Chapitre 20

Les nonnes du temple psalmodiaient encore quand je me tus.

« La guerre était finie », répétai-je.

J’aurais dû me sentir mieux, après avoir ainsi laissé se déverser tout ce que je refoulais depuis si longtemps, mais ce n’était nullement le cas.

« Montrez-moi votre main, dit Aritomo. Enlevez votre gant. »

Il l’avait déjà vue si souvent sans protection. Je ne bougeai pas. Il me fit un signe de tête et j’ôtai mon gant gauche, en exposant les deux moignons. Il prit ma main, caressa les cicatrices du bout des doigts.

« Vous êtes gauchère, observa-t-il.

— Fumio l’avait remarqué, lui aussi. Il m’a fallu réapprendre jusqu’aux gestes les plus simples.

— Pourriez-vous me décrire le dessin du kare-sansui que vous avez vu dans la hutte de Tominaga Noburu ? »

Je réfléchis un instant.

« Il y avait trois pierres dans un coin, deux rochers gris, bas et plats, dans le coin opposé, et derrière eux un pin miniature ayant la forme d’une cloche de temple toute bosselée.

— C’est le jardin sec “montagne et eau” de la maison de campagne de ses grands-parents près du lac Biwa, déclara Aritomo. Il a trois siècles et est célèbre dans tout le Japon. »

Il reprit après un silence :

« Tominaga-san était un grand connaisseur de l’art de placer les pierres.

— Mais il n’avait pas votre talent.

— Il le croyait, pourtant. »

Aritomo continua d’une voix si basse que je crus qu’il se parlait à lui-même :

« C’était un cousin de l’impératrice. Nous nous connaissions depuis l’âge de cinq ou six ans.

— C’est avec lui que vous vous êtes disputé sur un projet de jardin. »

J’aurais dû le comprendre plus tôt.

« Et c’est à cause de Tominaga que l’empereur a dû vous renvoyer. »

Voyant qu’il gardait le silence, j’ajoutai :

« Il était absurde de vous quereller à propos d’un jardin.

— Il ne s’agissait pas seulement d’un jardin, mais de nos convictions respectives. Il était toujours inflexible dans ses opinions et ses principes. Je lui ai dit un jour qu’il ferait un bon soldat.

— Il ne devait pas être si strict que cela. En m’aidant à m’échapper, il a désobéi aux ordres.

— Un tel geste ne lui ressemblait vraiment pas. Il a toujours soutenu sans réserve notre gouvernement. Il était absolument dévoué à l’empereur, à nos dirigeants.

— Il n’a jamais rien dit de mal sur vous. En fait, il faisait souvent l’éloge des jardins que vous aviez créés. »

Le visage d’Aritomo sembla vieillir d’un coup.

« Mais ce qu’il a fait aux prisonniers… à vous tous… »

Il se tut un instant puis demanda :

« Vous n’en avez jamais parlé à personne ?

— J’ai essayé un jour d’en parler à mon père, mais il n’avait pas envie d’entendre ces choses. Mon frère non plus.

— Et vos amis ?

— J’étais comme coupée du monde que j’avais connu. Il n’y avait plus d’ombre à mes pieds. J’avais l’impression de me mouvoir dans un paysage à la fois familier et méconnaissable. J’ai tellement peur, parfois… J’ai peur d’éprouver cette impression jusqu’à la fin de mes jours.

— Vous êtes encore là-bas, dans le camp. Vous n’avez pas réussi à le quitter.

— Oui, une partie de moi est encore prisonnière là-bas, enterrée vivante avec Yun Hong et les autres prisonniers, dis-je avec lenteur. Une partie de moi que j’ai dû abandonner… »

Je me tus. Aritomo ne me pressa pas.

« Peut-être que si je pouvais retourner au camp et libérer cette part de moi-même, je me sentirais de nouveau entière.

— D’après ce que vous dites, le camp et la mine pourraient aussi bien se trouver juste de l’autre côté de ces montagnes, observa-t-il en regardant au loin.

— Ils n’étaient pas situés si haut. Et l’endroit était très chaud et humide. »

Je respirai profondément.

« L’air n’avait pas du tout cette… cette pureté.

— Avez-vous essayé de retrouver votre camp ?

