Chapitre 3

Je m’appelle Teoh Yun Ling. Je suis née en 1923 à Penang, une île sur la côte nord-ouest de la Malaisie. Mes parents, des Chinois du Détroit, parlaient presque uniquement anglais, et ils avaient demandé à un poète ami de la famille de me choisir un prénom. Teoh est mon nom de famille. Comme dans la vie, la famille doit avoir la première place. C’est ce qu’on m’avait toujours enseigné. Je n’avais jamais changé l’ordre de mon nom, même lors de mes études en Angleterre, et je n’avais jamais pris un nom anglais pour faciliter la tâche aux autres.

J’arrivai à la plantation de thé de Majuba le 6 octobre 1951. Mon train entra en gare de Tapah Road avec deux heures de retard, de sorte que je fus soulagée d’apercevoir Magnus Pretorius par la fenêtre de mon wagon. Il était assis sur un banc, un journal ouvert sur les genoux, et se leva quand le train s’arrêta. C’était le seul homme sur le quai à avoir un bandeau sur l’œil. En sortant du wagon, je lui fis signe de la main. Je m’avançai en passant devant le wagon blindé qui nous avait escortés depuis Kuala Lumpur, avec ses mitrailleuses gardées par deux soldats. La sueur collait à mon dos mon chemisier de coton tandis que je me frayais un chemin dans la foule des jeunes soldats australiens en uniforme kaki, sans prêter attention à leurs sifflets et à leurs œillades.

Magnus dispersa les porteurs malais se pressant autour de moi.

« Yun Ling, dit-il en prenant mon sac. C’est tout ce que tu as comme barang ?

— Je ne suis ici que pour une semaine. »

Il allait sur ses soixante-dix ans, mais il en paraissait dix de moins. Il faisait quinze centimètres de plus que moi et portait bien cet excès d’embonpoint si fréquent chez les hommes de son âge. Ses cheveux blancs étaient clairsemés autour de son visage. Son œil unique était environné de rides mais d’un bleu saisissant.

« Je suis désolée pour l’attente, Magnus. Nous avons été retardés par des contrôles interminables. Je crois que les policiers avaient été mis en garde contre une embuscade.

— Ag, je savais que vous seriez en retard. »

Son accent, avec ses voyelles assourdies et tronquées, était toujours marqué malgré la quarantaine d’années qu’il avait passées en Malaisie.

« Le chef de gare a fait une annonce. Heureusement que vous n’avez pas été attaqués, hein ? »

Je traversai à sa suite une porte ouverte dans la clôture de barbelés entourant la gare. Nous rejoignîmes une Land Rover vert olive garée sous un bosquet de manguiers. Magnus jeta mon sac sur le siège arrière et nous partîmes.

Au-dessus des collines calcaires dans le lointain s’amassaient d’épais nuages, annonciateurs du déluge qui noierait la terre dans la soirée. La grand-rue de Tapah était paisible. Les rideaux de bois des magasins chinois, peinturlurés de réclames pour les pilules Poh Chai contre l’indigestion et les pommades du Baume du Tigre, étaient baissés à cause du soleil de l’après-midi. À l’embranchement de la grand-route, Magnus s’arrêta pour laisser passer un convoi militaire lancé à toute allure : tanks de reconnaissance, véhicules blindés pour le transport du personnel, camions bourrés de soldats. Ils se dirigeaient vers le sud, en direction de Kuala Lumpur.

« Il s’est passé quelque chose, dis-je.

— Nous en entendrons certainement parler aux informations ce soir. »

Nous arrivâmes à un contrôle juste avant que la route ne commence à gravir les montagnes. Un auxiliaire de police malais baissa la barrière métallique et nous ordonna de descendre de voiture. Un autre auxiliaire derrière un remblai braqua sur nous un fusil-mitrailleur, tandis qu’un troisième fouillait notre voiture et faisait rouler dessous un miroir monté sur roues. Le premier nous demanda nos cartes d’identité. Je sentis la colère m’envahir quand il me fouilla mais laissa Magnus tranquille. Je soupçonnais que ses mains se montraient moins indiscrètes que de coutume, tandis qu’elles palpaient mon corps. Je n’étais pas une de ces paysannes chinoises auxquelles ces hommes étaient habitués, et la présence d’un Blanc avec moi avait sans doute un effet dissuasif.

