Une rangée de voitures étaient garées devant le Smokehouse Hotel quand j’arrivai avec Aritomo, juste après midi. Après la pénombre du hall, la lumière sur la terrasse était pénible. Je m’abritai les yeux pour regarder autour de moi. On avait installé des tentes au cas où il pleuvrait, mais le ciel était limpide. Les quatre musiciens eurasiens de l’orchestre d’Errol Monteiro, venus de Penang, jouaient sur une estrade basse décorée de banderoles blanches. Je connaissais la plupart des invités. Quelques-uns nous regardèrent puis détournèrent les yeux en hâte. On devait maintenant savoir d’un bout à l’autre des Cameron Highlands que je vivais avec Aritomo. Magnus quitta un groupe d’invités pour s’avancer vers nous à grands pas.
« Mon vieil ami, lança Aritomo avec un sourire en s’inclinant devant lui.
— Ja, soixante-treize ans aujourd’hui, répliqua Magnus en faisant une grimace. Quand je pense que je n’avais même pas soixante ans lors de notre première rencontre ! »
Les deux hommes se regardèrent, en songeant peut-être à cet instant où ils avaient fait connaissance dans un jardin de Kyoto. Je me dis qu’il était vraiment étonnant qu’ils soient devenus amis, même si Emily avait déclaré lors de la fête du milieu de l’automne que la guerre avait distendu leurs liens.
« Joyeux anniversaire, Magnus, dis-je en lui tendant une boîte emballée dans du papier marron et attachée avec un ruban. C’est de la part de nous deux.
Il secoua doucement la boîte.
« Dans les premières années de notre mariage, Emily me grondait toujours si j’ouvrais le moindre cadeau avant que les invités soient tous partis. Elle disait que seuls les ang-moh pouvaient avoir d’aussi mauvaises manières. »
Je remarquai sur une table derrière lui une pile de cadeaux, tous encore dans leur emballage.
« Cette coutume chinoise a du bon, observai-je. Elle vous évite d’être obligé de faire comme si le cadeau vous plaisait quand vous l’ouvrez.
— Alors, qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en approchant la boîte de son oreille et en la secouant.
— Nous avons acheté de quoi bâiller, répondis-je en riant. Je vous laisse bavarder, Messieurs. »
L’orchestre jouait avec entrain Tuxedo Junction. Me frayant un chemin dans la foule, je pris au passage une flûte de champagne sur le plateau d’un serveur tout en saluant les gens que je connaissais. La musique se détachait sur les conversations et les rires. L’ambiance était insouciante, optimiste. Les mesures de Templer semblaient faire leur effet. Le nombre d’attentats communistes avait été divisé à peu près par deux. Les zones « blanches » étaient maintenant plus nombreuses que les « noires », et le couvre-feu avait été levé presque partout.
« Vous connaissez la nouvelle ? me lança Toombs en élevant la voix pour couvrir la musique. On a encore tué un terroriste ! Manap le Jap !
— Je suis au courant. »
Le commandant du dixième régiment avait été abattu par une patrouille de Gurkhas quelques jours plus tôt. Fils d’une Malaise et d’un Japonais, Manap avait sa tête mise à prix pour soixante-quinze mille dollars.
À côté d’un ramboutan en fleur, je trouvai un coin tranquille et ombragé pour savourer mon verre à l’écart de la foule. Aritomo m’avait semblé préoccupé, pendant le trajet en voiture. Cela faisait plus d’une semaine que j’avais accepté de me faire tatouer par lui. Il n’avait plus parlé du horimono depuis lors, et je n’avais pas abordé le sujet. En regardant les gens bavarder en riant de l’autre côté de la pelouse, je me demandai s’ils seraient horrifiés d’apprendre qu’un tatouage allait bientôt recouvrir mon dos. J’essayai d’imaginer ce que Yun Hong aurait dit, mais je découvris que je ne me rappelais plus son visage ni même le son de sa voix. Je repensai au camp, à la dernière fois où je l’avais vue, et peu à peu son visage m’apparut de nouveau. J’étais allée la voir à la fenêtre de sa hutte, en lui apportant une mangue mûre. Cela faisait plus de trois semaines que je n’avais pas réussi à la voir, et je fus atterrée par sa pâleur dans la pénombre. Elle refusa de me dire ce qui n’allait pas, mais j’insistai tellement qu’elle finit par m’avouer qu’elle était tombée enceinte. Le docteur Kanazawa avait procédé à l’avortement deux jours plus tôt. Je n’eus plus jamais l’occasion de la voir, de lui parler. Tominaga m’avait fait sortir clandestinement du camp peu après.
