Chapitre 22

Quand la mousson commença, Aritomo congédia les coolies en leur disant de ne revenir qu’à la fin de la saison des pluies. Il ne resta plus que nous deux pour veiller sur le jardin. Dans les intervalles entre les pluies, je réparais les dégâts des orages en taillant et en nettoyant. Tandis que je travaillais au côté d’Aritomo, je trouvais apaisant d’être ainsi coupés du monde extérieur.

Il me tatouait la nuit, pendant que la pluie martelait le toit. Après avoir achevé le contour du chrysanthème sur mon épaule, il continua en descendant le long du dos. Je fis installer une psyché dans la pièce. Les fines lignes noires des tatouages couvrirent bientôt mon corps, telles des courbes de niveau sur une carte. Comme lorsqu’il élaborait son jardin, il dessinait sur ma peau sans avoir fait d’esquisse préalable sur le papier. Il dut attendre que les croûtes soient tombées pour passer à l’étape suivante. Mon dos était continuellement irrité. Il m’exhorta plus d’une fois à ne pas gratter les tatouages, de peur que je ne les endommage avant que la peau soit guérie.

Après chaque séance, je m’immergeais dans la cuve de bois, le menton sur la surface de l’eau, le visage en sueur sous l’effet de la vapeur. Après une séance particulièrement longue, j’examinai mon dos dans le miroir de la salle de bains. Aritomo avait commencé à colorer les tatouages en des dégradés délicats de gris et de bleu, comme si des nuages de fumée voilaient ma peau.

Constatant que je pouvais supporter la douleur, il se mit à travailler au horimono beaucoup plus longtemps. Les séances se prolongeaient si tard dans la nuit que j’avais l’impression que la lampe de la pièce était la seule lumière brillant encore dans les montagnes.

*

La température tombait souvent à moins dix degrés après le coucher du soleil, dans les Highlands. Même si les pluies de mousson rendaient les nuits plus froides, je m’asseyais souvent après le dîner avec Aritomo sur la véranda dont les stores de bambou étaient remontés jusqu’à l’avant-toit. Nous n’allumions jamais la lumière, pour mieux sentir la présence du jardin.

Tandis que les oiseaux tok-tok lançaient leurs appels obsédants, de la vapeur commença à s’élever de la bouilloire sur le brasero près de la table. Aritomo mit quelques feuilles de thé dans une théière d’argile. Il regarda fixement l’intérieur de la boîte à thé.

« Il en reste juste assez pour une dernière infusion.

— Le Parfum de l’Arbre solitaire ? Vous n’en avez pas d’autre dans la cuisine ?

— Non. »

Il ferma la boîte, la posa et remplit la théière d’eau bouillante. Après avoir agité l’eau dans la théière, il la lança dans l’herbe par-dessus la véranda, d’où s’éleva une vapeur légère. Puis il remplit de nouveau la théière et me versa un bol.

« Pourquoi videz-vous toujours la théière une première fois ? » demandai-je.

Cela me paraissait un tel gaspillage, surtout maintenant.

« Pour enlever la saleté des feuilles, bien sûr, répondit-il. Nous avons un dicton à ce sujet : La première infusion ne convient qu’à vos ennemis.

— Vous l’avez fait aussi lors de ma première visite ici, observai-je en souriant.

— Je ne savais pas ce que vous étiez pour moi », dit-il.

Il ne souriait pas.

« Mais maintenant, vous le savez ?

— Votre thé va refroidir. »

À chaque gorgée, j’eus l’impression qu’une mélancolie infusée dans les feuilles pénétrait en moi. Quand la théière fut vide, je déclarai :

« Je voudrais que nous fassions une séance de plus par semaine. Nous pourrions en avoir trois, ou même quatre.

— Vous aussi vous trouvez cela grisant à présent. Ne soyez pas gênée. C’est toujours comme ça. »

Il disait vrai. Je m’étais mise à attendre avec impatience de découvrir ce qu’il allait peindre sur mon corps. Et même la douleur m’était un plaisir, car pendant ces heures où ses aiguilles parcouraient ma peau le tumulte de mes pensées s’apaisait. Je me demandais avec inquiétude ce qui se passerait après la dernière incision, quand chaque pore serait recouvert de son voile d’encre.