Derrière nous, une vieille Chinoise reçut l’ordre de descendre de sa bicyclette. Un chapeau de paille conique abritait son visage, son pantalon de coton noir était raidi sous l’effet du latex séché. Un auxiliaire de police fouilla dans son panier d’osier et brandit un ananas.

« Tolong lah, tolong lah », implora-t-elle en malais.

L’auxiliaire tira sur les extrémités du fruit, qui s’ouvrit alors en deux. Du riz cru caché dans l’ananas évidé ruissela sur le sol. La vieille femme gémit de plus belle tandis que les policiers l’entraînaient dans une cabane au bord de la route.

« Astucieux, observa Magnus en désignant de la tête le tas de riz sur la chaussée.

— La police a arrêté un jour un travailleur d’une plantation d’hévéas qui faisait sortir en contrebande du sucre de son village, dis-je.

— Dans un ananas ?

— Il le faisait fondre dans l’eau de sa gourde. Ç’a été l’un de mes premiers accusés.

— Et tu en as eu beaucoup de ce genre ? demanda-t-il tandis que l’auxiliaire de police soulevait la barrière et nous faisait signe de passer.

— Suffisamment pour recevoir des menaces de mort, répondis-je. C’est l’une des raisons de ma démission. »

Moins de dix kilomètres plus loin, nous nous arrêtâmes derrière un convoi de camions aux bâches relevées. Assis sur des sacs de jute remplis de riz, des Chinois décharnés se rafraîchissaient avec des éventails de bambou en lambeaux.

« Parfait. J’avais peur que nous n’ayons manqué le convoi, dit Magnus en éteignant le moteur.

— Nous allons mettre un temps fou à gravir les montagnes, observai-je en regardant les véhicules.

— Tant pis, meisiekind. Au moins, nous aurons une escorte. »

Il pointa le doigt vers les deux tanks en tête du convoi.

« Il y a eu récemment des attaques dans les Cameron Highlands ? »

Trois années avaient passé depuis que le parti communiste malaisien avait lancé sa guérilla contre le gouvernement, forçant ainsi le haut-commissaire à proclamer l’état d’urgence. Le conflit ne semblait pas près de se terminer et les terroristes communistes, que le gouvernement qualifiait le plus souvent simplement de « bandits », multipliaient les attaques contre les plantations d’hévéas et les mines d’étain.

« Ils ont tendu des embuscades à des cars et des véhicules de l’armée, dit Magnus. Mais la semaine dernière, ils s’en sont pris à une ferme, en incendiant les bâtiments et en tuant le fermier. Tu n’as pas vraiment choisi le moment idéal pour nous rendre visite. »

Le soleil se réfléchissait sur les véhicules devant nous. Je baissai ma vitre, mais ne réussis qu’à faire entrer une bouffée de chaleur de la route brûlante. D’autres voitures s’étaient arrêtées derrière nous pendant que nous attendions. Un quart d’heure plus tard, nous nous remîmes en route. Pour des raisons de sécurité, on avait coupé l’herbe au bord de la chaussée et abattu les arbres, en ne laissant qu’une bande étroite couverte de souches. À l’écart de la route, une longue maison aborigène, autrefois abritée par l’ombre fraîche des arbres, se dressait sur ses pilotis comme une arche jetée là par un déluge. Accroupie sur une souche, une vieille femme en sarong nous observait, les seins nus, les lèvres peintes en rouge vif.