— Je n’ai rien fait d’autre, dès que j’ai repris des forces. Je voulais trouver l’endroit où Yun Hong avait été tuée. Je voulais la libérer, elle et tous ceux qui étaient morts avec elle. Faire en sorte qu’ils aient une vraie sépulture. Mais personne n’avait entendu parler de ce camp, parmi tous les Japonais, les prisonniers de guerre et les soldats auxquels j’ai parlé. »

En grattant les moignons de ma main, je me rendis compte que je n’avais pas remis mes gants. Je fus surprise de ne pas me sentir embarrassée pour autant.

« J’ai visité un grand nombre de kampong d’orang asli, en leur décrivant à chaque fois le village où l’on m’avait porté secours, mais personne ne savait rien de ces aborigènes qui m’avaient sauvée.

— À votre avis, que contenaient les boîtes cachées dans la mine ? demanda-t-il.

— Nous pensions qu’il s’agissait d’armes et de munitions. Mais plus tard, quand la rumeur se répandit que le Japon allait perdre la guerre, j’ai trouvé étrange que ces armes restent inutilisées.

— Quelques mois avant que nos soldats débarquent en Malaisie, Tominaga est venu me voir. »

Je le regardai avec stupeur.

« Il est venu ici ? Que voulait-il ?

— Il m’a offert la roue à eau de la part de l’empereur. »

Aritomo observa les lignes sur ses paumes.

« Si cela peut être une consolation pour vous, même minime, je peux vous assurer que Tominaga n’a pas violé votre sœur. Il a toujours préféré les hommes, depuis toujours. Je crois qu’il est allé voir votre sœur car il pensait que vous ne seriez pas partie sans elle.

— Mais je suis partie sans elle. Je l’ai abandonnée.

— C’était ce qu’elle voulait. Vous avez été fidèle à votre promesse. »

Assis sur ce banc, nous écoutâmes les voix des nonnes vieillissantes reléguées dans ce temple voué à l’oubli. Peut-être exhortaient-elles les nuages à venir les emporter, quand l’heure serait venue pour elles de quitter ce monde.

 

Pendant plusieurs jours, après notre retour du Temple des Nuages, je me sentis agitée, incapable de me concentrer sur mon travail à Yugiri. En révélant à Aritomo ce qu’avait vécu ma sœur, j’avais l’impression d’avoir trahi la promesse que je lui avais faite de garder secrètes ses souffrances.

Aritomo semblait sur le qui-vive. Je le voyais à sa façon de lever légèrement son visage chaque matin, au début de notre séance de kyudo, comme s’il sentait le vent ou écoutait un bruit dans les arbres. Il se mit à pleuvoir plus fort et plus longtemps au fil des jours, parfois plusieurs heures de suite. Néanmoins, Aritomo nous pressait de travailler au jardin dès que la pluie cessait, et il nous réprimandait si nous mettions trop de temps à terminer les tâches qu’il nous confiait.

Il nous demanda d’étêter les pins entourant son jardin. Étant la plus légère, je fus sanglée dans un harnais avant d’être hissée à dix mètres du sol. Les aiguilles de pin m’égratignaient les joues et les bras, et j’avais du mal à entendre à travers le vent la voix d’Aritomo me criant ses instructions. Au bout de dix minutes, je le vis faire signe aux coolies de me redescendre. En tendant le cou derrière moi, je constatai que le ciel s’était assombri.

Nous courûmes vers sa maison, où nous arrivâmes juste à temps. Debout côte à côte sur l’engawa, nous regardâmes le monde retourner à l’état liquide. Les montagnes, la jungle, le jardin, tout disparut dans la pluie.

La maison était plongée dans un crépuscule insolite. Des éclairs sillonnaient les pièces en illuminant les écrans en papier de riz, tels des esprits traversant les mondes. Aritomo se rendit dans son bureau et alluma la lampe sur la table. Je remarquai qu’il ne s’était pas incliné devant le portrait de son empereur. En fait, la photographie n’était plus accrochée au mur.

« La mousson a commencé, dit-il. Il n’y aura plus beaucoup de travail dans les mois à venir.

— Il ne pleuvra pas tout le temps », répliquai-je d’un ton léger.

J’essayais de masquer mon inquiétude à l’idée qu’il puisse me dire que mon apprentissage avec lui était terminé. Je savais que je n’étais pas encore en mesure de créer mon propre jardin.

« Écoutez ça. »

Au-dessus de nos têtes, la pluie chassée par le vent assaillait les tuiles du toit. Le jardin, la maison, l’espace entre nous, tout devint comme une chanson couverte par un déchaînement d’électricité statique.

« Vous voulez que je quitte Yugiri ? lançai-je.

