À deux heures du matin, j’arrête d’écrire. Je n’ai pas envie d’affronter les souvenirs qui se sont réveillés, au fil de toutes ces pages. Mais ils sont là, tapis derrière un rocher dans mon esprit, prêts à revenir. Je pose mon stylo sur mon bureau, pousse ma chaise en arrière et fais coulisser la porte pour aller marcher sur la véranda obscure à l’avant de la maison.
Le monde est glacé par le clair de lune. Un engoulevent pousse un cri puis se tait. J’attends qu’il recommence, mais en vain. Frottant mes poignets engourdis, je me rappelle qu’après cette soirée avec Aritomo, près de l’étang, je levais souvent les yeux quand je me trouvais dehors la nuit. Mais je n’ai jamais revu une telle mousson d’étoiles filantes ruisselant dans le ciel.
J’avais oublié le capitaine Hideyoshi Mamoru. Le souvenir de ma conversation avec lui m’est revenu pendant que j’écrivais. J’ai voulu m’arrêter, mais finalement j’ai laissé courir ma plume. En repensant à mes propres paroles, je suis horrifiée. Ai-je vraiment été assez insensible pour corriger la grammaire de cet homme peu avant qu’il soit pendu ? Suspendu, pendu… qu’est-ce que ça pouvait faire ?
En tant que juge, j’ai présidé des procès au pénal et au civil. J’ai prononcé des condamnations à mort pour meurtre, trafic de drogue ou vol à main armée. J’ai toujours été fière de mon détachement, de mon objectivité, mais je me demande à présent s’ils ne sont pas simplement les attributs d’un cœur glacé.
Avant de rentrer dans la maison, je regarde de nouveau le ciel. Les étoiles sont paisibles, immobiles. Aucun lieu n’a été déplacé sur la carte éternelle.
*
Depuis quelques jours, le professeur Tatsuji passe plus de temps dans le jardin. Nous n’avons pas beaucoup parlé depuis notre conversation au Pavillon du Ciel, voilà une semaine. Je l’ai autorisé à explorer Yugiri mais il ne semble guère s’éloigner de la maison. Parfois je l’aperçois près du pavillon, immobile, les mains derrière le dos. Je souhaite qu’il examine les estampes aussi vite que possible, mais à le voir ainsi contempler l’eau je n’ai pas envie de le presser, je ne sais pourquoi. Je l’ai plus d’une fois surpris en train d’observer le ciel, comme s’il cherchait quelque chose derrière les nuages.
Je me demande si l’on peut accorder le moindre crédit à l’hypothèse de Tatsuji selon laquelle Aritomo aurait été envoyé en Malaisie par l’empereur. La réponse est aussi insaisissable que l’encre diluée dans l’eau.
Ce matin, j’arrête Ah Cheong quand il sort de la cuisine avec un plateau de thé et de scones.
« Je vais l’apporter au professeur », déclaré-je.
Quand j’entre dans sa salle de travail, Tatsuji est absorbé dans l’étude des estampes disséminées sur le bureau. Les stores de bambou sont remontés et le soleil sur le parquet de cèdre est brûlant sous mes pieds nus. L’anthologie de poèmes de Yeats est posée elle aussi sur le bureau. Tatsuji regarde fixement une estampe. Il ne lève les yeux qu’en sentant ma présence, et avant qu’il les détourne j’ai le temps de voir qu’ils expriment un profond chagrin.
Après un instant d’hésitation, je pose le plateau à côté d’une estampe représentant un village de pêcheurs malais qui semble situé quelque part sur la côte est. Je me demande ce qui a pu bouleverser ainsi Tatsuji dans cette estampe.
« Ces estampes n’ont pas de titres. Je les ai classées par ordre chronologique. »
Il retourne la feuille et pointe le doigt sur une ligne verticale de caractères japonais.
« Celle-ci est datée du cinquième mois de la douzième année de Showa-jidai, l’ère de la Paix rayonnante. »
Je sais que chaque ère du calendrier japonais correspond au règne d’un empereur.
« Quand Hirohito est-il devenu empereur ?
— Le jour de Noël 1926. Il semble donc qu’Aritomo ait écrit ceci en 1945. En mai 1945.
— Trois mois avant la reddition du Japon. »
J’imagine Aritomo assis ici, à Yugiri, en train de créer cette estampe alors que j’étais encore prisonnière et que nous ignorions chacun l’existence de l’autre. Nous ne nous doutions pas que nos chemins se croiseraient un jour.
Je prends l’estampe pour la regarder. Sur une plage, des rangées de poulpes sèchent sur des supports de bois. Derrière elles, des cocotiers s’inclinent les uns vers les autres. Leurs feuilles sont si bien dessinées que je crois presque les entendre bruire dans le vent marin. Aritomo a placé la scène à l’intérieur des contours d’une énorme seiche. Des seiches plus petites, colorées avec une encre bleu foncée translucide, couvrent les bords en se chevauchant, ombres masquant des ombres.
« Les anciens Chinois appelaient la seiche le scribe du dieu océan, car elle porte de l’encre dans son corps, murmuré-je. C’est Aritomo qui me l’a dit. Les estampes sont-elles d’une qualité suffisante pour votre livre ? »
Tatsuji se racle de nouveau la gorge.
« Oui, pour la plupart. Elles ne sont pas aussi bonnes que celles de Kanaoka, bien sûr. Mais j’imagine que ces dernières n’ont jamais été égalées. »
Devant mon regard perplexe, il explique :
« Kanaoka vivait au septième siècle. Il est resté célèbre pour le réalisme de son œuvre. On dit qu’un cheval qu’il avait peint sur le mur d’un palais devint vivant la nuit venue et se mit à galoper dans les prairies sous la lune d’automne.
