À la mort de son épouse, Ah Cheong a fermé trois des six pièces de la maison et entreposé les meubles dans la réserve. Seuls le bureau, le salon et la chambre sont nettoyés et aérés chaque semaine. Le domestique me suit tandis que j’ouvre les pièces en cherchant un endroit convenable où Tatsuji puisse travailler. Les écrans de papier de riz et les portes coulissantes ont été ravagés par les mites et rongés par les moisissures. Les chevrons sont couverts de toiles d’araignées où pendent les dépouilles d’insectes morts, pareilles à des clochettes minuscules et primitives. Mes pieds nus soulèvent des nuages de poussière sur les tatamis effrités. Dans la plus vaste des trois pièces vides, le toit fuit et des taches d’humidité parsèment les murs et le sol. Par son testament, Aritomo avait légué assez d’argent pour entretenir sa maison et son jardin, mais au cours des onze ou douze dernières années cette somme s’est révélée de plus en plus insuffisante. J’ai dû me charger moi-même de payer les salaires d’Ah Cheong et des jardiniers, sans compter toutes les réparations nécessaires. Jamais il ne m’est venu à l’idée de vendre la propriété.
Finalement, je décide que seule une pièce est encore dans un état acceptable pour Tatsuji. Elle se trouve à côté du bureau, au bout d’un petit couloir, et ses portes donnent sur le jardin de la cour.
« Faites venir quelqu’un pour nettoyer cette pièce, dis-je à Ah Cheong. Je ne veux pas que vous le fassiez vous-même. Et tant que nous y sommes, nous pourrions aussi donner un coup de neuf aux autres pièces. »
Il me quitte pour prendre les dispositions nécessaires. Je regarde le jardin de rochers de la cour. Les rochers disparaissent sous la mousse. Des oiseaux nichant sous les avant-toits ont maculé de fiente les murs blanchis à la chaux.
Plus tard dans la journée, deux cousines d’Ah Cheong arrivent de Tanah Rata pour épousseter, frotter et essuyer. Dans la réserve, je tombe sur une table en bois de rose avec deux chaises assorties au milieu d’un chaos de meubles entassés. Je les fais transporter par des coolies de Frederik dans la salle de travail. Puis je fais livrer une lampe de bureau par une boutique de Tanah Rata. À la fin de l’après-midi, la pièce est propre et prête à accueillir Tatsuji. Je demande à l’un des coolies de lui déposer un message au Smokehouse Hotel.
Je sors de la maison en notant ce qui a besoin d’être réparé ou remplacé. La longue étendue de gravier séparant la salle de tir à l’arc de l’emplacement de la cible est couverte de mauvaises herbes et de lallang. À l’instant de monter les trois marches menant à la salle, je me souviens qu’il faut me déchausser. Je remonte les stores. Comme dans les pièces inhabitées, le parquet en bois de cèdre disparaît sous une couche de poussière. Je reste immobile. Mes pensées sont en désordre, comme des flèches tombées d’un carquois. Puis je vois l’arc d’Aritomo. Il est toujours sur son support, mais sa corde est cassée. Je l’époussette avec ma main. Mon propre arc est à côté de lui et je le soulève. Voyant que sa corde est mal tendue, je la détache. L’arc résiste en répandant un nuage de poussière tandis que je le force à s’incurver afin de remettre la corde. Je m’y reprends à plusieurs fois avant de me rappeler comment l’attacher aux deux extrémités de l’arme. Je finis par y arriver, même si le résultat aurait fait rire Aritomo. La corde n’est plus aussi tendue qu’elle le devrait. Je fouille le placard au fond de la salle à la recherche d’une cible en papier, mais en vain. Retournant à l’avant de la salle, je me mets en position de tir et m’efforce de ne plus penser. Les principes de base enseignés par Aritomo me reviennent. J’entreprends de contrôler mon souffle, en inspirant au plus profond de mon corps pour me concentrer. Il me faut lutter, comme si mes poumons s’étaient ratatinés, telles de vieilles outres à vin, et n’étaient plus capables de se remplir comme autrefois.
Quand j’ai l’impression d’être prête, j’encoche la flèche et bande l’arc. Mes épaules protestent contre cet effort. Je laisse partir la flèche avant que mon esprit ait fait silence. Elle tombe sur le gravier envahi de mauvaises herbes, à mi-chemin entre le shajo et l’emplacement de la cible.
Des chants d’oiseau retentissent joyeusement. Des nappes de brume s’écoulent du haut des montagnes et glissent sur leurs flancs, aussi lentes et silencieuses qu’une avalanche observée de très loin. Je me retourne d’instinct en m’attendant à essuyer un regard réprobateur ou une remarque cinglante d’Aritomo. Je ne vois que mes propres empreintes sur le parquet poussiéreux, tandis que le vent fait craquer doucement les stores de bambou.
La femme travaillant au jardin de Frederik a accepté de venir me voir à Yugiri. Le lendemain matin, je l’attends devant la maison à sept heures et demie.
« Vous êtes en retard, dis-je quand Ah Cheong me l’amène.
— Seulement d’un quart d’heure ! »
Vimalya Chin est une Sino-Indienne d’un peu plus de trente ans, vêtue d’une chemisette à carreaux et d’un short kaki qui laisse voir ses mollets bruns et musclés.
