Chapitre premier

Sur un sommet au-dessus des nuages vivait jadis un homme qui avait été le jardinier de l’empereur du Japon. Peu de gens connaissaient son existence avant la guerre, mais je savais qu’il avait quitté sa patrie aux confins du Soleil levant pour s’installer dans la région montagneuse du centre de la Malaisie. J’avais dix-sept ans quand ma sœur me parla de lui pour la première fois. Une décennie devait encore s’écouler avant que je me rende dans les montagnes pour le voir.

Il ne me présenta pas d’excuses pour ce que ses compatriotes nous avaient fait, à ma sœur et à moi. Ni lors de notre première rencontre, par un matin pluvieux, ni plus tard. Quels mots auraient pu apaiser ma souffrance, me rendre ma sœur ? Aucun. Et il en avait conscience, contrairement à la plupart des gens.

 

Trente-six ans après ce matin lointain, j’entends de nouveau sa voix grave et sonore. Des souvenirs que j’ai mis sous clé ont commencé à se libérer, comme des blocs de glace se détachant d’une falaise de l’Arctique. Dans mon sommeil, ces glaces dérivent vers la clarté matinale du souvenir.

Le silence des montagnes me réveille. La profondeur de ce silence, voilà ce que j’avais oublié de la vie à Yugiri. Les murmures de la maison flottent dans l’air quand j’ouvre les yeux. Je me rappelle qu’Aritomo m’a dit un jour :

« Une vieille maison garde toujours un trésor de souvenirs. »

Ah Cheong frappe à la porte en m’appelant à voix basse. Je sors du lit et mets ma robe de chambre. Cherchant mes gants, je les aperçois sur la table de nuit. Une fois que je les ai enfilés, je dis au domestique d’entrer. Il pose sur une petite table le plat d’étain portant une théière et une papaye coupée sur une assiette. C’est ce qu’il faisait chaque matin pour Aritomo. Puis il se tourne vers moi et me dit :

« Je vous souhaite une retraite longue et paisible, juge Teoh.

— Oui, il semble que je vous ai devancé. »

D’après mes calculs, il doit avoir cinq ou six ans de plus que moi. Il n’était pas là quand je suis arrivée, hier soir. Je l’observe en juxtaposant ce que je vois à ce que je me rappelle. C’est un petit homme impeccable, plus petit que dans mon souvenir. Il est complètement chauve, à présent. Son regard croise le mien.

« Vous pensez à notre première rencontre, n’est-ce pas ?

— Non, je pense au dernier jour, déclare-t-il en hochant la tête d’un air pensif. Le jour où vous êtes partie. Ah Foon et moi… nous avons toujours espéré que vous reviendriez.

— Comment va-t-elle ? »

Je penche la tête de côté dans l’espoir de voir sa femme, attendant sur le seuil que je lui dise d’entrer. Ils habitent à Tanah Rata et grimpent chaque matin à bicyclette la route de montagne pour se rendre à Yugiri.

« Ah Foon est décédée, juge Teoh. Il y a quatre ans.

— Oui. Oui, bien sûr.

— Elle voulait vous dire combien elle vous était reconnaissante d’avoir payé tous ses frais d’hôpital. Moi aussi, je vous en suis reconnaissant. »

Je soulève le couvercle de la théière puis le repose, en tentant de me rappeler dans quel hôpital elle avait été admise. Le nom finit par me revenir : Lady Templer Hospital.

« Encore cinq semaines, annonce-t-il.

— Que voulez-vous dire ?

— Dans cinq semaines, cela fera trente-quatre ans que M. Aritomo nous a quittés.

— Au nom du ciel, Ah Cheong ! »

Cela fait presque aussi longtemps que je ne suis pas revenue à Yugiri. Le domestique me juge-t-il d’après le nombre d’années écoulées depuis mon départ de cette maison, tel un père faisant des encoches dans le mur de la cuisine pour mesurer la croissance de son enfant ?

Ah Cheong regarde fixement quelque chose par-dessus mon épaule.

« Si vous n’avez pas d’autres instructions… »

Il se détourne avec lenteur.

« J’attends un visiteur à dix heures ce matin, dis-je d’une voix plus douce. Le professeur Yoshikawa. Faites-le entrer dans le salon de la véranda. »

Il hoche la tête et sort en fermant la porte dans son dos. Ce n’est pas la première fois que je me demande ce qu’il sait exactement, ce qu’il a vu et entendu pendant ses années au service d’Aritomo.

La papaye est bien fraîche, juste comme j’aime. Je presse dessus le morceau de citron vert et mange deux tranches avant de reposer l’assiette. Ouvrant les portes coulissantes, je m’avance sur la véranda. La maison repose sur des pilotis peu élevés et la véranda se trouve à moins d’un mètre du sol. Les stores de bambou craquent quand je les remonte. Les montagnes sont comme dans mon souvenir, la lumière du petit matin s’estompe sur leurs versants. Des feuilles flétries par l’humidité et des brindilles cassées jonchent le gazon. Cette partie de la maison est séparée du jardin principal par une barrière de bois, qui s’est effondrée d’un côté et de hautes herbes jaillissent des interstices entre les planches tombées. Même si je m’y étais préparée, je suis atterrée par l’état d’abandon dans lequel se trouve cette demeure.

