La pluie avait empêché l’argile au fond de l’étang de sécher convenablement, mais un matin Aritomo annonça enfin qu’il était temps de le remplir.
Nous étendîmes sur l’argile une ultime couche de cailloux et de sable, qui s’inclinait vers les six rochers que nous avions dressés au centre. Une semaine plus tôt, nous avions détourné le cours du ruisseau dans un bassin de retenue à côté de l’étang. À l’aide d’une pelle, j’ouvris une brèche dans la petite digue. L’eau se déversa dans l’étang, en faisant déborder les flaques qui s’y trouvaient déjà. Quand elle cessa de déferler en tourbillonnant, un morceau de ciel s’épanouit peu à peu sur la terre et les nuages restèrent prisonniers du miroir d’eau.
« Le niveau de l’eau doit être exactement calculé, dit Aritomo. S’il est trop haut ou trop bas, l’aspect du pavillon en pâtira. Il ne sera pas en harmonie avec la hauteur des arbustes plantés autour de l’étang, les arbres se dressant plus loin ou même les montagnes.
— Je ne suis pas sûre de comprendre. »
Le regard d’Aritomo erra sur l’étang.
« Fermez les yeux, dit-il. Je veux que vous écoutiez le jardin. Que vous le respiriez. Faites abstraction des bruits qui l’habitent sans cesse. »
J’obéis. Sous mes paupières closes, la lumière vibra un instant puis s’effaça. La rumeur de l’eau remplissant l’étang se tut. J’écoutai le vent et l’imaginai soufflant d’arbre en arbre, de feuille en feuille. Je vis en moi-même les ailes d’un oiseau fendant l’air. J’observai les feuilles voltigeant du haut des branches jusqu’au sol moussu. Je respirai les parfums du jardin : un lys à peine éclos, des fougères alourdies par la rosée, l’écorce d’un arbre s’effritant sous l’assaut vorace des termites en exhalant une odeur de poussière, d’humidité et de pourriture. Le temps n’existait plus. Je n’aurais pu dire combien de minutes avaient passé. Qu’était le temps, d’ailleurs, sinon simplement un vent qui jamais ne cessait ?
La voix d’Aritomo s’éleva – elle semblait venir de très loin :
« Quand vous rouvrirez les yeux, regardez le monde autour de vous. »
Mon regard survola l’étang jusqu’aux haies de camélias puis aux arbres se dressant vers les montagnes voilées de nuages. Je ne le laissai jamais s’attarder trop longtemps sur un objet particulier. Il s’agissait de tout voir. En cet instant unique, je compris ce qu’Aritomo attendait de moi, ce que je devrais intégrer pour être le jardinier qu’il avait mis toute une vie à devenir. Pour la première fois, je sentis que je me trouvais au cœur d’une peinture vivante, en trois dimensions. J’avais du mal à donner forme à ma pensée, qui ne parvenait à exprimer qu’une partie infime de ce que mon instinct avait saisi puis laissé échapper. Je poussai un soupir surgi du plus profond de mon être, empreint à la fois de satisfaction et de tristesse.
Chaque jour, je vérifiais le niveau de l’eau. Quand elle fut assez profonde, nous l’ornâmes de lotus et plantâmes des roseaux au bord. Aritomo y introduisit également des poissons koi achetés chez un éleveur d’Ipoh. Environ une semaine après que nous eûmes commencé à remplir l’étang, il m’ordonna d’aller chercher le rouleau de fil de cuivre dans la cabane à outils. Je l’apportai dans une brouette et le posai près de l’étang. Avec des pinces, il coupa le cuivre en petites lanières et me montra comment fabriquer avec elles des balles de la grosseur d’un poing. Puis il me chargea de continuer.
« À quoi servent ces balles ? » demandai-je quand il revint.
J’en avais maintenant empilé une quarantaine. Elles ressemblaient aux balles de sepak takraw en rotin dans lesquelles tapaient les enfants dans tous les kampong et les cours d’école du pays.
Il en prit une et la jeta au loin dans l’eau. Elle coula à pic, non sans effrayer les poissons.
