Chapitre 10

L’art de placer les pierres était bien différent de ce que j’avais imaginé. J’avais beau m’être promenée dans les jardins de Kyoto avec Yun Hong quand j’avais quinze ans, je n’avais aucune idée de la quantité de travail nécessaire pour les réaliser et les entretenir. Je me dis que Yun Hong elle-même ne s’en doutait probablement pas, mais je me sentis déloyale rien que d’avoir une telle pensée.

Aritomo me faisait courir en tous sens. Au début, je me demandais s’il ne voulait pas me pousser à l’échec, me dégoûter au point que je renoncerais et quitterais Yugiri. Mais à partir du moment où il me prit comme apprentie, je ne surpris jamais chez lui la moindre trace de ressentiment. Le travail était épuisant, mais il commençait à me plaire. Nous nous servions d’outils anciens et spécifiques. Il me fallut retenir leurs noms et apprendre à les nettoyer et les entretenir. Tout en m’activant, je récitais leurs noms comme un rosaire : Kazezuchi. Nata. Kibasami. Shachi. Tebasami. Maillet. Hachette. Cisailles pour tailler les haies. Treuil. Cisailles pour élaguer. Kazezuchi. Nata. Kibasami. Shachi. Tebasami. Le rosaire s’enrichissait chaque jour de perles nouvelles.

S’il m’arrivait d’être en avance le matin, j’allais regarder Aritomo s’entraîner à l’arc, en prenant soin qu’il ne pût me voir. Ses gestes lents et mesurés avaient sur moi un effet apaisant.

Outre les tâches que me confiait Aritomo dans le jardin, j’étais chargée de traduire ses instructions aux coolies. En dehors de Kannadasan, aucun ne s’intéressait au jardinage. Dès le premier jour, je sentis que les problèmes viendraient de Romesh. C’était un homme d’une trentaine d’années, aux muscles impressionnants. Comme il arrivait de plus en plus en retard au travail, en empestant l’alcool, Aritomo me demanda de l’informer que ce n’était plus la peine de venir.

Le lendemain du jour où je lui avais transmis le message d’Aritomo, Romesh arriva à Yugiri. Il se planta devant la maison et se mit à hurler. Pour une fois, il n’était pas ivre. Je travaillais avec les autres coolies non loin de là. Nous nous approchâmes pour voir ce qui se passait.

« Sors de là, sale Jap ! brailla-t-il en malais d’un air menaçant. Je veux mon argent ! Sors de là ! »

Aritomo apparut un instant plus tard sur le seuil, en tenant encore à la main le magazine qu’il lisait.

« Pourquoi s’énerve-t-il comme ça ? me demanda-t-il.

— Il veut que vous le payiez.

— Ce n’est que ça ? Eh bien, il a reçu son salaire.

— Pas en totalité, dis-je en traduisant la réponse de Romesh.

— Il serait injuste pour les autres que je le paie autant qu’eux alors qu’il a moins travaillé qu’eux », déclara Aritomo en roulant son magazine en forme de tube.

Avant que j’aie terminé ma traduction, Romesh arracha son parang à Kannadasan. Trop surprise pour bouger ou même penser, je le vis s’élancer avec la machette en visant le cou d’Aritomo. Au lieu de reculer, celui-ci se glissa pour ainsi dire en douceur dans l’attaque en frappant avec le magazine la trachée du coolie, qui porta la main à son cou, le souffle coupé. Empoignant fermement son journal comme un ciseau, Aritomo assena un coup au poignet de Romesh. Les doigts du coolie s’engourdirent instantanément et le parang tomba sur le sol. Toujours suffoquant, Romesh tenta de donner un coup de poing à Aritomo. Celui-ci le dévia de sa main libre, qui se resserra sur le poignet de son adversaire. Romesh fut forcé de s’agenouiller en criant de douleur.

« Je peux casser votre poignet aussi facilement qu’une brindille », dit Aritomo en approchant son visage de celui de Romesh.

Je n’eus pas besoin de traduire. Le corps du coolie s’affaissa. Aritomo relâcha son poignet et s’écarta avec circonspection.

Le temps reprit son cours. Le vent souffla de nouveau. Le combat n’avait duré que quelques secondes, mais il m’avait semblé beaucoup plus long. Les coolies accoururent pour aider Romesh à se lever. Il les repoussa et s’éloigna en rampant avant de se lever en chancelant. Il sortit du jardin d’un pas incertain, en se frottant le poignet, sans regarder derrière lui.

Je me retournai pour parler à Aritomo, même si je ne savais que lui dire, mais il était déjà rentré dans la maison. Ramassant le parang sur l’herbe, je le rendis à Kannadasan.

 

En quittant Yugiri, ce soir-là, je saluai de la main Ah Cheong qui attendait Aritomo devant la maison. Il tenait à la main la canne de son maître pour la lui remettre, sa dernière tâche de la journée avant de rentrer chez lui à bicyclette.