« Le horimono avance plus vite que je ne l’avais prévu, dit Aritomo. Je pourrai commencer l’application des couleurs dans un jour ou deux. Espérons que nous aurons fini avant la fin de la mousson.

— Vous semblez pressé d’en avoir terminé.

— L’état d’urgence touche à sa fin. Une nouvelle zone a été déclarée “blanche” aujourd’hui.

— On croirait presque que vous êtes déçu.

— La vie est restée pour ainsi dire en suspens, pendant l’état d’urgence. J’ai souvent l’impression de me trouver à bord d’un bateau à destination du bout du monde. Je me vois dans cet espace vide entre les deux pointes d’un compas de cartographe.

— Cet espace vide n’existe que sur les cartes, Aritomo.

— Sur les cartes, et aussi dans les souvenirs. »

Il souffla sur ses mains.

« Un des effets étranges du tatouage, c’est que le hari ne fait pas jaillir seulement le sang mais aussi les pensées cachées en nous. »

Levant les yeux vers moi, il demanda :

« Qu’avez-vous fait dans le camp, en réalité ?

— J’ai fait ce qu’il fallait pour survivre.

— Cela signifiait-il aussi collaborer avec les Japonais ? »

La nuit était devenue plus froide. Il y eut un long silence avant que je puisse parler.

« Je donnais des informations à Fumio. Je lui disais qui projetait de s’échapper, qui construisait une radio et où elle était cachée. On me battait comme les autres mais j’avais droit à des rations plus abondantes, à des médicaments. Yun Hong a découvert la vérité. Elle m’a implorée d’arrêter, mais j’ai refusé. »

Un hibou passa devant la véranda, pareil à l’ombre d’un souvenir perdu.

« Je l’ai abandonnée, dis-je. J’ai abandonné Yun Hong là-bas. »

Aritomo tendit la main vers le brasero et ouvrit sa petite porte. Il s’accouda pour souffler sur le feu, en faisant s’envoler des étincelles dans la nuit.

 

Au début, je crus que les coups de feu étaient des souvenirs s’invitant dans mes rêves, mais ils continuèrent après que j’eus ouvert les yeux en une succession irrégulière de détonations lointaines. D’après la lumière laiteuse qui baignait la chambre, il devait être autour de sept heures du matin. À travers la porte coulissante à moitié ouverte, j’aperçus Aritomo sur l’engawa. Il regardait en direction de Majuba. Je m’habillai et le rejoignis. Les nuages étaient chargés de pluie et un vent violent tourmentait les feuilles des arbres. Avant que je puisse dire un mot, quatre hommes en uniforme kaki apparurent. Le premier pointa son fusil vers nous.

Aritomo se plaça devant moi. L’homme lui donna un violent coup de crosse à la joue.

Ils mirent la maison à sac, en renversant les armoires et en cassant la vaisselle dans la cuisine. J’espérai qu’ils n’avaient pas fait de mal à Ah Cheong, puis je me souvins qu’on était dimanche. Une fois qu’ils estimèrent avoir fait main basse sur tout l’argent et la nourriture de la maison, les communistes nous conduisirent à Majuba en suivant le sentier que j’avais emprunté si souvent. La jungle était remplie de cris d’insectes. Bientôt, je vis entre les arbres les versants familiers couverts de théiers. Nous sortîmes de la jungle un instant plus tard et nous dirigeâmes vers la plantation. La grille de l’enclos des coolies était ouverte. Les hommes étaient agenouillés sur l’herbe avec leurs familles, sous la surveillance de communistes armés. Les volontaires malais étaient allongés à plat ventre, immobiles. Plus loin sur la piste, des communistes emportaient des sacs de riz et des boîtes de conserve du magasin de la coopérative. En passant devant le dispensaire, nous en vîmes d’autres bourrer des sacs de médicaments et de pansements.

