La route s’élevant dans les montagnes était voilée d’un épais brouillard. Il faisait froid dans la Land Rover d’Aritomo et nos souffles embuaient le pare-brise comme une cataracte laiteuse. De temps à autre, il l’essuyait pour voir devant lui. Dans les champs en terrasse des petits producteurs de légumes, le clairon des coqs annonçait le lever du soleil. Juste avant le village de Brinchang, Aritomo bifurqua pour s’engager sur un chemin en terre qui grimpait jusqu’à une petite clairière, où il se gara. Nous sortîmes de voiture.
« Il existe deux sentiers pour atteindre le sommet, déclara Aritomo en enfilant un sac à dos. Nous prendrons celui-ci, le plus difficile. »
Il se fraya un chemin dans les fougères à fourmis et l’herbe lallang. Un étroit sentier apparut derrière les feuillages. J’avançai avec précaution, en essayant de ne pas glisser sur les plaques de mousse. À ma droite, le talus descendait jusqu’à une rivière, environ six mètres plus bas. L’eau bouillonnait entre des rochers à moitié submergés. La jungle déployait son immensité monochrome. Les silhouettes vagues des arbres ne se précisaient qu’à l’instant où nous passions devant, puis elles se dissipaient derrière nous. Les oiseaux lançaient leurs appels, invisibles dans les feuillages touffus. D’énormes racines à moitié déterrées s’étageaient comme des marches molles qui s’enfonçaient sous mon poids. Nous fîmes halte sur un escarpement pour regarder le soleil se lever. Une brèche s’ouvrit dans la brume et Aritomo pointa le doigt vers des bâtiments bas disséminés au bout de la vallée.
« Majuba. »
C’était le premier mot qu’il prononçait depuis que nous avions pénétré dans la jungle. Je me rappelai notre excursion vers la grotte des salanganes, où il s’était montré si bavard et m’avait révélé les secrets des plantes et des arbres.
« Voilà la maison », dis-je en apercevant au loin la flamme dansante du drapeau du Transvaal.
Je racontai à Aritomo combien Templer avait été mécontent en le voyant, dans l’espoir de le faire rire, mais il prit au contraire un air songeur.
« Je vous ai raconté mon voyage à pied à travers Honshu quand j’avais dix-huit ans, vous vous souvenez ? J’ai passé une nuit dans un temple. Il tombait en ruine et seul un vieux moine y vivait encore. Il était vraiment très vieux, et aveugle. Le lendemain matin, avant de partir, j’ai coupé du bois pour lui. À l’instant de mon départ, il se planta au milieu de la cour et pointa le doigt vers le haut. Au bord du toit, un drapeau à prières décoloré et déchiré claquait au vent. Il me lança : “Dites-moi, jeune homme, est-ce le vent qui bouge ou seulement le drapeau ?”
— Qu’avez-vous répondu ? demandai-je.
— J’ai dit : “Ils bougent tous les deux, vénérables.” Le moine secoua la tête, manifestement déçu de mon ignorance. “Un jour, déclara-t-il, vous vous rendrez compte qu’il n’y a pas de vent et que le drapeau ne bouge pas. Seuls le cœur et l’esprit de l’homme s’agitent.” »
Nous restâmes un moment sans rien dire, à contempler les vallées.
« Venez, dit-il enfin. Le chemin est encore long. »
Une averse avait trempé la jungle et nous dûmes sauter par-dessus des flaques d’eau sur le sentier. Aritomo escaladait les racines avec aisance. Il avançait d’un pas décidé, comme s’il répondait à un appel que lui seul pouvait entendre. Des branches arrachées par d’anciens orages encombraient le sentier. En nous hissant par-dessus, nous maculions nos mains et nos cuisses de traces de lichen et d’écorce détrempée.
« Ce Temple des Nuages est-il encore loin ? demandai-je au bout d’une heure d’escalade.
— Il faut gravir les trois quarts du versant, répondit Aritomo par-dessus son épaule. Seuls les fidèles les plus fervents s’y rendent.
— Cela ne m’étonne pas. »
Nous n’avions croisé personne sur le sentier. En regardant autour de nous, il me sembla que nous étions remontés des millions d’années en arrière, à une époque où la jungle était encore jeune.