— Non, je veux créer un tatouage pour vous. »

L’avais-je bien entendu dans le tumulte de la pluie ?

« Un tatouage ! Comme celui que vous avez fait pour Magnus ?

— Vous ne comprenez pas. »

Il ouvrit et ferma les doigts plusieurs fois.

« Il s’agira d’un véritable horimono, qui couvrirait tout le haut de votre corps.

— Vous êtes fou, Aritomo. »

Je le fixai d’un air incrédule.

« Avez-vous pensé à la vie qui m’attendrait, si quelqu’un apprenait que j’avais une chose pareille sur mon corps ?

— Si l’opinion des gens vous importait, vous ne seriez jamais venue me voir.

— Vous disiez que vous aviez renoncé au tatouage.

— Le désir m’en est revenu, depuis quelque temps. »

Il plia ses doigts, dont les articulations me parurent plus enflées que dans mon souvenir.

« La douleur empire à vue d’œil. Je veux faire un horimono, Yun Ling. L’occasion ne s’est jamais présentée. Je n’ai jamais trouvé quelqu’un qui convienne. »

Il se plaça derrière la cage à oiseaux vide et regarda à travers ses barreaux. Son visage m’apparut divisé en bandes étroites. Il donna une chiquenaude à la cage, qui commença à tournoyer. Cette fois, son visage paraissait déformé.

« Réaliser un petit tatouage ne m’intéresse pas. Mais un horimono… »

La cage s’immobilisa peu à peu, cependant ses barreaux continuaient de projeter leurs ombres mouvantes sur les murs. J’avais l’impression d’être à l’intérieur d’une lanterne magique, de regarder le monde tourner autour de moi sur un écran en papier de riz.

« Recevoir un horimono est un grand honneur, poursuivit Aritomo. Au Japon, on vous demanderait des lettres de recommandation et le horoshi vous interrogerait longuement avant de décider s’il consent à travailler sur vous. »

La cage en bambou craqua doucement quand il arrêta d’un geste son tournoiement. Il me sembla que les murs continuaient de tourner pendant quelques secondes. Il s’avança vers moi.

« À quelle sorte de motifs pensez-vous ? demandai-je.

— Le horoshi en discute avec son client avant de prendre une décision.

— Et comment se décident-ils ?

— Certains horoshi conservent des dessins ou des photos des tatouages qu’ils ont déjà créés.

— Montrez-moi les vôtres.

— Je n’ai jamais gardé de tels documents. Je n’avais pas envie qu’ils traînent n’importe où. De toute façon, je n’ai jamais réalisé de horimono. »

Il réfléchit un instant puis alla s’agenouiller devant une commode dans un coin de son bureau. Il en sortit la boîte contenant les estampes qu’il m’avait déjà montrées et les déploya sur la table.

« La plupart des maîtres du tatouage sont aussi des spécialistes de l’estampe, déclara-t-il. Ces deux arts exigent fondamentalement les mêmes talents. Les horoshi puisent souvent leur inspiration dans le Suikoden.

— Comment procède-t-on ? »

Il plaça un ukiyo-e sur son bureau. Ses doigts survolèrent l’estampe, aussi légers qu’une libellule effleurant un étang, tandis qu’il m’expliquait que la première étape du tatouage était le suji, consistant à tracer les contours au pinceau. Le contour était ensuite tatoué avant l’étape suivante, le bokashi, à savoir l’application des couleurs.

« Il existe deux manières de procéder au bokashi. Pour obtenir des couleurs plus sombres, j’aurai besoin de davantage d’aiguilles. Dans ce cas, l’encre pénètre votre peau en couche égale. On tient les aiguilles comme ceci… »

Il serra les doigts, comme pour représenter la tête d’un oiseau en ombre chinoise, puis piqueta rapidement ma poitrine en un mouvement vertical.

« Pour créer des ombres comme ici, continua-t-il en m’indiquant les pétales de camélia dans le coin de l’estampe, c’est plus délicat. L’encre doit pénétrer votre peau à des niveaux différents. J’aurai besoin de moins d’aiguilles, que je tiendrai obliquement. »

Je me sentais bercée par sa voix lente, ses explications prosaïques.

« Le horimono s’inscrit dans un cadre. Il peut aussi se confondre avec la peau autour de lui, en donnant un akebono mikiri, un motif “point du jour”.

— Le point du jour… », chuchotai-je.

J’imaginais comme une frontière invisible, un ciel que venait seule borner une barrière de lumière.

« Y a-t-il des risques ? demandai-je.