Le portail de la clôture de Majuba House avait été forcé. Les murs et la porte de la maison étaient criblés d’impacts de balles, les volets étaient fracassés. Des strelitzias arrachés jonchaient le gazon. Dans la maison, le parquet était couvert de débris de verre, de plâtre et de morceaux de bois, qui crissaient sous nos pas. La lumière filtrait à travers les volets brisés et les grillages déchirés. L’odeur âcre de la poudre se mêlait à une autre puanteur – Brolloks et Bittergal gisaient côte à côte sur le sol du vestibule. Le sang s’échappant des blessures de leur ventre coulait autour d’eux et rougissait leurs excréments. Dans la salle à manger, nous trouvâmes Magnus et Emily à genoux. Ils levèrent les yeux quand nous entrâmes. Du sang ruisselait d’une plaie sur le visage de Magnus. Nous fûmes contraints de nous agenouiller à côté d’eux. J’entendais les domestiques sangloter dans la cuisine au bout du couloir.

« Je suis le commandant Yap », dit un homme au visage doux d’intellectuel studieux.

Je me demandai s’il avait été professeur avant de prendre les armes contre le gouvernement.

« Que diable voulez-vous ? » lança Magnus.

Un communiste lui donna un coup de crosse à la tête. Magnus vacilla, mais ne s’effondra pas. Le communiste s’apprêtait à le frapper de nouveau, mais Emily cria :

« Arrêtez ! Arrêtez !

— Vous êtes deux chau-chibai, dit Yap en se tournant vers elle et moi. L’une est mariée à un ang-moh, et l’autre couche avec un sale Jap. »

Il claqua des doigts. Une communiste traîna un homme par les cheveux et le fit s’agenouiller d’un coup de pied. Il avait le visage tuméfié, maculé de sang et de boue.

Yap s’adressa à Aritomo.

« Inoki que voici est un de vos compatriotes. Il a combattu avec nous depuis que son pays a perdu la guerre, mais à présent il veut se rendre pour rentrer chez lui. »

Le commandant s’accroupit et approcha son visage de celui d’Aritomo.

« On entend des histoires étranges, dans la jungle. Très étranges. Inoki nous a parlé de l’or que vous, les Japs, avez volé. D’après lui, il est caché dans ces collines. Nous lui donnons donc une chance de découvrir où il se trouve.

— Les choses doivent mal tourner pour vous, si vous vous mettez à croire aux contes de fées », répliqua Aritomo.

Inoki s’approcha de lui à genoux et lui parla en japonais.

« Vous devez avoir entendu ces rumeurs, Nakamura-san, lança-t-il précipitamment d’une voix tremblante de peur. Si vous savez quoi que ce soit à ce sujet, dites-le à ces gens. Je vous en prie. »

Aritomo détourna les yeux et regarda Yap.

« Je suis jardinier, pas soldat.

— L’or de Yamashita… »

Inoki se mit à parler anglais dans sa panique, ou peut-être pour montrer aux communistes qu’il faisait de son mieux.

« Nous l’entendre souvent. L’or, Nakamura-san, l’or que général Yamashita voler. L’or de Yamashita. Oui ? Oui ?

— Ce ne sont que des rumeurs absurdes », déclara Aritomo.

Yap braqua son pistolet sur Inoki. Le Japonais se mit à geindre en tirant sur la chemise d’Aritomo, qui resta immobile et continua de soutenir le regard du commandant communiste. Mon regard effleura Aritomo, Yap, Inoki, puis revint sur Yap. Sans se départir de son air plein de douceur, il tira une balle dans la tête d’Inoki. Emily poussa un hurlement. Du sang et des fragments d’os et de chair jaillirent sur les chaises et le parquet de la salle à manger. Je sentis sur mon visage une matière chaude et humide, mais je résistai à l’envie de l’essuyer. Dans la cuisine, les plaintes des domestiques devinrent hystériques. Mes oreilles bourdonnaient, mais j’entendis un homme leur crier après puis les gifler. Les pleurs se transformèrent en gémissements étouffés.

Yap braqua son pistolet sur moi.

« Je sais où les Japs ont caché l’or, lança Magnus. Je vais vous y conduire. »

Nous le regardâmes tous avec stupeur. Emily cria faiblement en s’agrippant à son bras.

« Ne soyez pas stupide, Magnus, dit Aritomo.