— Certaines estampes ont souffert de l’humidité, observé-je.
— Même si elles étaient en lambeaux, je veux que les gens les voient. Elles figureront dans mon livre. Avec votre permission, bien entendu. »
Examinant de nouveau le village de pêcheurs, il ajoute d’une voix plus douce :
« Je n’étais encore jamais revenu depuis la guerre.
— Seuls les gens de mon âge, et du vôtre, s’en souviennent encore. »
Il lève les yeux et m’observe.
« Vous êtes souffrante, n’est-ce pas ? »
Je reste un instant silencieuse.
« Vous m’avez dit que vous étiez pilote dans la marine. »
Il hoche la tête.
« Quelle était votre base ? Butterworth ? Singapour ? »
Je me demande s’il a fait partie des premières escadrilles ayant bombardé les rues de Singapour et de Penang. Peut-être était-il dans celle qui a coulé le Prince of Wales et le Repulse au large de la côte est.
Tatsuji regarde par la fenêtre comme s’il avait aperçu quelque chose à l’horizon.
« Ma base se trouvait près d’un village de pêcheurs.
— Où donc ? »
Je prends l’autre chaise en bois de rose et m’assieds à côté de lui.
Il se tait un long moment. Puis il se met enfin à parler d’une voix égale, avec lenteur.
« Il pleuvait en ce matin où j’étais destiné à mourir. Je n’avais pas dormi. Toute la nuit, un déluge en provenance de la mer de Chine méridionale s’était abattu sur les toits de chaume de notre cantonnement. La mousson aurait dû être déjà finie, mais les pluies se succédaient sans relâche.
Le colonel Teruzen, mon instructeur, se trouvait déjà sur la véranda et regardait la plage. Des éclairs zébraient l’horizon entre les nuages bas et la mer.
“Impossible de voler aujourd’hui”, dit-il quand je le rejoignis.
Son soulagement était manifeste. Il allait avoir quarante ans cette année-là et j’étais sûr qu’il sortirait vivant de la guerre. Cette pensée me réjouissait.
Le petit aérodrome se trouvait près de Kampong Penyu, sur la côte est de la Malaisie. La piste était parallèle à la plage. Il ne restait plus de pilotes dans le cantonnement, en dehors du colonel Teruzen et moi-même.
“Impossible de voler aujourd’hui”, répétai-je.
J’allais vivre un jour de plus. Le soulagement me remplissait d’une exaltation mêlée de honte. Mais j’étais aussi en proie à l’incertitude et à la frustration croissante de l’attente.
On m’avait confié ma mission plus de deux mois plus tôt, en même temps qu’aux autres pilotes de mon escadrille. Six d’entre nous s’étaient envolés de la base aéronavale de Kyushu en direction de Luçon. Nous avions passé la nuit à la base aérienne de Luçon et étions repartis le lendemain à l’aube, pour éviter d’être repérés par les Américains. Une heure après le décollage, mon avion eut des problèmes de moteur. Il tressautait dans ses efforts pour porter la bombe de deux cent cinquante kilos fixée à son ventre. Ces appareils n’étaient pas faits pour porter un tel poids. Ils étaient en tous points défectueux. Je ne pouvais rien faire. Nos avions étaient si primitifs, à cette époque de la guerre, que nous n’avions même pas de radio pour communiquer entre nous. Je regardai, impuissant, mes camarades foncer vers le sud, en direction de la Malaisie. Bientôt, ils avaient disparu.
Je consultai mes cartes pour trouver l’aérodrome le plus proche, en priant pour que le moteur ne s’arrête pas complètement. Quarante minutes plus tard, je fis un atterrissage de fortune sur la base aérienne de Bacolod. Elle se réduisait à quelques cabanes de bois entourées de montagnes peu élevées, dont les sommets étaient voilés de nuées orageuses. Le seul signe de vie était une manche à air qui s’agitait frénétiquement, comme si un oiseau y était pris au piège.
L’équipe au sol se composait d’un mécanicien boiteux entre deux âges et de son assistant. Je leur expliquai ce qui était arrivé au moteur.
“Combien de temps faudra-t-il pour le réparer ?
— Nous allons devoir attendre qu’il refroidisse, mais d’après vos explications…”
Le mécanicien se mordit les lèvres. Il comprenait mon désespoir : il fallait que je meure avec mes camarades. Nous étions sortis ensemble de l’École navale impériale. Je ne voulais pas être laissé pour compte.
“Il y a un vieux moteur Mitsubishi dans notre atelier, dit-il. Peut-être pourrons-nous récupérer certaines de ses pièces. Nous ferons aussi vite que possible.”
Il se mit au garde-à-vous et je sentis une présence dans mon dos. Je me retournai, et pour la première fois depuis un an je me retrouvai face au colonel Teruzen. Il plissa les yeux d’un air légèrement amusé et je le saluai non sans retard.
“Lieutenant Yoshikawa, dit-il. C’est très aimable à vous de venir nous rendre visite.
— J’ai eu un problème avec mon avion, mon colonel.”
Il regarda l’appareil derrière moi et son regard s’assombrit.
“Vous avez été affecté à l’unité tokko ?
— Je me suis porté volontaire, comme tous ceux de ma promotion. Mais que faites-vous ici ? Je croyais que vous étiez à Tokyo.
— J’inspecte nos bases aériennes de la mer de Chine méridionale, afin de faire un rapport à l’amiral Onishi sur l’utilité d’envoyer à la mort tous les jeunes pilotes tels que vous.”
Sa voix vibrait de colère – il avait formé un si grand nombre d’entre nous.
“Un million de cœurs battant à l’unisson”, récita-t-il.
C’était le slogan des pilotes d’avion-suicide, qu’on répétait maintenant d’un bout à l’autre du Japon.