— Eh bien… autrefois, quand le cadmium entrait dans la composition de l’encre rouge, les clients pouvaient avoir des fièvres et des douleurs. Certains se sont plaint que leur peau tatouée empêchait la transpiration et qu’ils n’avaient jamais chaud, même en période de canicule.

— Comme un reptile. Combien de temps faudrait-il pour mener à bien le tatouage ?

— La plupart des gens ne peuvent supporter qu’une séance d’une heure par semaine. »

Il s’interrompit pour calculer dans sa tête.

« Un horimono comme celui auquel je songe nécessitera, disons, entre vingt et trente semaines. La moitié d’une année. Peut-être moins.

— Je vais y réfléchir, déclarai-je prudemment. Si le tatouage… le horimono… »

Je préférais employer le mot japonais, qui n’avait pas les mêmes connotations.

« … si le horimono ne couvre que mon dos. »

Il hésita un instant.

« Montrez-moi votre corps.

— Fermez les volets.

— Il faudrait être idiot pour sortir par un temps pareil. »

Je le regardai en silence et il finit par s’exécuter. De temps à autre, le bruit de la pluie sur le toit se modifiait au gré du vent pour reprendre l’instant d’après, sur un rythme irrégulier qui semblait s’accorder à ma respiration.

Aritomo déboutonna lentement mon chemisier puis me retourna en le faisant glisser sur mes épaules. Tandis qu’il dégrafait mon soutien-gorge, je me frottai les bras pour me réchauffer un peu. Nous avions été si souvent nus l’un devant l’autre, mais je me sentais gênée, debout dans son bureau. Il posa mes vêtements sur le dossier d’une chaise et alluma une autre lampe, qu’il braqua sur moi. Je m’abritai les yeux, mais la chaleur sur ma peau nue me fit du bien.

Il se mit à tourner autour de moi et je pivotai, comme une lune attirée dans l’orbite d’une planète.

« Ne bougez pas, dit-il. Et tenez-vous droite. »

Je rentrai les épaules en levant mes seins et mon menton. Il commença par me toucher avec douceur, puis il pressa ses pouces dans mon dos. Comme je tressaillais, il s’arrêta, mais je lui fis signe de continuer. Ses mains s’attardèrent sur les cicatrices des coups que j’avais reçus dans le camp. Je sentis le bout de ses doigts caresser les marques.

« Je vous peindrai à partir d’ici jusque là, déclara-t-il en traçant une courbe le long de mes épaules jusqu’à l’endroit où mon dos se creusait au-dessus des fesses. Le horimono ne sera pas visible sous vos vêtements.

— La douleur est-elle supportable ?

— Vous avez enduré bien pire. »

Je me détournai et me rhabillai rapidement. J’arrangeai le col de mon chemisier, me recoiffai d’une main.

« Vous ne l’avez jamais fait sur personne ? Pas même sur votre femme ?

— Vous serez la seule, Yun Ling. »

Le papier des estampes craqua légèrement quand je les saisis, comme si les démons imprimés dessus s’efforçaient d’échapper à leur prison infernale. Je les reposai précipitamment.

« Je ne veux pas d’images pareilles sur moi.

— Elles ne signifient rien pour vous, concéda-t-il.

— Que suggérez-vous donc ? »

Il resta un instant silencieux.

« Le horimono pourrait être un prolongement du Sakuteiki. J’y mettrais les idées que j’ai accumulées au fil des ans, les choses dont vous devriez vous souvenir pour créer un jardin.

Les possibilités prenaient forme dans mon esprit, comme un arbuste négligé auquel la taille restitue un aspect reconnaissable.

— Les choses que je ne trouverai jamais dans un livre ou auprès d’un autre jardinier.

— Oui.

— D’accord. »

Il semblait si facile d’accepter de le laisser me tatouer. Je me demandai lesquelles de mes robes je ne pourrais plus jamais porter.

« Il n’est pas rare que les gens changent d’avis et abandonnent avant que le horimono soit achevé, dit Aritomo. Je veux être certain de pouvoir mener mon œuvre à terme. »

Je me dirigeai vers la fenêtre et ouvris les volets. Je reçus en plein visage une bouffée d’air froid et humide. L’orage s’était momentanément calmé. Les nuages au-dessus des montagnes déployaient leurs volutes grises ou argentées. J’avais l’impression d’être une pêcheuse de perles au fond de l’océan, contemplant les vagues silencieuses qui battaient le rivage rocheux très loin au-dessus de moi.