Des bosquets de bambous s’inclinant sur la route filtraient la lumière réduite à une série de taches dorées. Un camion plein à craquer de choux surgit en face de nous, en oscillant si fort qu’il nous repoussa contre la paroi rocheuse bordant l’autre côté de la route. En tendant la main, j’aurais pu arracher une poignée de fougères poussant sur la roche. La température ne cessait de baisser. L’air ne se réchauffait que sur de brèves distances où la route somnolait au soleil. Près de la cascade de Lata Iskandar, les gouttes d’eau étendirent au-dessus de nous leur voile murmurant, en lavant l’atmosphère avec leur buée dont l’humidité était descendue du haut des montagnes, chargée d’une odeur pénétrante d’arbres, de paillis et de terre.

Nous arrivâmes à Tanah Rata une heure plus tard. La route entrait dans le village surveillé par un édifice de brique rouge perché sur une éminence.

« Tu auras peut-être envie d’explorer la région, dit Magnus. Mais n’oublie pas que les portes du village sont fermées à six heures. »

La brume estompait la masse grise des camions nous précédant. Magnus alluma ses phares, transformant ainsi le monde en une obscurité bilieuse. La visibilité ne s’améliora qu’après que nous eûmes quitté la grand-rue.

« Voici la Vache Verte, dit Magnus. Nous irons y prendre un verre un de ces soirs. »

Nous accélérâmes et passâmes devant le club de golf de Tanah Rata. Observant Magnus du coin de l’œil, je me demandai comment lui et sa femme s’étaient débrouillés pendant l’occupation japonaise. Contrairement à tant d’Européens vivant en Malaisie, ils n’avaient pas fui l’avance des soldats japonais mais étaient restés chez eux.

« Nous arrivons », déclara-t-il en ralentissant à l’approche de l’entrée de la plantation de Majuba.

Les piliers de granit étaient creusés de vides béants à l’emplacement des gonds, faisant l’effet de dents arrachées.

« Les Japs ont emporté les vantaux. Je n’ai pas réussi à les remplacer. »

Il secoua la tête d’un air dégoûté.

« La guerre est finie depuis… quoi, six ans déjà ? Mais nous manquons toujours de matériel. »

Les versants des collines étaient couverts de théiers auxquels des décennies de cueillette avaient donné l’aspect de haies de buis. Avançant entre des arbustes leur arrivant à la taille, des coolies cueillaient les feuilles de leurs mains avides et les jetaient par poignées par-dessus leur épaule dans les paniers de rotin fixés à leur dos. L’air était imprégné d’un parfum d’herbe, qui était davantage une saveur qu’une odeur.

« C’est le thé, n’est-ce pas ? demandai-je en inspirant profondément.

— Le parfum des montagnes, répliqua Magnus. C’est ce qui me manque le plus, quand je suis loin d’ici.

— Cet endroit ne semble guère avoir souffert de l’occupation japonaise. »

En entendant mon ton amer, Magnus prit un air tendu.

« Il nous a fallu travailler dur pour tout reconstruire après la guerre. Nous avons eu de la chance. Les Japs avaient besoin de nous pour maintenir la production.

— Ils ne vous ont pas internés, vous et votre femme ?

— Ja, ils nous ont internés, en un sens, répondit-il un peu sur la défensive. Leurs officiers supérieurs se sont installés dans notre maison. Nous vivions dans un enclos au milieu de la plantation. »

Il klaxonna à l’intention d’un cueilleur de thé flânant sur la route, lequel retourna précipitamment sur le talus herbeux.

« Chaque matin, ils nous emmenaient sur les versants pour travailler au côté de nos coolies. Mais je dois dire que les Japs se sont mieux conduits avec nous que les Anglais avec mes compatriotes.

— En somme, vous avez été prisonnier deux fois dans votre vie », observai-je en me rappelant qu’il avait combattu pendant la guerre des Boers.

Il n’avait sans doute guère que dix-sept ou dix-huit ans à l’époque. À peu près le même âge que moi quand j’avais été internée.