“C’est un gâchis. Un terrible gâchis.”
J’étais fatigué et mon uniforme était déjà ranci par l’humidité.
“Où sont les autres ? demandai-je.
— Les derniers pilotes sont partis hier. On a repéré un convoi de navires de guerre américains dans la mer de Sulu. Nous attendons la prochaine fournée. Peut-être vont-ils nous envoyer des enfants, un de ces jours. Mais venez prendre un petit déjeuner. Vous ferez votre rapport au commandant plus tard. Habituellement il est saoul, à cette heure-ci.”
Je le suivis dans une pièce d’un bâtiment bas, à deux cents mètres du hangar. Elle était vide, en dehors d’un bureau et d’une carte fanée des Philippines punaisée au mur. Je m’inclinai devant une photographie de l’empereur. Le colonel Teruzen s’adossa au montant de la porte et m’observa, les bras croisés.
“Quelle est votre destination ? demanda-t-il.
— La côte sud-est de la Malaisie.
— Kampong Penyu ?”
Il fronça les sourcils.
“Je croyais que nous avions abandonné cette base.
— Je ne sais pas, Teruzen-san. Je ne fais qu’obéir aux ordres.”
Il s’approcha de moi et je me rappelai le dernier jour que nous avions passé ensemble à Tokyo. J’avais pris la décision de faire mon devoir, de mettre de côté mes propres désirs. Je n’avais pas envie de me souvenir de cette période, maintenant que je suivais la voie des pilotes tokko.
“Comment va Noriko ?
— Il y a eu un raid aérien, répondit-il, le visage crispé. Elle était à la maison, en train de préparer notre dîner. Le quartier entier a été détruit. L’incendie a fait rage pendant plusieurs jours.”
Pendant un long moment, nous restâmes immobiles. Puis je m’avançai vers lui et le serrai contre moi.
Le mécanicien mit cinq jours à réparer mon moteur, et il lui en fallut trois autres pour le régler. J’étais déchiré entre le besoin de le presser et le désir de prolonger mon séjour. Teruzen m’emmenait faire des randonnées dans les collines voisines. Nous n’avions plus besoin de beaucoup parler, maintenant – nous comprenions chacun les silences de l’autre. Une intensité nouvelle habitait le moindre de nos gestes. Et pour la première fois depuis tant d’années que nous nous connaissions, j’étais délivré de toute vaine culpabilité. La nuit, je restais éveillé et sentais la présence de Teruzen près de moi. Son sommeil était agité. Ses cheveux avaient pris la couleur de la cendre et des rides étaient apparues autour de ses yeux.
Nous nous étions rencontrés chez mon père, à Tokyo. Teruzen était le conseiller militaire chargé de contrôler l’usine où mon père construisait ses avions. Le Japon venait de s’emparer de Singapour et la guerre se présentait au mieux dans toute l’Asie. Ce soir-là, quand je le regardai dans les yeux après m’être incliné devant lui, nous nous comprîmes aussitôt. Je m’attardai parmi eux tandis que mon père le présentait aux autres industriels.
Il revint régulièrement discuter avec mon père de la production et des détails techniques des avions. Souvent, il restait la nuit. J’avais dix-huit ans. Autour de moi, on ne cessait de nous exhorter à nous enrôler pour protéger la patrie. Il était aisé de succomber à l’hystérie ambiante, à la séduction des articles de journaux célébrant les héroïques pilotes de chasse. Tous les étudiants japonais voulaient devenir pilotes dans la marine.
Une fois terminée ma formation préparatoire de pilote, je m’inscrivis à l’École navale impériale, où il enseignait. Parfois, il invitait chez lui quelques-uns d’entre nous. C’est là qu’il me montra pour la première fois des ukiyo-e d’Aritomo, dont il possédait une collection importante. Un jour que j’étais venu seul, il me dit :
“Leur auteur est le niwashi de l’empereur.
— Celui qui vous a fait votre tatouage ?” demandai-je.
J’avais déjà vu les deux hérons se poursuivant en un cercle sur la partie supérieure gauche de son dos. Ce tatouage m’avait d’abord dégoûté, mais j’avais changé d’avis à force de le voir. Je trouvais étrange qu’un homme du milieu de Teruzen se soit fait tatouer. Je sautai sur l’occasion pour l’interroger, et il répondit :
Quelque chose dans sa voix m’intrigua.
“Que s’est-il passé ?
— L’empereur l’a congédié. Aritomo a quitté le pays depuis plusieurs années. Personne ne sait où il est allé.”
Teruzen m’emmena quelquefois visiter les jardins créés par Aritomo, et il me raconta des anecdotes sur le jardinier. Avec le recul, il me semble que ce furent les plus beaux jours de ma vie. Mais je fis aussi la connaissance de Noriko. Elle avait une trentaine d’années, et la douceur de sa beauté contrastait avec l’aspect robuste de son mari. Je savais que j’allais devoir mettre un terme à notre relation.
Le Japon était en passe de perdre la guerre. Nous commençâmes à entendre parler de la stratégie du vice-amiral Onishi pour défendre notre pays. On demandait à des pilotes de lancer des attaques suicides contre des navires de guerre américains. Ces pilotes étaient appelés “fleurs de cerisier”, car ils ne fleurissaient qu’un bref instant avant de tomber.
Je reçus mon affectation à la sortie de l’école. Je n’en parlai pas à Teruzen quand il m’emmena à Yasukuni pour présenter nos respects aux esprits de nos guerriers tombés au combat. Ce fut là, dans la cour du sanctuaire où régnait un silence sacré, que je lui annonçai ma décision de ne plus le voir.
Maintenant encore, je revois si clairement le chagrin sur son visage. Il ferma les yeux, comme s’il récitait une prière pour les morts autour de nous. Quand il les rouvrit, il me dit :
“Promets-moi que nous nous reverrons ici après la guerre.”