« Le cuivre empêche les algues de pousser », expliqua-t-il.
Nous fîmes le tour de l’étang en jetant dedans des balles. Nous avions presque fini quand il leva soudain le visage vers le ciel sans nuages. Il me fit signe de me taire. Je suivis son regard, mais au début je ne distinguai rien. Puis un oiseau apparut au loin dans la lumière radieuse du soleil et descendit rapidement vers la terre, jusqu’au moment où je vis que c’était un héron au plumage bleu-gris. Décrivant un cercle au-dessus de l’étang, il effleura l’eau à toute allure en volant si bas que j’eus l’impression que son reflet allait se détacher de la surface.
Il écarta ses ailes et se posa sur l’eau peu profonde, en ridant l’étang d’ondulations concentriques.
« Aosagi, dit Aritomo d’une voix émerveillée. Je n’en ai encore jamais vu ici.
— D’où vient-il, à votre avis ? »
Il haussa les épaules.
« Il se pourrait qu’il arrive du fin fond des steppes de la Mongolie.
— Peut-être même du Japon ? »
Il hocha la tête avec lenteur, comme perdu dans ses pensées.
« Oui, peut-être. »
Avant de rentrer, ce soir-là, je repassai par sa maison. Je croisai Ah Cheong, qui allait chercher sa bicyclette et me sourit. Il se montrait mieux disposé envers moi, depuis que j’avais aidé son frère à se rendre. Il lui arrivait même de m’apporter une bouteille d’eau quand je travaillais seule dans le jardin.
« Kwai Hoon m’a envoyé ceci, déclara-t-il en me tendant une coupure du Straits Times. »
Elle remontait à plus de quinze jours.
« Que dit le texte ? » demanda-t-il.
L’article était accompagné d’une photo, sur laquelle on voyait les corps des communistes abattus par la police. Ils étaient alignés dans une clairière de la jungle, devant un hélicoptère. Kwai Hoon avait refusé de révéler au journaliste le montant de la récompense qu’il avait touchée, mais l’ancien commissaire politique du parti communiste malais déclarait qu’avec cet argent il allait ouvrir un restaurant.
« Dites à votre frère que je compte manger gratuitement dans son restaurant jusqu’à la fin de mes jours, ajoutai-je après lui avoir lu l’article. Et je ne mangerai que des ormeaux, des homards et des ailerons de requin. »
Le domestique sourit de toutes ses dents.
« M. Nakamura vous attend. »
Le jardin kare-sansui devant la maison était achevé depuis un mois. Chaque fois que je le voyais, sa perfection me comblait. Je savais que je trouverais Aritomo de ce côté, en train de tracer au râteau des ondulations parallèles sur le fin gravier blanc. Il le faisait tous les deux ou trois jours, en changeant de motif à chaque fois et en me demandant de deviner ce qu’il essayait de créer. Ce jour-là, il dessinait des lignes autour des rochers avec le bout pointu d’un bâton, en reculant de façon à effacer l’empreinte de ses pas. L’écart entre les lignes n’était pas régulier, rétrécissant ou s’élargissant de place en place. Quand il eut terminé, il s’immobilisa à côté de moi.
« Des vagues autour d’un archipel ? »
À peine je prononçai ces mots, je sus que ce n’était pas la bonne réponse.
« Rien d’aussi poétique aujourd’hui, répliqua-t-il en souriant. Ce ne sont que les contours de collines sur une carte.
— Le héron est toujours dans l’étang. Il semble s’être installé là.
— Tôt ou tard, il continuera son voyage.
— Pourquoi vouliez-vous me voir ? »
Il posa son bâton et me demanda de le suivre dans son bureau. Après s’être incliné devant le portrait de son empereur, il se dirigea vers le mur couvert de tableaux. Il les regarda un à un, en tournant lentement la tête de la gauche vers la droite. Ensuite il décrocha l’aquarelle de ma sœur et me la tendit.
Je la regardai puis levai les yeux vers lui.
« Vous aviez dit que c’était un cadeau.