Je me rappelle que je ne suis plus dans ma salle d’audience, mais mes vieilles habitudes me réconfortent.
« Je ne veux pas de chiens dans mon jardin. »
Je pointe le doigt vers le corniaud qui renifle mes iris. Vimalya me regarde avec ennui, appelle le chien en faisant des bruits de baiser et l’attache à un arbre. Je détourne les yeux quand elle le laisse lécher sa bouche. Répugnant !
« Eh bien, qu’attendez-vous de moi ? »
Elle regarde à la ronde, tandis que nous nous avançons dans le jardin.
« Avec toutes ces plantes exotiques, il ne sera pas facile de transformer cet endroit en un jardin indigène.
— Je n’ai pas l’intention de faire une chose pareille ! Frederik ne vous a pas dit pourquoi je voulais vous voir ? »
Elle secoue la tête.
« Êtes-vous déjà venue ici ? demandé-je.
— Une fois, quand Mister Frederik a voulu que je m’occupe de son jardin. Il m’a amenée ici, histoire de jeter un coup d’œil.
— Il voulait sans doute vous montrer ce que son jardin ne devait surtout pas être.
— Qu’attendez-vous de moi ? » répète-t-elle.
Elle fait cliqueter ses clés dans sa poche.
« Pourriez-vous arrêter de faire ce bruit ? »
Elle retire sa main de sa poche.
« Je veux que vous rendiez à ce jardin son aspect d’autrefois, déclaré-je.
— Je ne m’y connais pas en jardin japonais, objecte-t-elle en me regardant.
— Moi, je m’y connais.
— Dans ce cas, vous n’avez pas besoin de moi.
— Il me faut quelqu’un pour appliquer mes instructions et diriger les ouvriers.
— Avez-vous les plans originaux de cet endroit ?
— Ils sont tous là-dedans, dis-je en touchant ma tempe. Rien n’y manque. »
Voyant qu’elle hésite, je lance :
« Venez, je vais vous donner une idée de ce qu’il y a à faire. Vous déciderez ensuite si vous acceptez ou pas. »
Je vais devoir déterrer mes souvenirs de ce sol où je les ai enfouis. Mais n’est-ce pas ce que je fais depuis une semaine ?
« Ces haies sur la rive opposée… vous les voyez ? demandé-je quand nous approchons de l’étang. Il faut les tailler en dégageant nettement les dégradés, afin qu’elles ressemblent à des vagues déferlant sur une plage. Et il faut éclaircir les feuilles de lotus, que l’eau puisse respirer. »
À mesure que nous nous enfonçons dans le jardin, l’air devient plus froid. J’explique à Vimalya ce que je veux faire. Nous nous arrêtons un moment près du bassin de pierre, dont les côtés sont entièrement tapissés de mousse. Je me rappelle le matin où je m’étais penchée dessus et avais aperçu la montagne à travers le trou dans les buissons. Des branches cachent maintenant la vue. La montagne est invisible, et l’espace d’un instant je me demande si elle est encore là.
« Il faut couper ces branches, dis-je en lui montrant quelle largeur doit avoir le trou. Et récurer le bassin.
— Les jardins japonais sont censés avoir un thème, non ? » demande Vimalya.
Je hoche la tête.
« Un jardinier évoquera le souvenir de panoramas célèbres, ou suscitera certains états d’âmes tels que la solitude, la tranquillité, la rêverie.
— Eh bien, je ne vois ici aucun thème unificateur, observe-t-elle. Le jardin me paraît à la fois étrange et vaguement familier. C’est comme si je connaissais les divers décors qu’il recrée, mais étais incapable de les identifier. »
Rares sont les visiteurs qui ont remarqué cet aspect du jardin d’Aritomo.
« Alors, seriez-vous prête à aider une vieille femme à remettre son jardin en état ?
— Mon grand-père a travaillé ici. Il s’appelait Kannadasan.
— Nous avons travaillé ensemble.
— Il parlait souvent de vous, quand j’étais petite. J’avais oublié tout ça, jusqu’au moment où Mister Frederik a mentionné votre nom. »
Elle me fait un grand sourire.
« Du coup, j’ai été curieuse de vous voir.
— Amenez votre grand-père la prochaine fois que vous viendrez.
— Il est mort depuis plusieurs années. Il racontait beaucoup d’histoires sur le jardinier japonais, auquel il devait de ne pas avoir été emmené pour travailler sur le chantier du chemin de fer en Birmanie. »
Elle hausse les épaules en soupirant.
« D’accord. Je vais vous aider à remettre votre jardin en état. Ce sera quelque chose que je pourrai raconter un jour à mes enfants. Mais je ne peux pas être ici tout le temps.
— Vous devrez simplement veiller à ce que vos hommes suivent mes instructions. Je vais faire une liste de ce qu’il faut faire. Pouvez-vous commencer le plus tôt possible ?
— Combien de temps comptez-vous rester ici ?
— Je l’ignore. Pas très longtemps. »
Quand nous repassons près de l’étang, une demi-heure plus tard, elle s’arrête pour regarder autour d’elle.
