« C’est trop idéaliste... et, de ce fait, cruel. »

DOSTOÏEVSKI,

Humiliés et Offensés.

Sade, Masoch et leur langage.

À quoi sert la littérature ? Les noms de Sade et de Masoch servent au moins à désigner deux perversions de base. Ce sont les prodigieux exemples d’une efficacité littéraire. En quel sens ? Il peut arriver que des malades typiques donnent leur nom à des maladies. Mais, plus souvent, ce sont les médecins qui donnent ainsi leur nom (par exemple, maladie de Roger, de Parkinson...). Les conditions de telles dénominations doivent être analysées de près : le médecin n’a pas inventé la maladie. Mais il a dissocié des symptômes jusqu’alors réunis, groupé des symptômes jusqu’alors dissociés, bref il a constitué un tableau clinique profondément original. C’est pourquoi l’histoire de la médecine est au moins double. Il y a une histoire des maladies, qui disparaissent, régressent, reprennent ou changent de forme, suivant l’état des sociétés et les progrès de la thérapeutique. Mais, imbriquée dans cette histoire, il y en a une autre qui est celle de la symptomatologie, et qui tantôt précède et tantôt suit les transformations de la thérapeutique ou de la maladie : on baptise, on débaptise, on groupe autrement les symptômes. Le progrès, de ce point de vue, se fait généralement dans le sens d’une plus grande spécification, témoignant d’une symptomatologie plus fine (il est clair que la peste, la lèpre étaient jadis plus fréquentes qu’aujourd’hui, non seulement pour des raisons historiques et sociales, mais parce qu’on groupait sous leur nom toutes sortes de troubles actuellement dissociés). Les grands cliniciens sont les plus grands médecins. Quand un médecin donne son nom à une maladie, il y a là un acte à la fois linguistique et sémiologique très important, dans la mesure où cet acte lie un nom propre et un ensemble de signes, ou fait qu’un nom propre connote des signes.

Sade et Masoch sont-ils, en ce sens, de grands cliniciens ? Il est difficile de considérer le sadisme et le masochisme comme on considère la lèpre, la peste, la maladie de Parkinson. Le mot maladie ne convient pas. Il n’en reste pas moins que Sade et Masoch nous présentent des tableaux de symptômes et de signes inégalables. Si Krafft-Ebing parle de masochisme, c’est parce qu’il fait gloire à Masoch d’avoir renouvelé une entité clinique, en la définissant moins par le lien douleur-plaisir sexuel que par des comportements plus profonds d’esclavage et d’humiliation (à la limite, il y a des cas de masochisme sans algolagnie, et même des algolagnies sans masochisme)1. Et encore nous aurons à nous demander si, par rapport à Sade, Masoch ne définit pas une symptomatologie plus fine, et ne rend pas possible une dissociation de troubles auparavant confondus. En tout cas, « malades » ou cliniciens, et les deux à la fois, Sade et Masoch sont aussi de grands anthropologues, à la manière de ceux qui savent engager dans leur œuvre toute une conception de l’homme, de la culture et de la nature – de grands artistes, à la manière de ceux qui savent extraire de nouvelles formes, et créer de nouvelles manières de sentir et de penser, tout un nouveau langage.

Il est bien vrai que la violence est ce qui ne parle pas, ce qui parle peu, et la sexualité, ce dont on parle peu, en principe. La pudeur n’est pas liée à un effroi biologique. Si elle l’était, elle ne se formulerait pas comme elle le fait : je redoute moins d’être touchée que vue, et vue que parlée. Que signifie alors cette conjonction de la violence et de la sexualité dans un langage aussi abondant, aussi provocant que celui de Sade ou de Masoch ? Comment rendre compte de cette violence qui parle d’érotisme ? Georges Bataille, dans un texte qui aurait dû frapper de nullité toutes les discussions sur les rapports du nazisme avec la littérature de Sade, explique que le langage de Sade est paradoxal parce qu’il est essentiellement celui d’une victime. Il n’y a que les victimes qui peuvent décrire les tortures, les bourreaux emploient nécessairement le langage hypocrite de l’ordre et du pouvoir établis : « En règle générale, le bourreau n’emploie pas le langage d’une violence qu’il exerce au nom d’un pouvoir établi, mais celui du pouvoir, qui l’excuse apparemment, le justifie et lui donne une raison d’être élevé. Le violent est porté à se taire et s’accommode de la tricherie... Ainsi l’attitude de Sade s’oppose-t-elle à celle du bourreau dont elle est le parfait contraire. Sade en écrivant, refusant la tricherie, la prêtait à des personnages qui, réellement, n’auraient pu être que silencieux, mais il se servait d’eux pour adresser à d’autres hommes un discours paradoxal2. » Faut-il en conclure que le langage de Masoch est paradoxal aussi, mais parce que les victimes à leur tour y parlent comme le bourreau qu’elles sont pour elles-mêmes, avec l’hypocrisie propre au bourreau ?

On appelle littérature pornographique une littérature réduite à quelques mots d’ordre (fais ceci, cela...), suivis de descriptions obscènes. Violence et érotisme s’y rejoignent donc, mais d’une façon rudimentaire. Chez Sade et chez Masoch les mots d’ordre abondent, proférés par le libertin cruel ou par la femme despote. Les descriptions aussi (bien qu’elles n’aient pas du tout le même sens ni la même obscénité dans les deux œuvres). Il semble que, pour Masoch comme pour Sade, le langage prenne toute sa valeur en agissant directement sur la sensualité. Chez Sade, les Cent Vingt Journées s’organisent d’après les récits que les libertins se font raconter par des « historiennes » ; et aucune initiative des héros, du moins en principe, ne doit devancer les récits. Car le pouvoir des mots culmine quand il commande la répétition des corps, et « les sensations communiquées par l’organe de l’ouïe sont celles qui flattent davantage et dont les impressions sont les plus vives ». Chez Masoch, dans sa vie comme dans son œuvre, il faut que les amours soient déclenchées par des lettres anonymes ou pseudonymes, et par de petites annonces ; il faut qu’elles soient réglées par des contrats qui les formalisent, qui les verbalisent ; et les choses doivent être dites, promises, annoncées, soigneusement décrites avant d’être accomplies. Pourtant, si l’œuvre de Sade et celle de Masoch ne peuvent passer pour pornographiques, si elles méritent un plus haut nom comme celui de « pornologie », c’est parce que leur langage érotique ne se laisse pas réduire aux fonctions élémentaires du commandement et de la description.

On assiste chez Sade au développement le plus étonnant de la faculté démonstrative. La démonstration comme fonction supérieure du langage apparaît entre deux scènes décrites, pendant que les libertins se reposent, entre deux mots d’ordre. On écoute un libertin lire un pamphlet rigoureux, développer ses théories inépuisables, élaborer une constitution. Ou bien il consent à parler, à discuter avec sa victime. De tels moments sont fréquents, notamment dans Justine : chacun de ses bourreaux la prend pour auditrice et confidente. Mais l’intention de convaincre n’existe qu’en apparence. Le libertin peut se donner l’air de chercher à convaincre et à persuader ; il peut même faire œuvre « institutrice », en formant une nouvelle recrue (ainsi, dans La Philosophie dans le boudoir). En fait, rien n’est plus étranger au sadique qu’une intention de persuader ou de convaincre, bref une intention pédagogique. Il s’agit de tout autre chose. Il s’agit de montrer que le raisonnement est lui-même une violence, qu’il est du côté des violents, avec toute sa rigueur, toute sa sérénité, tout son calme. Il ne s’agit même pas de montrer à quelqu’un, mais de démontrer, d’une démonstration qui se confond avec la solitude parfaite et la toute-puissance du démonstrateur. Il s’agit de démontrer l’identité de la violence et de la démonstration. Si bien que le raisonnement n’a pas plus à être partagé par l’auditeur auquel on l’adresse que le plaisir, par l’objet dans lequel on le prend. Les violences subies par les victimes ne sont que l’image d’une plus haute violence dont témoigne la démonstration. Parmi ses complices ou ses victimes, chaque raisonneur raisonne dans le cercle absolu de sa solitude et de son unicité – même si tous les libertins tiennent le même raisonnement. A tous égards, nous le verrons, l’« instituteur » sadique s’oppose à l’« éducateur » masochiste.

Là encore, Bataille dit bien de Sade : « C’est un langage qui désavoue la relation de celui qui parle avec ceux auxquels il s’adresse. » Mais s’il est vrai que ce langage est la plus haute réalisation d’une fonction démonstrative dans le rapport de la violence et de l’érotisme, l’autre aspect – mots d’ordre et descriptions – prend une nouvelle signification. Il subsiste, mais il baigne dans l’élément démonstratif, il flotte en lui, il n’existe que par rapport à lui. Les descriptions, l’attitude des corps, ne jouent plus que le rôle de figures sensibles illustrant les démonstrations abominables ; et les mots d’ordre, les impératifs lancés par les libertins sont à leur tour comme des énoncés de problèmes qui renvoient à la chaîne plus profonde des théorèmes sadiques. « Je l’ai montré théoriquement, dit Noirceuil, convainquons-nous maintenant par la pratique... » Il faut donc distinguer deux sortes de facteurs, qui forment un double langage : le facteur impératif et descriptif, représentant l’élément personnel, ordonnant et décrivant les violences personnelles du sadique comme ses goûts particuliers ; mais aussi un plus haut facteur qui désigne l’élément impersonnel du sadisme, et qui identifie cette violence impersonnelle avec une Idée de la raison pure, avec une démonstration terrible capable de se subordonner l’autre élément. Chez Sade apparaît un étrange spinozisme – un naturalisme et un mécanisme pénétrés d’esprit mathématique. C’est à cet esprit qu’il faut rapporter cette infinie répétition, ce processus quantitatif réitéré qui multiplie les figures et additionne les victimes, pour repasser par les milliers de cercles d’un raisonnement toujours solitaire. Krafft-Ebing, en ce sens, avait pressenti l’essentiel : « Il y a des cas où l’élément personnel se retire presque complètement... L’intéressé a des excitations sexuelles en battant des garçons et des filles, mais quelque chose de purement impersonnel ressort bien davantage... Tandis que la plupart des individus, en cette catégorie, font porter le sentiment de puissance sur des personnes déterminées, nous voyons ici un sadisme prononcé qui se meut, en grande partie, par dessins géographiques ou mathématiques3... »

Chez Masoch de même, les mots d’ordre et les descriptions se dépassent vers un plus haut langage. Mais cette fois, tout est persuasion, et éducation. Nous ne nous trouvons plus en présence d’un bourreau qui s’empare d’une victime, et en jouit d’autant plus qu’elle est moins consentante et moins persuadée. Nous sommes devant une victime qui cherche un bourreau, et qui a besoin de le former, de le persuader, et de faire alliance avec lui pour l’entreprise la plus étrange. C’est pourquoi les petites annonces font partie du langage masochiste, alors qu’elles sont exclues du vrai sadisme. C’est pourquoi aussi le masochiste élabore des contrats, tandis que le sadique abomine et déchire tout contrat. Le sadique a besoin d’institutions, mais le masochiste, de relations contractuelles. Le Moyen Âge, avec profondeur, distinguait deux sortes de diabolisme, ou deux perversions fondamentales : l’une par possession, l’autre par pacte d’alliance. C’est le sadique qui pense en termes de possession instituée, et le masochiste en termes d’alliance contractée. La possession est la folie propre du sadisme, le pacte celle du masochisme. Il faut que le masochiste forme la femme despote. Il faut qu’il la persuade, et la fasse « signer ». Il est essentiellement éducateur. Et il court les risques d’échec inhérents à l’entreprise pédagogique. Dans tous les romans de Masoch, la femme persuadée garde un dernier doute, comme une crainte : s’engager dans un rôle où elle est poussée, mais qu’elle ne saura peut-être pas tenir, péchant par excès ou par défaut. Dans La Femme divorcée, l’héroïne s’écrie : « L’idéal de Julian était une femme cruelle, une femme comme la grande Catherine, et moi, hélas, j’étais lâche et faible... » Et Wanda, dans la Vénus : « J’ai peur de ne pouvoir le faire, mais je veux l’essayer, pour toi mon bien-aimé » – ou encore : « Craignez que je n’y prenne goût. »