Tandis que j’essuyais mes larmes, je vis Frederik s’avancer vers moi.
« Te voilà ! s’exclama-t-il.
— Magnus ne m’avait pas dit que tu serais là, répliquai-je en me forçant à parler d’un ton léger.
— Je viens juste d’arriver. »
Je ne l’avais pas revu depuis près d’un an. Il semblait plus halé, et je ne me souvenais pas qu’il avait l’air si dur. Je pointai le doigt vers les balafres sur ses joues.
« Que s’est-il passé ?
— Une embuscade. »
Je l’observai rapidement.
« Tu n’as pas eu de blessures graves, j’espère ?
— Ce ne sont que des égratignures. Rien à voir avec toi. »
Son regard se posa sur mon visage, parcourut mon corps en s’attardant sur ma cuisse puis revint à mon visage.
« J’ai appris que tu avais été attaquée. Je n’ai pas obtenu de congé pour te voir. C’était une période folle. As-tu reçu ma carte ?
— Oui. Et les lys. Ils étaient magnifiques. »
Je voulais lui montrer combien j’étais reconnaissante pour sa sollicitude, et j’eus soudain une idée.
« Combien de temps restes-tu ?
— Je suis ici pour deux jours.
— Nous avons presque fini le travail à Yugiri. Si tu es libre demain en début de matinée, je t’emmènerai visiter le jardin.
— Je l’ai déjà vu. Le matin où je suis allé là-bas en voiture pour te ramener à Majuba. C’était notre première rencontre. »
Manifestement, il m’en voulait de sembler l’avoir oublié.
« Oh, oui. Mais le jardin n’était pas terminé, à l’époque.
— Je ne sais pas s’il était terminé ou non, mais il donnait l’impression d’un endroit fabriqué, artificiel.
— Dans ce cas, tu n’as pas compris de quoi il retournait.
— Des jardins comme celui de cet homme visent à manipuler nos émotions. Je trouve ça malhonnête.
— Vraiment ? ripostai-je. On peut dire la même chose de n’importe quelle œuvre d’art, de n’importe quel ouvrage littéraire ou morceau de musique. »
J’avais travaillé extrêmement dur dans ce jardin, et j’étais irritée que quelqu’un le dénigre ainsi.
« Si tu n’étais pas si stupide, tu comprendrais qu’il ne s’agit nullement de manipuler tes émotions, mais de les éveiller à une dimension supérieure, hors du temps. Chaque pas que tu fais à Yugiri est censé t’ouvrir l’esprit, te mener au cœur d’un état contemplatif.
— On m’a dit que tu vivais avec le Jap, maintenant. »
La raison de son agressivité devenait évidente.
« Je couche avec lui, si c’est ce que tu essaies de me demander.
— C’est ce que je voulais savoir, en effet. »
Je me détournai de lui et me dirigeai vers les invités sur la pelouse.
« La première fois que j’ai entendu son nom, j’avais dix-sept ans, lançai-je. C’est presque la moitié de ma vie. »
Ma colère se dissipait, remplacée par une profonde tristesse à l’idée de tout ce que j’avais perdu.
— C’était bien plus que ça. »
Emily et Magnus montèrent sur l’estrade sous un tonnerre d’applaudissements. L’orchestre s’arrêta au beau milieu d’une chanson pour jouer les premières mesures de Happy Birthday. Les acclamations redoublèrent. Frederik me regarda, puis s’éloigna dans la foule.
Juste au-dessus de ma tête, une toile d’araignée abandonnée, en lambeaux, pendait à une brindille. Je me rappelai l’histoire qu’Aritomo m’avait racontée sur cet assassin grimpant à un fil de toile d’araignée pour s’échapper de l’enfer.
Je tendis la main pour enlever la toile de la brindille, mais je m’arrêtai juste avant de la toucher.
Je fus taciturne, pendant le dîner, et Aritomo ne parla pas beaucoup plus. Quand nous sortîmes de la salle à manger, nous n’avions guère fait honneur au repas.
Une fois seule dans la chambre, j’ôtai mon chemisier, mon soutien-gorge et ma jupe pour revêtir un peignoir de soie. Je sortis pieds nus dans le couloir.
