et je n’en regrette aucune.

— Alors vous n’êtes pas comme le reste de votre race. Même Josh trouve cette partie de moi difficile à accepter. Son ancêtre était plus tolérant. Il disait que je serais pardonné si je me repentais.

— Et c’est le cas ?

— Non. Si je ne les avais pas fait disparaître, les isenj se seraient-ils repentis d’avoir tué les bezeri ?

— Les isenj sont-ils des monstres ? demanda-t-elle avec un sourire triste.

— Je ne suis pas la meilleure personne à qui poser la question. J’ai été prisonnier de guerre.

— Pardon. Je ne savais pas.

Shan émit tout bas les bourdonnements atonaux que les humains réservent pour les moments d’embarras. L’oiseau tournait encore autour d’eux, sans doute porté par un courant d’air chaud. Shan insista. C’était sa spécialité.

— Que fait votre gouvernement, pour le moment ?

— Il se prépare à la guerre.

— Pouvons-nous trier la banque génétique avant le début du conflit ?

— Je peux vous aider à choisir les espèces végétales. Pas d’animal.

— Parfait. Je ne venais que pour cela. (Elle avança encore un peu, regardant toujours le queue-poignard comme si la conversation était anodine. À son odeur, ce n’était clairement pas le cas.) Et que vous arrivera-t-il, à la colonie et à vous, s’il y a la guerre ?

— Cela dépend si les isenj tentent de combattre ici.

Il leva les yeux.

Le queue-poignard était en train de plonger vers eux. Puis il le percuta dans le dos. Aras baissa les yeux, et vit un petit cône de bronze humide qui saillait de sa poitrine et lui pompait son sang et son énergie. Il avait conscience des cris de Shan, et des mouvements d’ailes, et du poids sur son dos tandis qu’il tombait en avant.

L’oiseau l’avait poignardé. Il s’était accroché à lui avec ses serres, et avait enfoncé sa queue renforcée dans son dos. Il voyait le sang moucheter le sol tandis qu’il se recevait à quatre pattes. Cela s’arrêterait bientôt, mais il ne voulait pas que Shan assiste à ce spectacle.

— Oh, mon Dieu !

Elle essayait d’appuyer sur la blessure avec un chiffon, ou un gant plié. Il écarta sa main pour éviter qu’elle reçoive du sang sur la peau. Le risque de contamination l’inquiétait plus que la souffrance.

— Aras, ne bougez pas. J’appelle la base. Ne vous inquiétez pas.

— Non, ce n’est rien.

— C’est grave, croyez-moi. J’appelle des secours. Ne bougez pas.

— J’ai dit non.

La douleur refluait déjà. Il bascula en arrière et reprit son souffle. Derrière lui, le queue-poignard écrasé au sol essayait de se redresser en battant faiblement des ailes. Il s’approcha pour vérifier qu’il n’avait pas entaillé la peau de sa queue. Une plaie ouverte aurait été désastreuse.

— Vous l’avez frappé ? demanda-t-il.

— Je l’ai retiré. (Elle était blanche comme neige, et sentait la panique, mais elle gardait les apparences d’un calme contrôlé.) Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai aggravé les blessures ? Bon sang, regardez votre poitrine. Il a fait de sacrés dégâts. Ne bougez pas, attendez.

— N’y touchez pas.

— Pardon. Écoutez, appuyez sur la blessure. Vous allez vous vider de votre sang.

— Non.

Il saisit le queue-poignard et le tint par le cou. La queue de l’oiseau cingla et rata de peu son bras, mais il parvint à l’empoigner à deux mains tout en cherchant des blessures. Non, le sang était le sien, et c’est tout. L’animal était vieux. Ses membranes de vol étaient sèches et inertes ; sa petite bouche bordée de crocs s’ouvrait et se refermait, pathétique. Épuisé par l’effort de l’attaque, il était en train de mourir. Il cessa de lutter, et Aras le lâcha pour le laisser expirer en paix. Au moins, c’était un problème qu’on lui épargnait. Il ne pouvait pas se permettre d’infecter une créature aussi prédatrice.