« D’après ce que vous m’avez dit, tout n’est qu’une question d’esthétique dans ce jardin, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non, répliqué-je. Le jardin doit vous toucher au plus profond. Il est censé changer vos sentiments, les empreindre de joie ou de tristesse. Il vise à vous faire prendre conscience de l’impermanence de toute chose en cette vie. L’instant où la dernière feuille va tomber, où l’ultime pétale va se détacher… cet instant concentre toute la beauté et la mélancolie de la vie. Les Japonais l’appellent mono no aware.
— Une telle vision de la vie me paraît morbide.
— Nous sommes tous en train de mourir. De jour en jour, d’instant en instant. Chacune de nos respirations contribue à épuiser les ressources limitées qui nous sont échues à la naissance. »
Manifestement, la mort ne l’intéresse pas. Comme tant de jeunes gens, il lui semble que ce sujet ne la concerne pas.
« Je peux commencer demain, dit-elle. Maintenant, je dois vous laisser. J’ai un autre jardin à visiter.
— Je suis sûre que vous trouverez vous-même la sortie. Et n’oubliez pas votre chien. »
Après son départ, je reste près de l’étang à le contempler. J’entends de nouveau en moi-même la voix d’Aritomo : « Faites tout comme il convient, et le jardin s’en souviendra pour vous. » Au fil des ans, je me suis parfois demandé pourquoi il refusait qu’on couche sur le papier ses instructions, pourquoi il craignait tant que ses idées soient volées et copiées. Après avoir vécu si longtemps loin de Yugiri, je commence à comprendre enfin réellement ce qu’il voulait dire. Les leçons sont inscrites en chaque arbre, chaque buisson, chaque vue que je regarde. Il avait raison : j’ai appris par cœur tout ce qu’il m’a enseigné. Mais le réservoir de mes souvenirs commence à se lézarder. Si je ne les mets pas par écrit, qui comprendra ses instructions, quand je ne serai plus capable de les faire comprendre à autrui, quand moi-même je ne comprendrai plus mes propres paroles ?
Tatsuji arrive à neuf heures du matin pour travailler sur les ukiyo-e et reste encore une ou deux heures après le déjeuner. J’ai dit à Ah Cheong de lui apporter du thé et une collation en milieu de matinée. J’aperçois parfois l’historien en train de faire un tour dans la partie du jardin jouxtant la maison – il se garde bien de s’aventurer plus loin sans ma permission. Son expression est toujours concentrée, même quand il se contente de rester assis sur un banc. Par la fenêtre du bureau, je le vois souvent lire un vieux livre de poche peu épais, en croisant ses jambes tendues. Son immobilité est telle qu’on croirait qu’il est devenu une nouvelle pierre du jardin.
Je passe mes matinées à mettre par écrit les instructions pour Vimalya de façon aussi détaillée que possible. La nouvelle de mon retour à Yugiri s’est répandue, et j’ai reçu des lettres de parfaits inconnus qui me demandent la permission de visiter le jardin. Je suis également invitée à venir parler d’Aritomo et de son jardin par l’office de tourisme des Cameron Highlands, le Rotary Club, l’Association des randonneurs des Highlands, le Club des expatriés, la Société de jardinage de Tanah Rata. Un matin que je m’occupe de trier et jeter ces messages, j’ai un nouvel accès. Sans avertissement, comme la fois précédente.
En sortant une lettre d’une enveloppe, je me rends compte peu à peu que le papier que je tiens est couvert de griffonnages inintelligibles. Un tel silence s’abat soudain sur le monde qu’il me semble entendre couler mon sang dans mes veines. Au bout d’un moment, qui n’a peut-être duré qu’une minute ou deux, je prends une autre feuille de papier. J’ai les mains tremblantes. Cette fois encore, le texte est illisible. Levant les yeux vers une pile de livres sur le bureau, je découvre que je suis incapable de déchiffrer les titres sur leurs dos. Je veux écrire quelque chose sur mon bloc-notes, mais ma main tremble trop fort. Je respire profondément, jusqu’au moment où je me sens prête. J’écris mon nom avec lenteur. Même si la mémoire de mes mains me dit que je l’écris correctement, ce qui apparaît sur la page est une suite de hiéroglyphes.
Prise de panique, je sors précipitamment du bureau. Je me perds dans les couloirs. J’ai l’impression d’être piégée dans un labyrinthe. Je passe en courant devant Tatsuji, qui m’appelle. Entendant des coups sourds à l’arrière de la maison, je m’avance dans cette direction. Ah Cheong coupe des légumes dans la cuisine. Son couteau s’abat en cadence sur la planche à découper. Il lève les yeux, étonné de me voir là. Posant son couteau, il s’essuie les mains sur une serviette et m’apporte un verre d’eau. Tatsuji m’a suivie dans la cuisine et me regarde avec stupeur. Je saisis le verre que me tend Ah Cheong, en constatant avec soulagement que ma main tremble moins fort. Après avoir bu lentement, je m’aperçois que je serre quelque chose dans ma main. Je découvre qu’il s’agit d’une feuille de papier froissée. En la dépliant, je vois mon nom écrit dessus. L’écriture est un peu bancale, incertaine – mais lisible.