« Et voilà que je me retrouve au cœur d’une autre guerre, dit-il en secouant la tête. Il semble que ce soit mon destin, pas vrai ? »

La route s’enfonça dans la plantation en faisant des lacets jusqu’au sommet de la colline. Nous finîmes par nous engager sur une longue allée bordée d’eucalyptus. L’allée débouchait devant un bassin circulaire, où un cortège de canetons brouillait le reflet de la maison. La clôture de barbelés protégeant le terrain me rappela le camp.

« C’est une maison hollandaise du Cap, expliqua Magnus en se méprenant sur mon trouble. Il y en a beaucoup, dans mon pays. »

Un Gurkha sortit en hâte du poste de garde pour ouvrir le portail. Deux énormes chiens marron coururent à côté de la voiture que Magnus conduisait au garage derrière la maison.

« N’aie pas peur, ils ne mordent pas. »

Il pointa du doigt leur dos orné d’une bande de poils plus foncés.

« Ce sont des ridgebacks rhodésiens. Celui-là, c’est Brolloks. Le plus petit s’appelle Bittergal. »

Les deux chiens me paraissaient aussi gros l’un que l’autre. Leurs truffes froides et humides reniflèrent mes mollets tandis que je sortais de la Land Rover.

« Viens, viens », lança Magnus en soulevant mon sac.

Arrivé à la pelouse s’étendant devant la maison, il tendit le bras et déclara :

« Voici Majuba House. »

Les murs de ce bâtiment sans étage étaient recouverts d’un crépi blanc, mettant en valeur le toit de chaume noir en roseau de rivière. Quatre fenêtres larges et généreusement espacées s’alignaient de chaque côté de la porte de la maison. Les volets et les châssis en bois étaient d’un vert évoquant des algues. Le porche était surmonté d’un pignon s’ornant d’une frise de feuillages et de raisins en plâtre. Des fleurs à la tige élancée, dont j’appris plus tard qu’elles s’appelaient des strelitzias, poussaient près des fenêtres. Avec leurs corolles rouges, orange et jaunes, elles me rappelaient les oiseaux en origami qu’un des gardes japonais du camp aimait tant confectionner. Je repoussai ce souvenir.

Sur le toit, un drapeau flottait. Ses larges bandes orange, blanche, bleue et verte ne me disaient rien.

« C’est le Vierkleur, expliqua Magnus en suivant mon regard. Le drapeau du Transvaal.

— Vous ne voulez pas l’enlever ? »

On avait interdit l’année précédente de hisser des drapeaux étrangers, afin d’empêcher les sympathisants communistes malais d’arborer le drapeau chinois.

« Il faudra d’abord me tuer. »

Il n’enleva pas ses chaussures en entrant dans la maison, et je suivis son exemple. Les murs de l’entrée étaient peints en blanc. Le soleil du soir s’écoulant par les fenêtres dorait le parquet de bois blond. Dans le living-room, une rangée de tableaux sur un mur attira mon attention et j’allai les regarder de plus près. C’étaient des paysages de montagnes arides s’étendant jusqu’à l’horizon.

« Ce sont des œuvres de Thomas Baines, dit Magnus qui semblait ravi de mon intérêt. Et ces lithographies d’arbres à fièvre sont de Pierneef, un artiste du Cap. »

Un reflet apparut dans le cadre et je me retournai. Une Chinoise d’une cinquantaine d’années me faisait face. Ses cheveux gris étaient coiffés en chignon.

« Voici Emily, ma lao puo, dit Magnus en embrassant son épouse sur la joue.

— Nous sommes si heureux de te voir, Yun Ling », déclara-t-elle.

Une jupe beige très ample adoucissait sa silhouette maigre. Elle avait jeté sur ses épaules un gilet rouge.

« Où est Frederik ? demanda Magnus.