Je promis, mais je savais que c’était impossible. La guerre nous avait réunis, mais une fois qu’elle serait terminée tout changerait de nouveau. Il devrait retourner auprès de Noriko. Je m’inclinai devant lui et sortis du sanctuaire.
Dix jours après mon atterrissage de fortune à Bacolod, mon avion était de nouveau prêt à m’emmener en Malaisie. Quand je remerciai le mécanicien, il me regarda puis regarda Teruzen qui s’avançait vers nous à l’autre bout de la piste.
“Si j’avais eu le courage, j’aurais saboté le moteur, déclara-t-il. Il y a eu déjà trop de morts inutiles.
— Si j’avais eu le courage, Naga-san, je vous aurais demandé de le faire.”
Nous nous inclinâmes l’un vers l’autre. Alors qu’il s’éloignait, il s’arrêta et se retourna vers moi.
“Je dirai une prière pour vous au sanctuaire de Yasukuni, quand cette guerre sera terminée.”
Teruzen me rejoignit et tapa sur le fuselage de l’avion. Le métal trop mince sonnait creux.
“Ton père m’a demandé conseil pour leur construction, dit-il. Mais ces appareils ne correspondent pas à ce que nous voulions. Ils déshonorent le nom de ta famille. Ils sont une honte pour notre nation.
— Mon père a construit certains des meilleurs avions avant la guerre. Mais nous n’avons plus assez de matériaux. Plus assez de courage.”
Teruzen m’agrippa les épaules.
“Nous n’avons jamais manqué de courage”, lança-t-il.
Je sortis une feuille de papier de ma combinaison crasseuse.
“Vous m’avez donné ceci, peu après notre rencontre.”
Il jeta un coup d’œil sur la feuille et repoussa ma main.
“Je n’en ai pas besoin. Je le connais par cœur.
— Je voudrais l’entendre de nouveau dit par vous. Je vous en prie…
— Je sais que ma mort m’attend quelque part au milieu des nuages…”, commença-t-il en anglais.
C’était le premier vers d’un poème de Yeats intitulé Un aviateur irlandais prévoit sa mort. Je fermai les yeux en l’écoutant réciter. Quand il arriva au dernier vers, sa voix vibrait d’une colère résignée. Je sus alors que je ne chercherais pas à l’oublier de nouveau, comme après notre dernière séparation. Je rouvris les yeux avec lenteur.
“J’ai été idiot ce jour-là, à Yasukuni, pas vrai ? lançai-je. Tout ce temps perdu.
— Moi aussi j’ai été idiot d’accepter ta décision.
— Et pourtant je suis certain que nous avons eu raison d’agir ainsi.”
La matinée était sombre, la manche à air pendait à son mât. Deux hérons s’envolèrent des arbres à l’orée de la jungle. Nous les regardâmes monter dans le ciel puis disparaître derrière un voile léger de pluie entre les vallées, en route pour un paradis qui ne me serait jamais révélé. Je lus dans les yeux de Teruzen qu’il éprouvait le même désir qui m’avait envahi à la vue de ces hérons. Je savais ce qu’il voulait de moi mais ne dirait jamais à haute voix. Je secouai la tête.
“Je ne peux pas.”
Il baissa les yeux.
“Je comprends.”
Je montai dans le cockpit et attachai ma ceinture.
“Je dirai à ton père que je t’ai vu ici.
— Il sera heureux de l’entendre.”
Je fermai la verrière avant qu’il puisse rien ajouter.
Le moteur eut plusieurs ratés avant de démarrer et une fumée noire s’éleva dans le ciel tandis qu’il bourdonnait par à-coups. En mettant les gaz, je murmurai une prière pour que l’avion me mène jusqu’aux rives de la Malaisie par-dessus la mer de Chine méridionale. L’avion commença à avancer, ralenti par la bombe suspendue à son ventre, tel un oiseau souffrant d’une tumeur cancéreuse. Alors qu’il avait presque dépassé la piste, il se redressa à contrecœur et décolla. Je décrivis un cercle au-dessus de l’aérodrome en regardant Teruzen, immobile sur la piste. Tandis que je m’élançais vers les hauteurs, je sentis mes larmes couler enfin et embuer mes lunettes protectrices.
À cent cinquante kilomètres de la côte malaise, je me retrouvai face aux nuages sombres et épais de la mousson. Des gouttes de pluie crépitèrent comme des balles sur mon pare-brise. J’avais l’impression désagréable d’être suivi. Je me retournai sur mon siège pour regarder le ciel derrière moi, en me demandant si un chasseur américain m’avait repéré et jouait avec moi. Le ciel était vide, mais la sensation persista. Un instant plus tard, la visibilité tomba à zéro. Si je ne voyais plus rien, je ne pouvais plus être vu.
L’avion tanguait sous l’effet du vent et de la pluie. Je n’avais pas assez de combustible pour monter au-dessus de l’orage. Je ne pouvais que tenir le cap, en espérant que je ne rentrerais pas dans une montagne. Je consultais sans cesse mes cartes. Mon attention était si bien occupée que je cessai de penser à Teruzen et à mon père.