Je replie la feuille et demande à Ah Cheong de mettre un panneau à l’entrée de la maison pour décourager d’éventuels curieux espérant être autorisés à entrer. Mais je sais qu’ils viendront quand même.
Le Smokehouse Hotel ne semble pas avoir beaucoup changé en quarante ans. Le bougainvillier violet est toujours là. Il a grandi et ses fleurs couvrent jusqu’au toit les murs en style pseudo-Tudor. Les scènes de chasse au renard ornent toujours l’intérieur. Le hall fourmille de touristes. Comme d’habitude, je suis en avance. Un serveur me conduit à une table sur la terrasse agrémentée d’une roseraie. De vieux Européens assis au soleil savourent leur thé et leurs scones. Les roses embaument l’air.
Cet environnement paisible ne parvient pas à me calmer. Je suis encore perturbée – terrifiée, pour être sincère – par ce qui est arrivé ce matin. Comment pourrait-il en aller autrement ? Les neurochirurgiens m’ont prévenue que ces accès allaient devenir de plus en plus fréquents, et que leur durée augmenterait à chaque fois. Ils n’ont pu découvrir la cause de la dégénérescence rapide de mon cerveau. Je n’ai pas de tumeur. Je ne suis pas atteinte de démence et n’ai pas eu d’attaque.
« Vous avez de la chance, m’a dit le dernier des spécialistes que j’ai consultés. Dans certains cas, l’aphasie est immédiate et totale. »
Emily arrive quelques minutes plus tard. Elle s’assied avec l’aide de son chauffeur, qui a l’air presque aussi vieux qu’elle. J’ai proposé de passer la chercher, quand elle m’a invitée à prendre le thé, mais elle préfère que son chauffeur la conduise. Après ce qui s’est passé ce matin, je suis heureuse qu’elle ait refusé mon offre. Sur la route entre Yugiri et l’hôtel, j’ai eu constamment peur de voir les panneaux devenir soudain incompréhensibles pour moi.
« Je vois que vous pratiquez encore le tai-chi, déclaré-je. Vous marchez comme une femme qui aurait dix ans de moins. »
Elle renvoie son chauffeur et me sourit.
« J’essaie de faire une séance chaque matin. Autrefois, je donnais des cours une fois par semaine, mais je suis devenue trop vieille. »
Notre thé arrive quelques instants plus tard. Emily mord dans un scone et je détourne les yeux quand de la confiture de fraise rougit la commissure de ses lèvres. Elle s’essuie la bouche, mâche avec lenteur et avale la bouchée.
« Comment va ta famille ? »
Elle m’a déjà posé cette question lors de notre dîner à Majuba House, quelques jours plus tôt.
« Mon père est mort un an après le Merdeka. Hock, mon frère aîné, s’est installé en Australie avec sa famille. Il est mort dans un accident de voiture, voilà quelques années. Je ne suis pas proche de son épouse ni de ses fils. »
Un vieux couple de Chinois salue Emily de la main tandis qu’on les conduit à leur table.
« Ils suivaient mes cours de tai-chi, dit-elle en se penchant vers moi. Tu devrais t’inscrire. Il y a un nouveau professeur. Elle est excellente, c’est l’une de mes anciennes élèves.
— C’est un peu tard pour moi. »
Elle me regarde dans les yeux.
« Tu es malade, n’est-ce pas ? »
Je pose mon couteau sur mon assiette, en maudissant intérieurement ce bavard de Frederik.
« Je ne suis pas aveugle, poursuit Emily. Revenir ici aussi soudainement, après toutes ces années, alors que tu n’étais jamais venue nous voir… »
Elle rapproche son visage du mien.
« Alors, qu’est-ce que tu as ? Un cancer ? Ne prends pas cet air furieux, les vieillards ont le droit de manquer de tact. Autrement, qu’y aurait-il d’amusant à vieillir ? »
Je pointe un doigt vers ma tête. Je ne suis pas d’humeur à lui donner des détails sur ma maladie. Il me semble plus commode de la laisser s’imaginer ce qu’elle veut.
Elle effleure mon poignet.
« Même si nous souffrons de maladies différentes, cela revient au même, n’est-ce pas ? Nos souvenirs sont en train de mourir. »
Nous restons un instant sans rien dire. Puis elle lance :
« À mon âge, sais-tu ce que je souhaite ? C’est de mourir pendant que je me rappelle encore qui je suis, qui j’étais autrefois.
— La plupart des gens demanderaient simplement une mort paisible et sans souffrance, de préférence en s’endormant pour ne plus jamais se réveiller.
— Nous ne sommes pas comme la plupart des gens, rétorque-t-elle. En tout cas, pas moi. »
Elle mange une petite bouchée de son scone.
« Frederik est au courant ?
— Je lui ai tout raconté. »
Je présente mentalement des excuses à Frederik pour avoir douté de sa discrétion.
« Si nous pouvons faire quoi que ce soit, il faut nous le dire. »
Elle attend que je dise oui, puis elle demande :
« As-tu fini par découvrir où ta sœur était enterrée ?
— J’ai offert une tablette pour son âme au temple Kuan Yin à Penang.
— C’est une bonne chose.
— Cette tablette n’est qu’un morceau de bois.
