Un jardin se compose d’une série d’horloges, m’a dit un jour Aritomo. Certaines avancent plus vite que les autres, et il en est qui sont trop lentes pour que nous percevions leur mouvement. Je n’ai compris ce qu’il voulait dire que longtemps après mon apprentissage. Chaque plante, chaque arbre de Yugiri poussait, fleurissait et mourait à son propre rythme. Toutefois, l’ensemble donnait aussi l’impression d’être hors du temps. Les arbres venant d’un monde plus froid – chênes, érables et cèdres – s’étaient adaptés aux pluies et aux brumes incessantes, à l’absence de saisons dans les montagnes. Ils ne changeaient plus de couleur, à l’exception de l’érable près de la maison, qui avait gardé dans les cercles concentriques de sa mémoire le souvenir des mutations saisonnières. Devenues complètement rouges, ses feuilles se détachaient des branches et voltigeaient dans le jardin. Je les trouvais souvent plaquées sur des rochers humides au bord de l’étang Usugumo, telles des étoiles de mer abandonnées par la marée.
Chaque fois que je quittais Yugiri pour me rendre au village de Tanah Rata, j’étais prise de court en voyant combien le temps avait passé. À mon arrivée dans les Cameron Highlands, j’avais laissé le monde derrière moi. J’avais cru que cette parenthèse serait brève, mais un jour je constatai avec stupeur que j’étais l’apprentie d’Aritomo depuis plus d’un an. Je le lui fis remarquer.
« C’est Magnus qui m’a raconté le premier l’histoire du jardin d’Éden, déclara-t-il. J’avais beaucoup de peine à me le représenter. Un jardin où rien ne meurt ni ne se flétrit, où personne ne vieillit et où les saisons ne changent jamais. Quelle horreur !
— Qu’est-ce que cela a de si horrible ?
— Imaginez-vous les saisons comme des pièces de soie d’une finesse et d’une transparence extrêmes, de différentes couleurs. Chacune est belle en elle-même, mais si on les superpose, même uniquement sur les bords, on obtient un effet incomparable. On retrouve le même effet dans cette mince tranche de temps où l’on passe d’une saison à l’autre. »
Après un instant de silence, il me demanda :
« Qu’est devenu le jardin d’Éden, après que l’homme et la femme durent le quitter ? Tout s’est-il écroulé ? Ne reste-t-il rien de l’arbre de la Vie et de l’arbre de la Connaissance ? À moins que le jardin existe encore et attende, inchangé ? »
J’essayai de me rappeler ce que m’avaient appris les religieuses de mon école.
« Je ne sais pas. Ce n’est qu’une histoire. »
Il me regarda.
« Quand le premier homme et la première femme furent bannis de leur terre natale, le temps fut lui aussi lâché sur le monde. »
Un beau matin, Kannadasan et ses hommes apparurent à Yugiri, et je compris que la mousson était terminée. Il y avait beaucoup de dégâts à réparer. Les tempêtes avaient arraché des branches d’arbre. Des feuilles et des débris entraînés du haut des montagnes obstruaient le ruisseau et encombraient ses berges. Je fus heureuse de pouvoir concentrer de nouveau mon attention et mon énergie sur le jardin. Bientôt, il ne nous resta plus que des tâches moins exigeantes – nettoyer les sentiers, modifier légèrement l’ordonnance des rochers, tailler les arbres. Il fallait corriger tout ce qui avait perdu son harmonie aux yeux d’Aritomo.
Chaque soir, il prenait la canne que lui présentait Ah Cheong et nous allions nous promener dans les contreforts derrière le jardin. J’aimais ces moments où il me montrait des choses qui m’auraient échappé si j’avais été seule.
« La nature est le meilleur des professeurs », me disait-il.