Dans l’entreprise pédagogique des héros de Masoch, dans la soumission à la femme, dans les tourments qu’ils subissent, dans la mort qu’ils connaissent, il y a autant de moments d’ascension vers l’Idéal. La Femme divorcée a pour sous-titre : Le Calvaire d’un idéaliste. Séverin, le héros de la Vénus, élabore sa doctrine, le « suprasensualisme », et prend pour devise les mots de Méphisto à Faust : « Va, sensuel séducteur suprasensuel, une fillette te mène par le bout du nez. » (Übersinnlich, dans ce texte de Goethe, ce n’est pas « suprasensible », c’est « suprasensuel », « supracharnel », conformément à une haute tradition théologique où Sinnlichkeit désigne la chair, la sensualitas.) Que le masochisme cherche ses garants historiques et culturels dans les épreuves d’initiation mystico-idéalistes n’a rien d’étonnant. La contemplation du corps nu d’une femme n’est possible que dans des conditions mystiques : ainsi dans la Vénus. Plus nettement encore, une scène de La Femme divorcée montre comment le héros, Julian, poussé par un ami inquiétant, désire pour la première fois voir sa maîtresse nue : il invoque d’abord un « besoin d’observation », mais se trouve saisi d’un sentiment religieux, « sans rien de sensuel » (tels sont les deux moments fondamentaux du fétichisme). Du corps à l’œuvre d’art, de l’œuvre d’art aux Idées, il y a toute une ascension qui doit se faire à coups de fouet. Un esprit dialectique anime Masoch. Tout commence dans la Vénus par un rêve qui survient lors d’une lecture interrompue de Hegel. Mais il s’agit surtout de Platon ; s’il y a du spinozisme chez Sade, et une raison démonstrative, il y a du platonisme chez Masoch, et une imagination dialectique. Une nouvelle de Masoch s’intitule L’Amour de Platon ; elle est à l’origine de l’aventure avec Louis II4. Et ce n’est pas seulement l’ascension vers l’intelligible qui semble ici platonicienne, c’est toute une technique de retournement, de déplacement, de travestissement, de dédoublement dialectique. Dans l’aventure avec Louis II, Masoch ne sait pas au début si son correspondant est un homme ou une femme ; il ne sait pas à la fin s’il est un ou deux ; durant l’aventure, il ne sait pas quel rôle jouera sa femme – mais il est prêt à tout, dialecticien qui saisit l’occasion, kairos. Platon montrait que Socrate semblait être l’amant, mais plus profondément se révélait l’aimé. D’une autre façon le héros masochiste semble éduqué, formé par la femme autoritaire, mais plus profondément c’est lui qui la forme et la travestit, et lui souffle les dures paroles qu’elle lui adresse. C’est la victime qui parle à travers son bourreau, sans se ménager. La dialectique ne signifie pas simplement une circulation du discours, mais des transferts ou des déplacements de ce genre, qui font que la même scène est simultanément jouée à plusieurs niveaux, suivant des retournements et des dédoublements dans la distribution des rôles et du langage.

Il est bien vrai que la littérature pornologique se propose avant tout de mettre le langage en rapport avec sa propre limite, avec une sorte de « non-langage » (la violence qui ne parle pas, l’érotisme dont on ne parle pas). Mais cette tâche, elle ne peut l’accomplir réellement que par un dédoublement intérieur au langage : il faut que le langage impératif et descriptif se dépasse vers une plus haute fonction. Il faut que l’élément personnel se réfléchisse et passe dans l’impersonnel. Quand Sade invoque une Raison analytique universelle pour expliquer le plus particulier dans le désir, on n’y verra pas la simple marque de son appartenance au XVIIIe siècle : il faut que la particularité, et le délire correspondant, soient aussi une Idée de la raison pure. Et quand Masoch invoque un esprit dialectique, celui de Méphisto et de Platon réunis, on n’y verra pas seulement la marque de son appartenance au romantisme. Là encore, la particularité doit se réfléchir dans un Idéal impersonnel de l’esprit dialectique. Chez Sade, la fonction impérative et descriptive du langage se dépasse vers une pure fonction démonstrative et instituante ; chez Masoch, elle se dépasse aussi, vers une fonction dialectique, mythique et persuasive. Cette répartition touche à l’essentiel des deux perversions ; telle est la double réflexion du monstre.

Rôle des descriptions.

De ces deux fonctions supérieures, la fonction démonstrative de Sade et la fonction dialectique de Masoch, découle une grande différence du point de vue des descriptions, de leur rôle et de leur valeur. Nous avons vu que les descriptions dans l’œuvre de Sade existaient en rapport avec une démonstration plus profonde, mais n’en gardaient pas moins une indépendance relative, à l’état de libres figures ; aussi sont-elles obscènes en elles-mêmes. Sade a besoin de cet élément provocateur. Il n’en est plus ainsi chez Masoch : sans doute la plus grande obscénité peut être présente dans les menaces, dans les annonces ou les contrats. Mais elle n’est pas nécessaire. Il faut même rendre à l’œuvre de Sacher-Masoch en général l’hommage d’une extraordinaire décence. Le censeur le plus méfiant ne peut rien trouver à redire dans la Vénus, à moins de mettre en cause on ne sait quelle atmosphère, on ne sait quelle impression d’étouffement et de suspens qui se manifeste dans tous les romans de Masoch. Dans un grand nombre de nouvelles, il est facile à Masoch de faire passer les phantasmes masochistes au compte de coutumes nationales et folkloriques, ou de jeux innocents d’enfants, ou de plaisanteries de femme aimante, ou encore d’exigences morales et patriotiques. Des hommes, suivant la vieille coutume, à la chaleur d’un banquet, boivent dans le soulier des femmes (La Pantoufle de Safo) ; de très jeunes filles demandent à leurs amoureux de faire l’ours ou le chien, et de se laisser atteler à une petite voiture (La Pêcheuse d’âmes) ; une femme amoureuse et taquine feint de se servir d’un blanc-seing que lui donna son amant (La Feuille blanche) ; plus sérieusement, une patriote se fait conduire chez les Turcs, leur donne son mari comme esclave, se donne elle-même au pacha, mais pour sauver la ville (La Judith de Bialopol). Sans doute y a-t-il déjà dans tous ces cas, pour l’homme humilié de différentes manières, une sorte de « bénéfice secondaire » proprement masochiste. Reste que Masoch peut présenter une grande partie de son œuvre sur un mode rose, en justifiant le masochisme par les motivations les plus diverses, ou par les exigences de situations fatales et déchirantes. (Sade au contraire ne trompait personne quand il essayait ce procédé.) Ce pourquoi Masoch fut un auteur non pas maudit, mais fêté et honoré ; même la part inaliénable du masochisme en lui ne manqua pas de paraître une expression du folklore slave et de l’âme petite-russienne. Le Tourguéniev de la Petite-Russie, disait-on. Ce serait aussi bien une comtesse de Ségur. Il est vrai que Masoch donne lui-même la version noire de son œuvre : la Vénus, La Mère de Dieu, Eau de Jouvence, La Hyène de la Poussta rendent à la motivation masochiste sa rigueur et sa pureté primaires. Mais, noires ou roses, les descriptions n’en restent pas moins frappées de décence. Le corps de la femme-bourreau reste recouvert de fourrures ; celui de la victime demeure dans une étrange indétermination, que viennent seulement rompre localement les coups qu’il reçoit. Comment expliquer ce double « déplacement » de la description ? Nous en revenons à la question : pourquoi la fonction démonstrative du langage chez Sade implique-t-elle des descriptions obscènes, alors que la fonction dialectique chez Masoch semble bien les exclure, ou du moins ne les comporte pas essentiellement ?

Ce qui est en jeu dans l’œuvre de Sade, c’est la négation dans toute son étendue, dans toute sa profondeur. Mais on doit distinguer deux niveaux : le négatif comme processus partiel, et la négation pure comme Idée totalisante. Ces niveaux correspondent à la distinction sadiste des deux natures, dont Klossowski a montré l’importance. La nature seconde est une nature asservie à ses propres règles et à ses propres lois : le négatif y est partout, mais tout n’y est pas négation. Les destructions sont encore l’envers de créations ou de métamorphoses ; le désordre est un autre ordre, la putréfaction de la mort est aussi bien composition de la vie. Le négatif est donc partout, mais seulement comme processus partiel de mort et de destruction. D’où la déception du héros sadique, puisque cette nature semble lui montrer que le crime absolu est impossible : « Oui, j’abhorre la nature... » Il ne se consolera même pas en pensant que la douleur des autres lui fait plaisir : ce plaisir du Moi signifie encore que le négatif est seulement atteint comme l’envers d’une positivité. Et l’individuation, non moins que la conservation d’un règne ou d’une espèce témoignent des limites étroites de la nature seconde. À celle-ci s’oppose l’idée d’une nature première, porteuse de la négation pure, au-dessus des règnes et des lois, et qui serait libérée même du besoin de créer, de conserver et d’individuer : sans fond au-delà de tout fond, délire originel, chaos primordial fait uniquement de molécules furieuses et déchirantes. Comme dit le pape, « le criminel qui pourrait bouleverser les trois règnes à la fois en anéantissant et eux et leurs facultés productives serait celui qui aurait le mieux servi la Nature ». Mais cette nature originelle, précisément, ne peut pas être donnée : seule la nature seconde forme le monde de l’expérience, et la négation n’est donnée que dans les processus partiels du négatif. C’est pourquoi la nature originelle est nécessairement l’objet d’une Idée, et la pure négation, un délire, mais un délire de la raison comme telle. Le rationalisme n’est nullement « plaqué » sur l’œuvre de Sade. Il lui fallait aller jusqu’à l’idée d’un délire propre à la raison. Et l’on remarquera que la distinction des deux natures correspond elle-même à celle des éléments, et la fonde : l’élément personnel, qui incarne la puissance dérivée du négatif, qui représente la façon dont le Moi sadique participe encore de la nature seconde et produit des actes de violence imitant celle-ci ; et l’élément impersonnel, qui renvoie à la nature première comme à l’idée délirante de négation, et qui représente la façon dont le sadique nie la nature seconde ainsi que son propre Moi.

Dans les Cent Vingt Journées, le libertin se déclare excité non par les « objets qui sont ici », mais par l’Objet qui n’est pas là, c’est-à-dire l’« idée du mal ». Or cette idée de ce qui n’est pas, cette idée du Non ou de la négation, qui n’est pas donnée ni donnable dans l’expérience, ne peut être qu’objet de démonstration (au sens où le mathématicien parle de vérités qui gardent tout leur sens même si nous dormons, et même si elles n’existent pas dans la nature). C’est pourquoi aussi les héros sadiques désespèrent et enragent de voir leurs crimes réels si minces par rapport à cette idée qu’ils ne peuvent atteindre que par la toute-puissance du raisonnement. Ils rêvent d’un crime universel et impersonnel ou, comme dit Clairwil, d’un crime « dont l’effet perpétuel agît, même quand je n’agirais plus, en sorte qu’il n’y eût pas un seul instant de ma vie où, même en dormant, je ne fusse cause d’un désordre quelconque ». Il s’agit donc, pour le libertin, de combler l’écart entre les deux éléments, celui dont il dispose et celui qu’il pense, le dérivé et l’originel, le personnel et l’impersonnel. Un système comme celui de Saint-Fond (qui, de tous les textes de Sade, développe le plus profondément le pur délire de la raison) demande à quelles conditions « une douleur B », provoquée dans la nature seconde, pourrait en droit se répercuter et se reproduire à l’infini dans la nature première. Tel est le sens de la répétition chez Sade, et de la monotonie sadique. Mais pratiquement le libertin se trouve réduit à illustrer sa démonstration totale par des processus inductifs partiels empruntés à cette nature seconde : il ne peut qu’accélérer et condenser les mouvements de la violence partielle. L’accélération se fait par multiplication des victimes et de leurs douleurs. Quant à la condensation, elle implique que la violence ne s’éparpille pas suivant des inspirations et des élans, qu’elle ne se laisse même pas diriger par des plaisirs qu’on en attendrait, et qui nous enchaîneraient toujours à la nature seconde, mais qu’elle soit menée de sang-froid, et condensée par cette froideur même – cette froideur de la pensée comme pensée démonstrative. Telle est la fameuse apathie du libertin, le sang-froid du pornologiste, que Sade oppose au déplorable « enthousiasme » du pornographe. L’enthousiasme, c’est précisément ce qu’il reproche à Rétif ; et il n’a pas tort de dire (comme il le fit toujours dans ses justifications publiques) que, lui, Sade, au moins, n’a pas montré le vice agréable ou riant : il l’a montré apathique. Et sans doute, de cette apathie découle un plaisir intense ; mais à la limite, ce n’est plus le plaisir d’un Moi qui participe à la nature seconde (fût-ce un moi criminel participant à une nature criminelle), c’est au contraire le plaisir de nier la nature en moi et hors de moi, et de nier le Moi lui-même. En un mot, c’est un plaisir de démonstration.