— Où est-ce ? demanda Yap.

— Dans la Vallée Bleue. À quelques kilomètres au nord du fleuve.

— Comment le savez-vous ?

— C’est le colonel Hayashi qui me l’a dit. J’allais souvent à la chasse avec lui. Il m’a parlé de l’or. Il m’a même montré la colline en question. Ils ont enterré aussi une réserve de fusils. Je ne sais pas s’il s’agit de l’or de Yamashita.

— Vous n’avez jamais été chercher cet or ? s’étonna Yap.

— Voyons, cet homme était complètement saoul ! De toute façon, il passait son temps à raconter des sottises.

— Magnus… », dit Aritomo.

Un homme entra en courant et parla à l’oreille de Yap. Le commandant écouta en fronçant les sourcils puis déclara en désignant Magnus avec son pistolet :

« Vous, le vieux… Levez-vous ! »

Magnus se hissa péniblement sur ses pieds. Emily s’accrocha à lui en gémissant et en secouant la tête avec frénésie. Je l’attrapai par le bras, mais elle se dégagea si brutalement que je reçus un coup de coude en plein visage. Magnus la serra contre lui en lui parlant tout bas, et elle s’affaissa dans ses bras. Il l’embrassa puis l’écarta avec douceur. Il regarda Aritomo, puis moi. Emily resta figée, les bras ballants, tandis que les terroristes quittaient la maison en emmenant Magnus.

Emily sortit en courant devant la maison, suivie d’Aritomo et de moi-même. La rumeur plaintive des sirènes de police s’éleva dans l’allée environ un quart d’heure après le départ des communistes.

« Ils ont pris Magnus ! cria-t-elle avant même que les policiers soient sortis de leurs fourgonnettes. Ils l’ont emmené à la Vallée Bleue ! »

Je sentis soudain ma jambe se mettre à trembler. Un instant plus tard, j’étais secouée de frissons. Aritomo me ramena à l’intérieur et me fit asseoir sur une chaise dans le vestibule. Il m’essuya le visage avec son mouchoir.

« Magnus disait-il la vérité, à propos de l’or ? demandai-je.

— Il est vrai, en tout cas, que Hayashi était un ivrogne. Et il est allé chasser une ou deux fois avec Magnus. Mais s’il y avait de l’or caché dans la Vallée Bleue, ce serait la dernière chose que Hayashi aurait révélée à Magnus, même après avoir bu. Magnus et ses amis ont fouillé cette zone pendant des années. »

Les policiers entrèrent dans la maison et je reconnus l’inspecteur adjoint Lee. Il me dit qu’un coolie avait vu un groupe de terroristes s’introduire dans Majuba. L’homme avait couru sur la grand-route et arrêté un camion, qui l’avait amené à Tanah Rata. Les policiers interrogèrent tous ceux qui étaient dans la maison lors de l’attaque. Deux des assistants de Magnus et un cueilleur de thé avaient été massacrés à la machette par les communistes. Le bungalow de Harper avait été mis à sac, mais il avait passé la nuit avec l’épouse d’un propriétaire de mine d’étain. Le gardien gurkha fut retrouvé attaché à un arbre avec du fil barbelé, son kukri planté dans sa poitrine.

L’angoisse et la panique d’Emily grandissaient au fil des heures.

« Pourquoi restez-vous ici ? hurla-t-elle à Lee. Que faites-vous pour retrouver mon mari ?

— Des hommes du régiment royal du Yorkshire sont en train de passer au peigne fin les collines autour de Majuba et de la Vallée Bleue, répliqua-t-il. Nous faisons tout ce que nous pouvons, madame Pretorius. »

Dès que le policier fut parti, Emily ferma la porte et se tourna vers Aritomo et moi.

« Magnus m’a dit que vous payiez les communistes pour qu’ils ne touchent pas à Yugiri, dit-elle. Et n’essayez pas de faire comme si vous ne saviez pas de quoi je parle ! Vous m’entendez ? Ce n’est pas la peine !

— Majuba devait aussi être protégée, dit-il. Ils ont changé les règles, Emily. L’accord ne tient plus. »

Elle fit un pas vers lui.