Bientôt, j’aperçus de faibles lumières en contrebas. Regardant de nouveau mes cartes, je poussai un cri de joie. J’étais au-dessus de Kampong Penyu. Je descendis vers la piste mais la disposition des balises m’indiqua qu’atterrir était impossible. Je n’avais pourtant pas d’autre choix. Cependant, il fallait d’abord faire en sorte de pouvoir survivre à l’atterrissage. Je continuai de voler et découvris une clairière à un peu plus d’un kilomètre de là. Je la survolai et larguai ma bombe désarmée, en espérant qu’elle atterrirait sur un terrain mou dans la pluie et l’obscurité. Libéré de ce poids épouvantable, l’appareil se cabra aussitôt. Je retournai vers l’aérodrome en essayant de ne pas le perdre de vue malgré l’orage. J’atterris dans le sifflement des roues heurtant la piste et dans un jaillissement d’eau. Un instant plus tard, l’appareil dérapa sur une série de trous et se mit à tournoyer sur la piste. J’entendis le train d’atterrissage se casser net. Ma tête cogna violemment le verre et je perdis connaissance.
Je me réveillai dans une pièce pauvrement meublée. Un homme contemplait la plage par la fenêtre, en me tournant le dos. Je le reconnus, et l’espace d’un instant je crus que je rêvais. J’entendais le bruit des vagues. L’homme se retourna. Je voulus me redresser, mais la souffrance m’en empêcha.
“Tu t’es fracturé deux côtes, dit le colonel Teruzen en approchant du lit. Le médecin major a fait tout ce qu’il pouvait, c’est-à-dire pas grand-chose. On manque cruellement des fournitures nécessaires, ici.
— Et mon avion ? demandai-je.
— L’équipe au sol fait de son mieux pour le sauver.
— Vous étiez derrière moi tout le temps depuis Bacolod”, dis-je en me rappelant ma sensation d’être suivi.
Il porta à mes lèvres un verre d’eau tiède. Je bus, et il essuya mes lèvres avec son mouchoir.
“Vous avez réussi à atterrir entier, contrairement à moi”, déclarai-je.
Un sentiment d’échec m’étreignit de nouveau.
“Voyons, il fallait s’y attendre. J’étais ton professeur, après tout.
— Y a-t-il encore quelqu’un de mon groupe, ici ?”
Il eut un sourire plein d’affection.
“Le lieutenant Kenji. Son moteur est tombé en panne le matin où il devait s’envoler, voilà trois jours. Il est resté sans voix en me voyant.”
Son sourire s’effaça.
“La panne a été réparée et il a reçu des ordres. Il doit partir demain.
— Il est plus jeune que moi. Ce n’est qu’un enfant. C’est moi qui devrais partir le premier.
— Tu n’es pas en état de piloter un avion, Tatsuji ! lança-t-il.
— Vous n’auriez pas dû me suivre ici, Teruzen-san. Vous avez désobéi aux ordres.
— Qu’est-il arrivé à ton père ?”
Sa question me prit de court. Mais à quoi bon refuser de répondre, maintenant ? Comme le poète irlandais l’avait écrit, c’était perdre son temps que d’évoquer les années passées ou à venir. Seul existait l’instant présent, celui de vivre et de mourir. D’une voix lente, je racontai à Teruzen ma dernière entrevue avec mon père.
Une fois confirmé mon enrôlement dans les unités tokko, je me rendis à la campagne dans la propriété de notre famille, non loin des contreforts du Gunma-ken. Mon père s’y était installé quand les raids aériens avaient commencé. Tokyo avait été cruellement bombardé par les Américains et je fus heureux de retrouver intactes les vieilles allées bordées d’érables de ma jeunesse. Les feuilles allaient bientôt capituler devant l’hiver. Je ne me rappelais pas les avoir jamais vues aussi rouges, comme si elles étaient imprégnées de la tristesse de la guerre. Je tirai sur le cordon de la porte d’entrée. Il me sembla entendre la clochette tinter dans les profondeurs de la maison. Un instant plus tard, on tira le verrou. Je cachai ma stupeur en voyant mon père. Il n’avait jamais été très robuste, mais il était devenu osseux, décharné. Son regard était hagard. Il portait son vieux yukata gris, qui était maintenant trop grand pour lui.
“Tu ne m’avais pas annoncé ta venue”, dit-il.
Pendant un long moment, nous nous regardâmes comme si nous étions deux étrangers. Puis je fis une chose que je n’avais encore jamais faite : je le serrai contre moi. Il me caressa la tête en chuchotant inlassablement mon nom. Quand il s’écarta enfin, il me sourit. Malgré la joie évidente de nos retrouvailles, je sentis une tension dans l’air.
Nous prîmes le thé sur l’engawa. Nous le faisions souvent autrefois, et ce souvenir à la fois m’apaisa et m’attrista. Je ne savais comment aborder le sujet de ma mission. Nous passâmes un moment à parler uniquement de l’époque d’avant la guerre, mais je l’entendis ensuite non sans surprise évoquer de lui-même le programme tokko du vice-amiral Onishi.
“On m’a demandé de construire davantage d’avions pour la guerre, déclara-t-il. Peu importe qu’ils soient de qualité inférieure, du moment qu’ils volent. Le rythme de production doit être aussi rapide que possible.”
Il secoua la tête d’un air écœuré.
“C’est ce que désire l’empereur, répliquai-je. Ces avions nous aideront à nous défendre contre les Américains.”
Ces mots que j’avais entendus si souvent à la radio me parurent soudain dénués de sens.
Après la mort de ma mère, mon père m’avait élevé lui-même. Il n’eut qu’à me regarder dans les yeux pour deviner le motif de ma visite. Il se mit à pleurer sans bruit, les yeux grands ouverts. Il était à la tête d’un des principaux zaibatsu du pays, et le voir dans cet état me bouleversa. Je sus soudain que nous allions perdre la guerre.
Je restai cinq jours avec lui. Nous ne reparlâmes plus de la guerre. Le dernier matin, à mon réveil, le silence autour de moi me parut insolite. Je traversai la maison et trouvai mon père dans le jardin. Il contemplait l’étang, qui avait perdu tous ses poissons. Il était vêtu entièrement de blanc.
“Où sont les domestiques ? demandai-je.