— Je ne sais pas, répondit Emily. Dans son bungalow, probablement. Notre invitée a l’air fatiguée, lao kung. Elle a une longue journée derrière elle. Au lieu de faire le tour du propriétaire, montre-lui donc sa chambre. Je dois aller à la clinique. La femme de Muthu a été mordue par un serpent.

— As-tu appelé le docteur Yeoh ?

— Bien entendu. Il est en route. Yun Ling, nous parlerons plus tard, n’est-ce pas ? »

Elle me salua de la tête et nous laissa.

Magnus me précéda dans le couloir.

« Frederik est votre fils ? » demandai-je.

Je ne me rappelais pas avoir jamais entendu parler de lui.

« Mon neveu. Il est capitaine dans le corps des fusiliers rhodésiens. »

La maison était remplie de souvenirs de la patrie de Magnus – des tapis ocre tissés par une quelconque tribu africaine, des piquants de porc-épic jaillissant d’un vase en cristal, une statue de bronze d’une soixantaine de centimètres de long et représentant un léopard poursuivant une proie invisible. Nous passâmes devant une petite pièce à l’arrière de la maison, du côté est. Elle n’était guère plus grande qu’un placard à linge et abritait un poste de radio couvrant la moitié d’une table étroite.

« C’est comme ça que nous restons en contact avec les autres fermes. Nous avons adopté ce système car les communistes ont coupé nos lignes téléphoniques un peu trop souvent à notre goût. »

Ma chambre était la dernière au bout du couloir. Les murs et même les interrupteurs en bakélite étaient peints en blanc, et j’eus l’impression un instant d’être de retour dans l’hôpital d’Ipoh. Sur une table, un vase abritait des fleurs que je n’avais encore jamais vues sous les tropiques, avec des corolles en forme de trompette d’un blanc crémeux. Je frottai mon poignet contre l’une d’elles – on aurait dit qu’elle était en velours.

« Quelles sont ces fleurs ?

— Des arums. J’ai fait venir des bulbes du Cap. Ils poussent très bien ici. »

Il posa mon sac près d’une armoire en teck et demanda :

« Comment va ta mère ? Y a-t-il du mieux ?

— Elle est immergée dans son propre monde. Complètement. Elle ne me pose même plus de questions à propos de Yun Hong. »

Je m’en réjouissais, en un sens, mais je ne le dis pas à Magnus.

« Tu aurais dû venir ici pour récupérer, après la guerre.

— J’attendais une réponse de l’université.

— Mais travailler au tribunal chargé des crimes de guerre… Après ce qui t’était arrivé ? »

Il secoua la tête.

« Je m’étonne que ton père ne s’y soit pas opposé.

— Ce n’était que pour trois ans. »

Je m’interrompis, puis lançai :

« Il n’avait eu aucune nouvelle de Yun Hong et de moi pendant toute la guerre. Il ne savait que penser de moi quand il m’a vue. J’étais comme un fantôme pour lui. »

C’est la seule fois de ma vie que j’ai vu mon père pleurer. Il avait tellement vieilli. Mais moi aussi, je suppose. Mes parents avaient quitté Penang pour s’installer à Kuala Lumpur. Il m’avait conduite à l’étage de la nouvelle maison, où se trouvait la chambre de ma mère. Il boitait, ce qui n’avait jamais été le cas avant la guerre. Ma mère ne m’avait pas reconnue et m’avait tourné le dos. Au bout de quelques jours, elle s’était rappelée que j’étais sa fille, mais chaque fois qu’elle me voyait elle se mettait à m’interroger au sujet de Yun Hong – où était-elle, quand allait-elle rentrer, pourquoi n’était-elle pas encore revenue. Au bout d’un moment, j’avais fini par redouter de lui rendre visite.

« Il valait mieux pour moi que je sorte de la maison et que je m’occupe », déclarai-je. C’était aussi l’avis de mon père, même s’il ne le disait pas.