Aritomo commença à recevoir des demandes de hauts fonctionnaires et de dignitaires de l’armée désireux de visiter Yugiri. Je fus surprise de le voir accepter dans la plupart des cas, même s’il me priait toujours de guider moi-même les visiteurs. Mes connaissances dans l’art des jardins étaient maintenant suffisantes, mais je savais que j’avais encore besoin de plusieurs années d’études avec Aritomo.
Alors que je ratissais le gazon devant sa maison, un après-midi, je le sentis s’approcher de moi. Il m’observa un instant en silence. Je continuai ma tâche, ayant cessé de m’inquiéter chaque fois qu’il examinait mon travail.
« Comment trouvez-vous Yugiri, comparé à vos autres jardins ? demandai-je.
— Ils ont probablement été abîmés par des lourdauds ignorants, répondit-il. Ce jardin-ci… »
Il regarda autour de nous.
« C’est le seul qui soit encore vraiment à moi.
— Vous pourriez créer d’autres jardins en Malaisie. Adapter l’art de placer les pierres à notre climat. Nous travaillerons ensemble, vous et moi. Pourquoi ne pas commencer par créer le jardin que je veux dédier à Yun Hong ?
— J’ai reçu aujourd’hui une lettre de Sekigawa. L’Office l’envoie en ambassade auprès de moi. »
Je poussai les feuilles dans un sac de jute et posai le râteau par terre.
« Que comptez-vous lui dire ? »
Il me lança un regard plein d’une assurance aussi paisible que le soleil contemplant son reflet dans la mer.
« Je lui dirai que c’est ici que je suis chez moi, dans ces montagnes. »
Pendant un long moment, nous nous regardâmes sans rien dire. Puis je lui montrai le sac de jute.
« Le jardin est parfait, maintenant. »
Il prit le sac et en sortit une poignée de feuilles brunes et flétries. S’avançant sur le gazon, il les éparpilla comme s’il était une rafale de vent. Quand la dernière feuille fut tombée de sa main, il me rendit le sac puis recula pour regarder ce qu’il avait fait.
Cette nuit-là, tandis qu’il me tatouait, ses mains me parurent plus lentes, plus pesantes. Ses doigts s’immobilisèrent une ou deux fois sur mon dos, comme une libellule posée sur une feuille. Il était minuit passé lorsqu’il s’arrêta et s’assit sur les talons. Dehors, des grenouilles coassaient dans l’herbe. Un instant plus tard, je le sentis effleurer mon épaule.
« C’est fini », dit-il.
Ma vision resta troublée quelques secondes quand je rouvris les yeux. Je me levai du tatami. Regardant par-dessus mon épaule dans le miroir, je cherchai du regard le dernier tatouage qu’il avait colorié : la silhouette arrondie de Majuba House, telle une arche flottant sur les vagues vertes du thé. Le horimono se fondait avec la peau nue bordant ma nuque, mes bras, mes flancs et le renflement de mes fesses.
Je me tournai de façon à voir tout mon corps de dos dans le miroir. J’avais l’air de porter une chemise en batik excessivement moulante. Quand je remuai une épaule, les dessins s’étirèrent. Brusquement, je me sentis terrifiée.
« Vous avez une nouvelle peau, maintenant. »
Il tourna autour de moi, comme il l’avait fait près d’un an plus tôt, quand ses doigts avaient examiné ma peau nue.
« Mais ce n’est pas terminé, il reste un espace vide », objectai-je.
Je touchai un rectangle grand comme deux paquets de cigarettes au-dessus de ma hanche gauche. Ce vide paraissait anormal, maladif.
« Un horoshi laisse toujours subsister un vide dans le horimono, déclara Aritomo en s’essuyant les mains avec une serviette. C’est un symbole du fait qu’il n’est jamais terminé, jamais parfait.
— Comme les feuilles que vous avez éparpillées sur le gazon. »
Même si le jardin de Yugiri était achevé, il y avait sans cesse des travaux d’entretien à effectuer. La plupart du temps, Aritomo se déchargeait sur moi en me disant ce qu’il attendait des coolies et en m’expliquant les motifs de ses consignes.