— Tu n’as jamais créé ce jardin pour elle ?
— J’ai essayé, mais je n’étais pas contente du résultat. Je ne m’y connaissais pas assez pour m’en tirer seule. »
Emily prend un autre scone sur le plat.
« Tu aurais pu engager un Japonais.
— Créer un jardin pour Yun Hong ne pouvait apaiser ma douleur. Rien de ce que je faisais ne le pouvait, j’ai fini par m’en rendre compte.
— Tu te souviens quand tu es venue séjourner chez nous, il y a tant d’années ? »
Elle sourit.
« Il y avait une telle colère en toi. Bien entendu, tu avais de bonnes raisons pour cela. Mais je la vois encore en toi, cette colère. Oh, tu l’as bien cachée, et peut-être n’est-elle plus comme avant, plus aussi violente. Mais elle est toujours là. »
Plus tard, alors que nous sortons du Smokehouse, elle m’arrête.
« Aiyah, j’allais oublier… J’ai une amie qui est l’abbesse d’un temple. Elle désire te voir.
— Me voir, moi, ou voir le jardin ?
— Elle veut te parler au sujet d’Aritomo.
— À quel propos ?
— Comment le saurais-je ? Demande-lui toi-même. »
Je réfléchis un instant.
« Très bien. Dites-lui de venir. »
*
En rentrant à Yugiri, une heure plus tard, je trouve Tatsuji à côté du katsunigi-ishi, la pierre sur laquelle les hôtes doivent se déchausser avant de pénétrer dans la maison. Il est en train de nouer ses lacets. Sentant ma présence, il lève les yeux.
« J’allais retourner à mon hôtel. Il faut que je vous parle au sujet des ukiyo-e.
— Quel est ce livre que vous lisez toujours ? »
Il se redresse, hésite, puis sort le livre de sa poche et me le tend. Étonnée, je découvre qu’il s’agit d’une anthologie de poèmes de Yeats.
« Vous vous attendiez à autre chose ? » demande-t-il.
Je hausse les épaules et lui rends le livre.
« Quand j’étais jeune, un ami m’a lu un poème de Yeats », déclara-t-il.
Le chagrin dont sa voix est empreinte semble ancien, comme s’il avait fait partie de lui pendant presque toute sa vie, et j’ai l’impression étrange qu’il nous rend semblables à certains égards.
« Venez avec moi », dis-je.
Son visage s’éclaire quand il comprend que je vais l’emmener dans le jardin. Les feuilles de l’érable près de la maison roussissent et les branches commencent à apparaître sous le feuillage moins dense. Je m’avance au milieu des arbres avec Tatsuji, en suivant le sentier menant au bassin à la roue. Des broméliacées rouges s’efforçant de fleurir hérissent le versant. Je ne suis pas encore allée voir la roue à eau depuis mon retour à Yugiri, et je suis soulagée de constater qu’elle est encore là. Cependant, elle ne tourne plus, elle ne laboure plus l’onde avec la patience d’un moine. Ses côtés sont couverts de lichen et il lui manque deux aubes. La cascade n’est plus qu’un filet d’eau, et le bassin est encombré d’algues, de feuilles tombées et de branches cassées.
Si jamais Tatsuji est horrifié de voir ce lieu ainsi laissé à l’abandon, il n’en laisse rien paraître.
« C’est un cadeau de l’empereur », proclame-t-il.
Son maintien rigide me donne à penser qu’il se serait incliné, si je n’avais pas été là.
« Je me demande combien de tours a faits cette roue depuis qu’elle a été construite.
— Autant que la terre en a fait autour du soleil, répliqué-je pour lui faire plaisir.
— Les empereurs et les jardiniers…, dit-il en secouant la tête. Savez-vous ce qu’est devenu l’empereur de Chine après que les communistes ont pris le pouvoir ? Ils l’ont rééduqué. Il a fini ses jours comme jardinier. »
Les inscriptions sous les aubes sont striées de mousse. Les caractères sont effrités, les prières altérées, affaiblies. Je me rends compte soudain qu’il arrivera un jour où elles seront définitivement réduites au silence.
« Shobu », dit Tatsuji en pointant le doigt vers les plantes bordant les berges.
Il arrache une feuille.
« Ces feuilles sont un symbole de courage, pour nous, car elles ont la forme d’un sabre. »
Il l’écrase, et le parfum qu’elle exhale soudain me ramène au matin où Aritomo m’a amenée ici pour la première fois. Je prends la feuille à Tatsuji et la respire profondément. Comme je le revois nettement, ce matin lointain ! Il faut que je me souvienne de l’ajouter à ce que j’ai déjà écrit.
« J’ai bavardé avec des randonneurs dans le hall de l’hôtel, ce matin, dit Tatsuji. Ils attendaient le guide qui devait leur montrer le sentier qu’Aritomo avait emprunté le jour de sa disparition.