Il n’avait pas été difficile de me faire engager comme chargée de recherches sur les crimes de guerre au tribunal de Kuala Lumpur – ce qui revenait à un simple emploi de greffière, en fait. Tant de gens avaient été tués ou blessés à la guerre que l’administration militaire britannique s’était retrouvée face à un manque de personnel, après la reddition japonaise. Recueillir les témoignages des victimes de l’armée impériale m’avait affectée plus durement que prévu, malgré tout. À force de les voir s’effondrer en relatant les violences qu’elles avaient subies, j’avais pris conscience que je n’étais pas encore remise de ma propre expérience. J’avais été heureuse de recevoir la lettre m’informant que j’étais admise à Girton.

« Combien de criminels de guerre ont-ils fini par condamner, en réalité ? demanda Magnus.

— Il y a eu cent quatre-vingt-dix-neuf condamnations à mort à Singapour et en Malaisie, mais seuls cent condamnés ont été pendus », répondis-je en inspectant du regard la salle de bains.

Elle était claire et spacieuse, avec son sol frais au carrelage noir et blanc évoquant un échiquier. Une baignoire à pieds de griffon trônait contre le mur.

« Je n’ai assisté qu’à neuf pendaisons avant de partir pour Girton.

— My magtig ! »

Magnus semblait horrifié.

Nous restâmes un moment silencieux. Puis il ouvrit une porte près de l’armoire et me demanda de le suivre dehors. Il y avait une allée de gravier derrière la maison. Après être passés devant la cuisine, nous arrivâmes à une large terrasse occupée par un gazon bien entretenu. Deux statues de marbre se faisaient face sur leur socle au centre du gazon. À première vue, elles me parurent identiques jusque dans les plis de leur robe ruisselant sur la base.

« Je les ai achetées pour un prix ridiculement bas à l’épouse d’un vieux planteur, lequel s’était enfui avec sa maîtresse de quinze ans, dit Magnus. La statue de droite représente Mnémosyne. Tu la connais ?

— C’est la déesse de la Mémoire. Qui est l’autre femme ?

— Sa sœur jumelle, bien sûr. La déesse de l’oubli. »

Je le regardai en me demandant s’il se payait ma tête.

« Je ne crois pas me souvenir de cette déesse.

— Ah, le fait que tu ne t’en souviennes pas ne prouve-t-il pas qu’elle existe ? répliqua-t-il avec un grand sourire. Peut-être est-elle bien réelle, mais nous l’avons oubliée.

— Et comment s’appelle-t-elle ? »

Il haussa les épaules en me tendant ses mains vides.

« Tu vois, nous ne nous souvenons même pas de son nom.

— Elles ne sont pas totalement identiques », observai-je en m’approchant des statues.

Mnémosyne avait des traits bien dessinés, un nez volontaire, des pommettes saillantes, des lèvres pleines. Le visage de sa sœur semblait presque indistinct, en revanche. Même les plis de sa robe n’étaient pas aussi nets que chez la déesse de la mémoire.

« À ton avis, laquelle est l’aînée ? demanda Magnus.

— Mnémosyne, évidemment.

— Vraiment ? Tu ne trouves pas pourtant qu’elle semble plus jeune que sa jumelle ?

— Le souvenir précède nécessairement l’oubli, dis-je en souriant. L’auriez-vous oublié ? »

Il éclata de rire.

« Allez, laisse-moi te montrer autre chose. »

Il s’arrêta devant le mur bas bordant la terrasse. Située au sommet de la colline la plus haute de la plantation, Majuba House offrait une vue dégagée sur toute la campagne environnante. Il désigna une rangée de sapins un peu au-dessus de la base d’une colline.

« C’est là que commence la propriété d’Aritomo.

— Cela ne paraît pas très loin. »

Il me sembla que vingt minutes de marche me suffiraient pour m’y rendre.

« Ne t’y trompe pas, c’est plus loin qu’il n’y paraît. Quand dois-tu le voir ?