Je choisis un sentier qui longeait la lisière de la jungle avant de s’incurver en direction de mon bungalow. Je n’étais pas pressée de rentrer. Malgré ma fatigue, j’avais encore du mal à m’endormir et restais parfois éveillée dans mon lit jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Tant de voix s’élevaient dans les ténèbres : les gémissements des prisonniers, les hurlements des gardes, les pleurs de ma sœur.

En voyant Aritomo mettre Romesh hors de combat, j’avais été plus choquée que je ne m’y attendais, même s’il n’avait fait que se défendre. Tandis qu’il désarmait le coolie, son visage était froid, indifférent, et j’avais l’impression qu’il aurait fait plus que lui casser le bras si son adversaire ne s’était pas avoué vaincu. Il y avait tant de choses que j’ignorais chez le Japonais, que je ne pouvais même pas imaginer.

Les lumières des fermes et des bungalows brillaient çà et là dans les vallées. Des cueilleuses de thé rentrant chez elles en hâte me saluèrent de la main. L’odeur âcre des feux de cuisine flottait dans le crépuscule et se mêlait aux aboiements lointains des chiens. Au camp, nous attendions avec impatience cette heure où nous étions enfin autorisés à retourner dans nos cabanes. Nous regardions à la ronde pour voir lesquels d’entre nous n’avaient pas survécu, mais nous étions trop hébétés pour ressentir quoi que ce fût en constatant l’absence d’un ami ou d’un visage familier.

Le sentier se partageait en deux. Au lieu de rentrer directement chez moi, j’allai du côté de Majuba House. Je criai au Gurkha de m’ouvrir le portail, puis je contournai la maison, passai devant Mnémosyne et sa sœur jumelle et descendis les marches menant au jardin en terrasse. En défrichant la jungle, Magnus avait laissé indemnes presque tous les arbres chengal. L’ordonnance régulière du jardin était battue en brèche par les parterres de plantes rapportées d’Afrique du Sud – cycas aux feuilles découpées surgissant du sol comme des carottes géantes, préhistoriques ; strelitzias et agapanthes bleues ; aloès aux grappes de fleurs rouges luttant pour s’adapter à un terrain mal connu.

Au centre de la pelouse s’élevait une arche de pierre crépie de blanc, à laquelle une cloche était suspendue. Magnus m’avait raconté qu’elle sonnait autrefois pour annoncer la fin de leur journée de travail aux esclaves javanais d’un vignoble du Cap. Même s’il m’était devenu familier, ce monolithe pâle m’attirait encore irrésistiblement. J’avais l’impression d’avoir découvert le dernier vestige d’une civilisation oubliée. En passant sous l’arche, je me haussai sur la pointe des pieds pour effleurer le bord de la cloche. Un faible écho la sortit pour un instant de son silence rouillé.

Emily se tenait au bord d’un bassin, les yeux fermés. Je m’immobilisai tandis qu’elle respirait profondément en écartant son pied droit de son pied gauche. Elle bougeait avec une telle lenteur que j’avais l’impression de voir le temps s’étirer et le monde se concentrer dans l’énergie émanant de son corps. Elle exécuta une série de mouvements s’enchaînant sans aucun heurt, comme de l’eau s’écoulant dans l’eau, de l’air se fondant dans l’air. Sa grâce et sa maîtrise étaient telles qu’elle semblait se mouvoir dans des sphères où la pesanteur n’avait plus cours.

Quelques instants plus tard, elle revint à sa posture initiale, les bras le long du corps. Je l’appelai à voix basse et elle se retourna d’un bond, en levant les mains en un geste de défense.

« Ce n’est que moi, dis-je. C’était magnifique. C’est du tai-chi, n’est-ce pas ? Je regardais souvent les vieilles gens faire leurs exercices sur l’esplanade. »

Son visage ne perdit pas tout de suite son expression méfiante.

L’air était glacial à la lueur des étoiles. La statue en bronze d’une jeune fille s’agenouillait sur un bloc de granit au milieu des roseaux près du bord du bassin. Ses yeux semblaient pleins d’un émerveillement froid et innocent, tandis qu’elle scrutait l’eau pour l’éternité. Emily vit que je la regardais.

« Nous avons fait faire cette statue après avoir enterré notre fille ici.

— Je ne savais pas que Magnus et vous aviez eu une fille.

— Petronella n’a vécu que quelques jours après sa naissance. »

Un vieux chagrin assombrit le regard d’Emily tandis qu’elle la contemplait.

« Je n’ai jamais rencontré ta mère. Est-ce que je lui ressemble ? »

À cet instant, je compris pourquoi mon père n’avait jamais aimé Magnus et pourquoi Emily s’était montrée si méfiante envers moi. J’étais certaine qu’elle ne m’interrogeait pas sur une ressemblance physique entre elle et ma mère.