Si l’on considère les moyens dont le sadique dispose pour mener sa démonstration, on voit que la fonction démonstrative se subordonne la fonction descriptive, l’accélère et la condense froidement, mais ne peut absolument pas s’en passer. Il doit y avoir une minutie quantitative et qualitative de la description. Cette précision portera sur deux points : les actes cruels, et les actes dégoûtants, dont le sang-froid du libertin fait autant de sources de plaisir. « Deux irrégularités, dit le moine Clément dans Justine, t’ont déjà frappée parmi nous ; tu t’étonnes de la sensation piquante éprouvée par quelques-uns de nos confrères pour des choses vulgairement reconnues pour fétides ou impures, et tu te surprends de même que nos facultés voluptueuses puissent être ébranlées par des actions qui, selon toi, ne portent que l’emblème de la férocité... » De ces deux façons, c’est par l’intermédiaire de la description, et de la répétition accélérante et condensante, que la fonction démonstrative peut remplir son plus haut effet. Il apparaît donc que la présence des descriptions obscènes se trouve fondée dans toute la conception du négatif et de la négation chez Sade.

Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud distingue les pulsions de vie et les pulsions de mort, Éros et Thanatos. Mais cette distinction ne peut être comprise que par une autre, plus profonde : entre les pulsions de mort ou de destruction elles-mêmes, et l’instinct de mort. Car les pulsions de mort et de destruction sont bien données ou présentées dans l’inconscient, mais toujours dans leurs mélanges avec des pulsions de vie. La combinaison avec Éros est comme la condition de la « présentation » de Thanatos. Si bien que la destruction, le négatif dans la destruction, se présente nécessairement comme l’envers d’une construction ou d’une unification soumises au principe de plaisir. C’est en ce sens que Freud peut maintenir que l’on ne trouve pas de Non (négation pure) dans l’inconscient, puisque les contraires y coïncident. Quand nous parlons d’instinct de mort, en revanche, nous désignons Thanatos à l’état pur. Or Thanatos comme tel ne peut pas être donné dans la vie psychique, même dans l’inconscient : comme dit Freud dans des textes admirables, il est essentiellement silencieux. Pourtant nous devons en parler. Nous devons en parler parce que, nous le verrons, il est déterminable comme fondement, et plus que fondement, de la vie psychique. Nous devons en parler, car tout en dépend, mais, précise Freud, nous ne pouvons le faire que d’une manière ou spéculative, ou mythique. Pour le désigner, nous devons en français garder le nom d’instinct, seul capable de suggérer une telle transcendance ou de désigner un tel principe « transcendantal ».

Cette distinction des pulsions de mort ou de destruction, et de l’instinct de mort, semble bien correspondre à la distinction sadiste des deux natures ou des deux éléments. Le héros sadique apparaît ici comme celui qui se donne pour tâche de penser l’instinct de mort (négation pure), sous des espèces démonstratives, et qui ne peut le faire qu’en multipliant et en condensant le mouvement des pulsions négatives ou destructrices partielles. Mais la question devient : n’y a-t-il pas encore une autre « manière » que cette manière sadique spéculative ?

On trouve chez Freud l’analyse de résistances qui, à des titres très divers, impliquent un processus de dénégation (la Verneinung, la Verwerfung, la Verleugnung dont J. Lacan a montré toute l’importance). Il pourrait sembler qu’une dénégation en général est beaucoup plus superficielle qu’une négation ou même une destruction partielle. Mais il n’en est rien ; il s’agit d’une tout autre opération. Peut-être faut-il comprendre la dénégation comme le point de départ d’une opération qui ne consiste pas à nier ni même à détruire, mais bien plutôt à contester le bien-fondé de ce qui est, à affecter ce qui est d’une sorte de suspension, de neutralisation propres à nous ouvrir au-delà du donné un nouvel horizon non donné. Le meilleur exemple invoqué par Freud est celui du fétichisme : le fétiche est l’image ou le substitut d’un phallus féminin, c’est-à-dire un moyen par lequel nous dénions que la femme manque de pénis. Le fétichiste élirait comme fétiche le dernier objet qu’il a vu, enfant, avant de s’apercevoir de l’absence (la chaussure, par exemple, pour un regard qui remonte à partir du pied) ; et le retour à cet objet, à ce point de départ, lui permettrait de maintenir en droit l’existence de l’organe contesté. Le fétiche ne serait donc nullement un symbole, mais comme un plan fixe et figé, une image arrêtée, une photo à laquelle on reviendrait toujours pour conjurer les suites fâcheuses du mouvement, les découvertes fâcheuses d’une exploration : il représenterait le dernier moment où l’on pouvait encore croire... Il apparaît en ce sens que le fétichisme est d’abord dénégation (non, la femme ne manque pas de pénis) ; en second lieu, neutralisation défensive (car, contrairement à ce qui se passerait dans une négation, la connaissance de la situation réelle subsiste, mais est en quelque sorte suspendue, neutralisée) ; en troisième lieu, neutralisation protectrice, idéalisante (car, de son côté, la croyance à un phallus féminin s’éprouve elle-même comme faisant valoir les droits de l’idéal contre le réel, se neutralise ou se suspend dans l’idéal, pour mieux annuler les atteintes que la connaissance de la réalité pourrait lui porter).

Le fétichisme, ainsi défini par le processus de la dénégation et du suspens, appartient essentiellement au masochisme. La question : appartient-il aussi au sadisme ? est très complexe. Il est certain que beaucoup de meurtres sadiques s’accompagnent de rituels, par exemple d’une lacération de vêtements qui ne s’explique pas par la lutte. Mais on a tort de parler d’une ambivalence sado-masochiste que le fétichiste présenterait à l’égard de son fétiche ; on se donne ainsi à bon compte une entité sadique masochiste. On a trop tendance à confondre deux violences très différentes, une violence possible à l’égard du fétiche, et une autre violence qui préside seulement au choix et à la constitution du fétiche en tant que tel (ainsi chez les « coupeurs de nattes »)5. Il nous semble en tout cas que le fétiche n’appartient au sadisme que d’une manière secondaire et déformée : c’est-à-dire dans la mesure où il a rompu son rapport seul essentiel avec la dénégation et le suspens, pour passer dans un tout autre contexte, celui du négatif et de la négation, et servir à la condensation sadique.

En revanche il n’y a pas de masochisme sans fétichisme au sens premier. La façon dont Masoch définit son idéalisme ou « suprasensualisme » semble à première vue banale : il ne s’agit pas, dit-il dans La Femme divorcée, de croire le monde parfait, mais au contraire de « s’attacher des ailes », et de fuir ce monde dans le rêve. Il ne s’agit donc pas de nier le monde ou de le détruire, mais pas davantage de l’idéaliser ; il s’agit de le dénier, de le suspendre en le déniant, pour s’ouvrir à un idéal lui-même suspendu dans le phantasme. On conteste le bien-fondé du réel pour faire apparaître un pur fondement idéal : une telle opération est parfaitement conforme à l’esprit juridique du masochisme. Que ce processus conduise essentiellement au fétichisme n’est pas étonnant. Les fétiches principaux de Masoch et de ses héros sont les fourrures, les chaussures, le fouet lui-même, les casques étranges dont il aimait à affubler les femmes, les travestis de la Vénus. Dans la scène de La Femme divorcée dont nous parlions plus haut, on voit apparaître la double dimension du fétiche et la double suspension qui lui correspond : une partie du sujet connaît la réalité, mais suspend cette connaissance, tandis que l’autre partie se suspend à l’idéal. Désir d’observation scientifique, puis contemplation mystique. Bien plus, le processus de dénégation masochiste va si loin qu’il porte sur le plaisir sexuel en tant que tel : retardé au maximum, le plaisir est frappé d’une dénégation qui permet au masochiste, au moment même où il l’éprouve, d’en dénier la réalité pour s’identifier lui-même à « l’homme nouveau sans sexualité ».

Dans les romans de Masoch, tout culmine dans le suspens. Il n’est pas exagéré de dire que c’est Masoch qui introduit dans le roman l’art du suspens comme ressort romanesque à l’état pur : non seulement parce que les rites masochistes de supplice et de souffrance impliquent de véritables suspensions physiques (le héros est accroché, crucifié, suspendu). Mais parce que la femme-bourreau prend des poses figées qui l’identifient à une statue, à un portrait ou à une photo. Parce qu’elle suspend le geste d’abattre le fouet ou d’entrouvrir ses fourrures. Parce qu’elle se réfléchit dans un miroir qui arrête sa pose. Nous verrons que ces scènes « photographiques », ces images réfléchies et arrêtées, ont la plus grande importance d’un double point de vue, celui du masochisme en général, celui de l’art de Masoch en particulier. Elles forment un des apports créateurs de Masoch au roman. C’est aussi dans une sorte de cascade figée que les mêmes scènes, chez Masoch, sont reprises sur des plans différents : ainsi dans la Vénus, où la grande scène de la femme-bourreau est rêvée, jouée, mise en action sérieusement, répartie et déplacée dans des personnages divers. Le suspens esthétique et dramatique chez Masoch s’oppose à la réitération mécanique et accumulatrice telle qu’elle apparaît chez Sade. Et l’on remarquera en effet que l’art du suspens nous met toujours du côté de la victime, nous force à nous identifier à la victime, tandis que l’accumulation et la précipitation dans la répétition nous forcent plutôt à passer du côté des bourreaux, à nous identifier au bourreau sadique. La répétition a donc dans le sadisme et dans le masochisme deux formes tout à fait différentes suivant qu’elle trouve son sens dans l’accélération et la condensation sadiques, ou dans le « figement » et le suspens masochistes.

Ceci suffit à expliquer l’absence des descriptions obscènes chez Masoch. La fonction descriptive subsiste, mais toute obscénité s’en trouve déniée et suspendue, toutes les descriptions sont comme déplacées, de l’objet lui-même au fétiche, d’une partie de l’objet à tel autre, d’une partie du sujet à telle autre. Seule subsiste une pesante, une étrange atmosphère, comme un parfum trop lourd, qui s’étale dans le suspens, et qui résiste à tous les déplacements. De Masoch, contrairement à Sade, il faut dire qu’on n’a jamais été aussi loin, avec autant de décence. Tel est l’autre aspect de la création romanesque de Masoch : un roman d’atmosphère, un art de suggestion. Les décors de Sade, les châteaux sadiques sont sous les lois brutales de l’ombre et de la lumière, qui accélèrent les gestes de leurs habitants cruels. Mais les décors de Masoch, leurs lourdes tentures, leur encombrement intime, boudoirs et penderies, font régner un clair-obscur d’où se détachent seulement des gestes et des souffrances en suspens. Il y a deux arts, comme deux langages tout à fait différents, chez Masoch et chez Sade. Essayons de résumer ces premières différences : dans l’œuvre de Sade, les mots d’ordre et les descriptions se dépassent vers une plus haute fonction démonstrative ; cette fonction démonstrative repose sur l’ensemble du négatif comme processus actif, et de la négation comme Idée de la raison pure ; elle opère en conservant et en accélérant la description, en la chargeant d’obscénité. Dans l’œuvre de Masoch, mots d’ordre et descriptions se dépassent aussi vers une plus haute fonction, mythique ou dialectique ; cette fonction repose sur l’ensemble de la dénégation comme processus réactif, et du suspens comme Idéal de l’imagination pure ; si bien que les descriptions subsistent, mais déplacées, figées, rendues suggestives et décentes. La distinction fondamentale du sadisme et du masochisme apparaît dans les deux processus comparés, du négatif et de la négation d’une part, de la dénégation et du suspensif d’autre part. Si le premier représente la manière spéculative et analytique de saisir l’instinct de mort en tant qu’il ne peut jamais être donné, le second représente une tout autre manière, mythique et dialectique, imaginaire.

Jusqu’où va la complémentarité de Sade et de Masoch ?

Avec Sade et avec Masoch, la littérature sert à nommer, non pas le monde puisque c’est déjà fait, mais une sorte de double du monde, capable d’en recueillir la violence et l’excès. On dit que ce qu’il y a d’excessif dans une excitation est, en quelque manière, érotisé. D’où l’aptitude de l’érotisme à servir de miroir au monde, à en réfléchir les excès, à en extraire les violences, prétendant les « spiritualiser » d’autant mieux qu’il les met au service des sens (Sade, dans La Philosophie dans le boudoir, distingue deux sortes de méchancetés, l’une stupide et disséminée dans le monde, l’autre, épurée, réfléchie, devenue « intelligente » à force d’être sensualisée). Et les mots de cette littérature, à leur tour, forment dans le langage une sorte de double du langage, apte à le faire agir directement sur les sens. Le monde de Sade est bien un double pervers, où tout le mouvement de la nature et de l’histoire est censé se refléter, des origines à la révolution de 89. Au fond de leur château isolé et muré, les héros de Sade prétendent reconstituer le monde et reproduire l’« histoire du cœur ». Ils invoquent la nature et la coutume ; ils recueillent toutes les puissances de l’une et de l’autre, en Afrique, en Asie, dans l’Antiquité, partout pour en dégager la vérité sensible ou la finalité proprement sensuelle. Ironiquement, ils vont jusqu’à fournir l’effort dont les Français ne sont pas encore capables pour devenir « républicains ».