On aperçoit à l’est, au-dessus de la barrière, la plantation de thé de Majuba. Le creux de la vallée m’évoque les mains ouvertes d’un moine, tendant ses paumes pour recevoir la bénédiction du jour. Nous sommes samedi, mais les cueilleurs de thé sont en train de gravir les versants. Il y a eu un orage, cette nuit, et des nuages sont restés abandonnés sur les sommets. Je descends de la véranda pour gagner un étroit sentier de carreaux de céramique, froids et humides sous mes pieds nus. Aritomo les avait fait venir d’un palais en ruines à Ayutthaya, où ils recouvraient jadis la cour d’un roi antique au nom perdu. Ces carreaux étaient les derniers vestiges d’un royaume oublié, dont l’histoire s’était effacée de toute mémoire.

Je remplis mes poumons à ras bord et exhale. En voyant la buée de mon propre souffle, cette toile d’araignée dont les fils d’air se trouvaient en moi voilà une seconde, je me rappelle combien je m’en émerveillais autrefois. La fatigue des derniers mois s’écoule de mon corps, mais reflue en moi un instant plus tard. Il me semble étrange de n’avoir plus à passer mes week-ends à lire des piles de dossiers d’appel ou à m’acquitter de toute la paperasserie en retard de la semaine.

J’expire encore l’air par ma bouche à deux ou trois reprises, en regardant mon souffle se dissiper dans le jardin.

 

Ma secrétaire, Azizah, m’apporta l’enveloppe peu avant que nous quittions mon bureau du tribunal pour la salle d’audience.

« Cette lettre vient d’arriver pour vous, puan. »

Il s’agissait d’un mot du professeur Yoshikawa Tatsuji me confirmant la date et l’heure de notre rencontre à Yugiri. Il l’avait envoyé une semaine plus tôt. En regardant son écriture bien formée, je me demandai si je n’avais pas eu tort d’accepter de le voir. J’allais lui téléphoner à Tokyo pour annuler le rendez-vous, puis je me rendis compte qu’il devait déjà être en route pour la Malaisie. Et il y avait autre chose dans l’enveloppe. Quand je la retournai, un bâtonnet de bois d’environ quinze centimètres de long tomba sur mon bureau. Je le ramassai et l’observai à la lumière de ma lampe. Le bois était sombre et lisse, et de fines rainures superposées entouraient l’extrémité.

« Cette baguette est bien courte, dit Azizah en entrant dans la pièce avec une pile de documents à signer. Elle est pour enfants, n’est-ce pas ? Mais où est passée l’autre ?

— Ce n’est pas une baguette. »

Je restai assise à contempler le bâtonnet, jusqu’au moment où Azizah me rappela que la cérémonie en l’honneur de mon départ à la retraite allait commencer. Elle m’aida à revêtir ma toge et nous sortîmes ensemble dans le couloir. Comme toujours, elle me précéda pour avertir les avocats que puan hakim arrivait. Ils avaient coutume d’observer son visage pour deviner quelle était mon humeur. En la suivant, je pris conscience que c’était la dernière fois que je me rendais ainsi de mon bureau à la salle d’audience.

Construit voilà près d’un siècle, le bâtiment de la cour suprême de Kuala Lumpur avait la solidité d’un édifice colonial conçu pour durer plus que des empires. Les hauts plafonds et les murs épais faisaient régner la fraîcheur même par les journées les plus torrides. Ma salle d’audience était assez vaste pour accueillir quarante voire cinquante personnes, mais en ce jeudi après-midi les avocats arrivés trop tard avaient dû se masser à l’arrière, près des portes. Azizah m’avait prévenue que la cérémonie avait attiré beaucoup de monde, mais je fus néanmoins stupéfaite en prenant place sur mon siège surmonté des portraits de l’Agong et de sa reine. Le silence s’installa dans la salle quand Abdullah Mansor, le président de la cour suprême, entra et s’assit à côté de moi. Se penchant vers moi, il me dit à l’oreille :

« Il n’est pas trop tard pour revenir sur votre décision.

— Vous n’abandonnez jamais, n’est-ce pas ? répliquai-je en lui souriant brièvement.

— Et vous, vous ne changez jamais d’avis, soupira-t-il. Je sais. Mais pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ? Il ne vous reste que deux années. »

En le regardant, je me rappelai cet après-midi où je m’étais rendue dans son bureau pour lui annoncer ma décision de prendre une retraite anticipée. Nous nous étions souvent disputés, au fil des ans, à propos de problèmes légaux ou de sa façon de diriger les tribunaux, mais j’avais toujours respecté son intelligence, son sens de la justice et sa loyauté envers nous, les juges. Cet après-midi-là, il avait perdu pour la première fois son sang-froid avec moi. À présent, son visage n’exprimait que de la tristesse. Il allait me manquer.

En scrutant l’assistance par-dessus ses lunettes, Abdullah entreprit d’évoquer ma vie en entrelaçant son discours de phrases en anglais, malgré le panneau rappelant que l’usage du malais était obligatoire dans la salle d’audience.