« Vous avez toutes deux un caractère très décidé », répondis-je en choisissant mes mots avec autant de soin que je choisissais les pierres pour le jardin d’Aritomo.

Emily parut satisfaite et même heureuse de ma réponse.

« Magnus aurait voulu l’épouser, tu sais, mais étant la fille unique de la grande famille des Khaw elle ne pouvait s’imaginer avec un modeste planteur ang-moh.

— Mais il n’en a pas été de même pour vous. »

Je me souvenais qu’Emily venait elle aussi d’une famille fortunée, même si elle n’était pas aussi éminente que celle de ma mère.

« Il me semble que vivre ici facilitait beaucoup les choses, dit-elle. Les Camerons Highlands sont un monde en soi, comme tu t’en es certainement déjà rendu compte. Beaucoup de couples mixtes vivaient ici avant la guerre. J’avais l’impression que nous étions tous venus ici pour échapper à la réprobation du monde.

— Comment avez-vous rencontré Magnus ?

— Par l’intermédiaire de Beng Geok, ma cousine. Elle m’a invitée à une chasse au tigre dans les collines de Penang. Magnus faisait partie des invités. Quand Beng Geok nous a présentés, je n’arrivais pas à détacher mes yeux de lui. Ce bandeau sur son œil ! Il me semblait qu’il cachait quelque chose de très profond en lui, et j’avais envie de savoir ce que c’était. Il le fallait absolument. »

Elle sourit.

« Tu sais comment il a perdu son œil ?

— Dans la guerre des Boers.

— Je suis désolée pour ta mère », lança-t-elle en me regardant dans les yeux.

Je me détournai et feignis de m’intéresser à un oiseau qui se posait sur l’arche.

« Je suis sûre que tu n’as rien préparé pour ton repas, reprit Emily. Viens donc dîner avec moi.

— Où est Magnus ?

— À Kuala Lumpur. Il est parti tôt ce matin. Il va là-bas tous les mois chercher de l’argent liquide pour payer nos employés.

— Il aurait dû me prévenir. J’avais besoin de plusieurs livres.

— Oh, nous ne disons à personne quand il s’en va ni quand il revient. C’est plus sûr. Cela réduit les chances d’une embuscade, tu comprends. Alors, nous allons dîner ? »

Je hochai la tête et la suivis sur les marches. Arrivée au sommet, elle se tourna vers moi.

« Le soir où j’ai rencontré Magnus… Nous étions sur le balcon à regarder les lumières de Georgetown à nos pieds. Il s’était mis à pleuvoir légèrement, mais il ne voulait pas me laisser rentrer. C’est alors qu’il m’a récité ces vers : Maintenant la terre repose toute la nuit, lavée dans la grâce obscure et silencieuse de la pluie. »

Son visage s’adoucit à ce souvenir.

« Je lui ai demandé de me l’écrire, mais il a refusé. Et sais-tu ce qu’il m’a dit ? “Il est inutile que je vous l’écrive, car vous vous en souviendrez toujours.” »

Nous restâmes un moment immobiles, tandis que je m’imprégnais du crépuscule et des mots d’un poète dont le nom m’était inconnu.

Avant d’entrer avec elle dans la maison, je lui demandai :

« Le tigre a-t-il été abattu ?

— Tu t’imagines que je m’en suis souciée, une fois que j’ai rencontré Magnus ? »

Son rire s’éleva dans l’ombre, joyeux, et l’espace d’un instant elle eut l’air de nouveau d’une jeune fille.

« Les traqueurs ont découvert des traces, mais nous n’avons jamais vu le tigre. C’était probablement le dernier à vivre dans ces collines. »

Elle se pencha vers moi et chuchota :

« Je vais te confier un secret : je suis heureuse qu’on ne l’ait jamais trouvé et que nous ne l’ayons pas tué.

— Moi aussi, dis-je après un silence.

— J’aime à penser qu’il est encore vivant aujourd’hui, dit-elle en regardant les montagnes déjà plongées dans la nuit. Qu’il rôde dans les collines en cet instant même. »

 

Chaque soir, en rentrant de Yugiri, je mettais la bouilloire sur le feu et j’attendais en écoutant la radio. Quand j’arrivais à capter les nouvelles, j’apprenais habituellement que les communistes avaient assassiné un autre planteur et sa famille. Me laissant tomber sur une chaise devant la table, je plongeais mes mains dans une cuvette d’eau brûlante. La douleur était telle parfois que je m’étonnais de ne pas voir de sang dans l’eau. C’était toujours ma main gauche qui me faisait le plus souffrir, et les cicatrices étaient plus rouges que la peau autour d’elles. En regardant mes moignons, je me rappelais ma joie de petite fille quand mon père jouait à faire disparaître son pouce, me faisant pousser des cris de terreur et de ravissement.