Même ambition chez Masoch : toute la nature et toute l’histoire doivent se refléter dans le double pervers, depuis les origines jusqu’aux révolutions de 48 dans l’Empire autrichien. « L’amour cruel à travers les âges... » Les minorités de l’Empire autrichien sont pour Masoch une réserve inépuisable de coutumes et de destins (d’où les contes galiciens, hongrois, polonais, juifs, prussiens qui forment la plus grande partie de son œuvre). Sous le titre général, Le Legs de Caïn, Masoch avait conçu une œuvre « totale », un cycle de nouvelles représentant l’histoire naturelle de l’humanité, comportant six grands thèmes : l’amour, la propriété, l’argent, l’État, la guerre et la mort. Chacune de ces puissances devait être rendue à sa cruauté sensible immédiate ; et sous le signe de Caïn, dans le miroir de Caïn, on devait voir comment les grands princes, les généraux et les diplomates méritaient le bagne et la potence, autant que les assassins6. Et Masoch rêvait qu’il manquait aux Slaves une belle despote, une tsarine terrible, pour assurer le triomphe des révolutions de 48 et pour unifier le panslavisme... Slaves, encore un effort si vous voulez être révolutionnaires.

Jusqu’où va la complicité, la complémentarité de Sade et de Masoch ? L’entité sado-masochiste ne fut pas inventée par Freud ; on la trouve chez Krafft-Ebing, chez Havelock Ellis, chez Féré. Qu’il y ait un étrange rapport entre le plaisir de faire le mal et le plaisir de le subir, tous les mémorialistes ou médecins l’ont pressenti. Bien plus, la « rencontre » du sadisme et du masochisme, l’appel qu’ils se lancent l’un l’autre semble clairement inscrit dans l’œuvre de Sade autant que dans celle de Masoch. Il y a une sorte de masochisme dans les personnages de Sade : les Cent Vingt Journées détaillent les supplices et les humiliations que les libertins se font infliger. Le sadique n’aime pas moins être fouetté que de fouetter ; Saint-Fond, dans Juliette, se fait assaillir par des hommes qu’il a chargés de le flageller ; et la Borghèse s’écrie : « Je voudrais que mes égarements puissent m’entraîner comme la dernière des créatures au sort où les conduit leur abandon, l’échafaud même serait pour moi le trône des voluptés. » Inversement, il y a une sorte de sadisme dans le masochisme : à la fin de ses épreuves, Séverin, le héros de la Vénus, se déclare guéri, fouette et torture les femmes, se veut « marteau » au lieu d’être « enclume ».

Mais il est déjà remarquable que, dans les deux cas, le renversement survienne à l’issue de la tentative. Le sadisme de Séverin est une terminaison : on dirait que, à force d’expier, et de satisfaire un besoin d’expier, le héros masochiste se permet enfin ce que les punitions étaient censées lui interdire. Mises en avant, les souffrances et les châtiments rendent possible l’exercice du mal qu’elles devaient prohiber. Le « masochisme » du héros sadique, à son tour, apparaît à l’issue des exercices sadiques, comme leur limite extrême et la sanction d’infamie glorieuse qui les couronne. Le libertin ne redoute pas qu’on lui fasse ce qu’il fait aux autres. Les douleurs qu’on lui inflige sont de derniers plaisirs, et non pas parce qu’elles viendraient satisfaire un besoin d’expier ou un sentiment de culpabilité, mais au contraire parce qu’elles le confirment dans une puissance inaliénable et lui donnent une certitude suprême. Sous l’injure et dans l’humiliation, au sein des douleurs, le libertin n’expie pas, mais, dit Sade, « jouit au-dedans de lui-même d’avoir été assez loin pour mériter d’être ainsi traité ». Maurice Blanchot a dégagé toutes les conséquences d’un tel paroxysme : « C’est en cela que, malgré l’analogie des descriptions, il semble juste de laisser à Sacher-Masoch la paternité du masochisme et à Sade celle du sadisme. Chez les héros de Sade, le plaisir de l’avilissement n’altère jamais leur maîtrise, et l’abjection les met plus haut ; tous ces sentiments qui s’appellent honte, remords, goût du châtiment leur demeurent étrangers7. »

Il semble donc difficile de parler d’un renversement entre le sadisme et le masochisme en général. Il y a plutôt une double production paradoxale : production humoristique d’un certain sadisme à l’issue du masochisme, production ironique d’un certain masochisme à l’issue du sadisme. Mais il est fort douteux que le sadisme du masochiste soit celui de Sade, et le masochisme du sadique celui de Masoch. Le sadisme du masochisme se fait à force d’expier ; le masochisme du sadisme à condition de ne pas expier. Trop vite affirmée, l’unité sado-masochiste risque d’être un syndrome grossier, ne répondant pas aux exigences d’une vraie symptomatologie. Le sado-masochisme ne fait-il pas partie de ces troubles dont nous parlions précédemment, qui n’ont qu’une cohérence apparente, et qui doivent être dissociés dans des tableaux cliniques exclusifs l’un de l’autre ? On ne doit pas croire trop vite en avoir fini avec les problèmes de symptômes. Il arrive qu’on doive reprendre la question à zéro, pour dissocier un syndrome qui brouillait et unissait arbitrairement des symptômes très divers. C’est en ce sens que nous demandions s’il n’y avait pas, en Masoch, un grand clinicien allant plus loin que Sade lui-même, et apportant toutes sortes de raisons et d’intuitions propres à dissocier la pseudo-unité.

À la base de la croyance en l’unité, n’y a-t-il pas d’abord des équivoques et des facilités déplorables ? Car il peut sembler évident qu’un sadique et un masochiste doivent se rencontrer. Que l’un aime à faire souffrir, l’autre à souffrir, paraît définir une telle complémentarité qu’il serait dommage que la rencontre ne se produise pas. Aussi une histoire drôle raconte-t-elle qu’un sadique et un masochiste se rencontrent. Le masochiste : « Fais-moi mal. » Et le sadique : « Non. » Parmi toutes les histoires drôles, celle-ci est particulièrement stupide : non pas simplement parce qu’elle est impossible, mais parce qu’elle est pleine d’une sotte prétention dans l’évaluation du monde des perversions. Reste qu’elle est impossible aussi. Jamais un vrai sadique ne supportera une victime masochiste (une des victimes des moines précise dans Justine : « Ils veulent être certains que leurs crimes coûtent des pleurs, ils renverraient une fille qui se rendrait à eux volontairement »). Mais pas davantage un masochiste ne supportera un bourreau vraiment sadique. Sans doute a-t-il besoin d’une certaine nature pour la femme-bourreau ; mais il doit former cette « nature », l’éduquer, la persuader suivant son projet le plus secret, qui échouerait pleinement avec une sadique. Wanda Sacher-Masoch a tort de s’étonner de ce que Sacher-Masoch éprouvât peu de goût pour une de leurs amies sadique ; inversement, les critiques ont tort de soupçonner que Wanda ment quand elle propose d’elle, non sans ruse et maladresse, une image vaguement innocente. Sans doute y a-t-il des personnages sadiques qui jouent un rôle dans l’ensemble de la situation masochiste. Les romans de Masoch, nous le verrons, en offrent de nombreux exemples. Mais ce rôle n’est jamais direct, et ne peut être compris que dans une situation d’ensemble qui lui préexiste. La femme-bourreau se méfie du personnage sadique qui propose de l’aider, comme si elle sentait l’incompatibilité des deux entreprises. Dans La Pêcheuse d’âmes, l’héroïne Dragomira le dit bien au cruel comte Boguslav Soltyk, qui la croit elle-même sadique et cruelle : « Vous faites souffrir par cruauté, tandis que moi je châtie et je tue au nom de Dieu, sans pitié, mais sans haine. »

En vérité, nous avons trop tendance à négliger cette évidence : si la femme-bourreau dans le masochisme ne peut pas être sadique, c’est précisément parce qu’elle est dans le masochisme, parce qu’elle est partie intégrante de la situation masochiste, élément réalisé du phantasme masochiste : elle appartient au masochisme. Non pas au sens où elle aurait les mêmes goûts que sa victime, mais parce qu’elle a ce « sadisme » qu’on ne trouve jamais chez le sadique, et qui est comme le double ou la réflexion du masochisme. On en dira autant du sadisme : si la victime ne peut pas être masochiste, ce n’est pas simplement parce que le libertin serait dépité qu’elle éprouvât des plaisirs, c’est parce que la victime du sadique appartient entièrement au sadisme, est partie intégrante de la situation, et apparaît bizarrement comme le double du bourreau sadique (témoin, chez Sade, les deux grands livres qui se reflètent l’un l’autre, et où la vicieuse et la vertueuse, Juliette et Justine, sont sœurs). Quand on mélange sadisme et masochisme, c’est qu’on a commencé par abstraire deux entités, le sadique indépendamment de son monde, le masochiste indépendamment du sien, et l’on trouve tout simple que ces deux abstractions s’arrangent ensemble, une fois qu’on les a privées de leur Umwelt, de leur chair et de leur sang.

Il n’est pas question de dire que la victime du sadique est elle-même sadique ; pas davantage de dire que « la » bourreau du masochiste est elle-même masochiste. Mais nous devons refuser l’alternative, encore maintenue par Krafft-Ebing : ou bien « la » bourreau est une vraie sadique, ou bien elle feint de l’être. Nous disons que la femme-bourreau appartient entièrement au masochisme, qu’elle n’est certes pas un personnage masochiste, mais qu’elle est un pur élément du masochisme. En distinguant dans une perversion le sujet (la personne) et l’élément (l’essence), nous pouvons comprendre comment une personne échappe à son destin subjectif, mais n’y échappe que partiellement, en tenant le rôle d’élément dans la situation de son goût. La femme-bourreau échappe à son propre masochisme en se faisant « masochisante » dans cette situation. L’erreur est de croire qu’elle est sadique, ou même qu’elle joue à la sadique. L’erreur est de croire que le personnage masochiste rencontre, comme par bonheur, un personnage sadique. Chaque personne d’une perversion n’a besoin que de l’« élément » de la même perversion, et non pas d’une personne de l’autre perversion. Chaque fois qu’une observation se porte sur le type d’une femme-bourreau dans le cadre du masochisme, on s’aperçoit qu’elle n’est réellement ni vraie sadique, ni fausse sadique, mais tout autre chose, qui appartient essentiellement au masochisme sans en réaliser la subjectivité, qui incarne l’élément du « faire-souffrir » dans une perspective exclusivement masochiste. D’où les héros de Masoch, et Masoch lui-même, à la recherche d’une certaine « nature » de femme, difficile à trouver : le masochiste-sujet a besoin d’une certaine « essence » du masochisme réalisée dans une nature de femme qui renonce à son propre masochisme subjectif ; il n’a nullement besoin d’un autre sujet sadique.

Certes, quand on parle de sado-masochisme, on ne fait pas simplement allusion à une rencontre extérieure entre personnes. Il n’est pas exclu pourtant que ce thème d’une rencontre extérieure continue à agir, ne serait-ce qu’à titre de « mot d’esprit » flottant dans l’inconscient. Quand il reprend l’idée de sado-masochisme, comment Freud la développe-t-il, et la renouvelle-t-il ? Le premier argument est celui d’une rencontre intérieure, dans la même personne, entre instincts et pulsions. « Celui qui, dans les rapports sexuels, prend plaisir à infliger une douleur est capable aussi de jouir de la douleur qu’il peut ressentir. Un sadique est toujours en même temps un masochiste, ce qui n’empêche pas que le côté actif ou le côté passif de la perversion puisse prédominer et caractériser l’activité sexuelle qui prévaut8. » Le deuxième argument est celui d’une identité d’expérience : le sadique, en tant que sadique, ne pourrait prendre du plaisir à faire subir des douleurs que parce que, d’abord, il aurait fait l’expérience vécue d’un lien entre son plaisir et les douleurs qu’il subit lui-même. Cet argument est d’autant plus curieux que Freud l’énonce dans la perspective de sa première thèse, où le sadisme précède le masochisme. Mais il distingue deux sortes de sadisme : l’un, de pure agressivité, qui cherche seulement le triomphe ; l’autre, hédoniste, qui recherche la douleur d’autrui. C’est entre les deux que s’insère l’expérience du masochiste, le lien vécu de son plaisir avec sa propre douleur : le sadique n’aurait jamais l’idée de trouver du plaisir à la douleur d’autrui s’il n’avait d’abord éprouvé « masochiquement » le lien de sa douleur et de son plaisir9. Si bien que le premier schéma de Freud est plus complexe qu’il ne semble, mettant en jeu l’ordre suivant : sadisme d’agressivité – retournement contre soi – expérience masochiste – sadisme hédoniste (par projection et régression). On remarquera que l’argument d’une identité d’expérience est déjà invoqué par les libertins de Sade, qui apportent ainsi leur contribution à la prétendue unité sado-masochiste. Il revient à Noirceuil d’expliquer que le libertin éprouve sa propre douleur en rapport avec une excitation de son « fluide nerveux » : qu’y a-t-il d’étonnant ensuite si un homme ainsi doué « imagine d’émouvoir l’objet qui sert à sa jouissance par les moyens dont il est lui-même affecté » ?