— Chaque fois que vous entrez dans cette pièce, vous observez ce tableau à la dérobée. »
L’étiquette exigeait que je refuse encore plusieurs fois, au cas où il changerait d’avis, mais il avait raison – je n’avais cessé de convoiter l’aquarelle depuis que je n’avais pas réussi à l’acheter. Je tendis les deux mains et pris ce qu’il m’offrait. Puis, à ma propre surprise, je m’inclinai devant lui, en me pliant presque en deux. Quand je relevai la tête, nous eûmes conscience tous deux que mon geste avait été d’une totale sincérité.
En arrivant chez moi, je trouvai Magnus sur la véranda. Il tenait un album de photos sous le bras. Un panier-repas trônait sur la table. Il remarqua le tableau avant que je puisse le cacher.
« Aritomo me l’a donné, déclarai-je.
— Je suis heureux que cette aquarelle t’appartienne de nouveau. »
Un léger regret pointait à travers son sourire.
« Ça fait pas mal de temps que tu n’es pas venue dîner. Je me suis dit que je ferais mieux d’aller voir ce que tu devenais. »
Il pointa le doigt vers le panier-repas.
« Emily a préparé du curry de poulet. Il y a aussi du riz.
— Remerciez-la pour moi. Un gin pahit ?
— Voilà qui paraît lekker. »
Il s’assit dans un fauteuil en rotin. J’entrai dans la maison et revins avec nos deux verres.
« Templer et sa femme ont entendu parler du jardin d’Aritomo, dit-il. Ils aimeraient le voir.
— Il ne tient pas à avoir des visiteurs dans son jardin.
— C’est pourquoi je voudrais que tu lui en parles. Et il ne s’agit pas de n’importe quels visiteurs. Templer est l’homme le plus puissant de Malaisie.
— Vous vous ramollissez, Magnus, le taquinai-je. Laisser un fonctionnaire anglais vous marcher sur les pieds ! Comptez-vous aussi décrocher votre drapeau ?
— Le drapeau restera où il est.
— Templer n’aura aucun scrupule à vous ordonner de l’enlever. »
Depuis son entrée en fonction, maintes histoires circulaient sur le nouveau haut-commissaire. Elles étaient parvenues jusque dans les Highlands, colportées par des fonctionnaires dans la coopérative militaire ou au club de golf de Tanah Rata. Durant les semaines suivant son installation à Kuala Lumpur, Templer n’avait pas hésité à tancer vertement ses subordonnés inefficaces, ni à renvoyer ceux qu’il jugeait incompétents.
Magnus se tapa la poitrine avec son poing.
« Il n’a jamais rencontré quelqu’un comme moi.
— Quand arrive-t-il ?
— Nous ne connaîtrons son itinéraire qu’à la dernière minute. Il vient dans le cadre de sa tournée pour “gagner les cœurs et les esprits”, comme il dit. Nous n’en avons parlé à personne, bien entendu. Pas même aux domestiques.
— Dès qu’Emily leur demandera de faire l’argenterie, ils sauront que vous attendez un visiteur de marque.
— Gats, tu as raison ! s’exclama-t-il en riant. Je ferais mieux de mettre en garde Emily. »
Il poussa vers moi sur la table l’album de photo relié en cuir.
« J’ai pensé que ces photos pourraient t’intéresser. »
Elles illustraient toutes les étapes de la création de Yugiri, depuis la jungle du début jusqu’à son aspect avant l’Occupation. Je feuilletai quelques pages puis demandai :
« Quand avez-vous rencontré Aritomo ? »
Magnus frotta du doigt son bandeau.
« Durant l’été 1930… non, 1931. C’est ça, le Japon venait d’envahir la Chine. J’étais venu à Tokyo pour tenter de convaincre les Japs d’acheter mon thé. Les rues étaient en liesse. Il y avait partout des drapeaux, des manifestations. »
Il but son verre à longs traits.