« Le juge Teoh fut la deuxième femme nommée à la cour suprême, déclara-t-il. Elle a siégé dans ce tribunal pendant les quatorze dernières années… »

À travers les hautes fenêtres poussiéreuses, je voyais le coin du terrain de cricket de l’autre côté de la route et plus loin le Selangor Club, nanti d’une façade pseudo-Tudor me rappelant les bungalows des Cameron Highlands. L’horloge de la tour dominant le portique central égrena ses coups dont l’écho languissant traversa les murs de la salle d’audience. Je vérifiai discrètement ma montre : trois heures onze. Comme toujours, on pouvait compter sur l’horloge pour se tromper. Cela faisait des années qu’un coup de foudre l’avait privée de sa ponctualité.

« … aujourd’hui, nous sommes peu nombreux à savoir qu’elle fut emprisonnée dans un camp d’internement japonais à l’âge de dix-neuf ans », dit Abdullah.

Les avocats se mirent à chuchoter entre eux en m’observant avec un intérêt renouvelé. Je n’avais jamais parlé à personne des trois années que j’avais passées au camp. En vaquant à mes occupations quotidiennes, je m’efforçais de ne pas y penser, et le plus souvent j’y parvenais. Mais les souvenirs me revenaient encore parfois à l’occasion d’un bruit que j’entendais, d’un mot que quelqu’un prononçait, d’une odeur que je sentais dans la rue.

« À la fin de la guerre, continua le président de la cour, le juge Teoh travailla comme greffière chargée de recherches pour le tribunal s’occupant des crimes de guerre, en attendant d’être admise pour faire son droit au collège de Girton à Cambridge. Après avoir été reçue au barreau, elle rentra en Malaisie en 1949 et exerça les fonctions de procureur suppléant pendant près de deux ans… »

À l’avant des rangées s’étendant à mes pieds étaient assis quatre vieux avocats anglais, aux costumes et aux cravates presque aussi anciens qu’eux-mêmes. Comme un certain nombre de fonctionnaires et de propriétaires de plantations d’hévéas, ils avaient choisi de rester en Malaisie après l’indépendance, trente ans plus tôt. Ces Anglais d’âge vénérable avaient l’air désolé de pages arrachées à un vieux livre oublié.

Le président de la cour se racla la gorge et je le regardai.

« … la juge Teoh n’était censée prendre sa retraite que dans deux ans, aussi vous imaginerez sans peine notre surprise quand, voilà deux mois tout juste, elle nous fit part de son intention de quitter le tribunal. Ses jugements écrits sont célèbres pour leur clarté et l’élégance de leur style… »

Son propre style devint fleuri à mesure que ses propos se faisaient plus élogieux. J’étais bien loin de là, en un autre temps, à songer à Aritomo et à son jardin dans les montagnes.

Le discours s’acheva. Je me forçai à tourner mes pensées vers le tribunal, en espérant que personne n’aurait remarqué mon attention défaillante. Il serait peu convenable de paraître distraite lors de la cérémonie en l’honneur de mon départ en retraite.

J’adressai à l’assistance quelques mots sans emphase, puis Abdullah mit fin à la cérémonie. J’avais invité mes collègues, des amis du barreau et les dirigeants des principaux cabinets juridiques de la ville à une petite réception dans mon bureau. Un journaliste me posa quelques questions et prit des photographies. Après le départ des invités, Azizah s’occupa de ramasser les tasses et les assiettes en carton. La moitié de la nourriture était restée intacte.

« Emportez donc ces feuilletés au curry, lui dis-je. Et cette boîte de gâteaux. Il ne faut pas gaspiller la nourriture.

— Je sais. Vous me le répétez sans cesse. »

Après avoir rangé les provisions, elle demanda :

« Avez-vous besoin d’autre chose ?

— Vous pouvez rentrer chez vous. Je fermerai en partant. »

Je prononçais ces mêmes paroles à la fin de chaque session du tribunal.

« Et merci, Azizah. Merci pour tout. »

Elle effaça les plis de ma toge avant de la suspendre au portemanteau, puis elle se tourna vers moi.

« Cela n’a pas été facile de travailler pour vous pendant toutes ces années, puan, mais je ne le regrette pas. »

Des larmes brillaient dans ses yeux.

« Les avocats… vous étiez difficile avec eux, mais ils vous ont toujours respectée. Vous les écoutiez.

— C’est la fonction d’un juge, Azizah. Écouter. Tant de juges semblent l’oublier.

— Ah, mais vous n’écoutiez pas, tout à l’heure, quand tuan Mansor parlait à n’en plus finir. Je vous regardais.

— Il parlait de ma vie, Azizah, répliquai-je en souriant. C’est un sujet que je connais déjà assez bien, vous ne croyez pas ?

— Ce sont les orang Jepun qui vous ont fait ça ? »

Elle pointa un doigt vers mes mains.

« Maaf, s’excusa-t-elle. Mais… je n’ai jamais osé vous poser cette question. Vous savez, je ne vous ai jamais vue sans vos gants. »

Je fis pivoter mon poignet avec lenteur, comme pour tourner une poignée de porte invisible.

« Un des avantages de la vieillesse, dis-je en observant la partie du gant où deux doigts manquaient, c’est que les gens, s’ils ne font pas attention, pensent sans doute que je ne suis qu’une vieille femme vaniteuse qui cherche à dissimuler son arthrite. »

Nous restâmes un instant immobiles, ne sachant comment nous séparer. Elle tendit alors le bras, attrapa mon autre main et me serra contre elle avant que je puisse réagir, en m’enveloppant comme de la pâte autour d’un bâtonnet. Puis elle me lâcha, prit son sac à main et s’en alla.