Le troisième argument est transformiste : il consiste à montrer que les pulsions sexuelles, tant dans leurs buts que dans leurs objets, sont susceptibles de passer les unes dans les autres ou de se transformer directement (retournement en son contraire, retournement contre soi...). Là encore, c’est d’autant plus curieux que Freud a vis-à-vis du transformisme en général une attitude extrêmement réservée : d’une part, il ne croit pas à l’existence d’une tendance évolutive ; d’autre part, le dualisme auquel il tiendra toujours dans sa théorie des pulsions vient singulièrement limiter la possibilité des transformations, qui ne se font jamais entre un groupe de pulsions et l’autre. Ainsi dans Le Moi et le Ça, Freud refuse explicitement l’hypothèse d’une transformation directe de l’amour en haine, et de la haine en amour, pour autant que ces instances dépendent de pulsions qualitativement distinctes (Éros et Thanatos). Freud d’ailleurs est beaucoup plus proche de Geoffroy Saint-Hilaire que de Darwin. Des formules du type « on ne devient pas pervers, on le reste » sont décalquées sur les formules de Geoffroy concernant les monstres ; et les deux grands concepts de fixation et de régression viennent tout droit de la tératologie de Geoffroy (« arrêt de développement » et « rétrogradation »). Or, le point de vue de Geoffroy exclut toute évolution comme transformation directe : il y a seulement une hiérarchie de types et de formes possibles, dans laquelle les êtres s’arrêtent plus ou moins tôt, et régressent plus ou moins profondément. Il en est de même chez Freud : les combinaisons des deux espèces de pulsions représentent toute une hiérarchie de figures, dans l’ordre desquelles les individus s’arrêtent plus ou moins tôt et régressent plus ou moins. Il n’en est que plus remarquable que, à propos des perversions, Freud semble se donner tout un polymorphisme, et des possibilités d’évolution et de transformation directe, qu’il se refuse ailleurs, dans le domaines des formations névrotiques et des formations culturelles.

C’est dire que le thème d’une unité sado-masochiste, à travers les arguments de Freud, fait problème. Même la notion de pulsion partielle est dangereuse à cet égard, parce qu’elle tend à faire oublier la spécificité des types de comportement sexuel. Nous oublions que toute l’énergie disponible d’un sujet se trouve mobilisée dans l’entreprise de telle ou telle perversion. Sadique et masochiste, peut-être chacun joue-t-il un drame suffisant et complet, avec des personnages différents, sans rien qui puisse les faire communiquer, ni de l’intérieur ni à l’extérieur. Il n’y a que le normal qui soit communicant, tant bien que mal. Au niveau des perversions, on a le tort de confondre les formations, les expressions concrètes et spécifiques, avec une « grille » abstraite, comme une matière libidineuse commune qui ferait passer d’une expression à une autre. C’est un fait, dit-on, que la même personne éprouve du plaisir aux douleurs qu’elle inflige et à celles qu’elle subit. Bien plus : c’est un fait, dit-on, que la personne qui aime à faire souffrir éprouve au plus profond de soi le lien du plaisir avec sa propre souffrance. La question est de savoir si ces « faits » ne sont pas des abstractions. On abstrait le lien plaisir-douleur des conditions formelles concrètes dans lesquelles il s’établit. On considère le mélange plaisir-douleur comme une sorte de matière neutre, commune au sadisme et au masochisme. On isole même un lien plus particulier, « son plaisir sa propre douleur », qu’on suppose également vécu, identiquement vécu par le sadique et le masochiste, indépendamment des formes concrètes dont il résulte dans les deux cas. N’est-ce pas par abstraction qu’on part ainsi d’une « matière » commune, qui justifie d’avance toutes les évolutions et transformations ? S’il est vrai, et ce n’est pas douteux, que le sadique éprouve aussi du plaisir aux douleurs qu’il subit, est-ce de la même manière que le masochiste ? Et si le masochiste éprouve aussi du plaisir aux douleurs qu’il inflige, est-ce à la manière sadique ? Nous en revenons toujours au problème du syndrome : il y a des syndromes qui ne sont qu’un nom commun pour des troubles irréductibles. En biologie, nous apprenons combien il faut prendre de précautions avant d’affirmer l’existence d’une ligne d’évolution. Une analogie d’organes n’implique pas nécessairement un passage de l’un à l’autre ; et il est fâcheux de faire de l’« évolutionnisme », en enchaînant sur une même ligne des résultats approximativement continus, mais qui impliquent des formations irréductibles, hétérogènes. Un œil par exemple peut être produit de plusieurs manières indépendantes, à l’issue de séries divergentes, comme le résultat analogue de mécanismes tout à fait différents. N’en est-il pas ainsi du sadisme et du masochisme, et du complexe plaisir-douleur comme organe supposé commun ? Le sadisme et le masochisme ne sont-ils pas tels que leur rencontre est seulement d’analogie, leur processus et leur formation entièrement différents – leur organe commun, leur « œil » n’est-il pas louche ?

Masoch et les trois femmes.

Les héroïnes de Masoch ont en commun des formes opulentes et musclées, un caractère hautain, une volonté impérieuse, une certaine cruauté, même dans la tendresse ou la naïveté. La courtisane orientale, la tsarine terrible, la révolutionnaire hongroise ou polonaise, la servante-maîtresse, la paysanne sarmate, la mystique glacée, la jeune fille de bonne famille participent à ce même fond. « Qu’elle soit princesse ou paysanne, qu’elle porte l’hermine ou la pelisse de peau d’agneau, toujours cette femme aux fourrures et au fouet, qui rend l’homme son esclave, est à la fois ma créature et la véritable femme sarmate10. » Mais sous l’apparente monotonie, trois types apparaissent, très différemment traités par Masoch.

Le premier type est la femme païenne, la Grecque, l’hétaïre ou l’Aphrodite, génératrice de désordre. Elle vit, dit-elle, pour l’amour et la beauté, dans l’instant. Sensuelle, elle aime qui lui plaît, et se donne à qui elle aime. Elle se réclame de l’indépendance de la femme et de la brièveté des relations amoureuses. Elle invoque l’égalité de la femme et de l’homme : elle est hermaphrodite. Mais c’est Aphrodite, le principe féminin, qui l’emporte, comme Omphale effémine et travestit Hercule. Car l’égalité, elle ne la conçoit que comme ce point critique où la domination passe de son côté : « L’homme tremble, dès que la femme est l’égale de l’homme. » Moderne, elle dénonce dans le mariage, dans la morale, dans l’Église et l’État, des inventions de l’homme, à détruire. C’est elle qui surgit dans un rêve, dès le début de la Vénus. Au début de La Femme divorcée, c’est elle qui fait une longue profession de foi. Dans La Sirène, elle apparaît sous les traits de Zénobie, « souveraine et coquette », bouleversant une famille patriarcale, inspirant aux femmes de la maison le désir de dominer, asservissant le père, coupant les cheveux du fils dans un curieux baptême, et travestissant tout le monde.

À l’autre extrême, le troisième type est la sadique. Elle aime à faire souffrir, à torturer. Mais il est remarquable qu’elle agisse, poussée par un homme, ou du moins en rapport avec un homme, dont elle risque toujours de devenir elle-même la victime. Tout se passe comme si la Grecque primitive avait trouvé son Grec, son élément apollinien, sa pulsion virile sadique. Masoch parle souvent de celui qu’il appelle le Grec, ou même Apollon, et qui survient en tiers pour inciter la femme à se comporter sadiquement. Dans Eau de jouvence, la comtesse Élisabeth Nadasdy supplicie des jeunes gens, en compagnie de son amant, le terrible Ipolkar, à l’aide d’une des rares machines qui apparaissent dans l’œuvre de Masoch (une femme d’acier entre les bras de laquelle on lie le patient, « et la belle inanimée commença son œuvre, des centaines de lames sortirent de sa poitrine, de ses bras, de ses jambes et de ses pieds... »). Dans La Hyène de la Poussta, Anna Klauer exerce son sadisme, en alliance avec un chef de brigands. Même La Pêcheuse d’âmes, Dragomira, chargée de châtier le sadique Boguslav Soltyk, se laisse persuader qu’elle est « de même race » que lui, et fait alliance avec lui.

Dans la Vénus, Wanda l’héroïne commence par se prendre pour la Grecque et finit par se croire sadique. Au début, en effet, elle s’identifie à la femme du rêve, elle est l’Hermaphrodite. Dans un beau discours, elle déclare : « La sensualité sereine des Grecs est pour moi une joie exempte de douleurs, un idéal que j’essaie de réaliser dans ma vie. Car je ne crois pas à cet amour que prêchent le christianisme et les modernes chevaliers de l’esprit. Oui, regardez-moi bien, je suis pire qu’une hérétique, je suis une païenne... » « Toutes les tentatives ont échoué, qui ont voulu introduire – par des cérémonies sacrées, par des serments ou des contrats – la durée dans ce qu’il y a de plus mouvant au sein de la mouvance de l’être humain, dans l’amour. Pouvez-vous nier que notre monde chrétien soit en décomposition ?... » Mais, à la fin du roman, elle se comporte comme la sadique. Sous l’influence du Grec, elle fait fouetter Séverin par le Grec lui-même : « Je meurs de honte et de désespoir. Et le plus ignominieux est que je ressens une sorte de plaisir fantastique et suprasensuel dans cette situation pitoyable, livré au fouet d’Apollon et bafoué par le rire cruel de ma Vénus. Mais Apollon me délivre de toute poésie, un coup suivant l’autre jusqu’à ce qu’enfin, serrant les dents de colère impuissante, je me maudisse, moi et mon imagination voluptueuse, ainsi que la femme et l’amour. » C’est donc dans le sadisme que le roman se termine : Wanda s’enfuit avec le Grec cruel vers de nouvelles cruautés, tandis que Séverin se fait lui-même sadique, ou, comme il dit, « marteau ».

Pourtant il est clair que ni la femme-hermaphrodite, ni la femme-sadique ne représentent l’idéal de Masoch. Dans La Femme divorcée, la païenne égalitaire n’est pas l’héroïne, mais l’amie de l’héroïne ; et les deux amies, dit Masoch, sont comme « deux extrêmes ». Dans La Sirène, l’impérieuse Zénobie, l’hétaïre qui met le désordre partout, est à la fin vaincue par la jeune Natalie, non moins impérieuse, mais d’un tout autre type. À l’autre pôle, la sadique n’est pas plus satisfaisante : dans La Pêcheuse d’âmes, d’une part, Dragomira n’est pas de tempérament sadique ; et d’autre part, pour autant qu’elle fait alliance avec Soltyk, elle déchoit, perd sa raison d’être, elle se fait vaincre et tuer par la jeune Anitta, qui représente un type plus conforme et plus fidèle au rêve de Masoch. Dans la Vénus, on voit bien que si tout commence avec le thème de l’hétaïre, et si tout finit dans le thème sadique, l’essentiel s’est passé entre les deux, dans un autre élément. Ces deux thèmes, en fait, n’expriment pas l’idéal masochiste, mais bien plutôt les limites entre lesquelles cet idéal se meut et se suspend, comme l’amplitude d’un pendule. Ils expriment la limite où le masochisme n’a pas encore commencé son jeu, et la limite où le masochisme perd sa raison d’être. Bien plus, du côté de la femme-bourreau elle-même, ces limites extérieures expriment un mélange de crainte, de répugnance et d’attirance, signifiant que l’héroïne n’est jamais sûre de pouvoir s’en tenir au rôle que le masochiste lui insuffle, et pressent qu’elle risque à chaque instant de retomber dans l’hétaïrisme primitif ou de verser dans le sadisme final. Ainsi Anna, dans La Femme divorcée, se déclare trop faible, trop capricieuse – caprice hétaïrique – pour remplir l’idéal de Julian. Et Wanda, dans la Vénus, ne devient sadique qu’à force de ne plus pouvoir tenir le rôle que Séverin lui impose (« C’est vous-même qui avez étouffé mes sentiments par votre dévotion romanesque et par votre folle passion... »).