« J’ai dit au courtier en thé combien j’avais aimé les jardins des temples de la ville. Je lui ai posé tant de questions que le pauvre homme était embarrassé, car il ne pouvait répondre à toutes. Le lendemain, il m’a présenté Aritomo. Le jardinier de l’empereur en personne – je n’en croyais pas mes oreilles ! Il m’a organisé une visite privée des jardins impériaux. Ils étaient magnifiques. »
Il s’interrompit et réfléchit un instant.
« Ils sont efficaces, ces Jap. Pas étonnant qu’ils aient failli gagner la guerre.
— Vous les admirez, dis-je.
— Toi aussi, à ta façon. Autrement, pourquoi serais-tu ici ?
— Je ne fais tout cela que pour Yun Hong. »
Magnus me regarda avec insistance. Je me remis à feuilleter l’album. Au bout de quelques pages, je m’arrêtai et pointai le doigt sur une photo d’Aritomo donnant des instructions à quatre jeunes Japonais au crâne rasé. Ils étaient torse nu, et leurs corps trapus et musclés peinaient sous le fardeau de la roue à eau. Le photographe avait accentué les contrastes, comme pour les transformer en statues commémorant quelque révolution prolétarienne.
« Il avait emmené des gens de son pays ? m’étonnai-je.
— Cinq ou six, peut-être. Ils sont restés un an, le temps de défricher la forêt et de former les travailleurs locaux.
— Il est étrange qu’il ait choisi de venir en Malaisie… de s’y installer pour la vie.
— En fait, c’est moi le responsable.
— Comment ça ?
— Eh bien… je l’ai invité à me rendre visite. Je ne me doutais pas qu’il allait tomber amoureux des Cameron Highlands après moins d’une semaine de séjour. »
Son regard erra sur la véranda, comme s’il ne savait où se poser.
« Il habitait ici, dans ce bungalow, la première fois qu’il est venu à Majuba.
— Il ne me l’a jamais dit. »
Les points de contact entre la vie d’Aritomo et la mienne étaient singuliers. Nous étions comme deux feuilles tombant d’un arbre et se touchant par instants en tourbillonnant jusqu’au sol de la forêt.
« Comme toi, il ne voulait pas habiter avec nous. Je commence à me demander si nous sentons mauvais, Emily et moi. »
Il se gratta machinalement la poitrine mais s’arrêta en remarquant que je le regardais fixement.
« Votre tatouage, lançai-je en fermant l’album. C’est lui qui l’a fait ? »
Il frotta des doigts son verre, en dissipant la buée qui s’y était formée.
« Tu t’en souviens toujours ?
— Comment aurais-je pu l’oublier ? C’est l’œuvre d’Aritomo, n’est-ce pas ? »
Mes soupçons n’avaient cessé de grandir depuis qu’Aritomo m’avait montré son exemplaire du Suikoden. Devant l’expression de Magnus, je compris que j’avais raison.
« Laissez-moi le voir. »
Il semblait ne pas m’avoir entendue. J’allais lui demander de nouveau, mais il commença à déboutonner sa chemise d’un air décidé. Il s’arrêta quand sa poitrine fut à nue. La peau autour de son cou était bronzée et ridée, alors qu’en dessous elle était pâle, lisse et douce. Le tatouage se trouvait au-dessus de son cœur. Il était plus petit que dans mon souvenir. C’était un œil peint avec art, dont l’iris bleu s’accordait à celui de Magnus. Il se détachait sur un rectangle coloré – je m’aperçus qu’il s’agissait en fait du drapeau du Transvaal.
« Il est très détaillé », observai-je.
Magnus baissa les yeux sur sa poitrine et dit d’une voix étouffée :
« Je lui ai dit que je ne voulais pas d’un truc trop japonais. »
Les couleurs étaient restées vives, brillantes.
« On dirait qu’il vient juste d’être terminé.
— Aritomo fabrique lui-même ses encres », déclara Magnus.
Il caressa le tatouage puis regarda le bout de ses doigts, comme s’il s’attendait à les voir barbouillés de pigments.
« L’opération a été douloureuse ?
— Oh, ja, répondit-il en frissonnant à ce souvenir. Il m’avait prévenu, mais c’était pire que je ne l’imaginais.