Je regardai autour de moi. Les étagères étaient vides. J’avais déjà fait envoyer mes affaires dans ma maison de Bukit Tunku, telles des épaves rejetées à la mer par la marée montante. Des boîtes remplies de recueils juridiques anglais et malaisiens étaient empilées dans un coin, car j’en avais fait don à la bibliothèque du tribunal. Il ne restait qu’une étagère de Malayan Law Journals, dont les dos portaient en lettres dorées l’année correspondant aux procès relatés dans le volume. Azizah m’avait promis de venir les emballer le lendemain.

Je m’approchai d’un tableau accroché au mur, une aquarelle représentant la maison où j’avais grandi. C’était une œuvre de ma sœur, la seule que j’aie retrouvée après la guerre. Je décrochai la toile et la posai près de la porte.

Les piles de chemises en papier kraft attachées par des rubans roses encombrant d’ordinaire mon bureau avaient été attribuées à d’autres juges. Lorsque je m’assis sur ma chaise, la table me parut plus large que d’habitude. Le bâtonnet de bois était toujours là. Derrière les fenêtres entrouvertes, le crépuscule incitait les corneilles à regagner leur perchoir. Les feuillages des sang-dragons bordant la route étaient remplis d’oiseaux dont les jacassements s’entendaient dans toutes les rues alentour. Décrochant le téléphone, j’entrepris de composer un numéro puis m’interrompis, incapable de m’en souvenir en entier. Après avoir feuilleté mon carnet d’adresses, j’appelai la maison des maîtres de la plantation de thé de Majuba et demandai à la servante de me passer Frederik Pretorius. Je n’eus pas à attendre longtemps.

« Yun Ling ? lança-t-il d’une voix légèrement essoufflée.

— Je vais aller à Yugiri. »

Il y eut un silence oppressant à l’autre bout du fil.

« Quand ?

— Vendredi. »

Je me tus un instant. Cela faisait sept mois que nous ne nous étions pas parlé.

« Veux-tu dire à Ah Cheong de préparer la maison ?

— Il l’a toujours gardée prête pour ta venue, répliqua Frederik. Mais je le lui dirai. Arrête-toi à la plantation en chemin. Nous pourrons prendre un thé et je te conduirai à Yugiri.

— Je n’ai pas oublié comment on se rend là-bas, Frederik. »

Un nouveau silence s’installa entre nous.

« La mousson est terminée, mais il pleut encore un peu. Sois prudente sur la route. »

L’appel à la prière s’éleva des minarets de la mosquée Jamek, de l’autre côté du fleuve, et résonna à travers la ville. J’écoutai le tribunal qui se vidait. Cette rumeur m’était si familière que j’avais cessé depuis des années d’y prêter attention. La roue d’un chariot grinça. Rashid, l’assistant du greffier, transportait sans doute les requêtes du jour dans la salle des archives. Un téléphone se mit à sonner dans le bureau d’un autre juge, puis il renonça. Les portes claquaient dans les couloirs. Je ne m’étais jamais rendu compte du bruit qu’elles faisaient.

Je ramassai ma serviette et la soupesai. Elle était plus légère que de coutume. Je rangeai dedans ma toge de juge. À la porte, je me retournai pour regarder mon bureau. Je m’agrippai au chambranle de la porte en pensant que je ne remettrais plus jamais les pieds dans cette pièce, puis cet accès de faiblesse passa. Je pris l’aquarelle de ma sœur et fermai la porte, non sans vérifier plusieurs fois qu’elle était bien verrouillée. Je m’avançai ensuite dans le couloir mal éclairé. Sur l’un des murs, un cortège d’anciens juges baissait les yeux sur moi. Leurs visages passaient de la monochromie des Européens aux couleurs des Malais, des Chinois et des Indiens. Je passai devant l’espace vide où mon portrait prendrait bientôt place. Je descendis l’escalier au bout du couloir mais, au lieu de tourner à gauche pour prendre la sortie des juges et rejoindre le parking, je sortis dans le jardin de la cour.

C’était l’endroit du tribunal que je préférais. Je venais souvent m’y asseoir pour réfléchir aux problèmes techniques d’un jugement que j’étais en train de rédiger. Rares étaient les juges qui se rendaient ici, et j’avais habituellement le jardin pour moi toute seule. Parfois, Karim, le jardinier, était au travail. Nous parlions brièvement, je lui donnais des conseils sur ce qu’il devrait planter ou enlever. Ce soir-là, il n’y avait que moi.

Les arroseurs automatiques s’enclenchèrent et l’odeur de l’herbe grillée par le soleil s’éleva dans l’air. Les feuilles tombées du goyavier au centre du jardin avaient été entassées au râteau. Derrière le tribunal, les rivières Gombak et Klang s’unissaient en répandant les effluves de la terre ramenée des versants de la chaîne de Titiwangsa, au nord du pays. La plupart des habitants de Kuala Lumpur ne supportaient pas cette puanteur, surtout lors des basses eaux du fleuve entre les moussons, mais je n’avais jamais trouvé déplaisant de pouvoir sentir au cœur de la ville, à plus de cent cinquante kilomètres de distance, l’odeur des montagnes.