Quel est donc, entre les deux limites, l’élément masochiste essentiel où tout ce qui est important se déroule ? Quel est donc le second type de femme, entre l’hétaïre et la sadique ? Il faudrait accumuler toutes les notations de Masoch pour esquisser ce portrait fantastique ou fantasmatique. Dans un conte rose, L’Esthétique du laid, il décrit ainsi la mère de famille : « Une femme imposante, à l’air sévère, aux traits accentués, au regard froid ; elle n’en chérit pas moins toute la petite couvée. » Et Martscha : « Pareille à une Indienne ou à une Tartare du désert mongol, Martscha possédait en même temps le cœur doux d’une colombe et les instincts cruels de la race féline. » Et Lola, qui aime à torturer les animaux, et souhaite assister ou même participer à des exécutions : « En dépit de ses goûts si particuliers, cette fille n’était ni brutale ni excentrique ; elle était au contraire raisonnable, douce, paraissait même aussi tendre et délicate qu’une sentimentale. » Dans La Mère de Dieu, Mardona, douce et gaie, pourtant sévère, froide et maîtresse des supplices : « Son beau visage était enflammé de colère, mais son grand œil bleu luisait doucement. » Niera Baranoff est une infirmière hautaine au cœur glacé, qui se fiance doucement à un mourant, et meurt elle-même dans la neige. Enfin Clair de lune nous livre le secret de la nature : la Nature en elle-même est froide, maternelle, sévère. Telle est la trinité du rêve masochiste : froid-maternel-sévère, glacé-sentimental-cruel. Ces déterminations suffisent à distinguer la femme bourreau de ses « doubles », hétaïrique et sadique. À leur sensualité, se substitue cette sentimentalité suprasensuelle ; à leur chaleur, à leur feu, cette froideur et ces glaces ; à leur désordre, un ordre rigoureux.

Le héros sadique, non moins que l’idéal féminin de Masoch, se réclame pourtant d’une froideur essentielle, que Sade appelle « apathie ». Mais un de nos problèmes principaux est précisément de savoir si, du point de vue de la cruauté même, il n’y a pas une différence absolue entre l’apathie sadique et la froideur de l’idéal masochiste, et si, là encore, une assimilation trop facile ne vient pas nourrir l’abstraction sado-masochiste. Ce n’est pas du tout la même froideur. L’une, celle de l’apathie sadique, s’exerce essentiellement contre le sentiment. Tous les sentiments, même et surtout celui de mal faire, sont dénoncés comme entraînant un dangereux éparpillement, empêchant l’énergie de se condenser, de se précipiter dans l’élément pur d’une sensualité impersonnelle démonstrative. « Tâche de te faire des plaisirs de tout ce qui alarme ton cœur... » Tous les enthousiasmes, même et surtout celui du mal, sont condamnés parce qu’ils nous enchaînent à la nature seconde et sont encore en nous des restes de bonté. Les personnages sadistes sont en butte à la méfiance des vrais libertins, tant qu’ils manifestent de ces élans qui, même au sein du mal et pour le mal, montrent qu’ils pourraient être « convertis au premier malheur ». La froideur de l’idéal masochiste a un tout autre sens : non plus négation du sentiment, mais bien plutôt dénégation de la sensualité. Tout se passe, cette fois, comme si c’était la sentimentalité qui assumait le rôle supérieur de l’élément impersonnel, et la sensualité qui nous maintenait prisonnier des particularités comme des imperfections d’une nature seconde. L’idéal masochiste a pour fonction de faire triompher la sentimentalité dans la glace et par le froid. On dirait que le froid refoule la sensualité païenne comme il tient à distance la sensualité sadique. La sensualité est déniée, elle n’existe plus comme sensualité ; c’est pourquoi Masoch annonce la naissance du nouvel homme « sans amour sexuel ». Le froid masochiste est un point de congélation, de transmutation (dialectique). Divine latence qui correspond à la catastrophe glaciaire. Ce qui subsiste sous le froid, c’est une sentimentalité suprasensuelle, entourée de glace et protégée par la fourrure ; et cette sentimentalité à son tour rayonne à travers la glace comme le principe d’un ordre générateur, comme une colère, une cruauté spécifiques. D’où cette trinité de froideur, de sentimentalité et de cruauté. Le froid est à la fois milieu protecteur et médium, cocon et véhicule : il protège la sentimentalité suprasensuelle comme vie intérieure, et l’exprime comme ordre extérieur, comme Colère et Sévérité.

Masoch a lu son contemporain, Bachofen, grand ethnologue et juriste hégélien. N’est-ce pas dans la lecture de Bachofen, autant que de Hegel, que le rêve initial de la Vénus trouve son point de départ ? Bachofen distinguait trois stades. Le premier est le stade hétaïrique, aphroditique, formé dans le chaos des marais luxuriants, fait de relations multiples et capricieuses entre la femme et les hommes, mais où le principe féminin domine, le père n’étant « Personne » (ce stade, particulièrement représenté par les courtisanes régnantes de l’Asie, survivra dans des institutions comme la prostitution sacrée). Le second moment, démétérien, a son aurore dans les sociétés d’amazones ; il instaure un ordre gynécocratique et agricole sévère, où les marais sont asséchés ; le père ou le mari acquièrent un état, mais toujours sous la domination de la femme. Enfin le système patriarcal ou apollinien s’impose, non sans faire dégénérer le matriarcat dans des formes corrompues amazoniques ou même dionysiaques11. Dans ces trois stades, on retrouve aisément les trois types féminins de Masoch : le premier et le troisième sont posés par Masoch comme les limites entre lesquelles le second oscille, dans sa splendeur et sa perfection précaires. Le phantasme trouve ici ce dont il a besoin, une structure théorique, idéologique, qui lui donne la valeur d’une conception générale de la nature humaine et du monde. Définissant l’art du roman, Masoch disait qu’il fallait aller de la « figure » au « problème » : partir du phantasme obsédant pour s’élever jusqu’au problème, jusqu’à la structure théorique où le problème se pose12.

Comment passe-t-on de l’idéal grec à l’idéal masochiste, du désordre et de la sensualité hétaïriques au nouvel ordre, à la sentimentalité gynécocratique ? Évidemment par la catastrophe glaciaire, qui rend compte à la fois du refoulement de la sensualité et du rayonnement de la sévérité. Dans le phantasme masochiste, la fourrure garde sa fonction utilitaire : « moins par pudeur que par crainte d’un rhume »... « Vénus obligée de s’enfouir dans une vaste fourrure pour ne pas prendre froid dans nos pays abstraits du Nord, dans notre christianisme glacé. » Les héroïnes de Masoch éternuent fréquemment. Corps de marbre, femme de pierre, Vénus de glace, sont les mots favoris de Masoch ; et ses personnages font volontiers leur apprentissage avec une statue froide, sous la clarté de la lune. La femme du rêve, au début de la Vénus, exprime dans son discours la nostalgie romantique du monde grec comme monde perdu : « L’amour en tant que joie parfaite et sérénité divine ne vaut rien pour vous, hommes modernes, fils de la réflexion. C’est pour vous un désastre. Dès que vous voulez être naturels, vous devenez grossiers... » « Demeurez dans vos brouillards nordiques et dans l’encens du christianisme ; laissez notre monde païen reposer sous la lave et les décombres, n’exhumez rien de nous. Ce n’est pas pour vous qu’ont été bâtis Pompéi, nos villas, nos bains et nos temples. Vous n’avez pas besoin de dieux ! Nous mourons de froid chez vous ! » Ce discours exprime bien l’essentiel : la catastrophe glaciaire a recouvert le monde grec, et rendu la Grecque impossible. Un double repliement s’est fait : l’homme n’a plus qu’une nature grossière et ne vaut que par la réflexion ; la femme est devenue sentimentale en face de la réflexion, sévère contre la grossièreté. La froideur, la glace a tout fait : elle a fait de la sentimentalité l’objet de la réflexion de l’homme, de la cruauté le châtiment de sa grossièreté. Dans leur froide alliance, la sentimentalité et la cruauté féminines font réfléchir l’homme, et constituent l’idéal masochiste.

Chez Masoch comme chez Sade, il y a deux natures, mais tout autrement réparties. La nature grossière est maintenant marquée par la particularité du caprice : violence et ruse, haine et destruction, désordre et sensualité y sont partout à l’œuvre. Mais au-delà commence la grande Nature impersonnelle et réfléchie, sentimentale et suprasensuelle. Dans le prologue des Contes galiciens, un « errant » met en accusation la nature mauvaise. C’est pourtant la nature qui répond elle-même, pour dire qu’elle ne nous est pas hostile, qu’elle ne nous hait pas, même dans la mort, mais qu’elle nous tend toujours ce triple visage froid, maternel, sévère... La nature est la steppe elle-même. Les descriptions de la steppe, par Masoch, sont d’une grande beauté. Notamment celle qui apparaît au début de Frinko Balaban : dans l’identité de la steppe, de la mer et de la mère, il s’agit toujours de faire sentir que la steppe est à la fois ce qui ensevelit le monde grec de la sensualité, et ce qui repousse le monde moderne du sadisme, comme une puissance de refroidissement qui transforme le désir et transmue la cruauté. C’est le messianisme, l’idéalisme de la steppe. On ne croira pas pour autant que la cruauté de l’idéal masochiste soit moindre que la cruauté primitive ou sadique, moindre que la cruauté de caprice ou la cruauté de méchanceté. Il est vrai que le masochisme donne toujours une impression de théâtre qui ne se retrouve pas dans le sadisme. Mais le caractère théâtral ne signifie pas ici que les douleurs soient feintes ou légères, ni la cruauté ambiante moins grande (les annales masochistes relatent de véritables supplices). Ce qui définit le masochisme et son théâtre est plutôt la forme singulière de la cruauté dans la femme bourreau : cette cruauté de l’Idéal, ce point spécifique de congélation et d’idéalisation.

Les trois femmes selon Masoch correspondent aux images fondamentales de mère : la mère primitive, utérine, hétaïrique, mère des cloaques et des marais – la mère œdipienne, image de l’amante, celle qui entrera en rapport avec le père sadique, soit comme victime, soit comme complice – mais entre les deux, la mère orale, mère des steppes et grande nourrice, porteuse de mort. Cette seconde mère peut aussi bien apparaître en dernier, puisque, orale et muette, elle a le dernier mot. En dernier, c’est ainsi que Freud la présente dans Le Thème des trois coffrets, conformément à de nombreux thèmes mythologiques et folkloriques : « La mère elle-même, l’amante que l’homme choisit à l’image de celle-ci, et finalement la Terre-Mère qui le reprend à nouveau... Seule la troisième des filles du destin, la silencieuse déesse de la mort, le recueillera dans ses bras. » Mais sa vraie place est entre les deux autres, bien qu’elle soit nécessairement déplacée par une illusion de perspective inévitable. Nous croyons de ce point de vue que la thèse générale de Bergler est entièrement fondée : l’élément propre du masochisme est la mère orale13 – l’idéal de froideur, de sollicitude et de mort, entre la mère utérine et la mère œdipienne. Il devient d’autant plus important de savoir pourquoi tant de psychanalystes veulent à tout prix retrouver l’image de père déguisée dans l’idéal masochiste, et démasquer la présence paternelle sous la femme bourreau.

Père et mère.

Pour se persuader du rôle du père, il ne suffit pas de dire que le masochiste a trop facilement tendance à incriminer la mère, à exhiber un conflit maternel, et que cette spontanéité est suspecte. De tels arguments ont l’inconvénient de concevoir toutes les résistances sur le mode du refoulement ; d’ailleurs un déplacement opéré d’une mère sur une autre ne serait pas moins efficace pour brouiller une piste. Il ne suffit pas davantage d’invoquer la musculature ou la fourrure de la femme-bourreau comme preuves d’une image composite. En vérité, il faudrait que de sérieux arguments phénoménologiques ou symptomatologiques témoignent en faveur du père. Or, au contraire, on se contente de raisons qui présupposent déjà toute une étiologie et, avec elle, toute la pseudo-unité du sadisme et du masochisme. On suppose que l’image de père est déterminante dans le masochisme précisément parce qu’elle l’est dans le sadisme, et qu’on doit retrouver dans l’un ce qui agissait dans l’autre, compte tenu des inversions, des projections, des brouillages proprement masochistes. On part donc de l’idée que le masochiste se met à la place du père, et veut s’emparer de la puissance virile (stade sadique). Puis, un premier sentiment de culpabilité, une première peur de la castration comme châtiment, le déterminerait à renoncer à ce but actif pour prendre la place de la mère et s’offrir lui-même au père. Mais ainsi il tomberait dans une deuxième culpabilité, dans une seconde peur de la castration, impliquée cette fois par l’entreprise passive ; au désir d’une relation amoureuse avec le père, il substituerait alors « le désir d’être battu », qui non seulement représente une punition plus légère, mais vaut pour la relation amoureuse elle-même. Pourquoi cependant est-ce la mère qui bat, non pas le père ? Pour de multiples raisons : d’abord le besoin de fuir un choix homosexuel trop manifeste ; ensuite le besoin de conserver le premier stade où la mère était l’objet convoité, tout en y joignant le geste punisseur du père ; enfin le besoin de tout réunir dans une démonstration qui ne s’adresse qu’au père (« Tu vois, ce n’est pas moi qui voulais prendre ta place, c’est elle qui me fait du mal, et me châtre ou me bat... »).

