7

Lucie s’affairait dans la cuisine du restaurant mais elle s’interrompit soudain en entendant un bruit étrange. Elle aurait juré entendre des cloches tinter. Le volume de la musique d’ambiance était assez bas et Lucie entendait clairement un léger tintement. Des cloches ? Quelqu’un faisait tinter des clochettes dans le restaurant et, même si cela pouvait paraître étrange, la mélodie ressemblait à l’une de ses chansons de Noël préférées, Vive le vent.

Lucie jeta un coup d’œil dans la salle, cherchant la source de ce bruit, lorsqu’elle aperçut quelqu’un qui ressemblait à… Aren !

Son cerveau mit un moment à comprendre que l’homme assis à la table en train de lire la carte était bien Aren Fairchild. Son cœur se mit à battre à toute vitesse. Aren était là… dans son restaurant. La panique s’empara d’elle. Que devait-elle faire ? Aller le voir ? Cela faisait près d’un an. Que lui dirait-elle ? Comment lui expliquerait-elle ce qui s’était passé ?

Mark, leur serveur en chef, entra dans la cuisine et Lucie lui agrippa le bras.

— Va chercher ma mère ! s’exclama-t-elle.

Mark l’observa d’un air surpris.

— Tout de suite ? Est-ce que ça va ?

— Oui, oui. Enfin, je pense… Va la chercher s’il te plaît, répéta-t-elle en se tordant les mains.

Heureusement pour elle, il était tôt et les commandes pour le souper n’avaient pas encore commencé à pleuvoir.

— Est-ce que tu es sûre que ça va ? répéta Mark d’un air inquiet.

— Oui, bien sûr, répondit Lucie en tentant de cacher ses mains tremblantes.

Quelques secondes plus tard, Wendy arriva dans la cuisine, l’air tendu.

— Lucie, qu’est-ce qu’il y a ? s’écria-t-elle.

— Il est là… dans le restaurant, expliqua-t-elle.

Mais sa mère ne semblait pas saisir de qui elle parlait.

— Qui est là, ma chérie ?

— Aren. Aren, de l’Empire State Building.

— Aren, répéta lentement sa mère. Oh mon Dieu !

Lucie hocha la tête en se mordant la lèvre.

— Et il est seul.

— Très bien, annonça Wendy d’un air décidé. Tu viens avec moi.

— Maman…

Mais il était trop tard, sa mère l’avait attrapée par la manche de sa veste et tirait Lucie derrière elle hors de la cuisine. Lucie comprit l’instant où Aren la vit, car sa réaction fut la même que la sienne. Le petit pain chaud qu’il tenait dans sa main tomba dans son assiette et il se leva lentement.

— Lucie ?

Il prononça son nom dans un souffle, comme s’il n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait.

— Bonjour, Aren.

Après l’avoir salué, elle ne savait plus quoi dire. Elle avait l’impression que sa langue avait doublé de volume, l’empêchant de dire quoi que ce soit.

— Je suis la mère de Lucie, Wendy Ferrara, dit Wendy en faisant un pas en avant.

Elle serra la main de Aren avec une telle admiration qu’on aurait pu croire qu’elle se tenait face à un dieu grec. Elle l’observait avec de grands yeux, étudiant les traits de son visage comme si elle voulait en mémoriser chaque détail.

Mais le regard de Aren ne quittait pas Lucie. Apparemment, il souffrait du même mal car il ne semblait pas pouvoir parler non plus.

— Est-ce que… tu étais là ? demanda-t-elle.

Elle n’avait pas besoin d’expliquer ce qu’elle voulait dire. Aren le savait.

Il détourna le regard avant de hocher la tête.

Lucie se sentait horriblement coupable de l’avoir laissé attendre seul, lui laissant penser qu’elle avait choisi de ne jamais le revoir. Elle aurait tout donné pour vivre une scène romantique digne d’un film d’Hollywood, mais le destin en avait décidé autrement.

— M’as-tu attendu longtemps ?

— Un moment, répondit-il en haussant les épaules, comme si cela n’avait aucune importance. Je suis parti dès que j’ai compris que tu ne viendrais pas.

Lucie remarqua qu’il n’avait pas dit combien de temps il l’avait attendue là-haut. Elle se souvenait qu’il avait plu ce jour-là et cela ne fit que la culpabiliser encore plus, pensant à lui, seul, dans le froid, le vent et la pluie.

— Je suis vraiment, vraiment désolée, murmura-t-elle.

Contre toute attente, ils avaient réussi à se retrouver. Dans une ville aussi grande que New York, cela paraissait presque impossible. Pourtant, c’était vrai et ils ne parvenaient pas à se quitter des yeux.