— Vous en verrez beaucoup d’autres dans les jours qui viennent. Dans un mois, cela fera trente-quatre ans exactement qu’Aritomo aura disparu dans la jungle. Et il y aura des touristes qui espéreront voir le jardin. »
Les recherches pour retrouver Aritomo n’avaient pas fait la une des journaux, mais elles provoquèrent bientôt suffisamment d’intérêt pour qu’affluent dans les Highlands des journalistes de Singapour, d’Australie et du Japon. Les reporters furent suivis de près par des moines bouddhistes ou taoïstes, des médiums chinois ou indiens, des explorateurs du monde des esprits, chacun essayant de me convaincre qu’il savait où Aritomo était allé, dans quel ravin il était tombé ou qui étaient ses ravisseurs. Il en était venu de partout – Ipoh, Penang, Singapour, voire Bangkok et Sumatra. Tous prétendaient savoir où se trouvait Aritomo ou ce qui lui était arrivé. Certains étaient de bonne foi mais la plupart étaient des charlatans, attirés par les dix mille dollars du Détroit que j’avais promis. La police suivit les pistes les plus plausibles, mais sans succès.
Quatre ans après la mort d’Aritomo, on continuait de me proposer des interviews pour que je parle de lui. On me demandait aussi la permission de visiter Yugiri. Je refusais systématiquement. L’intérêt pour Aritomo ne disparut pas complètement, mais je fus soulagée de voir qu’il s’affaiblissait avec le temps. Au cours des décennies, les regains de curiosité coïncidaient habituellement avec les rééditions de sa traduction du Sakuteiki ou la vente aux enchères d’une de ses estampes à Tokyo. L’histoire de sa disparition avait fini par occulter sa véritable personnalité, comme une brume estompant les contours d’une montagne au point que chacun peut lui attribuer à sa guise n’importe quelle forme.
« Depuis mon arrivée ici, j’ai découvert toute une industrie locale fondée sur Aritomo-sensei, dit Tatsuji en secouant la tête d’un air à la fois admiratif et incrédule. Outre les randonnées et les conférences, on peut acheter des chopes de bière, des livres, des cartes postales, des plans de la région.
— À votre place, je ne gaspillerais pas mon argent pour ces livres. Ce ne sont que des inepties écrites par des gens qui ne l’ont pas connu.
— Certaines des hypothèses exposées sont pourtant crédibles.
— Lesquelles ? Celle de son enlèvement par les communistes ? Ou celle du tigre qui l’aurait attaqué et dévoré ? Certains pensent même qu’il était un espion et avait été rappelé au Japon.
— Si jamais il est retourné au Japon, personne ne l’a vu là-bas.
— Savez-vous quelle était mon hypothèse préférée ? C’était l’histoire qu’un bomoh, un sorcier malais, m’avait racontée. Une sorcière aborigène serait tombée amoureuse d’Aritomo et l’aurait ensorcelé afin qu’il vienne vivre avec elle dans la jungle.
— Je me rappelle le matin où j’ai appris la disparition d’Aritomo-sensei aux informations. C’est à cet instant qu’il est devenu pour moi une personne réelle, et non simplement un nom. N’est-il pas étrange qu’un homme puisse ne devenir réel qu’en disparaissant ? »
Des fougères évoquant des oreilles d’éléphant remuent doucement entre les rochers. L’espace d’un instant, je m’imagine qu’elles s’efforcent d’écouter notre conversation.
« Que lui est-il vraiment arrivé, à votre avis ? demande Tatsuji.
— Regardez autour de vous. »
Je lui désigne d’un geste l’immensité des montagnes.
« Savez-vous à quel point il est facile de se perdre dans la jungle ? Il suffit de prendre un mauvais tournant pour être soudain incapable de se repérer. »
Je pointe le doigt derrière nous, vers une crête rocheuse fendue jusqu’au sommet par une crevasse.
« Vous voyez ce mirador là-bas, au milieu des arbres ? Il passait à côté en faisant sa promenade favorite. Croyez-vous que vous arriveriez à sortir de la jungle si vous vous écartiez du sentier dans cette zone ?
— C’est peu probable.
— Des gens se perdent dans cette jungle. C’est assez fréquent, même si les journaux n’en parlent pas. Et il y a quarante ans, les Cameron Highlands n’étaient pas aussi développés qu’aujourd’hui. Cette région était plus sauvage. »
Tatsuji observe longuement les collines. M’avançant au bord du versant, je lui parle des symboles taoïstes qu’Aritomo avait reproduits sur le gazon en jouant avec l’ombre et la lumière. Il s’abrite les yeux pour regarder en contrebas.
« Je ne les vois pas.
— Les nuages font trop d’ombre », répliqué-je.
Mais quand nous passons devant le gazon plus tard, je me rends compte que ce ne sont pas les nuages qui ont effacé les symboles mais l’herbe poussant sans contrainte. On ne distingue plus la frontière entre le positif et le négatif, le masculin et le féminin, l’obscurité et la lumière. Comme tant d’autres d’aspects de Yugiri, les éléments positifs et négatifs créés par Aritomo sont fondés sur l’illusion et ne sont visibles que si les conditions sont réunies pour cela.
« Pourquoi êtes-vous venue le voir ? demande Tatsuji.
— Je lui ai demandé de créer un jardin pour ma sœur, mais il a refusé ma proposition.
— Il a pourtant accepté de vous prendre comme apprentie.