« Nous arrivons. »
Le temple consistait en un ensemble de bâtiments bas et ternes s’accrochant au versant. Je fus déçue. Après cette ascension ardue, j’espérais mieux. Un ruisseau passait devant le temple avant de se jeter dans une gorge étroite. Un petit arc-en-ciel tremblait dans la vapeur d’eau s’élevant du ravin. Aritomo pointa du doigt vers les rochers de l’autre côté du gouffre. Ils semblaient agités d’un frémissement. Je me rendis compte soudain qu’ils étaient couverts de milliers de papillons. Je les observai un instant, mais j’avais envie de continuer vers le temple.
« Attendez », me dit Aritomo en levant les yeux vers le ciel.
Le soleil surgit de derrière les nuages et transforma la surface rocheuse en un miroitement de bleu turquoise, de jaune, de rouge, de violet et de vert, comme si la lumière traversait un prisme. Les ailes des papillons se mirent à battre. S’élevant des rochers par petits groupes, ils restèrent un instant suspendus dans l’éclat du jour avant de se disperser dans la jungle. On aurait dit des timbres-poste éparpillés par le vent. Quelques papillons traversèrent en volant l’arc-en-ciel au-dessus du gouffre, et j’eus l’impression qu’ils ressortaient plus vifs, rendus plus éclatants par les couleurs de cette arche d’eau et de lumière où ils avaient trempé leurs ailes.
Nous montâmes vers l’entrée du temple. Deux lanternes d’étoffe d’un blanc passé étaient suspendues aux avant-toits, comme des cocons abandonnés par des vers à soie. Noircis par des décennies de suie et de fumée d’encens, les caractères rouges peints sur elles avaient déteint sur le tissu où les mots semblaient devenus des blessures.
Personne ne nous accueillit quand nous entrâmes après avoir gravi des marches de pierre fendillées. La rumeur de la rivière s’affaiblit. Dans la grande salle de prière, une nonne en robe grise passa à côté de nous en tenant une gerbe de bâtons d’encens dont la fumée embaumait. D’épais nuages de fumée de santal voilaient les chevrons et s’enroulaient avec langueur en des spirales sans fin. Des dieux se dressaient sur les autels, l’œil farouche, l’air irrité. Certains portaient des tridents et des glaives percés d’anneaux de métal, recouverts d’une mince couche de poussière et de cendre.
Je reconnus le visage rouge de Kwan Kun, le dieu de la Guerre, grâce aux quelques visites que j’avais faites dans un temple d’une ruelle de Georgetown avec ma grand-mère, quand elle allait prier les dieux de l’inspirer pour son billet de loterie hebdomadaire. Elle ne gagnait jamais, mais cela ne l’empêchait pas de revenir chaque semaine. Revêtu d’une armure noire, le dieu de la Guerre tenait dans sa main gantée sa barbe jaunie.
« Il est aussi le dieu du Commerce, dis-je à Aritomo. Le commerce est une forme de guerre, à ce qu’on m’a dit.
— Et la guerre est un commerce », répliqua-t-il.
Agenouillée sur le coussin d’un tabouret devant une autre déité, une femme âgée d’au moins soixante-dix ans agitait dans ses mains un récipient de bois rempli de bâtonnets de bambou. À force de les entrechoquer, elle en fit tomber un par terre. Elle le ramassa après s’être inclinée devant le dieu, puis rejoignit en boitillant le médium du temple, dont le menton s’ornait d’une touffe de barbe. Se retournant vers une commode aux innombrables tiroirs pas plus gros que des boîtes d’allumettes, il sortit un papier correspondant au numéro du bâtonnet de bambou. La vieille femme s’approcha de lui pour entendre la réponse du dieu.
« Voulez-vous essayer ? chuchota Aritomo.
— Je n’apprendrai pas ainsi ce que je veux savoir. »
Une nonne s’avança vers nous. Avec son visage serein et son crâne rasé, il était difficile de lui donner un âge. Aritomo écrivit le nom de Tominaga en caractères chinois et le lui tendit, tandis qu’elle lui remettait une poignée de bâtons d’encens. Il les plongea dans la flamme d’une lampe à huile puis resta debout devant la statue de la déesse de la miséricorde, dans un carré de lumière s’échappant d’un trou dans le toit. Il ferma les yeux, les rouvrit et plaça les bâtons d’encens dans l’urne de cuivre rebondie sur l’autel. Des volutes blanches s’élevèrent dans le soleil.
« Un jour que je me montrais désobéissant, ma mère me raconta l’histoire d’un assassin, dit Aritomo d’une voix aussi sèche que le parfum de santal. Il avait été envoyé en enfer après sa mort. Lors d’une promenade au paradis, le Bouddha regarda un étang couvert de lotus. Et il aperçut tout au fond de l’eau cet assassin livré aux tourments de l’enfer.