— Donne-lui ton numéro de téléphone, dit sa mère. D’ailleurs, non, c’est moi qui vais lui donner ton numéro et, Aren, vous êtes notre invité. Commandez ce qui vous fait plaisir.

Aren détourna rapidement la tête.

— Non, je ne peux pas vous laisser faire cela.

— S’il te plaît, reprit Lucie. C’est le moins que l’on puisse faire.

À ce moment, une très belle femme arriva vers eux.

— Excusez mon retard, dit-elle en souriant.

Le cœur de Lucie se brisa en la voyant. Naïvement, elle pensait qu’il avait passé tous ces mois à penser à elle, tout comme elle s’était ennuyée de lui. Elle devait bien se rendre à l’évidence, il avait rencontré quelqu’un d’autre. Lucie, elle, était vêtue de son costume de chef et ses cheveux étaient cachés sous un filet, tandis que l’autre femme était d’une beauté saisissante.

— Oh, fit Lucie en reculant.

— Lucie, je te présente ma sœur Josie, dit Aren très vite.

Sa sœur ? Lucie se souvenait à présent qu’il avait parlé de sa sœur. Il vivait chez elle quand elle l’avait rencontré.

— Lucie ? répéta Josie en la dévisageant d’un air surpris. La Lucie dont tu m’as parlé ?

— Oui.

Lucie remarqua qu’il n’ajouta rien. Josie avait l’air de savoir qui elle était.

Fidèle à elle-même, Wendy tendit à Aren une carte de visite.

— J’ai écrit le numéro de Lucie au dos de cette carte. Et, jeune homme, il y a une chose que vous devriez savoir…

— Maman… commença Lucie en touchant le bras de sa mère.

Aren accepta la carte et la posa sur la table.

Lucie hésita. Elle devait retourner en cuisine.

— J’espère que vous apprécierez votre souper, dit-elle en reculant lentement.

Elle faillit lui dire qu’elle aimerait beaucoup qu’il l’appelle mais changea d’avis. C’était à Aren de décider de l’appeler ou non. Ce serait son tour, désormais, de l’attendre en se demandant si elle le reverrait un jour.

— Écoutez, j’apprécie votre offre, dit Aren à Wendy, mais j’insiste pour payer notre souper.

— Inutile de nous disputer à ce propos pour le moment, répondit Wendy.

Lucie était déjà retournée dans la cuisine mais elle entendait toujours leur conversation.

— J’insiste, Wendy. Soit je paie l’addition, soit Josie et moi devrons partir.

La mère de Lucie accepta à contrecœur. Puis, les commandes pour le souper se mirent à pleuvoir et bientôt, la jeune chef fut trop préoccupée par la préparation des plats pour repenser à Aren assis dans la salle, à seulement quelques mètres d’elle.

Quand elle eut enfin un moment pour jeter un coup d’œil dans le restaurant, elle vit qu’un autre couple était assis à la table où Aren et Josie avaient mangé un peu plus tôt.

Il était parti.

Sa mère s’était assurée que Aren ait son numéro de cellulaire, elle n’avait rien d’autre à faire qu’attendre et espérer qu’il l’appelle. Quand Lucie eut enfin terminé de nettoyer et de ranger la cuisine, il était plus de vingt-trois heures. Sa mère vint la rejoindre et lui apporta une tasse de café décaféiné.

— Je comprends maintenant ce que tu voulais dire, dit-elle en buvant une gorgée de café. Ton Aren n’est pas désagréable à regarder.

— Il n’est pas « mon Aren », répliqua Lucie.

Mais elle ne put s’empêcher d’ajouter :

— Tu le penses vraiment ?

Sa mère ne put dissimuler un grand sourire.

— J’aurais voulu que tu voies la tête que tu as fait quand Aren a dit qu’il t’avait attendue.

— Tous ces mois ! Oh, Maman, je me sens tellement coupable.

— Tu voulais aller le retrouver. Pourquoi ne voulais-tu pas que je lui explique ce qui s’était passé, que tu étais en train d’aller au rendez-vous quand l’hôpital t’a appelée ?

Lucie aurait bien voulu savoir quoi répondre, mais elle n’en était pas sûre elle-même.

— Ce n’était pas le bon moment. Je me suis dit que ça ne devait pas se faire, c’est tout.

— Et que penses-tu maintenant ?

Lucie avait peur de révéler à quel point elle était heureuse d’avoir retrouvé Aren. Et, même si sa soirée de travail avait été épuisante, elle n’était pas du tout fatiguée. D’ailleurs, elle se demandait bien comment elle allait réussir à fermer l’œil. Son esprit et son cœur étaient pleins d’espoir, l’espoir de renouer avec l’homme dont elle était tombée amoureuse le soir du Nouvel An de l’année précédente.