Un soir que je passais devant la salle de tir à l’arc, après le départ des coolies, je l’aperçus dans sa tenue de kyudo. Depuis que je le connaissais, je ne l’avais jamais vu tirer à l’arc à une heure aussi tardive. Et quelque chose d’étrange dans son attitude m’incita à m’arrêter pour l’observer. Ma perplexité augmenta quand je le vis faire comme s’il encochait une flèche. Il banda l’arc, lâcha la corde. Il n’y avait pas de flèche, et pourtant je crus entendre un faible bruit de papier déchiré, comme si un projectile avait transpercé la cible.
Il resta immobile, le bras tendu, l’arc figé à hauteur de ses yeux. Lorsqu’il baissa enfin l’arme, son geste sembla exprimer un sentiment de plénitude. Il continua de regarder fixement la cible puis hocha la tête d’un air satisfait.
M’avançant sur le gravier, je levai les yeux vers lui.
« Avez-vous mis dans le mille ? demandai-je.
— Oui, répondit-il après un nouveau coup d’œil vers la cible. »
J’essayai de cacher mon trouble en prenant un ton légèrement moqueur.
« Cela n’a pas dû être bien difficile, puisque vous n’avez pas utilisé de flèche.
— Vous vous trompez. Il faut des années d’entraînement pour y parvenir. Au début, je manquais toujours la cible. Du reste, il y avait une flèche.
— Il n’y en avait pas, répliquai-je en me forçant à ne pas me retourner vers la cible pour m’en assurer.
— Mais si. »
Il se toucha le côté de la tête.
« Là-dedans. »
Il commença à passer plus de temps dans le shajo, à tirer des flèches invisibles. Et chaque nuit, il me demandait de le laisser regarder le horimono. Je restais couchée sur les draps tandis qu’il observait ma peau, en caressant des doigts les motifs qu’il avait peints sur mon dos : le temple dans les montagnes, la grotte aux salanganes, l’archer abattant d’une flèche le soleil. Au bout de quelques minutes, je me retournais et l’attirais vers moi.
La soirée était déjà avancée, et Aritomo et moi étions seuls dans le jardin. Le silence semblait jaillir des profondeurs de la terre. Je m’immobilisai, en espérant que rien jamais ne puisse arracher au monde ce voile de tranquillité. Puis les nuages se remirent à bouger, les brumes se répandirent sur les contreforts.
Je nettoyai mes outils et les rangeai dans la remise. En passant devant le shajo, je vis qu’il était vide. Je trouvai Ah Cheong devant la maison. Il tenait la canne en chengal. Assis sur une marche, Kerneels se léchait une patte. Aritomo sortit, hésita un instant puis prit la canne que lui présentait le domestique.
Nous nous rendîmes en flânant au bord de l’étang Usugumo, suivis du chat qui tenait sa queue dressée. Aritomo s’arrêta pour regarder l’eau. Dans la partie la moins profonde, le héron gris debout sur une patte semblait pris au piège par son propre reflet. Derrière nous, j’entendis le gravier crisser lorsque Ah Cheong sortit du jardin. Il poussait sa bicyclette, dont une des roues grinçait.
Le sentier qu’Aritomo prenait d’ordinaire pour grimper dans les collines passait devant la limite l’ouest du jardin. Aritomo s’immobilisa à l’orée du sentier, que cachait une épaisse muraille d’herbes et de fougères. Il se baissa pour caresser la tête de Kerneels.
« Je crois que je préférerais être seul ce soir », dit-il en se redressant.
Il me tendit sa canne. Nous nous regardâmes, et je finis par la prendre.
« Je la laisserai dans votre bureau », déclarai-je.
Il hocha la tête et s’éloigna en effleurant ma main au passage. Je le regardai monter la pente, dans la lumière verdie par les fougères. Arrivé au sommet, il se retourna pour regarder son jardin. Peut-être me souriait-il, mais le soleil qui brillait derrière lui m’empêchait d’en être certaine. Je levai la main vers ma poitrine. Était-ce pour le saluer ? Ou lui faire signe de revenir ?