Un soir que je trempais ainsi mes mains, j’entendis une voiture remonter l’allée escarpée. Elle s’arrêta devant mon bungalow. Le moteur s’éteignit, les portières claquèrent, et j’entendis Magnus m’appeler. Enveloppant ma main gauche dans une serviette, je sortis. Il était avec un Chinois vêtu d’une saharienne kaki et d’un short en coton très propre touchant presque ses chaussettes blanches sous les genoux.

« Ah, tu es chez toi, lança Magnus. Parfait. L’inspecteur Woo veut te parler. »

Les invitant d’un geste à s’asseoir sur les fauteuils en rotin de la véranda, je rentrai dans la maison pour me sécher les mains et mettre mes gants. Je baissai au passage le volume de la radio. Quand je rejoignis les deux hommes, l’inspecteur avait croisé les jambes et sortait une cigarette d’un étui en argent. Il en offrit une à Magnus, qui refusa. J’allais en prendre une mais je m’arrêtai en me rappelant que je n’étais plus au camp, que je n’avais plus à faire provision de cigarettes pour les troquer plus tard contre quelque chose dont j’aurais besoin.

« Vous êtes très isolée ici, observa Woo en craquant une allumette pour allumer sa cigarette.

— Que me veulent les services secrets ? »

Il ne parut pas étonné que je l’aie percé à jour.

« Nous voulons que vous quittiez les Cameron Highlands. Rentrez à Kuala Lumpur. »

Je regardai Magnus, puis l’inspecteur.

« Il y a neuf jours, une communiste s’est rendue à la police à Tapah, reprit Woo. Elle appartenait au troisième régiment de Perak, qui est basé dans cette région. Son commandant sait que vous vivez ici. »

Derrière l’allée, les théiers s’estompaient dans le crépuscule. Un papillon aux ailes aussi larges que ma main voletait autour de l’ampoule de la véranda, en cherchant à pénétrer au cœur du soleil.

« Vous pensez qu’ils préparent quelque chose contre moi ?

— Vous avez poursuivi en justice plusieurs communistes, non sans succès. L’affaire Chan Liu Foong vous a rendue très impopulaire. »

De la fumée s’élevait des lèvres pincées du policier.

« Vous êtes une cible facile. Et votre père participe aux négociations sur l’indépendance.

— Je l’ignorais, dis-je.

— Il a été nommé conseiller dans le comité chargé des discussions en vue du Merdeka.

— Il doit conseiller le gouvernement ?

— Non, le parti chinois.

— Teoh Boon Hau veut libérer la Malaisie du pouvoir colonial ? s’exclama Magnus en souriant. C’est difficile à croire.

— Ils ont besoin de gens parlant anglais pour représenter les intérêts chinois – nos intérêts – dans les discussions, déclara Woo. Le départ des Anglais n’est qu’une question de temps. Nous autres Chinois devons nous unir, quelles que soient nos divergences. Hokkien, Teochiu, Hakka, Cantonais et même vous, les Chinois du Détroit. Nous ne devons pas laisser les Malais décider seuls. Les enjeux sont aussi importants pour nous que pour eux. »

Depuis deux ans, les appels à l’autonomie se faisaient plus véhéments chez les nationalistes malais. Inquiets pour leur avenir, les Chinois de Malaisie avaient formé leur propre parti politique afin de faire entendre leur voix dans les négociations sur le Merdeka.

« Mon père ne parle même pas mandarin, observai-je. Comment pourrait-il parler pour les Chinois ?

— Il a engagé un professeur pour l’apprendre, répliqua Woo. Il a même prononcé un bref discours l’autre jour à la Chambre de commerce chinoise. Il a été remarquable, vraiment. Il a commencé par dire dans un mandarin parfait : “Je ne suis plus une banane.” Il paraît qu’il a eu un succès fracassant.

— Une banane ? s’étonna Magnus.

— Jaune dehors, blanc dedans, expliqua Woo. Écoutez, mademoiselle Teoh, vous êtes sur leur liste. Il faut absolument que vous partiez.

— Vous pouvez m’énumérer toutes les dispositions de l’état d’urgence, inspecteur. Je ne partirai pas.

— Sois raisonnable, Yun Ling, intervint Magnus.

— Nous n’avons pas les moyens de vous protéger, dit l’inspecteur en me menaçant du doigt. En fait, nous sommes déjà à court d’effectifs.

— Je n’ai demandé aucune protection, et je ne compte pas en demander. »

Les pieds de ma chaise crissèrent sur le parquet quand je me levai.

« Mais je vous remercie pour votre sollicitude. »

L’inspecteur Woo fit tomber la cendre de sa cigarette par-dessus la balustrade. Il griffonna sur un morceau de papier, qu’il me tendit.

« Mon numéro de téléphone. Au cas où.

— Au moins, reviens t’installer à Majuba House, dit Magnus.