— Il m’a dit qu’il m’apprendrait à créer moi-même un jardin. Il avait besoin d’aide pour travailler au jardin de Yugiri et traduire ses instructions aux coolies. C’est du moins ce qu’il m’a raconté.
— Vous n’avez pas l’air convaincue.
— J’ai toujours eu l’impression que… »
J’hésite un instant, craignant de paraître stupide.
« J’ai toujours pensé qu’il avait d’autres raisons pour vouloir m’enseigner son art. Mais il ne m’en a jamais parlé, et je ne lui ai jamais posé de question. »
Cela faisait des années que j’avais cessé de m’interroger à ce sujet, mais depuis mon retour à Yugiri ce problème me hante de nouveau vaguement, comme un reflet indistinct à la surface des eaux du temps.
« Vous l’avez rencontré durant la première semaine d’octobre 1951 », dit Tatsuji.
Une nouvelle fois, je suis à la fois impressionnée et troublée de le voir si bien informé.
« Oui, le lendemain du jour où les communistes ont tué le haut-commissaire.
— Je suis en train de lire le livre de M. Pretorius sur l’état d’urgence, déclare-t-il. La Jungle rouge. C’est fascinant. J’ignorais totalement que des soldats japonais avaient combattu au côté des communistes. »
Nous reprenons notre promenade. Tatsuji s’arrête à chaque panorama, examine chaque lanterne de pierre, chaque statue, de sorte que nous ne retournons près du pavillon qu’environ une heure plus tard. Les coolies de Vimalya ont balayé les feuilles et nettoyé les alentours. Les feuilles de lotus qu’ils ont enlevées de l’étang sont entassées dans un coin. Des carpes nagent vers nous, comme un drapeau orange et blanc en lambeaux se déployant dans l’eau boueuse. J’entends en moi-même l’écho de ma voix récitant les vers d’un poème, voilà si longtemps. Je suis la fille de la Terre et de l’Eau…
Tatsuji me regarde et je me rends compte soudain que je marmonnais toute seule.
« Votre travail sur les ukiyo-e avance ? demandé-je.
— J’ai presque fini de les examiner et de mettre au clair mes notes. Savez-vous parler ou lire le japonais ?
— Nihon-go ? Oui, autrefois. Je l’ai appris quand j’étais au camp. »
Je me rappelle soudain un village de squatters abandonné à quelques kilomètres de Kuala Lumpur, où je m’étais rendue un jour pour prendre des photographies en vue d’audiences sur les crimes de guerre. Les Japonais avaient emmené les villageois dans un champ voisin et les avaient forcés à creuser leurs propres tombes avant de les abattre. À travers les portes et les fenêtres fracassées des maisons, j’aperçus des tables et des chaises, un cheval à bascule renversé, une poupée sur le sol. Une affiche collée sur la façade d’une épicerie saccagée exhortait en anglais les villageois à parler japonais. Quelqu’un avait barré en rouge le mot nihon-go et griffonné dessous : « Vivement les Anglais ! »
Tatsuji me parle, et je m’oblige à revenir au présent.
« La première estampe date du début de l’année 1940, d’après les notes d’Aritomo sur le dos.
— C’est l’année où il est venu en Malaisie, observé-je.
— Pour oublier sa disgrâce, peut-être ?
— Sa disgrâce ? lancé-je en le regardant avec attention.
— La plupart des gens au courant sont morts, maintenant. Aritomo-sensei avait été chargé de créer un jardin pour un membre de la famille impériale…
— Mais il a démissionné. Il me l’a raconté lui-même. Il se refusait à sacrifier sa vision aux exigences de son client.
— C’est vraiment ce qu’il vous a raconté ?
— Que s’est-il passé exactement, Tatsuji ?
— Il y a eu des disputes, qui se sont envenimées. On lui a retiré la commande alors qu’il n’avait même pas fait un tiers du travail. Pire encore, l’empereur l’a congédié. Tout le monde en a entendu parler. Pour Aritomo-sensei, il était terrible de perdre ainsi la face. Désormais, il n’avait plus le droit de se présenter comme le jardinier de l’empereur.
— Il ne me l’a jamais dit, murmuré-je.
— Au cours des dernières années, j’ai parlé aux rares personnes encore en vie qui l’avaient connu… »
Il observe sur l’étang les fleurs de lotus se balançant dans la brise.
« Qu’essayez-vous de me dire ? »
Il me rappelle certains avocats incapables d’aller directement à l’essentiel. Il se met à gratter le bois effrité de la balustrade.
« Je pense qu’Aritomo-sensei a joué un rôle limité mais important pendant la guerre. »
Un coup de vent fait tinter le carillon suspendu à l’avant-toit. Le son semble grinçant, discordant. Je remarque que les bâtonnets métalliques sont rongés par la rouille.
« Il a protégé beaucoup de gens contre le kenpeitai, lancé-je. Un grand nombre d’hommes et d’adolescents ont échappé grâce à lui au chantier du chemin de fer en Birmanie.
— Je crois qu’il travaillait pour l’empereur au moment où l’armée impériale a attaqué la Malaisie.
— Vous venez de dire que l’empereur l’avait congédié. »
Je me rends compte soudain que je parle comme si j’étais de retour au tribunal et reprenais un témoin sur une incohérence dans ses déclarations.