Le lendemain matin, quand je me rendis au poste de police de Tanah Rata, l’inspecteur adjoint Lee m’avertit qu’on avait le maximum de chances de retrouver Aritomo dans les vingt-quatre heures suivant sa disparition. Il m’interrogea sur l’état d’esprit d’Aritomo et me demanda comment il était habillé. Quand il me réclama une photo, je me rendis compte soudain que je n’en avais aucune.
Les policiers établirent leur quartier général à Yugiri. Des cartes fournies par l’armée étaient épinglées sur un mur du bureau d’Aritomo. Ah Cheong ne cessait de préparer à manger pour les hommes entrant et sortant de la maison d’un pas pesant à n’importe quelle heure du jour.
« J’ai trouvé ceci sur son bureau, dis-je en tendant un flacon à Lee. Ce sont ses pilules pour la tension. »
Je fus surprise de voir le nombre de gens venus participer aux battues. Quand je le dis à Lee, il déclara :
« Ce sont des gens qui lui doivent d’avoir échappé aux tortures du kenpeitai ou à la déportation en Birmanie. »
Nos espoirs s’affaiblirent à mesure que les jours passaient sans qu’on découvrît la moindre trace d’Aritomo.
« Les pluies ne nous ont pas aidés, dit l’inspecteur adjoint Lee. Nos chiens ne peuvent pas flairer son odeur et les Ibans n’ont pas réussi à le pister. »
Au début, la presse locale ne parla pas de la disparition d’Aritomo. Après tout, il n’était pas le premier randonneur à se perdre dans la jungle. Mais quand un journaliste japonais écrivant sur les communistes dans les montagnes annonça la nouvelle dans son journal à Tokyo, les reporters se mirent à affluer à Tanah Rata. On évoqua mon passé de prisonnière des Japonais, et aussi ma liaison avec Aritomo. Mon père m’ordonna de quitter immédiatement les Cameron Highlands, avant d’avoir irrémédiablement ruiné la réputation de notre famille, mais je fis la sourde oreille.
Une semaine après le début des battues pour retrouver Aritomo, Sekigawa se manifesta. J’étais en train de feuilleter mon cahier sur la véranda, quand Ah Cheong me l’amena. Je me souvins que nous nous étions vus au même endroit, voilà plus d’un an, juste avant qu’Aritomo ne commence mon horimono.
« N’hésitez pas à me dire si je puis vous aider en quoi que ce soit, déclara-t-il. Je resterai au Smokehouse Hotel aussi longtemps qu’il le faudra.
— À quel sujet désiriez-vous rencontrer Aritomo ?
— Il serait préférable que je lui parle en particulier. Je suis certain qu’on va bientôt le retrouver.
— Bien sûr ! »
Le regard de Sekigawa erra sur le jardin devant la véranda, puis il se tourna de nouveau vers l’intérieur de la maison.
« A-t-il laissé un message, une lettre ? Pour moi ou pour quelqu’un d’autre ?
— Il ignorait qu’il allait se perdre dans la jungle, monsieur Sekigawa. De toute façon, comme vous l’avez dit, on va bientôt le retrouver. »
Il ne s’attarda pas. Après son départ, je rouvris mon cahier en tournant les pages jusqu’à l’endroit où j’avais glissé la mince enveloppe bleue. Kerneels vint se frotter contre moi. Je regardai cette enveloppe contenant une lettre d’un criminel de guerre japonais à son fils. Je la posai sur la table, en me promettant de demander à Ah Cheong de la poster le lendemain matin.
Mon thé avait refroidi. Je le jetai par-dessus la véranda et remplis de nouveau mon bol. Assise en position seiza, je me tournai vers le jardin et les arbres, vers les montagnes et les nuages. Je levai le bol et inclinai une fois la tête avant de boire.