— Je les ai renvoyés.”
Plus que ses paroles, le ton de sa voix m’effraya. Je compris pourquoi il s’était habillé en blanc et ce qu’il comptait faire.
“Non, otô-san !” lançai-je.
Il me tendit sa main, que je pris. Il me semblait aussi inébranlable que dans mon souvenir. Il serra ma main puis la lâcha et se dirigea vers l’arrière de la maison. Je me précipitai derrière lui en criant, mais il ne s’arrêta pas, ne se retourna pas. Nous arrivâmes au jardin kare-sansui. C’était sa propre création. On avait ratissé le gravier et placé une natte de roseau au bord d’un rectangle de sable blanc. Je reconnus sur la natte nos armes ancestrales : le katana, le sabre long, et le wakizashi, le sabre court. Un bol et un petit flacon de saké étaient disposés sur un plateau.
Mon père regarda fixement les lignes tracées sur le gravier, telles les rides d’un lac rayonnant à partir d’un point central. Ou peut-être retournaient-elles au silence ? Il avait l’habitude de créer chaque soir de nouveaux motifs en rentrant du travail. Cette activité le détendait.
“Le Bouddha a imprimé dans la terre l’empreinte de son pouce, déclara-t-il.
— Ne faites pas ça !”
Ma voix tremblait, mais il était aussi calme et décidé qu’un navire entrant dans les eaux sûres d’un port après avoir affronté une tempête en pleine mer. Il s’agenouilla sur la natte et remplit le bol de saké. J’avais l’impression d’être de nouveau en vol d’entraînement dans mon avion de chasse, privé d’oxygène, prêt à m’évanouir dans mon combat contre les forces invisibles liant le ciel à la terre.
“La vie est juste, n’est-ce pas ? observa-t-il. J’ai construit des avions qui ont envoyé à la mort les fils d’autres personnes. Pour rétablir l’équilibre, il faut que mon fils meure aussi.”
Il me regarda droit dans les yeux.
“Comprends bien que je ne te pousse nullement à désobéir. J’accepte le fait que tu doives faire ton devoir. De ton côté, tu dois accepter ce que j’ai à faire.”
Il resta un moment immobile et je fus pris d’un espoir absurde, je priai pour qu’il ne bouge plus jamais. J’aurais préféré qu’il se transforme en pierre plutôt que d’endurer ce qui allait se passer. Il prit le wakizashi et le sortit de son fourreau. Je détournai les yeux, ébloui par le soleil du matin pris au piège dans l’acier.
“C’est donc ainsi que va s’éteindre la grande famille Yoshikawa”, déclara mon père.
Je voulus retenir son bras et il me dit avec douceur, comme dans mon enfance quand il voulait me réveiller :
“Tatsu-chan…”
La tristesse de sa voix me fit plus mal que s’il m’avait crié dessus.
“Il sera doux de dormir de nouveau paisiblement. Je suis si fatigué, mon fils. Si fatigué.
— Otô-san…”
Il prit ma main et la caressa.
“J’avais espéré te revoir une dernière fois, et mon vœu a été exaucé. Que puis-je demander de plus ? Ne reste pas là. Va-t-en.”
Je secouai la tête.
“Je suis votre fils.”
Il acquiesça en silence. Tenant le sabre dans sa main droite, il ouvrit sa robe. Il respira lentement, profondément, en savourant chaque respiration. Le jardin se taisait, les oiseaux avaient disparu. Je pris le katana, prêt à l’abattre si jamais il souffrait trop, s’il hésitait.
Mais sa main n’a pas tremblé.
Teruzen et moi arrivâmes les premiers sur la piste. Le lieutenant Kenji et le commandant de la base nous rejoignirent quelques minutes plus tard. Des bols en porcelaine et un flacon de saké étaient disposés sur une table devant nous. Je songeai à toutes les cérémonies auxquelles j’avais pris part dans les premiers jours du programme tokko. À chaque fois, nous buvions un bol de saké avec chacun des pilotes et nous inclinions devant eux avant qu’ils montent dans leurs appareils. Avec le recul, je pense que nous étions nombreux à savoir déjà que la guerre était perdue, mais il fallait pourtant se battre. Il n’y avait pas d’autre solution.
Le soleil levant était peint sur le hachimaki blanc ceignant la tête de Kenji, de sorte qu’il semblait avoir reçu une balle en plein front. Je versai le saké et nous nous inclinâmes en direction de l’empereur dans son palais. Teruzen but son bol de saké mais ne s’inclina pas. D’une voix juvénile mais résolue, Kenji nous lut son poème de mort. Puis il s’inclina devant nous et monta dans son avion.
“Bonne traversée, dis-je au dernier membre de mon escadrille.
— Tu n’auras pas longtemps à attendre ! me cria-t-il. À bientôt à Yasukuni !”
Il décolla, et j’agitai la main vers lui jusqu’au moment où il disparut à jamais à l’horizon. Personne ne saurait jamais s’il avait réussi à porter un coup aux Américains. J’étais le seul pilote qui restait. Teruzen leva le bras et lança de toutes ses forces son bol vers le ciel. Il monta si haut et si vite que je ne l’entendis pas se fracasser en retombant par terre. Quand je me retournai pour regarder Teruzen, il s’éloignait déjà en direction de notre cantonnement.
Nous passions nos journées sur une plage, non loin de la base, sous un abri improvisé en palmes de cocotier. Quand l’air était limpide, on apercevait vers le sud le contour indistinct de l’île de Tioman. Les pêcheurs du cru racontaient qu’une princesse parcourant les mers en un temps depuis longtemps oublié était devenue cette île. Teruzen et moi projetions de la visiter, mais la mer était trop mauvaise.