— Qu’est-ce qui vous a décidé à faire ça ?
— La vanité. C’était comme une médaille, qui me distinguait des autres. Je m’étais toujours senti incomplet, à cause de ceci… »
Il toucha son bandeau.
« On m’a emmené dans des bains publics à Tokyo. Jislaik, quelle expérience ! Ces hommes qui se promenaient kaalgat, tatoués des pieds à la tête… On voyait des dragons et des fleurs, des guerriers et de belles femmes aux longs cheveux noirs. Ils étaient dérangeants, ces tatouages. Mais je les trouvais aussi magnifiques.
— Quand avez-vous été tatoué ?
— Un jour qu’il nous rendait visite, je lui ai parlé des tatouages que j’avais vus dans les bains publics. Il m’a proposé de m’en faire un petit, si j’acceptais de lui vendre le terrain qu’il désirait. »
Magnus reboutonna sa chemise et lissa les plis.
« Il m’a offert un bon prix. Il a même investi de l’argent dans ma plantation. C’est sûr que ça m’a aidé, j’étais un peu juste à l’époque. »
Dans les arbres, un engoulevent lança son appel. C’était le premier que j’entendais depuis que je m’étais installée dans le bungalow. Les gens de la région l’appelaient le burung tok-tok. Certains faisaient des paris sur le nombre de fois qu’il pousserait son cri rauque si caractéristique. L’oiseau recommença et par habitude je me mis à compter ses cris, afin de les confronter au nombre que j’avais prévu. Je le faisais au camp, quand j’étais couchée et tentais d’oublier les moustiques et les puces qui me dévoraient.
Je me rendis compte que Magnus m’observait.
« As-tu gagné ? me demanda-t-il en souriant.
— Je perds toujours quand je parie sur les tok-tok. »
Il se leva et se prépara à partir.
« Garde donc l’album. Tu me le rendras quand tu auras fini de le regarder. »
Je l’accompagnai jusqu’à sa Land Rover.
« Cette impression d’être incomplet… a-t-elle disparu, une fois que vous avez été tatoué ? »
Il s’arrêta pour me lancer un regard assombri par une vieille tristesse.
« Elle ne disparaîtra jamais. »
Le tok-tok recommença son appel après que la rumeur de la voiture de Magnus se fut dissipée. Je restai sur l’allée, à compter les cris de l’oiseau. Une nouvelle fois, je perdis mon pari avec moi-même.
La semaine avait été plus épuisante que de coutume, aussi fus-je heureuse le lendemain matin de paresser au lit. Jusqu’au moment où j’entendis quelqu’un m’appeler. D’après le soleil inondant les murs de la chambre, il devait être autour de sept heures et demie. J’enfilai un peignoir et regardai un instant l’aquarelle de Yun Hong avant de sortir. Aritomo était dans la véranda. Il tenait négligemment un sac à dos dans sa main.
« Vous voilà enfin, dit-il. Je suis à court de nids d’hirondelle.
— L’herboriste de Tanah Rata n’en vend pas, lui rappelai-je. Et il ne sera pas ouvert à cette heure-ci, surtout un dimanche.
— Allez vite vous habiller ! lança-t-il en tapant dans ses mains. Et mettez des chaussures de marche. Nous allons dans les montagnes. »
Nous partîmes à pied en direction des collines au nord de la plantation de Majuba. Vers l’est, très loin, le mont Berembun était entouré de nuages. Les champs de thé cédèrent bientôt la place à des versants incultes. À l’orée de la jungle, Aritomo se retourna un instant pour examiner le chemin que nous avions pris. Satisfait, il s’enfonça dans les fougères. Après une seconde d’hésitation, je le suivis.