« Je veux… »

Sa voix se brisa. Elle s’agrippa à une chaise et regarda Aritomo d’un air de défi.

« Je veux que mon mari revienne, dit-elle posément. Je leur donnerai tout l’argent qu’ils voudront. Dites-leur juste de me ramener Magnus. »

 

Je regardai Aritomo sortir du côté ouest de Yugiri et monter le versant couvert de fougères avant de disparaître dans les ombres diaprées de la jungle. J’aurais voulu le suivre, mais il avait refusé. Je m’assis sur les racines d’un arbre pour l’attendre.

Il revint environ deux heures plus tard, la chemise trempée de sueur, le visage et les bras couverts d’égratignures sanguinolentes. Je me levai. Je pensais qu’il allait m’annoncer que Magnus était sain et sauf, qu’il rentrait chez lui.

« Ils sont partis, dit-il. Leur camp est vide. »

Le désespoir m’envahit.

« Vous allez devoir dire à Emily que vous ne l’avez pas retrouvé. »

En retournant à Majuba, nous passâmes devant la maison d’Aritomo. Des meubles fracassés, des vases brisés et des livres déchirés jonchaient le gazon. Il semblait incroyable que les communistes n’aient fait irruption à Yugiri que ce matin même. Un objet à moitié enfoui dans les débris attira mon regard. Je le ramassai. C’était la peinture à l’encre représentant Lao-Tseu, qu’ils avaient arrachée à son cadre et déchirée en deux. Aritomo la prit et l’observa.

« Quand Yap a braqué son pistolet sur moi, qu’auriez-vous dit si Magnus n’était pas intervenu ? » demandai-je sans quitter des yeux la peinture saccagée.

Après ce qui me parut un long silence, Aritomo déclara :

« Je lui aurais répété ce que j’avais déjà dit. L’or de Yamashita n’est qu’une rumeur absurde. »

Je vis qu’il regardait la peinture avec autant d’attention que moi. Peut-être même fixions-nous le même endroit.

Sa réponse me déçut, mais je devais admettre qu’il n’aurait rien pu dire d’autre. Nous étions en guerre, et la logique et la raison n’étaient pas de mise.

« D’après les services secrets, Magnus payait les communistes pour qu’ils épargnent Majuba », dis-je.

Il ferma les yeux et se frotta les paupières.

« Magnus est un homme d’honneur, Yun Ling. Il l’a toujours été. Quand j’ai évoqué cette possibilité, il n’a même pas voulu l’envisager.

— Mais vous, vous avez payé ces salauds…

— Je ne pouvais tolérer qu’on dérange mon travail dans le jardin. C’était hors de question.

— Aucun jardin ne peut justifier ça.

— Je les payais aussi pour vous protéger, observa-t-il. Ils auraient pu vous tuer, le soir où ils sont venus chez vous. Restez ici et remettez de l’ordre dans la maison. Il faut que j’aille voir Emily. »

Il me rendit la peinture déchirée.

« Et laissez ceci sur mon bureau. »

 

Les patrouilles de soldats anglais ne trouvèrent aucune trace de Magnus ni des terroristes. Des troupes supplémentaires furent envoyées dans la jungle, guidées par des traqueurs iban du Sarawak. Des planteurs et des amis de Magnus organisèrent des battues, mais les pluies entravaient leurs efforts. Dès que le temps s’améliorait provisoirement, des avions Dakota sillonnaient les sommets. Des haut-parleurs fixés à leurs ailes diffusaient des offres d’amnistie et de récompense en mandarin et en malais au cas où Magnus reviendrait sain et sauf. Je réussis à avoir Frederik au téléphone et lui annonçai la nouvelle.

« Je vais essayer d’obtenir une permission pour venir », dit-il.

Je raccrochai, puis j’appelai mon père.

« Tout va bien ? demanda-t-il. J’ai essayé plusieurs fois de te téléphoner.

— Vous savez ce qui s’est passé ?

— Ton frère m’a mis au courant ce matin.

— Hock ne pourrait-il pas faire quelque chose pour retrouver Magnus ? Je suis sûre qu’il a des contacts et des informateurs chez les communistes.