— J’aime bien être seule. »

Il secoua la tête et renonça. Il remonta dans la voiture et me lança par la fenêtre :

« La fête du milieu de l’automne a lieu demain. Nous recevons quelques amis. Tu viendras ? Bien. Amène Aritomo. Ça commence à six heures. »

Avant d’aller me coucher, je fis le tour de la maison pour m’assurer que portes et fenêtres étaient correctement fermées et verrouillées. Je laissai les lampes de la véranda allumées. Cette nuit-là, les cigales dans les arbres me parurent plus bruyantes que de coutume, et la jungle plus dense et beaucoup plus proche.

 

Le lendemain soir, Aritomo s’arrêta près de mon bungalow. Il portait un smoking gris et son eau de Cologne discrète sentait la mousse après la pluie. Il tenait sous son bras une grosse boîte en carton, mais il refusa de me dire ce qu’elle contenait. Je ne lui parlai pas de la visite de l’inspecteur Woo, de peur qu’il ne veuille mettre fin à mon apprentissage.

Comme je lui donnais son whisky soda, mon mince bracelet de jade attira son regard. Il saisit mon poignet.

« Du jade impérial chinois, murmura-t-il. Vous ne devriez pas porter ce bracelet dans un endroit pareil.

— Il appartenait à ma mère. C’est l’un des rares bijoux qu’elle ait réussi à cacher avant l’arrivée des Japonais. »

Elle l’avait enterré dans une boîte sous le papayer derrière notre maison. Après la guerre, j’étais allée le récupérer. Quand je le lui avais montré, elle ne l’avait pas reconnu.

« Il va bien avec votre robe, dit Aritomo. On dirait deux feuilles du même arbre. »

Je regardai mon qipao, dont la soie vert pâle miroitait faiblement à chacun de mes mouvements.

« Nous ferions mieux de partir, dis-je. Je ne veux pas être en retard. »

En arrivant à Majuba House, il pointa le doigt vers les barbelés entourant la clôture.

« Cette mauvaise herbe infeste tout le pays. Elle semble s’être répandue partout.

— C’est une nécessité, observai-je. Vous devriez songer à prendre quelques mesures pour protéger Yugiri. »

Dans les dernières lueurs du couchant, les gouttes de rosée accrochées aux barbelés scintillaient comme du venin sur les crochets d’un serpent.

« Et abîmer le jardin ? » s’exclama-t-il d’un air si horrifié que j’éclatai de rire.

Il me regarda avec stupeur.

« C’est la première fois que je vous entends rire.

— Je ne me suis pas beaucoup amusée au cours de ces dernières années. »

La lune s’épanouissait dans le ciel. Dans le jardin en terrasse derrière la maison, les invités et les employés de la plantation s’agglutinaient autour des tables, les Indiens et les Chinois d’un côté, les Européens de l’autre. Le bruit avait couru que j’étais en apprentissage chez Aritomo, et de nombreux invités me regardèrent avec une curiosité non déguisée. Deux ou trois d’entre eux taquinèrent Aritomo en lui demandant s’il comptait ouvrir une école de jardinage, mais il se contenta de secouer la tête en souriant. Ne l’ayant encore jamais vu hors de son jardin, je fus frappée par son aisance avec les invités. Manifestement, il faisait maintenant partie du paysage.

Toombs, le Protecteur des aborigènes, avait amené un sanglier qu’il avait tué à la chasse et fait écorcher par un orang asli. L’odeur de la viande à la broche embaumait l’air, éveillant à la fois mon dégoût et mon appétit. Magnus émergea de derrière son braai pour nous présenter un Américain entre deux âges. Il était beau, malgré son corps trapu et ses cheveux clairsemés plaqués sur son crâne.

« Jim est en vacances ici. Il travaille à Bangkok.

— Que faites-vous là-bas ? demanda Aritomo.

— Je perds tout mon argent, pour ne rien dire de mes cheveux, en essayant de faire revivre l’industrie locale des soieries, répondit l’Américain. Magnus me dit que vous avez construit ici une maison japonaise. Moi-même, je m’installe une demeure siamoise traditionnelle sur les rives des klong.

— Les canaux, expliqua Aritomo devant mon air interloqué.

— Vous avez déjà été à Bangkok ? demanda l’Américain.

— Oh, cela fait des années, répliqua Aritomo. Quand j’ai commencé à voyager dans ces régions. »

Emily, qui distribuait des lanternes en papier aux enfants, m’appela auprès d’elle.

« Donnez-lui ceci », dit Aritomo en me confiant la boîte qu’il tenait.

Les trois hommes se dirigèrent vers les fauteuils en rotin disposés sur le gazon. Je rejoignis Emily et lui tendis la boîte. Elle la secoua doucement puis la posa sur la table.

« Je suis heureuse que tu l’aies amené avec toi, déclara-t-elle. Nous ne l’avons pas beaucoup vu, ces derniers temps.

— Ils se connaissent depuis longtemps ? » demandai-je en jetant un coup d’œil sur Aritomo.

Il termina son verre de vin et en prit un autre sur le plateau d’une servante.