Je m’assis sur mon banc habituel et m’ouvris par tous mes sens à la paix s’installant dans l’édifice, m’identifiant à elle.

Au bout d’un moment, je me levai. Il manquait quelque chose au jardin. Je marchai vers le tas de feuilles, en ramassai quelques poignées et les éparpillai au hasard sur le gazon. Tout en ôtant celles restées collées à mes mains, je m’éloignai pour contempler l’herbe. Oui, c’était mieux maintenant. Beaucoup mieux.

Des hirondelles s’élançaient en flèche de leurs nids sous les avant-toits, en effleurant au passage mon visage du bout de leurs ailes. Je songeai à une grotte calcaire où je m’étais rendue un jour, très haut dans les montagnes. Ma serviette et l’aquarelle à la main, je sortis de la cour. Dans le ciel au-dessus de ma tête, l’écho des derniers mots de la prière s’élevant de la mosquée se dissipa, ne laissant derrière lui que le silence.

 

Yugiri se trouvait à onze kilomètres de Tanah Rata, le deuxième des trois principaux villages bordant la route qui montait vers les Cameron Highlands. J’y arrivai en voiture quatre heures après avoir quitté Kuala Lumpur. Je n’étais pas pressée et m’étais arrêtée à plusieurs reprises en chemin. À intervalles réguliers, je passais devant un éventaire proposant aux acheteurs des bocaux embués de miel sauvage, des sarbacanes et des paquets de haricots petai à l’odeur nauséabonde. La route avait été considérablement élargie depuis la dernière fois que je l’avais empruntée, et on avait atténué ses virages les plus prononcés, mais il y avait trop de voitures, de cars de tourisme, de camions incontinents répandant gravier et ciment entre deux chantiers des hautes terres.

C’était la dernière semaine de septembre et la saison des pluies rôdait autour des montagnes. En entrant dans Tanah Rata, la vue de l’ancien hôpital militaire britannique sur un versant abrupt m’emplit d’un malaise familier. Frederik m’avait dit voilà quelque temps que c’était maintenant une école. Un hôtel neuf, arborant l’inévitable façade pseudo-Tudor, l’écrasait de sa masse imposante. Tanah Rata n’était plus un village mais une petite ville, dont la grand-rue était envahie de restaurants typiques, d’agences de tourisme et de boutiques de souvenirs. Je fus heureuse de laisser tout cela derrière moi.

Quand je passai devant la plantation de thé de Majuba, le garde était en train de fermer les grilles en fer forgé. Je restai sur la grand-route pendant près d’un kilomètre avant de me rendre compte que j’avais manqué l’embranchement de Yugiri. Furieuse contre moi-même, je rebroussai chemin en roulant plus lentement pour trouver la petite route cachée par des panneaux publicitaires. La chaussée couleur de latérite se termina quelques minutes plus tard à l’entrée de Yugiri. Une Land Rover était stationnée au bord de la route. Je garai ma voiture à côté et sortis, heureuse de me dégourdir les jambes.

Le mur élevé protégeant le jardin était parsemé de mousse et de taches d’humidité. Des fougères poussaient dans les fentes. Près du portail, deux caractères japonais étaient gravés sur une plaque en bois. Sous ces deux mots, le nom du jardin était inscrit en anglais : Brumes du soir. Il me sembla que j’allais pénétrer dans un lieu n’existant que dans la confusion de l’air et de l’eau, de la lumière et du temps.

Je regardai par-dessus le mur l’horizon irrégulier des arbres de la chaîne montagneuse se dressant derrière le jardin. Le mirador en bois était à moitié caché dans les arbres, tel le nid-de-pie d’un galion échoué parmi les branches, pris au piège par une marée montante de feuilles. Un sentier montait à l’assaut des montagnes, et je restai un moment à le scruter comme si je pouvais apercevoir Aritomo rentrant à la maison. Je secouai la tête et entrai dans le jardin, en fermant la porte dans mon dos.

Les bruits du monde extérieur se turent, comme absorbés par les feuilles. Je m’immobilisai. L’espace d’un instant, j’eus l’impression que rien n’avait changé depuis mon départ, voilà près de trente-cinq ans – la résine de pin embaumait toujours, les bambous s’agitaient en craquant sous la brise, la mosaïque brisée du soleil éparpillait ses éclats sur le sol.

Guidée par la boussole du souvenir, je m’avançai dans le jardin. Après m’être trompée une ou deux fois de direction, je finis par rejoindre l’étang et m’arrêtai au bord. Le chemin sinuant au milieu des arbres rendait encore plus saisissant le spectacle du ciel se déployant au-dessus de l’eau.

Six pierres hautes et étroites formaient au centre de l’étang comme une chaîne miniature de montagnes calcaires. Sur la rive opposée, le pavillon se dédoublait dans l’onde si bien qu’il semblait comme une lanterne en papier suspendue en plein ciel. Un saule se dressant non loin du pavillon trempait ses branches dans l’étang.