Il se releva, soulagé. Mais les yeux de Shan ne quittaient pas les taches de sang et sa poitrine.

— J’ai vu assez de blessures par lacération pour savoir que vous devriez commencer à perdre connaissance, dit-elle tout bas. Vous avez mal ?

— Bien sûr. La résistance, c’est très différent de l’absence de douleur.

— La résistance ? Vous appelez ça comme ça, vous ? (Elle voulut toucher la blessure, et il leva le bras pour l’écarter.) D’accord, d’accord. Je recule.

— Je n’ai pas besoin d’aide.

— Vous ne saignez même pas, hein ?

— Non. Ça fait longtemps que je ne saigne plus.

— Mais sa queue vous a transpercé.

— Ça guérira. Croyez-moi, ça guérira.

La crise était passée. Il regarda le sang sur ses vêtements. Quel attribut la c’naatat avait-elle décidé d’emprunter au queue-poignard ? Aucun, peut-être. Remarquerait-il la différence ? Par expérience, il savait que ces changements seraient visibles dans deux ou trois jours, si le parasite avait apprécié certains côtés du prédateur. Pourvu que ce ne soient pas des ailes. Les colons avaient réagi très fortement, la première fois.

Shan s’assit à côté de lui, épaule contre épaule. Malgré son odeur d’inquiétude, elle ne dit rien.

— Vous guérissez très vite.

— Je crois que vous me l’avez déjà signalé.

La douleur était diffuse, à présent. Il bougea légèrement.

— C’est ce que je m’étais dit quand nous vous avons abattu. Kris Hugel insiste pour que je vous demande un échantillon de tissus. Vous l’avez vraiment fascinée, en vous relevant de cet accident.

Sous sa tunique, il chercha discrètement le tilgir. La lame était bonne. Affûtée. Il ne voulait pas s’en servir. Par pitié, Shan Chail, ne me décevez pas. Ne soyez pas un gethes.

— Vous savez, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que je sais ?

Il resserra sa prise sur la lame et redouta ce qu’il devrait faire. Il n’avait pas ressenti cela pour Parekh. Il n’avait pas ressenti cela pour les isenj. Mais c’était une amie.

— Vous avez calculé mon âge, vous avez vu les photos dans les archives de Constantine, et vous m’avez vu survivre à des blessures fatales. Vous connaissez la c’naatat. Et maintenant, répondez : m’avez-vous touché pour tenter de l’acquérir ?

Elle eut une expression d’incompréhension totale et sincère.

— J’ignore complètement ce qu’est une c’naatat. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

Il avait lâché un mot de trop.

— Peu importe.

— Comment ça, « peu importe » ? Vous m’avez accusée de quelque chose, et je ne sais même pas de quoi il s’agit ! Allez. Quel est le problème ?

Le tilgir était encore là. Il pouvait la faire taire s’il le fallait. Il espérait simplement que ce ne serait pas nécessaire.

— Si je vous le dis, vous devrez le garder pour vous. Sans quoi je devrai vous tuer. Je suis sincère.

Elle fit une grimace.

— Ne me faites pas marcher, je ne suis pas d’humeur.

— Cela n’a rien d’une plaisanterie. Je suis infecté par un parasite local, la c’naatat. Elle a colonisé mon corps et elle fait tout ce qu’elle juge nécessaire pour que je survive. Je suis son hôte.

— Comment ça « ce qu’elle juge nécessaire » ?

— Elle répare les blessures, elle inverse la dégénérescence cellulaire, elle neutralise les toxines et les pathogènes. Elle assimile les séquences génétiques utiles prises à d’autres sources pour augmenter les capacités de survie de son hôte.

— Laissez-moi deviner. Vous ne ressemblez pas à un wess’har normal, c’est ça ? La grande créature dorée, sur la photo, c’était vous… (Elle prit un air gêné et leva les yeux un instant.) Pardon. Je ne voulais pas dire créature. Personne.

— C’était lors des premiers jours de mon exposition à l’ADN humain. La c’naatat paraît apprécier les traits gethes.

Shan émit le son mmm qu’emploient les humains quand ils réfléchissent aux questions importantes, et ne dit rien. Il se demanda si elle suivait l’habitude d’Eddie, ne rien dire, pour pousser l’autre à faiblir et à parler.