Dans la succession de ces moments, il apparaît que le père ne continue à être le personnage déterminant que parce qu’on traite le masochisme comme une combinaison d’éléments très abstraits capables de passer, de se transformer les uns dans les autres. Il y a là une méconnaissance de la situation concrète d’ensemble, c’est-à-dire du monde d’une perversion : une étiologie précipitée empêche la symptomatologie de faire valoir ses droits dans un diagnostic vraiment différentiel. Même des notions comme celles de castration, de culpabilité deviennent trop faciles, tant qu’elles servent à renverser des situations, et à faire communiquer dans l’abstrait des mondes réellement étrangers. On prend des moyens d’équivalence et de traduction pour des systèmes de passage et de transition. Un psychanalyste aussi profond que Reik déclare : « Chaque fois que nous avons eu la possibilité d’étudier un cas particulier nous avons trouvé le père ou son délégué caché sous l’image de la femme infligeant le châtiment. » Une telle déclaration exigerait qu’on dise mieux ce qu’on entend par « être caché », et à quelles conditions quelque chose ou quelqu’un est caché dans le rapport des symptômes et des causes. Le même auteur ajoute : « Ayant considéré, contrôlé, pesé tout ceci, il reste cependant un doute... Est-ce que la couche la plus ancienne du masochisme comme fantaisie et comme action ne remonte pas après tout à la relation mère-enfant comme à une réalité historique ? » Et pourtant il maintient ce qu’il appelle son « impression » concernant le rôle déterminant et constant du père14. Parle-t-il en symptomatologiste, ou en étiologiste, en combinateur abstrait ? Nous revenons à la question : la croyance au rôle du père, dans l’interprétation du masochisme, ne vient-elle pas du préjugé sado-masochiste, et seulement de ce préjugé ?

Il est certain que le thème paternel et patriarcal est dominant dans le sadisme. Les héroïnes sont nombreuses dans les romans de Sade ; mais toutes leurs actions, les plaisirs qu’elles prennent ensemble, les entreprises qu’elles conçoivent imitent l’homme, exigent le regard et la présidence de l’homme, et lui sont dédiés. L’androgyne de Sade est fait de l’union incestueuse de la fille avec le père. Sans doute trouve-t-on chez Sade autant de parricides que de matricides. Mais ce n’est pas de la même façon. La mère est identifiée à cette nature seconde, formée de molécules « moelleuses », soumise aux lois de la création, de la conservation et de la reproduction. Au contraire, le père n’appartient à cette nature que par conservatisme social. En lui-même il témoigne de la nature première, au-dessus des règnes et des lois, constituée de molécules furieuses ou déchirantes, portant le désordre et l’anarchie : pater sive Natura prima. Le père n’est donc assassiné que pour autant qu’il déroge à sa nature et à sa fonction, tandis que la mère est d’autant plus assassinée qu’elle est fidèle aux siennes. Le phantasme sadique repose sur un thème ultime que Klossowski a profondément analysé : le père destructeur de sa propre famille, poussant la fille à supplicier et assassiner la mère15. Tout se passe comme si, dans le sadisme, l’image œdipienne de femme subissait une sorte d’éclatement : la mère assume le rôle de victime par excellence, tandis que la fille est promue à l’état de complice incestueuse. La famille et même la loi étant marquées du caractère maternel de la nature seconde, le père ne peut être père qu’en se mettant au-dessus des lois, en dissolvant la famille et en prostituant les siens. Le père représente la nature comme puissance originelle anarchique, qui ne peut être rendue à elle-même que par la destruction des lois et des créatures secondes qui leur sont soumises. C’est pourquoi le sadique ne recule pas devant son but final, qui est la fin effective de toute procréation, celle-ci étant dénoncée comme faisant concurrence à la nature première. Et les héroïnes sadiques ne sont telles que par leur union sodomite avec le père, dans une alliance fondamentale dirigée contre la mère. À tous égards le sadisme présente une négation active de la mère, et une inflation du père, le père au-dessus des lois...

Freud indiquait deux issues dans Le Déclin du complexe d’Œdipe : l’issue active sadique où l’enfant s’identifie au père, l’issue masochiste passive où il prend au contraire la place de la mère et veut être aimé du père. La théorie des pulsions partielles rend possible la coexistence de ces déterminations, et vient nourrir ainsi la croyance à l’unité sado-masochiste (Freud dit de L’Homme aux loups : « Dans le sadisme il tenait ferme à sa plus ancienne identification avec le père ; dans le masochisme il avait élu ce père comme objet sexuel »). Toutefois, quand on nous dit que le vrai personnage qui bat, dans le masochisme, c’est le père, nous devons aussi bien demander : qui d’abord est battu ? Où le père est-il caché ? Ne serait-ce pas d’abord dans le battu ? Le masochiste se sent coupable, se fait battre et expie ; mais de quoi et pourquoi ? N’est-ce pas précisément l’image de père, en lui, qui se trouve miniaturisée, battue, ridiculisée et humiliée ? Ce qu’il expie, n’est-ce pas sa ressemblance avec le père, la ressemblance du père ? La formule du masochisme n’est-elle pas le père humilié ? Si bien que le père serait moins batteur que battu... Dans le phantasme des trois mères, en effet, un point très important apparaît : le détriplement de la mère a déjà pour effet de transférer symboliquement toutes les fonctions paternelles sur des images de femme ; le père est exclu, annulé. Dans la plupart des romans de Masoch, une scène de chasse est minutieusement décrite : la femme idéale chasse l’ours ou le loup, et s’empare de la fourrure. On pourrait interpréter cette scène comme exprimant une lutte de la femme contre l’homme, et le triomphe de la femme sur l’homme. En fait il n’en est rien ; ce triomphe est déjà acquis quand le masochisme commence. L’ours(e) et la fourrure sont déjà pourvus d’une signification féminine exclusive. Ce qui est chassé et dépouillé, c’est la mère primitive hétaïrique, celle d’avant la naissance – au profit de la mère orale, et au bénéfice d’une renaissance, d’une seconde naissance parthénogénétique où, nous le verrons, le père n’a aucun rôle. Il est vrai que l’homme resurgit à l’autre pôle, du côté de la mère œdipienne : une alliance se fait entre la troisième mère et l’homme sadique – ainsi Élisabeth et Ipolkar dans Eau de jouvence, Dragomira et Boguslav dans Pêcheuse d’âmes, Wanda et le Grec dans la Vénus. Mais cette réintroduction de l’homme n’est compatible avec le masochisme que dans la mesure où la mère œdipienne garde ses droits et son intégrité : non seulement l’homme apparaît sous une forme efféminée et travestie (le Grec de la Vénus), mais, contrairement à ce qui se passe dans le sadisme, c’est l’image de mère qui est complice, et la jeune fille, essentiellement victime (dans Eau de jouvence, le héros masochiste laisse Élisabeth égorger Gisèle, la jeune fille qu’il aime). S’il arrive à l’homme sadique de triompher, comme à la fin de la Vénus, il apparaît que le masochisme a déjà fini, et que, conformément au langage de Platon, il fuit ou il périt, plutôt que de s’unir à son contraire, le sadisme.

Mais le transfert des fonctions paternelles sur les trois images de mère n’est qu’un premier aspect du phantasme, qui trouve son sens dans un autre élément : la condensation de toutes les fonctions, maintenant maternelles, sur la seconde mère, la mère orale, la « bonne mère ». C’est une erreur de mettre le masochisme en rapport avec le thème de la mauvaise mère. De mauvaises mères, il y en a dans le masochisme : la mère utérine, la mère œdipienne, les deux extrêmes du pendule. Mais tout le mouvement du masochisme est d’idéaliser les fonctions des mères mauvaises en les reportant sur la bonne mère. Par exemple, la prostitution appartient naturellement à la mère utérine hétaïrique. Le héros sadique en fait aussi une institution par laquelle il détruit la mère œdipienne et transforme la fille en complice. Quand on retrouve chez Masoch et dans le masochisme un goût analogue de prostituer la femme, on a trop vite fait de voir dans cette analogie la preuve d’une communauté de nature. Car dans le masochisme, l’important est que la fonction de prostituée soit assumée par la femme en tant qu’honnête femme, par la mère en tant que bonne mère (la mère orale). Wanda raconte que Masoch la persuadait de chercher des amants, de répondre aux petites annonces et de se prostituer pour de l’argent. Mais ce désir, il le justifiait ainsi : « C’est une merveilleuse chose de trouver chez sa propre, honnête et brave femme, des voluptés qu’il faut généralement aller chercher chez des libertines. » Il faut que la mère en tant qu’orale, propre, brave et honnête, assume la fonction de prostitution qui revient naturellement à la mère utérine. Et il en est de même des fonctions sadisantes de la mère œdipienne : il faut que le système des cruautés soit pris en charge par la bonne mère, et dès lors soit profondément transformé, mis au service de l’idéal masochiste d’expiation et de renaissance. On ne doit donc pas considérer la prostitution comme le caractère commun d’un prétendu sado-masochisme. Chez Sade le rêve de prostitution universelle, tel qu’il apparaît dans « la société des amis du crime », se projette dans une institution objective qui doit assurer à la fois la destruction des mères et la sélection des filles (la mère comme « gueuse » et la fille comme complice). Chez Masoch, au contraire, la prostitution idéale repose sur un contrat privé par lequel le héros masochiste persuade sa femme, en tant que bonne mère, de se donner à d’autres16. Par là, la mère orale comme idéal du masochiste est censée assumer l’ensemble des fonctions qui reviennent aux autres images de femme ; et assumant ces fonctions, elle les transforme et les sublime. C’est pourquoi les interprétations psychanalytiques du masochisme en fonction de la « mauvaise mère » nous semblent rester tout à fait marginales.

Mais cette concentration sur la bonne mère orale implique le premier aspect d’après lequel le père est annulé, ses membres et ses fonctions répartis entre les trois femmes. À cette condition, celles-ci ont le champ libre pour leur lutte et leur épiphanie qui doivent précisément conduire au triomphe de la mère orale. Bref, les trois femmes constituent un ordre symbolique dans lequel ou par lequel le père est déjà supprimé, supprimé de tout temps. C’est pourquoi le masochiste a tellement besoin du mythe pour exprimer cette éternité de temps : tout est déjà fait, tout se passe entre les images de mère (ainsi la chasse et la conquête de la fourrure). Il y a lieu de s’étonner lorsqu’on voit la psychanalyse, dans ses explorations les plus avancées, lier l’instauration d’un ordre symbolique au « nom du père ». N’est-ce pas maintenir l’idée, singulièrement peu analytique, que la mère est de la nature, et le père, seul principe de culture et représentant de la loi ? Le masochiste vit l’ordre symbolique comme inter-maternel, et pose les conditions sous lesquelles la mère, dans cet ordre, se confond avec la loi. Aussi ne faut-il pas parler d’une identification à la mère dans le cas du masochisme. La mère n’est nullement terme d’une identification, mais condition du symbolisme à travers lequel le masochiste s’exprime. Le détriplement des mères a littéralement expulsé le père de l’univers masochiste. Dans La Sirène, Masoch présente un jeune garçon qui laisse croire que son père est mort, seulement parce qu’il trouve plus simple et plus poli de ne pas dissiper un malentendu. À la dénégation magnifiante de la mère (« Non, la mère ne manque symboliquement de rien »), correspond une dénégation annulante du père (« Le père n’est rien », c’est-à-dire est privé de toute fonction symbolique).