« Magnus et Aritomo ? »

Elle réfléchit un instant.

« Dix ou quinze ans, je pense. Ils étaient très proches, tu sais. »

Magnus chuchota quelque chose à Aritomo, qui éclata de rire.

« Ils ont l’air de bien s’entendre, observai-je.

— Il venait ici chaque week-end, et il apportait toujours quelque chose. Il buvait beaucoup et devenait tout à fait mabuk avec Magnus et leurs amis. Mais il se fait plus rare, depuis l’Occupation. Il a toujours un prétexte. Tantôt il est occupé, tantôt il est fatigué…

— S’est-il passé quelque chose entre eux ?

— Une dispute, tu veux dire ? Non, rien d’aussi dramatique. C’est l’effet de la guerre, je crois. Elle a changé leur amitié. »

Elle ouvrit un autre carton et en sortit une série de lanternes en papier aplaties. Elle m’en donna une, que je dépliai comme un accordéon.

« J’ai l’impression de redevenir une petite fille quand je vois ces lanternes, dit-elle. As-tu joué avec des lanternes, dans ton enfance ?

— Mes parents fêtaient le Nouvel An chinois, mais pas les autres fêtes.

— Cela ne m’étonne pas. Magnus m’a dit qu’ils étaient très ang-moh. »

Aritomo, toujours en pleine conversation avec l’Américain de Bangkok, me surprit en train de le regarder, mais je ne détournai pas les yeux.

« Le vieux M. Ong, notre voisin, donnait des fêtes pour admirer la lune. Nous voyions ses enfants jouer avec des lanternes. Sa première épouse nous offrait des gâteaux de lune. Je me suis toujours demandé s’il était vrai que des messages secrets avaient été dissimulés dans des gâteaux de lune par des rebelles projetant de renverser l’empereur de Chine.

— Aiyo, soyons précis… les rebelles étaient des Chinois. Ils voulaient mettre fin au règne des Mongols. Le soulèvement devait avoir lieu le jour de Chong Qiu. Et les messages n’étaient pas toujours cachés dans les gâteaux.

— Où étaient-ils cachés, alors ?

— Parfois, sur les gâteaux. On gravait le message sur le moule du gâteau. Une fois que le gâteau était cuit, on le coupait en quatre.

— Pour lire le message, il fallait réunir les quatre morceaux.

— Astucieux, hor ? Imagine… le secret était en pleine lumière !

— Chong Qiu célèbre donc ce soulèvement.

— Ah, vous les jeunes filles modernes ! Vous faites des études à l’université et vous ne connaissez même pas vos propres traditions. Demande à n’importe quel enfant ici, il connaît cette histoire. Même s’il est Indien ou Malais.

— C’est parce que tu la leur racontes chaque année, dit Magnus en nous apportant nos verres.

— Elle leur plaît beaucoup », répliqua Emily en donnant la dernière lanterne à une petite fille.

Magnus me fit un clin d’œil et se tourna vers les enfants.

« Venez, mari mari, mes petits, tante Emily va vous raconter une histoire. »

La plupart des enfants avaient des rudiments d’anglais, mais il répéta sa phrase en malais en terminant avec un autre mari mari insistant et en leur faisant signe d’approcher.

Les enfants se rassemblèrent autour de nous. Emily lança à Magnus un regard ennuyé, mais manifestement elle était ravie. Une fois que les enfants furent assis sur l’herbe, elle demanda :

« Savez-vous pourquoi on célèbre aujourd’hui la Fête de la Lune ?

— Parce que la lune est très grosse ce soir ? suggéra un petit garçon.

— Bravo ! cria Toombs en pouffant.

— Vous, taisez-vous ! » riposta Emily.

Elle tira sur sa jupe et s’agenouilla dans l’herbe.

« Autrefois, le monde avait dix soleils, commença-t-elle. Ils brillaient dans le ciel chacun à tour de rôle. Mais un matin, il arriva quelque chose d’étrange, quelque chose qui ne s’était encore jamais produit : les dix soleils décidèrent d’apparaître en même temps. Le monde devint trop chaud. Wah ! Les arbres prirent feu et des jungles entières furent incendiées. Bientôt, toutes les rivières et les mers bouillirent, et leur eau s’évapora. Les animaux mouraient, des millions d’êtres humains souffraient de la sécheresse. »

Certains enfants étaient bouche bée. Ils fixaient Emily en ouvrant de grands yeux. Un petit garçon se mit à genoux et se retourna pour que ses parents le rassurent.

« L’empereur de Chine était inquiet, poursuivit Emily, mais ses conseillers les plus habiles lui dirent qu’ils ne pouvaient rien faire. “C’est la volonté du Ciel”, gémissaient-ils.

Mais un jeune archiviste de la cour demanda la parole. Il déclara qu’il avait entendu parler d’un archer appelé Hou Yi, capable d’atteindre avec ses flèches tout ce qui volait dans le ciel, même très haut – hirondelles, cigognes, aigles. On prétendait même qu’il pouvait transpercer les nuages.