— Ça pourrait infecter un humain ?

— Bonne question. C’est un organisme très adaptable, et il semble apprécier les hôtes mobiles…

— Donc, c’est ça, votre maladie.

— Oui.

— Qu’est-ce qui peut vous tuer ?

Aras savait qu’elle avait fini par comprendre.

— Des blessures catastrophiques, comme une fragmentation. Je pourrais mourir de faim, avec le temps, ou d’asphyxie, dans les bonnes conditions. Mais la capacité de mon corps à s’adapter m’en fait même douter, parfois. Je ne sais pas du tout combien de mécanismes de survie il a pu acquérir au fil du temps.

— Merde. Oh merde

— Ce n’est donc pas votre idée d’un miracle…

— Je suis loin devant vous, Aras. Vous voulez que je vous explique comment on se servirait de ce parasite si on mettait la main dessus ? Ou vous pouvez imaginer tout seul ?

— Je ne le sais que trop bien.

— Vous feriez mieux de rester à l’écart des passagers. Ils vous découperaient en tranches en un rien de temps, s’ils vous mettaient la main dessus.

Elle retomba dans le silence, observant la plaine, et ses lèvres bougeaient de temps en temps, comme si elle allait parler. Il sentait la chaleur de Frankland au travers de sa tunique. Cela le réconfortait.

— Comment avez-vous tenu dans une situation pareille ?

— Parfois bien, parfois moins bien.

— C’est un cauchemar.

C’était rassurant. Elle ne s’était pas emportée. Elle n’avait pas commencé à parler du cadeau prodigieux que serait la c’naatat pour l’humanité. Elle n’avait pas demandé de quelle façon elle pourrait en bénéficier, elle, ni discuté de la valeur du parasite. Elle avait peur pour son monde et pour lui. Il espérait juste qu’elle n’aurait pas peur de lui, comme tous les autres. Après cet aperçu de véritable camaraderie, ces précieux contacts, il ne pourrait pas retourner à l’isolement.

— Donc, vous avez vu mourir tous ceux que vous connaissiez. Vous ne savez pas quelles nouvelles caractéristiques vous allez développer d’un jour sur l’autre. Bon sang, je ne pourrais pas supporter ça…

— Ben – l’aïeul de Josh – disait que c’était mon châtiment divin.

— Ben était un con. Les colons s’y sont intéressés ?

— Pour être séparés de leur Dieu au ciel ? Ils le rejettent complètement. Ils sont terrifiés.

— Et selon Ben, de quoi étiez-vous châtié ? D’être un païen d’extraterrestre ?

— D’avoir massacré les isenj. C’est là que je l’ai attrapée, quand j’étais leur prisonnier de guerre. Les blessures ouvertes sont un vecteur idéal pour la c’naatat. Et, puisque les isenj ont une mémoire génétique, je possède une partie de leurs souvenirs. Des souvenirs de moi et de ce que je leur ai fait. Je comprends pourquoi Ben a vu cela comme une sorte de leçon.

Le visage de Shan se froissa quelques secondes et elle se détourna, furieuse.

— Aras, je suis désolée. (Quand elle lui prit la main, il savait que ce n’était pas pour recevoir un échantillon.) C’est pour ça que vous les avez éliminés ? Pour empêcher que le parasite se répande ?

— Les isenj se reproduisent rapidement, de toute façon. Mais la c’naatat réduisait leur taux de mortalité, et ils sont eux-mêmes devenus une infection. Il y avait environ un milliard de bezeri avant l’arrivée des isenj, et il n’en reste plus que quelques centaines de milliers. Imaginez, quelques centaines de milliers seulement, alors que les isenj sont repartis depuis des siècles. C’est cela, la pollution, Shan Chail. La mort d’autres êtres. Comme je vous l’ai dit, je recommencerais s’il le fallait.

Elle lui prit le bras et ils restèrent un long moment assis sur la pente, à regarder un velouroc qui grimpait vers le queue-poignard mort pour nettoyer le monde. Quelques cusics, des sortes de crabes, commencèrent à s’approcher, finissant par prendre quelques pincées du corps puis par le recouvrir. Le velours noir continua son approche de rocher en rocher, coulée incessante vers la charogne.