“Cela paraît incroyable, dit-il en pointant le doigt vers le nord, mais nos avions ont coulé deux navires de guerre anglais à environ quatre-vingts kilomètres d’ici.”
Mes blessures guérissaient plus vite qu’il ne l’aurait voulu. Une semaine après le départ du lieutenant Kenji, j’appris que le mécanicien n’était pas en mesure de réparer mon avion. Je vis l’espoir briller dans les yeux de Teruzen quand il m’annonça la nouvelle. La matinée touchait à sa fin et le ciel s’était dégagé. Nous étions passés devant le village de pêcheurs, avec ses supports où les poissons salés séchaient au soleil.
“Il va falloir que je trouve un autre avion, dis-je.
— Imbécile !”
Jamais encore je ne l’avais entendu élever la voix.
“Toi et moi… nous avons une seconde chance après celle que nous avons gâchée autrefois. Nous n’avons plus de devoir envers quiconque.
— Vous voulez que je me comporte en lâche ! m’exclamai-je. Vous voulez que je trahisse mon serment et mon honneur !
— Tu ne peux plus rien faire. Nous avons perdu la guerre. Simplement, nous refusons de le reconnaître.
— Je ne peux pas faire passer mes désirs avant mon devoir.
— Je te demande…”
Sa voix se brisa.
“Je te demande de faire passer avant tout ce que moi je désire.”
Je le regardai avec stupeur.
“Où irions-nous ?”
Il observa la mer déserte.
“Nous n’avons pas besoin d’aller ailleurs, répondit-il enfin. Cet endroit serait parfait, non ? Nous pourrions vivre ici, loin du reste du monde. Nous aurions une maison sur cette plage, et l’éternité devant nous.”
Je me laissai séduire un moment par son rêve. Je m’accordai de vivre un bref instant de toutes les possibilités qui s’offraient soudain à moi, de cette vie qui pourrait être la mienne. Je me rappelai les hérons que nous avions vus un jour s’envoler vers quelque sanctuaire hors d’atteinte. Mais je savais que c’était impossible. C’était impossible.
“Si je ne remplis pas ma mission, la mort de mon père aura été inutile, lui dis-je pour tenter d’expliquer ma décision. Il a accepté que je parte. Si je ne vais pas jusqu’au bout, quel sens aura sa mort ?”
Je m’interrompis et m’affermis dans ma résolution.
“C’est pourquoi je vous demande de me laisser votre avion. Il pourrait porter la bombe attachée au mien.”
Le visage de Teruzen vieillit d’un coup, devint si semblable à celui de mon père avant sa mort que j’eus l’impression que la guerre avait détruit jusqu’au cycle du temps. Pour la première fois depuis que je le connaissais, Teruzen s’effondra.
“Je n’aurais pas dû te suivre ici, dit-il. C’était égoïste. Je voulais te voir au moins pendant le temps qui te restait.
— Vous saviez ce qui m’attendait dès le premier jour où vous m’avez appris à piloter, murmurai-je en lui touchant l’épaule. On ne peut rien y changer.”
L’avion de Teruzen était un Yoshikawa K41 à deux places, un des premiers modèles de mon père. Son fuselage arborait l’emblème de la famille de Teruzen : deux hérons se poursuivant pour l’éternité à l’intérieur d’un cercle. Il passa la matinée à m’initier à l’appareil tandis qu’on le modifiait pour porter la bombe. Il ne m’avait guère parlé, depuis notre dernier jour sur la plage, sinon pour me décrire le mécanisme de son avion. Tard dans la soirée, il me dit :
“Je veux t’emmener en vol avec moi, histoire que tu te fasses à ton nouvel appareil.”
Dans le cockpit, je pris les commandes tandis qu’il s’asseyait derrière moi. Pour la première fois, je compris vraiment pourquoi mon père avait eu honte des avions de qualité inférieure qu’il avait été forcé de construire à mesure que la guerre se prolongeait. L’appareil de Teruzen était aussi efficace que puissant. Comparé au mien, on aurait dit un aigle à côté d’un moineau. Je me rappelai notre premier vol dans l’avion-école pendant ma formation, et une immense tristesse m’envahit.
“Prends de l’altitude, dit Teruzen. Va aussi haut que tu peux.”
Nous montâmes au-dessus des nuages, où les derniers rayons du soleil rougissaient encore le ciel. Nous continuâmes de voler tandis qu’au-dessous de nous la terre entrait dans la nuit. Bientôt, les étoiles apparurent au-dessus de notre verrière.
“Une fois, lors d’une patrouille de nuit, je n’ai plus eu envie d’atterrir, racontai-je. J’éprouvais le besoin de continuer de voler, il me semblait que je resterais à jamais à l’abri dans l’obscurité.
— Il serait merveilleux de rester à jamais en vol”, dit-il d’une voix douce mais claire dans notre capsule de verre.
Je sentis sa main agripper mon épaule, et je posai ma main sur la sienne. Un million de cœurs battaient peut-être à l’unisson pour un kamikaze comme moi, mais cette nuit-là, dans le ciel, je ne sentais et n’entendais que nos deux cœurs.
Je reçus trois fois l’ordre de partir, et à chaque fois il fallut renoncer à cause du mauvais temps. L’après-midi du 5 août 1945, une quatrième mission m’échut. Un porte-avions américain se dirigeant vers le nord avait été repéré au large de Bornéo. Je devais partir le lendemain matin à huit heures. On annonçait un temps calme et ensoleillé.
Après le dîner d’adieu offert par ce qui restait du personnel de la base, Teruzen et moi allâmes faire un tour sur la plage. La lune s’était levée au-dessus de la mer. Les vagues se taisaient. Teruzen semblait calme et résigné. Il me prodigua des conseils pour tirer le meilleur parti de son avion.
“Ne parlons plus de la guerre”, dis-je.