— Je lui demanderai. Templer fait le maximum. »

Il s’interrompit un instant.

« À propos, je vais à Londres avec la délégation pour le Merdeka. Nous partons demain.

— Combien de temps y resterez-vous ?

— Un mois, peut-être plus, suivant le cours que prendront les réunions. Elles ont l’air prometteuses. N’en parle encore à personne, mais il se pourrait que nous obtenions l’indépendance dans moins de cinq ans.

— Qui s’occupera de mère ?

— Les domestiques. Et Hock, bien entendu.

— Son état s’est-il amélioré ?

— Non, elle en est toujours au même point. »

Il ajouta d’un ton plein d’espoir :

« Tu t’es installée à Majuba House ?

— Je tiens compagnie à Emily.

— Je vois. Dis-lui que nous prions tous pour que Magnus revienne sain et sauf. »

Après qu’il eut raccroché, je me rendis compte qu’il ne m’avait pas demandé de quitter les Cameron Highlands. Bizarrement, je fus déçue qu’il n’y ait pas pensé.

 

Les ridgebacks furent emportés devant la maison, enveloppés dans une bâche en caoutchouc, mais Emily refusa qu’on les enterre. L’odeur était épouvantable et Ah Yan, le domestique le plus vieux et le plus superstitieux, m’implora de faire quelque chose.

« Magnus voudra s’en charger à son retour », déclara Emily quand je lui en parlai.

Je la regardai.

« Bien sûr, Emily. »

La puanteur empira. Quand Frederik arriva de Kuala Lumpur, je lui demandai de m’aider à porter Brolloks et Bittergal sur la terrasse en contrebas. Dans un recoin où les arbres empêchaient de nous voir de la maison, nous enterrâmes les chiens dans deux trous.

« Je voulais demander à Magnus où il avait trouvé leurs noms, dis-je en tassant la terre avec ma pelle.

— Les noms des chiens ? Ils viennent d’un conte. Mon père me l’a raconté quand j’étais enfant. Brolloks et Bittergal étaient deux monstres du Karoo, qui mangeaient les enfants. Il se servait d’eux pour m’effrayer quand je n’étais pas sage. »

Il toucha du pied le monticule de terre.

« Pauvres diables. »

Il se remit à pleuvoir.

« Rentrons. »

Alors que nous nous séchions devant le feu dans le living-room, nous entendîmes le téléphone sonner dans le bureau. Quelqu’un décrocha. Je jetai un coup d’œil à Frederik, et nous sortîmes dans le couloir. La porte d’un bureau s’ouvrit quelques minutes plus tard. Emily nous regarda comme si elle ne savait pas qui nous étions ni ce que nous faisions dans sa maison. Au bout d’un moment, elle reprit ses esprits.

« On l’a retrouvé », dit-elle.

 

En débouchant du sentier, j’aperçus Aritomo à genoux près d’une haie de balisiers. Je m’arrêtai pour le regarder. Ses mains s’activaient dans la végétation avec l’assurance d’une longue habitude. Ses doigts étaient aussi agiles que les lèvres d’un daim arrachant de jeunes feuilles sur une branche. Je songeai à la première fois que je l’avais vu, dans la salle de tir à l’arc. Je me dis qu’il était comme le cœur battant du jardin. Sans lui, cet endroit finirait par dépérir.

En m’apercevant, il se releva péniblement. Je lui offris ma main, inquiète de voir combien il semblait avoir vieilli.

« Magnus est mort », dis-je.

Il parut s’affaisser tout entier. Il laissa tomber les fleurs flétries des balisiers et essuya sur ses mains les fragments de feuilles et de pétales.

Je lui racontai comment un cultivateur chinois rentrant d’Ipoh avait vu un corps dans l’herbe au bord de la route. Il n’avait pas arrêté son camion mais s’était rendu directement au poste de police de Tanah Rata. Mes larmes coulaient tandis que je parlais, mais je gardai les yeux ouverts. Aritomo me prit dans ses bras et me serra contre lui. Nous restâmes ainsi un long moment, au milieu des tiges de fleurs qu’il avait arrachées et jetées.