Il est difficile de décrire ce qu’on éprouve en pénétrant dans une forêt vierge. Habitué aux lignes et aux formes reconnaissables s’offrant à lui chaque jour dans les villes et les villages, l’œil est pris de court par la profusion sans limites des arbustes, des arbres de toutes tailles, des fougères et des herbes surgissant apparemment sans aucun ordre ni retenue, dans une explosion de vie. Le monde semble soudain d’une couleur uniforme, presque monochrome. Puis on distingue peu à peu les innombrables nuances de vert – émeraude, kaki, céladon, citron, chartreuse, avocat, olive. À mesure que le regard s’acclimate, d’autres couleurs émergent et s’affirment – arbres striés de blanc, hépatiques jaunes et droséras rouges brillant au soleil, fleurs roses d’une liane s’entortillant autour d’un tronc.
Par moments, la piste d’animal que nous suivions disparaissait complètement dans le sous-bois, mais Aritomo s’enfonçait dans la végétation, sans jamais hésiter, et ressortait un instant plus tard sur un autre sentier. La rumeur des insectes grésillait comme de la graisse au fond d’un wok. Des oiseaux croassaient et sifflaient très haut au-dessus de nos têtes. Ils faisaient bouger les branches, d’où la rosée ruisselait sur nous. Des singes hurlaient, se taisaient soudain, comme irrités, puis reprenaient leurs clameurs. D’énormes feuilles d’aspect cireux obstruaient le sentier derrière nous. À ma propre surprise, je constatai que je suivais sans peine Aritomo. Depuis que je travaillais à Yugiri, j’étais devenue plus vigoureuse.
« Où allons-nous trouver les nids ?
— Chez les Semai, répondit-il sans quitter des yeux le sentier ni ralentir son pas. C’est beaucoup moins cher que chez ces bandits de Chinois. »
J’avais vu les nids dans les pharmacies chinoises, exposés dans de luxueuses boîtes en bois, à côté de bocaux de pénis de tigre séchés et de racines de ginseng reposant sur du velours rouge.
« Pourquoi les Semai vous en vendraient-ils ?
— Ils ont eu quelques problèmes avec les autorités pendant l’Occupation. Magnus m’a demandé de les aider. Depuis lors, ils m’ont toujours fait un prix avantageux pour les nids. »
Certains arbres étaient bizarrement inclinés, comme tirés vers le sol par les plantes grimpantes attachées à leurs branches. Un souimanga couleur émeraude passa en voltigeant, semblant comme imprégné du soleil où il s’était baigné avant de voler dans la jungle. Tandis que nous montions la pente, Aritomo attirait mon attention sur les plantes du sous-bois. À un moment, il s’arrêta pour effleurer le tronc pâle d’un arbre.
« Un tualang, déclara-t-il. Il peut atteindre soixante mètres de haut. Et ici… »
Il se pencha sur un petit arbuste insignifiant et le tapota avec sa canne en me lançant un regard espiègle.
« … nous avons ce que les Malais appellent un tongkat ali. Il paraît que ses racines peuvent ranimer la libido défaillante d’un homme. »
S’il espérait me déconcerter, il en fut pour ses frais. Avant la guerre, j’aurais été embarrassée par de telles allusions directes au sexe, mais c’était bien fini.
« Nous devrions les récolter pour les vendre, déclarai-je. Imaginez les fortunes que nous gagnerions ! »
Le soleil était haut dans le ciel quand nous émergeâmes des arbres sur un versant rocheux, au sol dénudé en dehors de quelques touffes hirsutes de lallang. J’avais cru que nous nous rendions dans un village aborigène, aussi m’arrêtai-je net en voyant une grotte s’ouvrant dans une falaise calcaire escarpée. Des stalactites gardaient l’entrée.
Aritomo sortit de son sac à dos deux torches électriques et m’en tendit une, mais je secouai la tête.
« Je vous attendrai.
— Vous n’avez aucune raison d’avoir peur, répliqua-t-il en vérifiant le fonctionnement de sa torche. Je serai tout le temps devant vous. »
Dès que nous entrâmes dans la grotte, nous fûmes assaillis par l’odeur moite et puissante des fientes d’oiseaux. J’allumai aussitôt ma torche, même si la lumière du soleil pouvait encore suffire pour éclairer nos premiers pas. Il me sembla que ma respiration était bruyante, haletante. Après un tournant, nous débouchâmes dans la deuxième salle. Aritomo m’offrit sa main, que je pris après un instant d’hésitation. Nous marchions sur une passerelle faite de vieilles planches de contreplaqué, qui ployaient sous notre poids. Des bruissements d’ailes et des cliquetis s’entrecroisaient dans l’obscurité de la grotte.