— Crois-tu qu’il m’appellera ? demanda-t-elle à sa mère.

Wendy baissa les yeux.

— C’est triste à dire, mais il ne le fera pas.

Le cœur de Lucie se serra.

— Ah non ?

— Il me l’a dit.

— Tu lui as parlé après mon retour dans la cuisine ?

Lucie avait été bien trop occupée pour se concentrer sur ce qui s’était passé ensuite.

— Longuement.

— Maman !

Lucie commençait à perdre patience, mais c’était sa mère tout craché de laisser durer le suspense ainsi.

— Ma très chère fille, parfois je me pose des questions à ton sujet.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

Wendy secoua la tête.

— Eh bien, tout d’abord, tu lui as demandé combien de temps il t’avait attendue.

— Oui, je me posais la question… Je veux dire, c’est normal, non, de me demander s’il était venu ?

Il ne pouvait certainement pas lui en vouloir pour ça.

— Mais tu n’as même pas pris la peine de lui dire que tu étais en route pour aller le retrouver quand tu as reçu l’appel de l’hôpital.

— Je sais…

Elle avait sans doute commis une erreur en ne le lui disant pas.

— D’ailleurs, tu ne lui as pas dit un seul mot d’encouragement, ajouta sa mère en secouant la tête d’un air triste.

Wendy avait raison, bien sûr, et le cœur de Lucie se serra davantage encore quand elle s’en rendit compte. Ce qu’elle pouvait être bête ! Pourquoi n’y avait-elle pas pensé ?

— J’ai remarqué qu’il n’avait pas vraiment répondu à ma question.

— Mais c’est tout à fait normal, Lucie ! Enfin, mets-toi à sa place. Tu lui as posé un lapin et ensuite, tu lui as demandé de te confirmer les faits.

Dit comme ça, bien sûr, c’était horrible.

— Ne crois-tu pas que son ego a suffisamment souffert sans que tu remues le couteau dans la plaie ?

Sa mère avait raison sur toute la ligne. Lucie avait raté sa chance avec Aren, elle avait tout gâché. Pas une fois, mais deux. Pas étonnant qu’il ait dit qu’il n’avait aucunement l’intention de la contacter. Comment avait-elle pu être aussi bête ? Elle en aurait pleuré.

Lucie repoussa son café, emplie de dégoût pour elle-même.

— Alors il t’a dit qu’il n’avait pas l’intention de me contacter… jamais ?

— Un homme a sa fierté, Lucie.

— Et j’ai réussi à la piétiner sans même m’en rendre compte, ajouta Lucie.

— Ah ça oui ! répondit sa mère, qui parut hésiter avant de poursuivre. Mais Aren et moi avons eu une longue discussion.

Lucie tourna vivement la tête.

— Qu’a-t-il dit ?

— En fait, c’est surtout moi qui ai parlé, répondit Wendy.

Oh non, cela ne pouvait rien présager de bon.

— Maman, que lui as-tu dit ? demanda Lucie, à la fois impatiente et nerveuse d’entendre la réponse de sa mère.

— Lucie Ann, ne me parle pas sur ce ton. Je lui ai tout simplement expliqué que tu avais la ferme intention d’aller le retrouver ce jour-là, mais que tu avais reçu un appel de l’hôpital. C’est de ma faute si tu as manqué ce rendez-vous. J’ai dit à Aren que je n’étais pas le genre de personne qui se mêle des affaires des autres, mais que, puisque c’était à cause de moi que tu n’avais pas pu aller le retrouver, je considérais qu’il était de mon devoir d’arranger les choses.

— Qu’a-t-il répondu ? demanda Lucie en se penchant vers sa mère, si près qu’elle faillit tomber de son tabouret.

— J’ai tout de suite vu que Aren était content d’apprendre la vérité. Ça a eu l’air de lui remonter le moral, et à sa sœur aussi.

— Vraiment ? demanda Lucie en fronçant les sourcils. Je croyais qu’il n’avait pas l’intention de m’appeler même si tu lui as donné mon numéro de cellulaire.

Sa mère secoua la tête.

— Mets-toi un peu à sa place, ma fille. Sa fierté en a pris un sacré coup. Il a laissé son numéro de téléphone et a dit que tu devais l’appeler si tu avais envie de le revoir. Tu le feras, n’est-ce pas ?

Lucie n’eut pas besoin de réfléchir.

— Je l’appellerai demain à la première heure, répondit-elle.

— Parfait !

Mais la curiosité de Lucie était comme une soif qu’elle ne pouvait étancher, elle voulait en savoir plus.

— Est-ce que vous avez parlé d’autre chose, toi et Aren ?

Sa mère parut hésiter.