L’enterrement eut lieu un samedi après-midi. Les planteurs et leurs familles, les coolies, des gens des Highlands et des quatre coins du pays qui l’avaient connu, tous se rassemblèrent sur la terrasse où Magnus organisait ses braai. Des messages de condoléances arrivèrent de toute la Malaisie, y compris de la part du haut-commissaire et de son épouse. Mon père télégraphia de Londres, en me demandant de donner à Emily le pek khim, l’enveloppe blanche contenant de l’argent pour la famille du défunt. Pendant le service funèbre, je restai à côté d’Aritomo. Je touchai son bras à une ou deux reprises, mais il regardait fixement devant lui, immobile. Je refoulai mes larmes quand on joua une dernière fois Und ob die Wolke pour Magnus. Même si le nuage

Magnus fut enterré dans le jardin derrière Majuba House, à côté de la tombe de sa fille. Aritomo s’éclipsa pendant les funérailles. Du coin de l’œil, je le regardai s’en aller, mais je ne le suivis pas.

Il revint à Majuba House plus tard dans la soirée, l’air épuisé, avec une grande boîte en carton. Elle contenait trois de ses lanternes en papier, plus grosses que celles qu’il avait confectionnées pour Emily lors de la fête du milieu de l’automne et fermées en haut. Après m’avoir expliqué ce que je devais faire, il rentra chez lui d’un pas lent.

Au milieu du dîner, Emily se leva de table et sortit de la salle à manger. Je fis mine de la suivre, mais elle secoua la tête tandis que des larmes se mettaient à ruisseler sur ses joues. Frederik me toucha le bras et je retournai m’asseoir.

Plus tard, nous la découvrîmes assise au piano, les épaules courbées sur le clavier. Ses doigts effleuraient les touches, comme si elle cherchait à se rappeler les notes du morceau qu’elle avait joué. Elle leva les yeux quand nous entrâmes, puis elle fixa de nouveau le clavier.

« Nous aimerions vous montrer quelque chose », dis-je.

Elle ne semblait pas m’avoir entendue. Elle appuya sur les touches et les notes s’élevèrent, discordantes, dans le silence.

« Rien qu’un instant, Emily, dit Frederik. S’il vous plaît. »

Elle se leva lentement et nous la conduisîmes jusqu’à la balustrade de la terrasse derrière la maison. La rosée exhalait une odeur vive et fraîche, la lune s’était cachée. Les lumières des bungalows et des cottages dessinaient vaguement les contours des sommets et des vallées s’étendant au loin. J’allumai les lanternes qu’Aritomo m’avait données. Les bougies illuminèrent les plis du papier de riz. J’en levai une à bout de bras, en éclairant nos visages.

Dans les vallées, d’autres points lumineux apparurent dans l’obscurité, tantôt en un bouquet serré, tantôt isolés et loin les uns des autres. À eux tous, ils étaient si nombreux qu’on ne pouvait les compter.

« Que se passe-t-il ? demanda Emily.

— Ce sont des lanternes comme celles-ci, dis-je. Aritomo les a confectionnées pour Magnus. »

La lanterne vacillait au bout de mon bras. Je la donnai à Emily. Frederik et moi prîmes les deux autres. Je regardai ma montre. À huit heures précises, je lançai :

« Lâchez-la, Emily ! »

Elle ferma brièvement les yeux et lâcha sa lanterne, qui voltigea un instant dans l’air avant de s’élever en vacillant, telle une méduse phosphorescente. D’un bout à l’autre des vallées, d’innombrables lanternes s’envolèrent et leur lumière monta à l’assaut des ténèbres. Frederik et moi lâchâmes les nôtres en même temps, et je sentis sa main serrer la mienne. Au-dessus de la masse sombre des arbres de Yugiri, une unique bulle de lumière s’éleva, inclinée par le vent violent. Emily hocha la tête en la voyant. Des larmes brillaient sur ses joues.

Certaines lanternes pénétrèrent bientôt dans les nuages, où leurs lueurs dansèrent comme des éclairs lointains. D’autres s’éloignèrent rapidement, poussées par le vent vers les montagnes. En silence, je fis le vœu qu’elles ne tombent jamais sur la terre.