« Qu’est-ce que c’est ? chuchotai-je.
— Les oiseaux se repèrent par écholocation, expliqua Aritomo en baissant lui aussi la voix. C’est ainsi qu’ils peuvent voler dans le noir. »
Baissant ma torche pour éclairer le sol à mes pieds, je poussai un cri de dégoût. Sous les planches, des milliers de cafards grouillaient sur des monceaux de guano. Je braquai ma torche vers le haut, et découvris une multitude de fentes dans les murs. En regardant mieux, je vis qu’il s’agissait de scolopendres mesurant bien vingt-cinq centimètres de long. Avec leurs pattes émergeant de leurs corps fins en forme de tube, ils m’évoquaient des squelettes de poissons préhistoriques encastrés dans la roche par les millénaires. Dérangés par la lumière, ils sortirent de leur torpeur pour courir se réfugier dans l’ombre.
À mesure que nous nous enfoncions dans la montagne, le passage s’élargit et le plafond s’éleva. Le sol était irrégulier, en dehors de rares sections plates. Mon appréhension se calma, mais je ne lâchai pas la main d’Aritomo. L’air devint plus respirable quand nous pénétrâmes dans une nouvelle caverne, plus vaste que les deux que nous avions déjà passées. Le soleil filtrait à travers la voûte, trente ou soixante mètres plus haut, et illuminait le sol rocheux. Des salanganes traversaient à tire-d’aile des flaques de lumière. La rumeur des eaux ruisselantes corrodait le silence minéral.
Des voix s’élevaient au fond de la grotte. À la lueur vacillante d’une lampe-tempête, deux orang asli se tenaient au pied d’un échafaudage de bambou et scrutaient les hauteurs plongées dans l’ombre. Minces, âgés d’une trentaine d’années, ils étaient vêtus en tout et pour tout d’un short trop large. Ils ne semblèrent pas nous remarquer, jusqu’au moment où Aritomo poussa un sifflement qui fit s’envoler une nuée de salanganes.
Les deux hommes parurent mécontents de me voir.
« Vous pas amener des gens, lança l’un d’eux à Aritomo.
— Elle ne dira rien à personne, Perang, assura Aritomo.
— Je ne saurais même pas comment revenir ici », déclarai-je à Perang en malais.
Il se tourna vers son compagnon, dont la poitrine et les bras étaient couverts de tatouages noirs devenus informes avec le temps. L’homme tatoué haussa les épaules.
« Une fois seulement, m’avertit Perang. Vous pas revenir, faham ?
— Faham », dis-je en hochant la tête.
Ils se remirent à scruter les ténèbres au-dessus de nos têtes. Je suivis leur regard vers les hauteurs vertigineuses. Au début, je ne vis rien, mais je finis par distinguer peu à peu une forme bougeant le long de la paroi rocheuse. Un garçon d’une dizaine d’années grimpait en oscillant le long d’une perche de bambou, comme une fourmi sur un roseau. Il était à plus de vingt mètres du sol, sans même une corde pour le retenir. De temps à autre, il s’arrêtait et se suspendait d’une main à une saillie tandis que de l’autre il arrachait les nids de la roche puis les laissait tomber dans un sac attaché à sa taille.
« Et les œufs ? » demandai-je d’une voix intimidée par l’immensité de la caverne.
Je ne quittai pas des yeux le garçon.