Alors il faut considérer de plus près la manière dont l’homme, le Tiers, est introduit ou réintroduit dans le phantasme masochiste. La recherche du tiers, du « Grec », domine la vie et l’œuvre de Masoch. Mais, tel qu’il apparaît dans la Vénus, le Grec a deux figures. L’une, intérieure au phantasme, est efféminée et travestie : le Grec est « semblable à une femme... À Paris on l’a vu au début habillé en femme, et les hommes l’accablaient de leurs lettres d’amour ». L’autre, la face virile, marque au contraire la fin du phantasme et de l’exercice masochistes : quand le Grec prend le fouet et bat Séverin, le charme suprasensuel s’évanouit vite, « rêve voluptueux, femme et amour » se dissipent. Donc, fin sublime et humoristique du roman, Séverin renonce au masochisme, il se fait sadique à son tour. Nous devons comprendre que le père, annulé dans l’ordre symbolique, n’en continuait pas moins à agir dans l’ordre réel ou vécu. Lacan a énoncé une profonde loi d’après laquelle ce qui est aboli symboliquement resurgit dans le réel sous forme hallucinatoire17. La fin de la Vénus marque typiquement ce retour agressif et hallucinant du père, dans un monde qui l’avait annulé symboliquement. Tout, dans le texte précédemment cité, indique que la réalité de la scène exige un mode d’appréhension hallucinatoire ; mais que, en revanche, elle rend impossible la poursuite ou la continuation du phantasme. Il serait donc tout à fait fâcheux de confondre le phantasme qui joue dans l’ordre symbolique lui-même, avec l’hallucination qui manifeste la revanche du vécu dans l’ordre du réel. Theodor Reik cite un cas où toute la « magie » de la scène masochiste s’évanouit, parce que le sujet a cru voir dans la femme prête à le frapper quelque chose qui lui rappelait le père18. (C’est semblable à la fin de la Vénus ; en moins fort toutefois, puisque, dans le roman de Masoch, l’image du père s’est « réellement » substituée à la femme-bourreau, et qu’il en découle un abandon censé définitif de l’entreprise masochiste.) Reik commente ce cas comme s’il prouvait que le père est bien la vérité de la femme-bourreau, qu’il est déguisé dans l’image de mère ; Reik en tire un argument pour l’unité sado-masochiste. Nous croyons qu’il faut en tirer des conséquences contraires. Le sujet, dit Reik, est « désillusionné » ; il faudrait dire qu’il est « dé-phantasmatisé », mais en revanche halluciné, hallucinisé. Et que, loin d’être la vérité du masochisme, loin de sceller son alliance avec le sadisme, le retour offensif de l’image de père marque le danger toujours présent qui menace de l’extérieur le monde masochiste, et qui fait craquer les « défenses » que le masochiste a construites comme conditions et limites de son monde pervers symbolique. (Si bien que ce serait de la psychanalyse « à la sauvage » que de favoriser cette destruction et de prendre pour vérité interne cette protestation du réel extérieur.)

Mais que fait le masochiste pour se prémunir contre un tel retour – à la fois contre la réalité et l’hallucination du retour offensif du père ? Il faut que le héros masochiste use d’un procédé complexe pour protéger son monde phantasmatique et symbolique, et pour conjurer les atteintes hallucinatoires du réel (on parlerait aussi bien des atteintes réelles de l’hallucination). Nous verrons qu’un tel procédé existe de manière constante dans le masochisme : c’est le contrat, fait avec la femme, qui, à un moment précis et pour un temps déterminé, confère à celle-ci tous les droits. C’est par le contrat que le masochiste conjure le danger du père, et tente d’assurer l’adéquation de l’ordre réel et vécu temporel avec l’ordre symbolique, où le père est annulé de tout temps. Par le contrat, c’est-à-dire par l’acte le plus rationnel et le plus déterminé dans le temps, le masochiste rejoint les régions les plus mythiques et les plus éternelles – celles où règnent les trois images de mère. Par le contrat, le masochiste se fait battre ; mais ce qu’il fait battre en lui, humilier et ridiculiser, c’est l’image de père, la ressemblance du père, la possibilité du retour offensif du père. Ce n’est pas « un enfant », c’est un père qui est battu. Le masochiste se rend libre pour une nouvelle naissance où le père n’a aucun rôle.

Mais comment expliquer que, même dans le contrat, le masochiste appelle le Tiers, le Grec ? Qu’il souhaite si ardemment le Tiers ou le Grec ? Sans doute y a-t-il un aspect par lequel ce tiers n’exprime pas seulement le danger du retour offensif du père, mais, en un tout autre sens, la chance de la nouvelle naissance, la projection du nouvel homme qui doit résulter de l’exercice masochiste. Le tiers réunit donc des éléments divers : féminisé, il n’indique encore qu’un dédoublement de la femme ; idéalisé, il préfigure l’issue du masochisme ; sadique, il représente au contraire le danger paternel, qui vient troubler l’issue, l’interrompre brutalement. Plus profondément il faut penser aux conditions de fonctionnement du phantasme en général. Le masochisme est l’art du phantasme. Le phantasme joue sur deux séries, sur deux limites, deux « bordures » ; entre les deux s’établit une résonance qui constitue la vraie vie du phantasme. C’est ainsi que le phantasme masochiste a pour bordures symboliques la mère utérine et la mère œdipienne : entre les deux, et de l’une à l’autre, la mère orale, le cœur du phantasme. Le masochiste joue de ces extrêmes, et les fait résonner dans la mère orale. Par là il confère à celle-ci, à la bonne mère, une amplitude qui lui fait constamment frôler l’image de ses rivales. Il faut que la mère orale ravisse à la mère utérine ses fonctions hétaïriques (prostitution), comme à la mère œdipienne ses fonctions sadisantes (châtiment). Et il faut que, aux deux extrémités de son mouvement de pendule, la bonne mère affronte le tiers anonyme de la mère utérine, le tiers sadique de la mère œdipienne. Mais précisément, à moins que tout ne tourne mal sous le coup de l’hallucination, le tiers n’est souhaité et convoqué que pour être neutralisé, par la substitution de la bonne mère à la mère utérine et à la mère œdipienne. L’aventure avec Louis II est à cet égard exemplaire ; son comique vient des parades qui s’affrontent19. Quand il reçoit les premières lettres d’Anatole, Masoch espère vivement que c’est une femme. Mais il a déjà une parade prête, au cas où ce serait un homme : il introduira Wanda dans l’histoire et, en complicité avec le tiers, lui fera remplir des fonctions hétaïriques ou sadisantes, mais les lui fera remplir en tant que bonne mère. C’est à cette parade qu’Anatole, ayant d’autres projets, répond par une autre parade inattendue, en introduisant à son tour son cousin bossu, chargé de neutraliser Wanda elle-même, contrairement à toutes les intentions de Masoch...

La question : le masochisme est-il féminin et passif, le sadisme, viril et actif ? n’a qu’une importance secondaire. Cette question préjuge de la coexistence du sadisme et du masochisme, du retournement de l’un dans l’autre et de leur unité. Le sadisme et le masochisme ne sont pas respectivement composés de pulsions partielles, mais de figures complètes. Le masochiste vit en lui l’alliance de la mère orale avec le fils, comme le sadique, celle du père avec la fille. Les travestis, sadiques et masochistes, ont pour fonction de sceller cette alliance. Dans le cas du masochisme, la pulsion virile est incarnée dans le rôle du fils, tandis que la pulsion féminine est projetée dans le rôle de la mère ; mais précisément les deux pulsions constituent une figure, pour autant que la féminité est posée comme ne manquant de rien, et la virilité, comme suspendue dans la dénégation (pas plus que l’absence de pénis n’est manque de phallus, sa présence n’est possession du phallus, au contraire). Dans le masochisme, une fille n’a donc aucun mal à assumer le rôle du fils, par rapport à la mère batteuse qui possède idéalement le phallus et dont dépend la nouvelle naissance. On en dira autant du sadisme, et de la possibilité pour un garçon de jouer le rôle de fille en fonction d’une projection du père. La figure du masochiste est hermaphrodite, comme celle du sadique, androgyne. Chacun dans son monde dispose de tous les éléments qui rendent impossible et inutile le passage dans l’autre monde. On évitera en tout cas de traiter le sadisme et le masochisme comme d’exacts contraires – sauf pour dire que les contraires se fuient, que chacun fuit ou périt... Mais les relations de contrariété suggèrent trop la possibilité de transformation, de renversement et d’unité. Entre le sadisme et le masochisme se révèle une profonde dissymétrie. S’il est vrai que le sadisme présente une négation active de la mère et une inflation du père (mis au-dessus des lois), le masochisme opère par une double dénégation, dénégation positive, idéale et magnifiante de la mère (identifiée à la loi) et dénégation annulante du père (expulsé de l’ordre symbolique).


1. Krafft-Ebing signale déjà la possibilité de « flagellation passive » indépendante du masochisme : cf. Psychopathia sexualis (édition revue par Moll, 1923), tr. fr. Payot éd., p. 300-301.

2. Georges Bataille, L’Érotisme, Éd. de Minuit, collection « Arguments », 1957, p. 209-210.

3. Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, p. 208-209.

4. Cf. appendice III in Présentation de Sacher-Masoch, coll. « Arguments », 1967.

5. Couper une natte, en ce sens, ne paraît nullement impliquer une hostilité à l’égard du fétiche ; c’est plutôt une condition pour la constitution du fétiche (isolation, suspens). Nous ne pouvons pas faire allusion aux coupeurs de nattes, sans signaler un problème de psychiatrie, historiquement important. La Psychopathia sexualis, de Krafft-Ebing, revue par Moll, est le grand recueil des cas de perversion les plus abominables, à l’usage des médecins et des juristes, comme dit le sous-titre. Les attentats et crimes, les bestialités, les éventrements, les nécrophilies y sont relatés, mais toujours avec le sang-froid scientifique nécessaire, sans aucune passion ni jugement de valeur. Or survient l’observation 396, page 830. Le ton change : « Un dangereux fétichiste des nattes répandait l’inquiétude à Berlin... » Et le commentaire : « Ces gens sont tellement dangereux qu’il faudrait absolument les interner d’une façon durable dans un asile, jusqu’à leur guérison éventuelle. Ils ne méritent pas du tout une pitié illimitée..., et quand je pense à l’immense douleur causée dans une famille où une jeune fille est ainsi privée de ses beaux cheveux, il m’est absolument impossible de comprendre que l’on ne conserve pas indéfiniment de tels gens dans un asile... Espérons que la nouvelle loi pénale apportera une amélioration à ce sujet. » Une telle explosion d’indignation, contre une perversion pourtant modeste et bénigne, force à croire que l’auteur est inspiré par de puissantes motivations personnelles qui le détournent de sa méthode scientifique ordinaire. Il faut donc conclure que, au niveau de l’observation 396, les nerfs du psychiatre ont craqué ; ce doit être une leçon pour tout le monde.

6. Lettre du 8 janvier 1869, à son frère Charles (citée par Wanda).

7. Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, Éd. de Minuit, collection « Arguments », 1963, p. 30.

8. Freud, Trois Essais sur la sexualité, tr. fr., collection « Idées », NRF, p. 46.

9. Freud, « Les Pulsions et leurs destins » (1915), tr. fr., in Métapsychologie, NRF, p. 46.

10. Cf. appendice I dans Présentation de Sacher-Masoch, coll. « Arguments », 1967.

11. Cf. Bachofen, Das Muterrecht, 1861. On citera, comme témoignant d’une inspiration qui doit encore beaucoup à Bachofen, le beau livre de Pierre Gordon, L’Initiation sexuelle et l’évolution religieuse (PUF, 1946).

12. Cf. appendice I dans Présentation de Sacher-Masoch, coll. « Arguments », 1967.

13. Cf. E. Bergler, La Névrose de base (1949), tr. fr., Payot.

14. Cf. Theodor Reik, Le Masochisme, tr. fr., Payot, p. 27, 187-189.

15. Pierre Klossowski, « Éléments d’une étude psychanalytique sur le marquis de Sade », Revue de Psychanalyse, 1933.

16. Dans un récit de Klossowski, Le Souffleur, on retrouve cette différence de nature entre les deux phantasmes de prostitution, sadique et masochiste : cf. l’opposition entre l’« hôtel de Longchamp » et « les lois de l’hospitalité ».

17. Cf. Jacques Lacan, La Psychanalyse, I, p. 48 sq. – Telle que Lacan l’a définie, la « forclusion », Verwerfung, est un mécanisme qui s’exerce dans l’ordre symbolique et qui porte essentiellement sur le père, ou plutôt sur le « nom du père ». Il semble que Lacan considère ce mécanisme comme original, indépendant de toute étiologie maternelle (la défiguration du rôle de la mère serait plutôt l’effet de l’annulation du père dans la forclusion). Cf. toutefois, dans la perspective de Lacan, l’article de Piera Aulagnier, « Remarques sur la structure psychotique », La Psychanalyse, VIII, qui semble restituer à la mère un certain rôle d’agent symbolique actif.

18. Reik, Le Masochisme, p. 25.

19. Cf. appendice III dans Présentation de Sacher-Masoch, coll. « Arguments », 1967.