Il me regarda et hocha la tête.
“Dites-moi ce que vous ferez quand tout cela sera fini.”
Je voulais avoir un aperçu de cette vie qui serait la sienne et que je ne pourrais jamais partager.
“Je serai sans doute considéré comme un criminel de guerre et jugé en conséquence.”
Je secouai la tête.
“Dites-moi ce que vous ferez”, répétai-je.
Comprenant ce que j’attendais de lui, il contempla la mer.
“Je reviendrai ici, dans cette île, et je me construirai une maison… là-bas.”
Il pointa le doigt vers un endroit à l’ombre des cocotiers.
“J’y passerai le reste de ma vie. Chaque matin, je partirai en bateau pour pêcher et regarder le soleil se lever sur l’océan.
— Ce sera une belle vie, lui assurai-je.
— Je penserai à toi tous les jours, dit-il en me regardant.
— J’ai écrit mon poème de mort. Voulez-vous l’entendre ?
— Tu me le réciteras demain.”
Nous reprîmes notre promenade. Je n’avais pas envie de perdre mon temps à dormir, mais il finit par me dire :
“Il faut que tu te reposes un peu. Tu auras besoin de tous tes réflexes quand tu voleras demain.
— Je veux passer la nuit sur cette plage, répliquai-je.
— Dors, dit-il. Je te réveillerai.”
Je m’étendis sur le sable frais et humide. Les étoiles semblaient proches à les toucher. Je n’aurais qu’à tendre la main pour les attraper. Au lieu de quoi je pris sa main et ne la lâchai pas, même quand je sombrai dans le sommeil.
*
À mon réveil, il avait disparu. Il était près de huit heures dix, le soleil était déjà haut dans le ciel. Je courus vers la base en me maudissant. Le Yoshikawa K41 était sur la piste, son moteur remplissait l’air de fumée. Il était huit heures douze à ma montre. Je m’arrêtai pour reprendre mon souffle puis me précipitai vers l’appareil. Il n’y avait pas de temps à perdre, le porte-avions serait bientôt hors de portée.
Le K41 commença à bouger. Je n’en croyais pas mes yeux. Le pilote mit les gaz et l’avion roula vers la position de décollage sur la piste. À travers la verrière, je vis le visage de Teruzen. Le K41 s’immobilisa. Pendant un instant d’éternité, il me regarda dans les yeux. Il me fit un clin d’œil en souriant et tendit la main vers moi, comme s’il pouvait me toucher malgré la distance. Je sais que j’ai crié son nom, crié à en perdre la voix, même si sur le moment je n’entendais rien.
Il baissa la main. L’avion s’élança en avant, accéléra. Je courus de toutes mes forces pour le rattraper. Je changeai de direction, dans l’espoir de l’intercepter à mi-chemin de la piste, même si je savais que c’était impossible. Le K41 s’éleva du sol. Je tombai, me relevai, sans jamais quitter des yeux Teruzen tandis qu’il décrivait un cercle à basse altitude au-dessus de l’aérodrome. J’ai la conviction que nos regards se sont croisés une dernière fois. Achevant son cercle, il partit en direction du soleil.
Ce fut à cet instant que le ciel changea de couleur. Il devint complètement blanc, avant de se zébrer de rouge, de violet et de pourpre. J’eus beau fermer les yeux, la lumière m’aveuglait. Ce ne fut que quelques semaines plus tard que j’appris que les Américains avaient largué leur première bombe atomique sur le Japon. À l’instant où Teruzen s’envolait à ma place pour attaquer le porte-avions, la guerre était en fait déjà finie.
C’est ainsi que je devins cette fleur de cerisier qui ne devait jamais tomber à terre, sauvée par l’ordre d’un empereur muet auquel la défaite avait donné une voix. J’avais vingt-deux ans lorsque la guerre se termina et que l’empereur Hirohito fut le premier être divin à s’adresser à son peuple sur les ondes, en nous exhortant à accepter la défaite et “supporter l’insupportable”.
Comme il avait raison ! J’ai supporté. »
Tatsuji se tait et nous restons tous deux un long moment silencieux. Il n’a pas touché à son thé – moi non plus. Il se remet à contempler l’estampe du village de pêcheurs.
« Je suis un vieil homme, maintenant. Plus vieux que Teruzen en ce matin où il s’est envolé. Une fois que j’aurai achevé ce livre sur Aritomo, je retournerai à Kampong Penyu. J’ai acheté un terrain là-bas, exactement à l’endroit indiqué par Teruzen. J’y ferai construire la maison qu’il voulait pour nous. Et cette fois… cette fois je ne partirai plus jamais.
— Où avez-vous été interné, à la fin de la guerre ?
— À Singapour. Avec des centaines d’autres prisonniers, j’ai enlevé les décombres des rues, nettoyé les égouts, redressé les poteaux électriques. À mon retour au Japon, j’ai quitté la marine. »
Il se lève avec raideur.
« Je ne suis jamais retourné au sanctuaire de Yasukuni. Je ne me suis jamais rendu au musée de la guerre de Kagoshima, où l’on peut regarder et toucher quelques-uns des avions des pilotes tokko qu’on a récupérés en mer. Je ne voulais plus jamais les voir. Pour moi, cette plage à une demi-journée du Japon est le seul endroit où l’esprit de Teruzen puisse trouver la paix.
— Que ferez-vous là-bas ? » lui demandé-je comme lui-même l’avait demandé autrefois à l’homme qu’il aimait et qu’il aime toujours.
Son regard se perd dans le lointain.
« Chaque matin à l’aube, je ramerai vers le large dans un petit bateau. Je me tournerai du côté où j’ai vu disparaître l’avion de Teruzen, et j’attendrai que le soleil se lève. »