« Ils prennent les nids avant que les oiseaux aient pondu, répondit Aritomo. Quand la femelle découvre que le nid a disparu, elle en fabrique un autre, qu’ils lui laissent pour qu’elle ponde ses œufs. Et ils ne touchent jamais à un nid où se trouve un oisillon. »
À force de me tordre le cou, je finissais par attraper un torticolis. Quand le garçon redescendit, ma propre peur de la grotte n’était plus qu’un souvenir. Perang lui prit son sac et s’accroupit près d’un rocher plat inondé de soleil, sur lequel il versa le contenu du sac. Un tourbillon de poussière s’éleva dans la lumière. La couleur des nids, dont plusieurs étaient couverts de plumes, allait d’un brun rouge à un blanc jaunâtre. Leur forme me rappelait une oreille humaine.
Aritomo ne prit que les plus blancs. Il me chuchota que les nids de couleur sombre avaient absorbé le fer et le magnésium des parois. Il paya les aborigènes. Quand nous sortîmes de la grotte aux salanganes, j’entendis Perang crier dans notre dos :
« Vous pas revenir ! »
Nous nous reposâmes sur une saillie surplombant un ravin profond. J’étais soulagée d’avoir quitté la grotte. Je respirai à fond l’air froid et humide, afin qu’il élimine dans mes poumons tous les résidus de la moiteur fétide de la grotte. En face de nous, une cataracte ruissela du haut d’un affleurement rocheux et s’élargit un instant en éventail, mais le vent la dissipa avant qu’elle ait pu atteindre la terre.
Aritomo sortit une Thermos de thé, remplit deux bols et m’en donna un. Je me rappelai ce que Magnus m’avait demandé la veille.
« Le haut-commissaire et son épouse désirent visiter Yugiri, déclarai-je.
— Le travail n’est pas terminé.
— Vous pourriez leur montrer les parties déjà achevées. »
Il réfléchit à ma suggestion.
« Vous avez travaillé très dur pendant les cinq derniers mois. Pourquoi ne leur serviriez-vous pas de guide ? »
C’était la première fois qu’il me marquait son approbation depuis que j’étais son apprentie. Je fus surprise de voir combien sa louange me faisait plaisir.
« Croyez-vous que j’acquerrai un jour une certaine maîtrise de l’art des jardins ?
— Peut-être, si vous continuez de travailler. Vous n’avez pas de don naturel pour cela, mais vous m’avez prouvé que vous ne manquiez pas de détermination. »
Ne sachant comment réagir à ces propos, je gardai le silence. Je songeai que nous étions comme deux papillons autour d’une bougie. Nous volions de plus en plus près de la flamme, en attendant de voir lequel de nous se brûlerait le premier les ailes.
« La première fois que vous êtes venue me voir, reprit-il un peu plus tard, vous avez dit que vous aviez été amie avec Tominaga Noburu. »
Il observait les montagnes, immobile, le dos très droit.
« Que faisait-il dans votre camp ?
— Il nous faisait mourir à la tâche, répondis-je. Il nous a tous fait mourir à la tâche. »
Il me regarda.
« Pourtant vous êtes ici, Yun Ling. La seule à avoir survécu.
— J’ai eu de la chance. »
Je croisai un instant son regard, puis me détournai.
Il sortit de son sac à dos deux nids, qu’il posa sur la paume de ma main. Ils semblaient aussi légers et cassants que des biscuits. Il était étrange de les tenir si peu de temps après qu’ils avaient été arrachés à une crevasse tout en haut d’une grotte. Je pensai aux salanganes qui étaient revenues en hâte après avoir chassé, en se fiant aux échos comme à des étincelles sonores éclairant leur chemin dans l’obscurité, et n’avaient rencontré qu’un silence indistinct à l’endroit où aurait dû se trouver leur nid. Je pensai aux salanganes, et je fus envahie par une tristesse oppressante qui semblait durcir comme les parois de salive des nids.
Aritomo pointa le doigt vers le ciel à l’est. Une muraille de nuages se dressait derrière le mont Berembun.
« La pluie de demain s’annonce à l’horizon. »
Mon regard erra d’une extrémité à l’autre des montagnes.
« Croyez-vous qu’elles dureront à jamais ?
— Les montagnes ? dit Aritomo comme si on lui avait déjà posé cette question. Elles disparaîtront. Comme toute chose. »