À l’instant de reprendre sa promenade, le Bouddha vit une araignée qui tissait sa toile. Il se rappela alors que l’assassin s’était un jour abstenu de tuer une araignée qui grimpait sur sa jambe. Avec la permission de l’araignée, le Bouddha prit un fil dans la toile et le lança dans l’étang aux lotus.
Du fond de l’enfer, l’assassin vit luire dans le ciel rouge sang quelque chose qui descendait lentement vers lui. Quand le fil fut juste au-dessus de sa tête, il tendit la main et l’attira vers lui. Constatant avec surprise que le fil ne cédait pas sous son poids, il entreprit de grimper pour s’échapper de l’enfer et arriver en paradis. Mais des milliers et des milliers de lieues séparent l’enfer du paradis. Les autres pécheurs remarquèrent bientôt ce qu’il faisait et se mirent à grimper à sa suite. Il était très haut, maintenant, presque hors de l’enfer. Comme il s’accordait un instant de repos, il baissa les yeux et vit cette foule d’hommes et de femmes de tous âges s’efforçant de le suivre en s’agrippant au fil. “Lâchez-le ! leur cria-t-il. Ce fil est à moi ! Lâchez-le !”
Mais personne ne l’écoutait. Il était terrifié à l’idée que le fil allait se rompre. Quelques pécheurs l’avaient presque rattrapé. Il leur distribua force coups de pied, si bien qu’ils finirent par lâcher prise et plonger dans l’abîme. Mais à force de se démener, il cassa le fil au-dessus de lui et retomba à son tour en enfer, en hurlant dans sa chute. »
Des hirondelles volaient entre les chevrons, et les volutes d’encens s’agitaient dans leur sillage.
« Après avoir entendu cette histoire, j’ai perdu le sommeil pendant des semaines », conclut Aritomo.
Quittant la salle de prière, nous montâmes encore une volée de marches. Aritomo salua au passage plusieurs nonnes. En haut des marches, un sentier menait à un petit jardin entouré d’un muret. À nos pieds, dans la Kinta Valley, j’apercevais la ville d’Ipoh, les magasins et les demeures des magnats de l’étain, tels des grains de riz au fond d’un bol. Vers le sommet des montagnes, la jungle se clairsemait et semblait n’avoir plus la force de grimper plus haut.
« Quelles améliorations apporteriez-vous à ce petit jardin ? » demanda Aritomo en s’asseyant sur un banc de pierre délabré.
Encore hantée par cet assassin perdant une occasion unique d’échapper à l’enfer, je ne répondis qu’après un silence :
« Je me débarrasserais de cette haie d’hibiscus. Elle ne convient pas dans un espace aussi encombré. Ensuite je remplirais ce bassin étriqué et j’élaguerais sérieusement ce goyavier qui bouche la vue. Il faut tout simplifier. Ouvrir le jardin sur le ciel. »
Il hocha la tête avec approbation. Ouvrant sa Thermos, il remplit deux bols de thé et m’en tendit un. Quelque part dans les bâtiments du temple en contrebas, les nonnes avaient commencé leurs psalmodies. Leurs voix montaient jusqu’à nous.
« Les nonnes semblent bien vous connaître, observai-je.
— Il n’en reste plus beaucoup, et la plupart sont déjà âgées. Quand la dernière aura disparu, ce temple sera abandonné, je le crains. On oubliera jusqu’à son existence. »
Nous bûmes un moment notre thé en silence.
« Je veux savoir ce qui vous est arrivé dans le camp », dit-il enfin.
La chaleur du bol à travers mes gants réchauffait la paume de mes mains.
« Personne n’a envie d’entendre parler de nous, les prisonniers, Aritomo. Nous ne sommes qu’un souvenir pénible de l’Occupation. »
Il me regarda puis caressa doucement mon front. Il me sembla entendre un signal lointain, tout au fond de moi.
« Je veux savoir », répéta-t-il.
La première pierre de ma vie avait été posée bien des années plus tôt, quand j’avais entendu parler du jardin d’Aritomo. Tout ce qui s’était produit depuis m’avait menée à cet endroit dans les montagnes, à cet instant. Au lieu de me consoler, cette pensée me faisait redouter l’avenir qui m’attendait.
Je commençai à raconter.