Du côté des bas-fonds, un héron gris inclina la tête dans ma direction. Une de ses pattes était levée, pareille à la main d’un pianiste ayant oublié les notes de l’air qu’il joue. Il la laissa soudain retomber et plongea son bec dans l’eau. Était-ce un descendant du héron qui s’était installé ici lors de mon premier séjour à Yugiri ? Frederik m’avait dit qu’il y en avait toujours un dans le jardin, comme s’il s’était formé en ces lieux une chaîne ininterrompue d’oiseaux solitaires. Je savais qu’il ne pouvait s’agir de celui que je voyais près de quarante ans plus tôt. Tandis que je l’observais, pourtant, j’espérais que ce soit lui, je voulais croire qu’en pénétrant dans ce sanctuaire le héron avait réussi d’une façon ou d’une autre à échapper au temps.

Sur ma droite, la maison d’Aritomo se dressait au sommet d’une pente. Des lumières brillaient aux fenêtres et la cheminée de la cuisine dessinait au-dessus des arbres des arabesques de fumée. Un homme apparut sur le seuil et commença à descendre. Il s’arrêta à quelques pas de moi, peut-être pour que la distance nous permette de nous observer l’un l’autre. « Nous sommes comme les plantes, les pierres et les vues du jardin, pensai-je. L’espace qui nous sépare est soigneusement calculé. »

« J’ai cru que tu avais changé d’avis, dit-il en me rejoignant.

— Le trajet était plus long que dans mon souvenir.

— Quand on vieillit, on a l’impression que les lieux sont plus éloignés. »

À soixante ans, Frederik Pretorius avait l’aspect majestueux d’un chef-d’œuvre du passé, conscient de sa rareté et de sa valeur. Nous étions restés en contact à travers les années, en nous retrouvant pour prendre un verre ou partager un repas lorsqu’il venait à Kuala Lumpur, mais j’avais toujours refusé ses invitations pour lui rendre visite dans les Cameron Highlands. Au cours des deux ou trois dernières années, ses voyages dans la capitale s’étaient espacés. Je savais depuis longtemps qu’il était le seul ami proche que j’aurais dans ma vie.

« En te voyant regarder cet oiseau il y a une minute, dit-il, j’ai eu l’impression que tu tournais ton regard vers le passé. »

J’observai de nouveau le héron. Il s’était avancé dans l’étang dont les eaux exhalaient une brume légère, des murmures que seul le vent pouvait saisir.

« Je pensais aux jours d’autrefois.

— L’espace d’un instant, j’ai cru que tu allais te dissiper comme une vision. »

Il s’interrompit puis déclara :

« Pour un peu, je t’aurais appelée en criant.

— J’ai pris ma retraite. »

C’était la première fois que je le disais ainsi à quelqu’un. Il me sembla que quelque chose se détachait de moi et s’écroulait, me laissant diminuée.

« Je l’ai appris dans les journaux d’hier, dit Frederik.

— Cette photo qu’ils ont prise de moi était tout bonnement effroyable. »

Les lampes du jardin s’allumèrent, semant le trouble parmi les insectes qui volaient dans la brise du soir. Une grenouille se mit à coasser, bientôt rejointe par une deuxième, puis d’autres encore, jusqu’au moment où l’air et la terre résonnèrent de milliers de coassements.

« Ah Cheong est rentré chez lui, reprit Frederik. Il reviendra demain matin. Je t’ai acheté quelques provisions. J’imagine que tu n’as pas eu le temps de faire des courses.

— C’est très gentil de ta part.

— Il faut que je te parle de quelque chose. Nous pourrions nous voir demain matin, si tu te sens d’attaque ?

— Je suis du genre matinal.

— Je ne l’ai pas oublié. »

Il me dévisagea.

« Tu es sûre que tu vas pouvoir te débrouiller toute seule ?

— Mais oui. Je te verrai demain. »

Il sembla peu convaincu mais hocha la tête. Puis il se détourna, s’éloigna sur le sentier que je venais d’emprunter et disparut dans les ombres des arbres.

Sur l’étang, le héron déploya ses ailes, les agita comme pour les essayer puis s’envola. Il décrivit un cercle au-dessus du jardin, en passant devant moi, avant de s’élancer dans le sillage des étoiles qui commençaient tout juste à apparaître. Je restai là, le visage levé, à le regarder s’effacer dans le crépuscule.

 

En rentrant dans ma chambre, je me souviens de l’assiette de papaye qu’Ah Cheong m’a apportée. Je me force à manger les dernières tranches avant de défaire mes bagages et de ranger mes vêtements dans la penderie. Depuis quelques années, j’entends des gens se plaindre que le climat des montagnes n’est plus aussi frais qu’autrefois, néanmoins je décide de mettre un gilet de laine.

La maison est sombre, quand je sors de ma chambre, et je dois me rappeler le chemin le long des couloirs sinueux. Desséchés à force d’avoir été piétinés, les tatamis du salon craquent doucement sous mes pieds nus. Les portes de la véranda sont ouvertes. Ah Cheong y a placé une table basse carrée, et disposé de chaque côté une natte en rotin. Devant la véranda, cinq rochers gris foncé sont dispersés sur un rectangle de gravier couvert de feuilles. L’un des rochers est plus loin que les autres. Derrière cet espace, la pente s’incline doucement jusqu’à l’étang.