La maison était plongée dans l’obscurité. Je fus attirée par une faible lumière émanant de la pièce au bout du couloir. Je m’arrêtai devant la porte ouverte pour regarder autour de moi. De l’eau ruisselait des avant-toits, les pierres de la cour luisaient faiblement. Cette vision me rappela notre périple dans la grotte des salanganes. L’autre bout du couloir, que je venais à peine de quitter, me parut lointain. Resserrant la ceinture de mon peignoir, je pénétrai dans la pièce.
Aritomo était assis en position seiza. Un brasero répandait sa chaleur dans la pièce. Un drap de coton lisse et blanc était étalé sur les tatamis. Dans un encensoir de cuivre, un bâton de santal laissait échapper une volute de fumée. Je m’assis face à Aritomo, dans la même position. J’y étais habituée, désormais. Je n’avais plus l’impression que mes chevilles et mes tibias se déchiraient lentement. Posant nos mains sur le tatami, nous échangeâmes un regard avant de nous incliner.
Il remplit un bol de saké et me le tendit. Je secouai la tête, mais il insista.
« Depuis deux jours, le Japon n’est plus occupé par les Américains. »
Il leva son bol. L’imitant à contrecœur, je bus d’une traite. L’alcool me brûla la gorge et me mit les larmes aux yeux.
Je me levai, ouvris mon peignoir avec lenteur et le laissai glisser à terre. Le froid glaça ma peau, mais le saké me réchauffait. Il m’observa un instant, puis il prit une grande serviette blanche pour la nouer autour de ma taille. Il me dit de m’allonger à plat ventre sur le drap de coton. Après avoir plié soigneusement mes vêtements sur le tatami, il s’agenouilla à côté de moi. Il tenait d’une main un plateau de bois où s’alignaient ses instruments. Ses mouvements étaient pleins de décision et d’assurance, comme lorsqu’il travaillait dans son jardin. Il laissa couler de ses doigts un peu d’eau dans un encrier de pierre, où il plongea un bâtonnet. Je respirai l’odeur fuligineuse de l’encre fraîche. Pour un peu, j’aurais pu me croire dans le bureau d’un érudit, à le regarder s’exercer à la calligraphie.
Il essuya mon dos avec une serviette, puis trempa un pinceau dans l’encrier en le pressant contre la paroi pour ôter l’encre superflue et lui donner la bonne épaisseur. Il dessina sur la peau de mon épaule gauche, d’une main rapide et légère. Quand il eut terminé, il me demanda de me redresser. Il promena un grand miroir au-dessus de l’épaule pour que je voie le résultat.
Les contours noirs de plusieurs fleurs se détachaient sur ma peau – des camélias, des lotus et des chrysanthèmes. Je lui pris le miroir. Tandis que j’examinais mon dos, il alluma une bougie et la posa entre nous. Ouvrant un petit coffret de bois, il ôta le compartiment supérieur pour dégager celui de dessous, où étaient disposées des aiguilles scintillant dans la lumière. Il en choisit quatre ou cinq, coupa avec ses dents un morceau de fil autour d’une bobine et attacha les aiguilles à un bâtonnet de bois. Me faisant signe de m’allonger de nouveau, il les fit passer plusieurs fois à travers la flamme de la bougie. Les ombres sur l’écran en papier de riz se mirent à vaciller, et l’espace d’un instant j’eus l’impression d’être devenue un personnage du wayang kulit, ce théâtre d’ombres où les Malais jouaient les pièces avec des poupées en cuir à la lueur d’une lampe à pétrole.
Il noircit les aiguilles en les frottant contre le pinceau gorgé d’encre. Tendant la peau de mon épaule avec les doigts, il fit pénétrer les aiguilles.
Même s’il m’avait prévenue, je ne pus retenir un cri de douleur en sentant la première d’innombrables piqûres. Mes doigts se crispèrent sur le drap.
« Ne bougez pas », dit-il.
Je tentai de me lever, mais il me maintint avec sa main et continua ses incisions. J’étouffai mes gémissements et luttai contre les larmes en fermant les yeux, mais elles coulèrent à travers mes paupières. À chaque nouvelle morsure de l’aiguille, mon corps tressaillait. J’avais l’impression que ma peau se déchirait peu à peu.
« Arrêtez de remuer comme ça. »
Il essuya de nouveau mon dos et je me retournai pour regarder. La serviette blanche était maculée de taches rouges et humides.
« Il y avait un ingénieur japonais au camp, qui s’appelait Morokuma. Il collectionnait les tatouages. »
Ma voix était rauque et je me raclai la gorge.