« Je me suis souvent demandé si c’était pour lui l’occasion de se racheter, de réparer le tort fait à sa réputation. Cela lui donnait certainement une bonne raison de quitter le Japon.
— Pour quoi faire ? Vous pensez qu’il était un espion ? »
Je regarde l’historien d’un air sceptique.
« J’avoue que j’ai envisagé cette possibilité après la disparition d’Aritomo, mais je l’ai écartée rapidement.
— Les gens croient qu’il n’a disparu qu’une fois dans sa vie, reprend Tatsuji, mais ce n’est pas mon avis. Il a disparu à deux reprises. La première fois, ce fut lorsqu’il a quitté le Japon avant le début de la guerre du Pacifique. Personne n’a su où il était allé ni ce qu’il avait fait alors, jusqu’au moment de son installation dans ces montagnes.
— Écoutez, tout le monde sait maintenant qu’il y avait des espions japonais partout en Malaisie avant la guerre. Ils étaient tailleurs, photographes ou directeurs de petites entreprises. Mais ils vivaient dans les villes, Tatsuji. Dans des lieux ayant une quelconque importance stratégique pour votre armée. Aritomo était ici. Ici ! »
Je tape violemment sur la balustrade de bois.
« Il s’était caché dans son jardin. D’ailleurs, s’il travaillait encore pour votre pays, pourquoi serait-il resté en Malaisie des années après la fin de la guerre ? Pourquoi n’est-il jamais rentré chez lui ? »
Tatsuji se tait. Je devine à son expression concentrée qu’il étudie mes propos sous tous les angles.
« Que faisiez-vous pendant la guerre, Tatsuji ?
— J’étais en Asie du Sud-Est, répond-il après un instant d’hésitation.
— Où exactement ? »
Il se met à observer le héron avançant au milieu des lotus.
« En Malaisie.
— Dans l’armée ? »
Ma voix se durcit.
« Ou dans le kenpeitai ?
— Dans l’aviation impériale, déclare-t-il. J’étais pilote. »
Il s’écarte légèrement de moi et je vois combien il fait un effort pour se maîtriser.
« Quand les raids aériens sur Tokyo ont commencé, mon père s’est installé dans sa maison de campagne. Je suivais encore les cours de l’école de pilotage. J’étais fils unique et ma mère était morte quand j’étais petit. Dès que je pouvais avoir quelques jours de permission, j’allais voir mon père. »
Il ferme les yeux et les rouvre un instant plus tard.
« Il y avait un camp de travail à quelques kilomètres de notre maison. On avait fait venir d’Asie du Sud-Est des prisonniers de guerre pour servir de main-d’œuvre dans les mines de charbon des environs. Chaque fois que l’un d’eux s’échappait, les hommes du village organisaient des battues. Lors d’un séjour chez mon père, en fin de semaine, je les ai vus avec leurs chiens de chasse, leurs bâtons et leurs outils agricoles. Ils faisaient des paris sur qui serait le premier à trouver les prisonniers échappés. Ils appelaient ça “la chasse au lapin”. Quand ils étaient repris, on emmenait les prisonniers sur la place devant la salle communale pour les battre. »
Il s’arrête puis dit :
« Un jour, j’ai vu un groupe de jeunes hommes tuer un prisonnier à coups de bâton. »
Nous restons un long moment silencieux. Se tournant vers moi, il s’incline si bas qu’il semble sur le point de perdre l’équilibre. Il se redresse et lance :
« Je suis désolé pour ce que nous vous avons fait. Je suis profondément désolé. »
Je fais un pas en arrière.
« Vos excuses sont vaines, déclaré-je. Elles n’ont aucune valeur à mes yeux. »
Ses épaules se raidissent. Je crois qu’il va s’en aller, mais il ne bouge pas.
« Nous n’avions aucune idée de ce que faisait mon pays, dit-il. Nous ne savions rien des massacres et des camps de la mort, des expériences médicales faites sur des prisonniers vivants, des femmes forcées de servir dans les bordels de l’armée. Quand je suis revenu chez moi après la guerre, je me suis renseigné autant que j’ai pu sur ce que nous avions fait. C’est alors que je me suis intéressé à nos crimes. Je voulais mettre fin au silence où étouffaient toutes les familles de ma génération. »
Je sens mon corps entier se glacer peu à peu. Je me retiens de me frotter les bras. Une chose qu’il a dite tout à l’heure me tracasse.
« Ces jeunes villageois, dis-je en le regardant droit dans les yeux. Vous étiez avec eux quand ils punissaient les prisonniers, n’est-ce pas ? Vous avez participé au massacre. »
Tatsuji me tourne le dos. Un instant plus tard, je l’entends lancer d’une voix faible par-dessus son épaule :
« La chasse au lapin… »
Il se met à pleuvoir doucement. L’eau de l’étang se ride – on croirait qu’il a la chair de poule. Dans les feuillages au-dessus du pavillon, un oiseau répète sans se lasser trois notes de plus en plus aiguës. Je voudrais être en colère contre Tatsuji. Je voudrais lui demander de quitter Yugiri et de ne jamais revenir ici. À ma propre surprise, j’ai seulement de la peine pour lui.