Frederik arrive. Il semble mécontent de devoir s’asseoir par terre. Laissant tomber une chemise en papier kraft sur la table, il se baisse péniblement et s’assied en tailleur sur la natte avec une grimace de douleur.

« Ne te paraît-il pas étrange d’être de retour ici ? demande-t-il.

— Où que je me tourne, j’entends les échos de bruits depuis longtemps passés.

— Je les entends aussi. »

Il défait la ficelle attachant la chemise et dispose plusieurs feuilles de papier sur la table.

« Ce sont les croquis pour notre prochaine collection. Ce dessin… »

Il pousse une des feuilles vers moi sur la surface laquée.

« … devrait figurer sur l’emballage. »

L’emblème utilisé m’est familier. Ce qui apparaît au premier abord comme les nervures d’une feuille de thé se transforme en un dessin détaillé des vallées, où l’on distingue la maison de Majuba.

« C’est tiré d’une des estampes qu’Aritomo a données à Magnus ?

— J’aimerais m’en servir, dit Frederik. Je te verserai des droits, bien entendu. »

Aritomo m’a légué Yugiri et tous les droits d’exploitation de son œuvre littéraire et artistique. À de rares exceptions près, je n’ai jamais permis à quiconque de les reproduire.

« Tu peux t’en servir, déclaré-je. Et je ne veux aucune contrepartie financière. »

Il ne dissimule pas sa surprise. Je lance avant qu’il puisse dire un mot :

« Comment va Emily ? Elle doit avoir à peu près quatre-vingt-huit ans, non ? »

J’essaie de me rappeler l’âge qu’avait la tante de Frederik lors de notre première rencontre, voilà tant d’années.

« Elle aura une attaque, si elle entend ça. Elle a eu quatre-vingt-cinq ans cette année. »

Il hésite.

« Elle ne va pas très bien. Parfois sa mémoire pourrait faire envie à un éléphant, mais certains jours… »

Il pousse un soupir et n’en dit pas plus.

« J’irai la voir dès que je serai vraiment installée. »

Je sais qu’Emily, comme tant de Chinois âgés, tient beaucoup à ce qu’une personne plus jeune se déplace pour la première visite, en signe de respect.

« Tu ferais bien. Je lui ai annoncé ton retour. »

Je désigne d’un geste le jardin.

« Tes employés se sont bien occupés de Yugiri.

— Les juges ne sont pas censés mentir. »

Le sourire de Frederik s’efface presque aussitôt.

« Nous savons tous les deux que mes hommes n’ont pas la formation nécessaire pour l’entretenir. D’ailleurs, comme je ne cesse de te le répéter, je ne suis pas à même de m’assurer qu’ils font bien leur travail, et franchement le temps et l’intérêt me manquent pour cela. Le jardin a besoin de tes soins. »

Il s’interrompt puis lance :

« À propos, j’ai décidé d’apporter des changements au jardin de Majuba.

— Quel genre de changements ?

— J’ai engagé une jardinière paysagiste pour m’aider. Cela fait un an que Vimalya exerce à Tanah Rata. Elle aime beaucoup les jardins indigènes.

— C’est à la mode. »

Je ne cherche pas à cacher mon dédain. Il ne peut retenir une moue agacée.

« Nous voulons revenir à la nature. Nous n’employons que des plantes et des arbres originaires de la région. Nous les laisserons pousser comme ils l’auraient fait à l’état sauvage, en limitant au maximum les interventions humaines, qu’elles soient bien intentionnées ou non.

— Tu veux éliminer les pins de Majuba ? Et les sapins, les eucalyptus… les roses, les iris… les… les strelitzias ?

— Ils sont tous étrangers à cette terre.

— Le moindre théier poussant par ici est étranger. Moi aussi. Et vous encore plus, monsieur Pretorius. »

Même si je sais que cela ne me regarde pas, voilà près de soixante ans que la plantation de Majuba fondée par Magnus, l’oncle de Frederik, est célèbre pour son jardin. Des visiteurs viennent des quatre coins du pays profiter de ce jardin anglais prospérant sous les tropiques. Ils se promènent au milieu des haies soigneusement taillées et des parterres de fleurs voluptueux, des bordures de plantes herbacées et des roses plantées par Emily. Cela me fait de la peine qu’il soit transformé pour ressembler à la forêt tropicale qui nous assiége de toutes parts, en devenant comme elle l’image de l’excès, de la négligence et du désordre.

« Cela fait longtemps que je te l’ai dit, le jardin de Majuba est trop artificiel. Plus je vieillis, moins je crois qu’il faille contrôler la nature. Les arbres devraient avoir le droit de pousser à leur guise. »

Il tourne son regard vers le jardin.

« Si c’était moi qui décidais, tout cela disparaîtrait.

— Qu’est-ce que jardiner, sinon contrôler et parfaire la nature ? »

Je me rends compte que j’ai élevé la voix.

« Quand tu parles de “jardins indigènes”, si c’est bien leur nom, tu impliques déjà l’intervention de l’homme. Il s’agit de déterrer des fleurs et d’abattre des arbres, puis d’introduire des semences et des boutures. Cela me paraît tout à fait concerté.