« Les prisonniers qui en avaient un le lui montraient en échange de cigarettes. »
Aritomo enfonça de nouveau les aiguilles dans ma peau et je réprimai un cri.
« Il les photographiait. Plus tard, quand il fut à court de pellicule, il les dessinait dans un carnet. Un jour, il me demanda de lui traduire les mots figurant dans un tatouage. Je commis l’erreur de lui donner le sens exact. »
Les mains d’Aritomo s’immobilisèrent au-dessus de mon dos.
« Que s’est-il passé ?
— Le tatouage était celui de Tim Osborne, un planteur d’hévéas. Il représentait une baïonnette au-dessus de laquelle était écrit : God Save The King. Morokuma le copia dans son carnet, puis il informa le commandant du camp. Tim avait cinquante-sept ans, mais cela ne les empêcha pas de le rouer de coups. »
Je m’interrompis un instant.
« Ils ont découpé le morceau de peau où se trouvait le tatouage sur son bras et ils l’ont brûlé devant nous. Tim est mort deux jours plus tard. »
Dehors, un souffle de vent agita les baguettes de cuivre du carillon suspendu sous l’avant-toit. La flamme de la bougie vacilla, faisant trembler les ombres sur le mur. L’espace d’un instant, je sentis de nouveau une odeur de peau brûlée.
Pendant environ une heure, Aritomo travailla en silence. Contrairement à ce que j’avais espéré, la douleur ne s’émoussa pas. Puis il s’assit enfin sur les talons et poussa un long soupir. Replaçant ses instruments sur le plateau, il entreprit de laver mon dos en le tamponnant avec la serviette. Sa touche était légère, mais le tissu irritait ma peau.
« Cela suffit pour ce soir », déclara-t-il.
Je me levai péniblement et fis le tour de la pièce pour me dégourdir les bras et les jambes. Les mains d’Aritomo et même ses poignets étaient barbouillés d’encre noire. Ses doigts étaient raides, et je me rendis compte qu’ils lui faisaient mal.
« Tout va bien ? demandai-je.
— La douleur passera vite. »
Je pris le miroir et le tins au-dessus de mon dos. En voyant le reflet, je poussai un cri.
« C’est horrible à voir ! » m’exclamai-je.
Il avait nettoyé l’encre et le sang, mais ma peau était irritée, meurtrie, et commençait déjà à enfler. Un réseau de lignes recouvrait ma peau. Tandis que je regardais ce carnage, des gouttes de sang emperlaient mes plaies et se rassemblaient sur la peau avant de s’écouler le long de mon dos, en un sillage visqueux d’un rouge éclatant. Cela ne ressemblait en rien aux tatouages que j’avais pu voir, pas plus qu’aux estampes d’Aritomo, et je me demandai s’il m’avait menti sur ses talents de tatoueur.
« Tant que le tatouage ne sera pas terminé, il aura cet aspect », assura-t-il.
Il écarta ma main.
« Arrêtez de le gratter. Il faut qu’il cicatrise. »
Il m’aida à revêtir une robe légère en coton. L’étoffe collait à mon dos et me brûlait.
« Je pensais qu’il y aurait plus de sang, dis-je.
— Seuls des horoshi inexpérimentés infligent une douleur excessive ou font saigner inutilement. »
Il me regarda un instant, mais je sentais qu’il avait l’esprit ailleurs.
« Qu’est-ce qui ne va pas ?
— J’avais oublié combien c’était grisant, non seulement pour celui qu’on tatoue mais pour l’artiste lui-même.
— Je ne dirais pas que je suis grisée.
— Encore quelques séances et vous changerez d’avis. »
Quand je sortis dans le couloir, il était plongé dans l’obscurité. Désorientée, je suivis Aritomo jusqu’à la salle de bains à l’arrière de la maison. La cuve en bois de cèdre était remplie d’une eau brûlante, qui répandait dans la pièce de la vapeur et une odeur de propreté. Aritomo vérifia la température de l’eau puis prit ma main pour m’aider à rentrer dans la cuve.
« Restez là jusqu’à ce que ça refroidisse, dit-il. Votre peau guérira plus vite. Tenez-vous droite, ne vous adossez pas. »
Comme il faisait mine de partir, je le tirai par le bras.
« Venez avec moi. »
Il leva les mains.
« Laissez-moi d’abord me laver. »
Je m’enfonçai dans la cuve et mon corps perdit peu à peu sa raideur dans l’eau, à laquelle se mêlaient l’encre et le sang s’écoulant de ma peau.