Il se glissa sur une jambe. Un cusic se figea, les pinces levées en défense de sa proie, mais céda le terrain. Peu à peu, mécaniquement, la présence du velouroc chassa tous les cusics. Une fois enveloppée, la masse s’aplatit peu à peu, et le linceul noir finit par couler vers la chaleur d’un rocher ensoleillé. Cette destruction stoïque et silencieuse n’avait pris qu’un quart d’heure.

Shan soupira de nouveau.

— Et votre peuple ?

— Je suis en exil. Certes, je suis un héros de guerre, mais aucune isan ne voudrait copuler avec moi dans cet état. Vous transmettez votre bagage génétique verticalement, à vos enfants, n’est-ce pas ? Nous partageons aussi le nôtre horizontalement lors de la copulation. Imaginez la pire maladie vénérienne possible.

— Il doit bien y avoir quelqu’un qui se demande ce que serait une vie aussi longue. Ce serait le cas chez les humains, en tout cas. Nous nous ficherions complètement du carnage que cela ferait dans l’écologie mondiale. Nous sommes déjà à moitié condamnés par le vieillissement de notre population…

— Les wess’har ne partagent pas votre attitude vis-à-vis de la mort. Nous sommes bien plus conscients de notre survie génétique que de notre persistance individuelle.

Il se redressa et l’aida à se lever. S’il avait voulu démontrer ses pouvoirs de récupération, il n’aurait pas pu mieux faire. Mais au moins, elle acceptait encore sa main quand il la tendait, et ne se reculait pas. Ses révélations paraissaient avoir créé chez elle une douceur, un souci évident à la façon dont elle avait baissé la voix et adouci sa posture rigide. Elle marchait lentement, au pas d’Aras, le bras passé dans le sien ; elle le frottait parfois de ce geste de réconfort qu’il avait vu les colons utiliser tant de fois.

Il ne pouvait pas demander aux gethes d’ignorer le potentiel militaire de la c’naatat. Sa propre race l’avait bien vu, malgré toute sa discipline. Ils avaient senti un espoir pour redresser le déséquilibre contre un ennemi bien plus nombreux, pour créer des troupes réutilisables qui survivraient à des blessures terribles et continueraient de se battre. Mais la faculté de récupérer était un vice de conception quand on tombe aux mains de l’ennemi. Les matriarches n’avaient jamais prévu que cela arriverait. Pas plus qu’elles n’avaient prévu de libérer des otages. Il n’avait simplement pas eu de chance.

Ses geôliers isenj s’étaient moqués de lui à ce sujet. Son peuple n’avait rien à faire de son sort, lui rappelaient-ils quand il avait fini de crier. Il n’avait plus d’importance. C’était un monstre, un assassin d’enfants et de civils. Il méritait ce qui lui arrivait.

A posteriori, Aras se demandait ce qui avait été pire : la torture physique, ou la charogne qu’on lui faisait avaler de force. Les isenj savaient ce que les wess’har pensaient des autres formes de vie. C’était le cœur de leur croyance et de leur amour-propre. Il se demandait si Shan le comprenait. Cela aurait paru absurde à un gethes. La douleur disparaissait, et la c’naatat effaçait toutes les cicatrices ; mais cet avilissement, cette souillure de son âme même, était plus difficile à oublier.

D’une certaine façon, il était plus facile de crier. Parfois, ils le faisaient hurler pendant des jours entiers.

Shan lui serra le bras.

— Vous devez me faire une promesse…, dit-elle.

— Quoi donc ?

— S’il y a un risque que ce secret soit transmis par moi, si je l’attrape, si je risque de le laisser découvrir… vous savez quoi faire, n’est-ce pas ? (Elle toucha le tilgir au travers de sa tunique. Il avait oublié qu’elle pouvait sentir la poignée de métal contre sa hanche.) Faites le nécessaire. Et vite.

Ben lui avait expliqué la culpabilité et le repentir. Et enfin, il comprenait.

Quelle souffrance !