— Eh bien… oui, et j’espère que je n’en ai pas trop dit. Je lui ai dit que je te surprenais tout le temps à lire le journal à la recherche de son nom.

— Oh, Maman… Tu n’aurais pas dû…

— Mais ça lui a fait très plaisir, je l’ai bien vu.

— Vraiment ?

Avec le recul, Aren méritait de savoir que Lucie ne l’avait pas oublié. Pas un jour ne se passait sans qu’elle pense à lui et aux moments qu’ils avaient passé ensemble. Ils n’avaient partagé qu’une soirée mais Aren Fairchild lui avait fait une excellente impression.

— Tu es prête à rentrer à la maison ? demanda sa mère.

— Je parie que tu es fatiguée, dit Lucie en hochant la tête.

— Un peu. J’ai toujours aimé rencontrer de nouvelles personnes, mais je dois admettre que mes pieds me font atrocement mal, répondit Wendy en retirant ses chaussures.

*   *   *

— Nous avons réussi, s’écria Mercy en tapant dans la main de Goodness.

— Aren ne s’est pas demandé une seule fois pourquoi Wendy l’avait fait asseoir si près de la cuisine.

— C’était vraiment une excellente idée, sans vouloir me vanter, ajouta Shirley fièrement.

Seul Will paraissait soucieux.

— Gabriel ne trouverait-il pas que nous sommes encore intervenus dans les affaires des humains ? demanda-t-il.

— Absolument pas, lui assura Shirley. Nous n’avons pratiquement rien fait. Pas comme la fois où Goodness a pris le contrôle de l’escalier roulant dans ce grand magasin ou…

— Comment avez-vous fait pour que Lucie regarde dans le restaurant à l’instant précis où elle l’a fait ? demanda-t-il.

Mercy fut soulagée que Will ait changé de sujet. Elle répondit en relevant les manches de sa longue robe blanche pour révéler une rangée de petites clochettes.

— Ce que Lucie a entendu… c’était toi ?

— Oui, mais ça doit rester notre petit secret, d’accord ?

Gabriel n’aurait probablement pas apprécié son geste.

— Wow.

— C’est un don, expliqua Goodness en levant la tête vers le Ciel.

— Tu veux dire comme la paix, l’espoir, le pardon… Ce genre de cadeau de Dieu ?

— Euh, pas exactement, répondit rapidement Mercy, soudain mal à l’aise à l’idée d’entraîner Will dans la mauvaise direction. Les clochettes, c’est un petit quelque chose que j’ai appris à utiliser de temps en temps.

— Pour obtenir l’attention des humains, ajouta Shirley. Je me souviens d’une fois où Goodness est apparue dans une église.

— Elle est apparue sous forme… physique, en tant qu’ange ?

C’était pourtant l’une des premières leçons que les anges apprenaient. Seuls ceux qui étaient en mission directe pour Dieu avaient le droit d’apparaître tels qu’ils étaient, sans déguisement ou habillés comme des humains. Dans tous les autres cas, ils devaient rester invisibles ou prendre une forme humaine.

— C’était une urgence, expliqua Goodness.

— C’était même une nécessité, ajouta Mercy. Goodness n’aurait jamais pris de tels risques autrement.

Will regarda Goodness avec de grands yeux curieux.

— Je suis apparue à un pasteur dont la femme était morte d’un cancer.

— Et, en perdant sa femme, il avait aussi perdu la foi, ajouta Shirley.

— Je voulais que ce pauvre homme en deuil voie l’amour de Dieu, dit Goodness les yeux brillants. Je suis allée me tenir devant l’église, j’ai ouvert mes ailes et fait briller ma lumière.

— Que s’est-il passé ? demanda Will d’un air ébahi.

Mercy alla se placer à côté de son amie.

— Nous devrions peut-être voir ce que fait Aren, maintenant qu’il a vu Lucie, suggéra-t-elle.

— Non, attendez, insista Will. Dites-moi ce qui s’est passé ce jour-là avec le pasteur. Vous devez me le dire.

Goodness poussa un long soupir de déception.

— Il ne m’a pas vue.

— Il ne t’a pas vue ? demanda Will, incrédule. Comment est-ce possible ? La lumière de l’amour de Dieu aurait dû l’aveugler !

— Il était trop pris par son chagrin.

— Oh non, murmura Will.

— C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée des clochettes, expliqua Mercy. C’est une approche plus subtile. Plus on passe de temps avec les humains, plus on apprend que la subtilité est la meilleure des approches.

— La plupart du temps, ça marche, ajouta Shirley.

— La plupart du temps, concéda Mercy. Mais pas tout le temps.

— Ok, allons voir ce que Aren est en train de faire, dit Will.