— Les jardins du genre de Yugiri sont trompeurs, réplique Frederik. Ils sont faux. Tout ici est prémédité, façonné, construit. Nous nous trouvons dans l’un des endroits les plus artificiels qui soient. »

Des moineaux s’élancent de l’herbe vers les arbres, comme des feuilles tombées retournant à leurs branches. Je pense à ces aspects du jardinage auxquels Frederik est opposé et que les Japonais aiment tant, ces techniques de domestication de la nature qu’ils ont perfectionnées pendant plus de mille ans. Est-ce parce qu’ils vivaient dans un pays en proie régulièrement aux tremblements de terre et autres calamités naturelles qu’ils ont cherché à apprivoiser le monde autour d’eux ? Mon regard se pose sur un bonsaï dans le salon, objet des soins si fidèles d’Ah Cheong. Au lieu de devenir énorme, le tronc du pin a été réduit à une taille lui permettant de prendre place tout naturellement sur la table d’un lettré, après que des fils de cuivre enroulés autour de ses branches lui ont donné la forme souhaitée. Certaines personnes, comme Frederik, peuvent juger importunes de telles pratiques semblant viser à exercer sur la terre le pouvoir dévolu au Ciel. Pourtant, le jardin de Yugiri, conçu et créé avec tant de soin, était le seul endroit où j’avais eu le sentiment de trouver un peu d’ordre, de paix et même, fugitivement, d’oubli.

« Quelqu’un doit me rendre visite ce matin, déclaré-je. Il vient de Tokyo pour examiner les estampes d’Aritomo.

— Tu veux les vendre ? Aurais-tu des problèmes d’argent ? »

Son inquiétude me touche et apaise mon irritation. Outre ses activités de jardinier, Aritomo se consacrait à l’art du graveur. J’avais admis imprudemment, lors d’une interview, qu’il m’avait laissé une collection de ses estampes. Depuis lors, des connaisseurs japonais tentaient de me convaincre de m’en séparer ou de les exposer. J’avais toujours refusé, à leur grand mécontentement, et plus d’un m’avait fait comprendre qu’il ne me considérait pas comme leur propriétaire légitime.

« Le professeur Yoshikawa Tatsuji m’a contactée voilà un an, car il désirait écrire un livre sur les estampes d’Aritomo. Je n’ai pas consenti à lui parler. »

Frederik hausse les sourcils.

« Et il vient ici aujourd’hui ?

— Je me suis renseignée récemment sur son compte. C’est un historien respecté. Il a écrit des articles et des livres sur ce qu’a fait son pays pendant la guerre.

— En niant l’existence de certains faits, j’imagine.

— Il a la réputation de se montrer objectif.

— Pourquoi un historien s’intéresserait-il à l’art d’Aritomo ?

— Yoshikawa fait autorité dans le domaine de l’estampe japonaise.

— As-tu lu ses livres ?

— On ne les trouve qu’en japonais.

— Mais tu parles japonais, non ?

— Disons que je me débrouillais autrefois. Parler est une chose, mais lire… c’est un tout autre problème.

— Durant toutes ces années, tu ne m’as jamais dit ce que les Japs t’avaient fait. »

Il parle avec douceur, mais je devine à son ton combien il est blessé au fond de lui.

« Ce qu’ils m’ont fait, ils l’ont fait à des milliers d’autres. »

Je suis du doigt les lignes de la feuille devant figurer sur les boîtes de thé.

« Aritomo m’a récité un jour un poème sur un ruisseau asséché. »

Je réfléchis un instant puis récite à mon tour :

« Bien que l’eau ait cessé de couler, nous entendons encore le murmure de son nom.

— C’est encore difficile pour toi, n’est-ce pas ? Même tant d’années après sa mort. »

Je suis encore déconcertée chaque fois que j’entends parler de la « mort » d’Aritomo, malgré tout le temps qui s’est écoulé.

« Il y a des jours où je crois qu’il est encore en train d’errer dans les montagnes, comme un des Huit Immortels de la légende taoïste, dis-je. Je le vois comme un sage rentrant chez lui. Mais ce qui me stupéfie, c’est qu’il y ait encore des gens qui viennent ici simplement parce qu’ils ont entendu les histoires circulant sur son compte.

— Il vivait ici depuis au moins trente ans, tu sais. Peut-être quarante ans. Il se promenait dans la jungle presque chaque jour. Il connaissait les pistes mieux que certains guides de la forêt. Comment aurait-il pu se perdre ?

— Même les singes tombent des arbres. »

Je m’efforce de me rappeler où j’ai entendu cette phrase, mais en vain. J’essaie de me rassurer en me disant que cela me reviendra.

« Peut-être Aritomo ne connaissait-il pas aussi bien la jungle qu’il le croyait. »

J’entends la cloche du portail résonner dans la maison.

« C’est sans doute Yoshikawa. »

Frederik appuie ses mains sur la table et se lève en poussant un grognement de vieillard. Je reste assise à regarder s’effacer sur la table la trace de ses paumes.

« Je voudrais que tu sois présent lors de notre entretien, Frederik.

— Il faut que je file. J’ai une journée chargée qui m’attend. »

Je me lève avec lenteur de façon à le regarder dans les yeux.

« Je t’en prie, Frederik. »

Il me regarde. Au bout d’un instant, il hoche la tête.