“Votre Majesté, dit le jeune fonctionnaire. Peut-être pourriez-vous demander à Hou Yi de faire tomber les soleils ?” »

Les autres invités entendirent la voix d’Emily, et bientôt tous interrompirent leurs conversations pour l’écouter. Je remarquai qu’Aritomo s’était redressé dans son fauteuil en rotin et ne parlait plus avec le marchand de soie américain assis à côté de lui.

« L’empereur jugea l’idée du jeune archiviste excellente. “Envoyez des messagers pour dire à Hou Yi de venir me voir, ordonna-t-il. Vite !” Quand l’archer arriva, l’empereur lui dit ce qu’il avait à faire. Hou Yi l’écouta puis demanda qu’on l’emmène dans la plus haute tour du palais. L’empereur monta dans un palanquin porté par ses esclaves et suivit Hou Yi en haut de la tour. Ils gravirent l’escalier vertigineux et arrivèrent enfin au sommet, qui était occupé par une terrasse où l’empereur accomplissait des rites pour saluer le soleil au premier jour de chaque nouvelle année.

Les dix soleils étaient si brillants et brûlants qu’en baissant les yeux sur la terre desséchée, Hou Yi s’aperçut que les ombres avaient disparu. La lumière était si intense que le ciel bleu était devenu complètement blanc. »

Emily regarda les enfants.

« Hou Yi prit son arc. Voyez-vous, ce Hou Yi était un vrai géant.

— Quel genre de géant ? l’interrompit un petit maigrelet.

— Quel genre de géant, Muthu ? Oh, il était encore plus grand que M. Magnus, mais il avait moins de ventre, bien sûr. Il était aussi gros que cet arbre, mais un peu moins haut. »

Elle parcourut du regard les autres enfants.

« Mais Hou Yi avait beau être énorme, son arc était encore plus énorme. Il faisait deux fois sa taille. »

Elle s’humecta les lèvres avant de poursuivre :

« Hou Yi prit sa première flèche, qui était aussi longue et épaisse qu’une lance. Il banda son arc. »

Se levant péniblement, Emily écarta les bras et prit la pose d’un archer. Les plus petits éclatèrent de rire. Je jetai un coup d’œil à Aritomo. Il était renversé dans son fauteuil, les bras croisés, le visage dans l’ombre.

« Hou Yi banda son arc. Il tira si fort sur la corde que l’empereur craignit qu’elle ne se rompe. Il ferma un œil et visa le soleil le plus proche et brûlant. »

Emily s’interrompit, figée dans la posture d’un archer prêt à décocher sa flèche. Elle laissa le silence se prolonger.

« Il tira. »

Elle poussa un sifflement imitant le bruit de la flèche.

« La flèche fendit le ciel en direction du soleil. Elle le frappa en plein milieu. Il s’embrasa avec un éclat qui augmentait de minute en minute, et des plaintes et des gémissements remplirent l’air. Hou Yi avait échoué. Mais soudain le soleil s’affaiblit, ses flammes s’éteignirent et il disparut du ciel. Les gens se mirent à applaudir en poussant des cris de joie. L’empereur lui-même se joignit à eux. Hou Yi essuya son front en sueur et tira toutes ses autres flèches, sans jamais manquer sa cible. L’empereur, ses courtisans et ses esclaves, comme tous les habitants du monde, sentirent la chaleur atroce se dissiper à mesure que les soleils mouraient.

Finalement, il ne resta qu’un soleil dans le ciel vide. Hou Yi s’apprêta à lui décocher une flèche, mais l’empereur bondit de son trône en criant : “Arrête ! Il faut le laisser briller, sans quoi le monde sera plongé dans les ténèbres.”

— Et la lune ? intervint une petite fille coiffée de nattes. Que devient la lune dans cette histoire ?

— Aiyah, Parames, attends, je n’ai pas encore fini ! »

Emily s’arrêta en faisant mine de chercher désespérément à se rappeler la suite. Les enfants poussèrent des gémissements ravis.

« Où en étais-je ? Ah, oui. Donc, le dernier soleil était sauvé. Des années plus tard, l’empereur mourant fit de Hou Yi son successeur sur le trône de Chine. Hou Yi trouva si agréable d’être empereur qu’il demanda aux dieux de le rendre immortel.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Parames.

— Ça veut dire qu’il ne pourrait jamais, jamais mourir, répondit Emily. Les dieux décidèrent de lui donner une pilule magique qu’il n’aurait qu’à avaler pour vivre éternellement.

Mais Hou Yi avait une épouse très belle, Chang Er. Il l’aimait tant qu’il voulait lui donner la moitié de la pilule. Il enferma donc la pilule dans une boîte afin de lui faire la surprise. Chang Er vit qu’il cachait quelque chose et sa curiosité s’éveilla. Un jour que son mari était parti chasser, elle ouvrit la boîte. Elle découvrit la pilule, la saisit et… »

Emily serra la pilule invisible entre son pouce et son index, regarda furtivement à la ronde et l’avala en faisant une grimace. Les enfants se mirent à crier.

« Aussitôt, elle sentit son corps s’alléger. Ses pieds quittèrent le sol et elle s’éleva dans l’air. Elle passa par la fenêtre et flotta dans le ciel, en montant de plus en plus haut. Mais elle n’avait pas envie d’être séparée de Hou Yi. En passant près de la lune, elle décida de s’y installer afin de rester aussi près que possible de son mari. Quand Hou Yi rentra et comprit ce qu’elle avait fait, il en eut le cœur brisé. Puis il se rendit compte que chaque année, pendant une nuit, la lune apparaissait si grande dans le ciel qu’il pouvait y voir son épouse, Chang Er, qui y vivait toujours. »

Elle s’interrompit et pointa le doigt vers la pleine lune qui se levait au-dessus de nos têtes.

« Elle est là-haut. Vêtue de ses robes aux longues manches flottantes, elle attend que Hou Yi la rejoigne. »

Comme les enfants, les adultes levèrent les yeux vers la lune. Pendant un moment, le silence régna dans le jardin. Je regardai moi aussi l’astre et il me sembla que les ombres à sa surface évoquaient la silhouette d’une femme en robe longue.

Emily tapa dans ses mains.

« Il est temps d’allumer vos lanternes, les enfants ! »

Les invités l’acclamèrent en levant leurs verres en son honneur. Dans un concert de rires et de cris, les enfants coururent avec leurs lanternes vacillant dans l’ombre comme des lucioles. Emily ouvrit la boîte qu’Aritomo lui avait donnée. Elle contenait trois lanternes en papier de riz, mesurant chacune une cinquantaine de centimètres et tendues sur des baguettes en bambou. Emily les alluma puis les posa sur la table du buffet, au milieu des plats. Elles projetaient de vives couleurs sur la nappe blanche.

« Ce sont des estampes d’Aritomo », dis-je en reconnaissant le style des illustrations de l’exemplaire du Sakuteiki qu’il m’avait offert.

Il avait transformé ses œuvres en papier à lanterne.

« Avant la guerre, il me donnait toujours des lanternes de ce genre pour Chong Qiu, déclara Emily. Il me disait qu’il s’agissait d’estampes peu réussies, qu’il aurait jetées de toute façon.

— Celle-ci paraît n’avoir aucun défaut. »

Je pris la lanterne et la fis tourner lentement dans ma main gauche. De la cire fondue tomba du bougeoir sur mes gants. Le paysage montagneux de l’estampe brillait d’un éclat tremblant.

« Réussies ou pas, elles ont certainement de la valeur. »

Il me vint une idée.

« Les avez-vous toutes gardées ? Je voudrais les voir.

— Impossible, répliqua-t-elle. Ne prends pas cet air offensé. Attends que les invités soient partis, tu comprendras. »

Je reposai la lanterne sur la table et serrai le poing, en brisant la couche de cire durcie sur ma paume.

 

Après le dîner, on servit du thé et des gâteaux de lune. Les gâteaux carrés, ronds ou octogonaux avaient bien cinq centimètres d’épaisseur et étaient mous et dorés sur le dessus. Les invités venus avec des enfants s’en allèrent peu après. Les autres ne restèrent guère plus longtemps. Magnus avait usé de son influence pour que ses invités soient exemptés de couvre-feu et rentrent en groupes sous la protection d’auxiliaires de la police. Tandis que les domestiques débarrassaient, Emily me montra d’un geste Aritomo qui s’approchait de la table. Il porta deux de ses lanternes au baril de pétrole où Magnus avait cuit les boerewors et les côtelettes d’agneau. Dans l’obscurité, avec ses mains tenant les deux lanternes illuminées, il avait l’air d’un moine guidant une procession religieuse.

« Apportez-moi la troisième », me cria-t-il par-dessus son épaule.

Je m’exécutai. À la lueur des bougies, les lanternes semblaient frissonner. Il laissa tomber la première sur les braises du baril. Elle s’embrasa instantanément et l’estampe fut bientôt réduite en cendres par les flammes.

J’effleurai le coude d’Aritomo.

« Donnez-les-moi. »

Il me regarda, puis laissa tomber les deux autres lanternes dans le baril. La lueur des flammes dansait sur son visage. Nous regardâmes les lanternes se consumer. Les cendres aux bords incandescents s’envolèrent dans la nuit, aussi silencieuses que des papillons.

Il passa la main sur les braises.

« Permettez-moi de vous raccompagner chez vous.

— Je vais demander une lampe de poche à Magnus. »

Il secoua la tête en pointant le doigt vers le ciel sans nuages.

« J’emprunte la clarté de la lune pour ce voyage d’un million de lieues », déclama-t-il.