— Demain matin à neuf heures et demie.

— Frederik ou l’un de mes employés te conduira là-bas en voiture.

— Non, j’irai à pied. »

Mon expression résolue le réduisit un instant au silence.

« Ta lettre a pris Aritomo au dépourvu… je crois qu’elle ne lui a fait aucun plaisir.

— C’est vous qui m’avez suggéré de m’adresser à lui, Magnus. Vous ne lui avez pas dit que j’avais été internée dans un camp japonais, j’espère ?

— Tu m’as demandé de ne pas le dire. Je suis heureux qu’il ait accepté de créer ton jardin.

— Il n’a pas accepté. Il ne prendra sa décision qu’après m’avoir parlé. »

Magnus ajusta le bandeau sur son œil.

« Tu as démissionné avant même qu’il ait donné son accord ? N’est-ce pas un peu irresponsable ? Je croyais que tu aimais ton métier de procureur.

— C’était vrai, au début. Mais au cours de ces derniers mois, j’ai commencé à me sentir inutile… j’avais l’impression de perdre mon temps. »

Je fis une pause.

« Et j’ai été furieuse quand le traité de paix avec le Japon a été signé. »

Magnus inclina sa tête vers moi. Son bandeau de soie noir semblait aussi doux qu’une oreille de chat.

« Je ne vois pas le rapport, s’étonna-t-il.

— L’un des articles du traité stipule que les puissances alliées reconnaissent que le Japon devrait payer des dédommagements pour les dégâts et les souffrances qu’il a causés pendant la guerre. Mais comme il n’a pas les moyens de payer, les alliés renoncent officiellement à toute demande de dédommagement pour leur propre pays et leurs ressortissants. Et leurs ressortissants. »

Je me rendis compte que j’étais presque en train de vociférer, mais c’était plus fort que moi. C’était un grand soulagement que de donner libre cours à mes frustrations.

« En somme, Magnus, les Anglais ont fait en sorte que personne parmi les hommes, les femmes et les enfants torturés, emprisonnés et massacrés par les Japs, pas plus qu’aucun membre de leur famille, ne puisse exiger quelque dédommagement financier que ce soit des autorités japonaises. Notre gouvernement nous a trahis !

— Tu parais surprise, ricana-t-il. Eh bien, maintenant tu sais de quoi sont capables les fokken Engelse. Pardon…

— Mon travail a perdu tout intérêt à mes yeux. J’ai insulté mes supérieurs. Je me suis disputée avec mes collègues. J’ai fait des remarques désobligeantes sur le gouvernement devant tous ceux qui voulaient bien m’écouter. Il se trouve que l’un d’eux était un journaliste du Straits Times. »

Repenser à ces événements m’emplit de nouveau d’amertume.

« Je n’ai pas démissionné, Magnus. J’ai été renvoyée.

— Ton père a dû être très contrarié », observa-t-il.

N’y avait-il pas dans son regard une lueur malicieuse, voire méchante ?

« Il m’a traitée de fille ingrate. Il avait dû faire jouer tant de relations pour m’obtenir ce travail, et voilà qu’il perdait la face à cause de moi. »

Magnus mit ses mains dans son dos.

« Enfin, quelle que soit la décision d’Aritomo, j’espère que tu passeras un peu de temps chez nous. Une semaine, c’est trop court. Et tu n’es encore jamais venue ici. Il y a beaucoup d’endroits magnifiques à voir. Viens nous rejoindre au salon, disons dans une heure. Nous prenons l’apéritif avant de dîner. »

Sur ces mots, il rentra dans la maison en passant par la cuisine.

Il commençait à faire plus froid, mais je restai dehors. Les montagnes engloutirent le soleil et la nuit s’insinua dans les vallées. Des chauves-souris poussaient des cris aigus en chassant d’invisibles insectes. Un jour, des prisonniers de mon camp avaient attrapé une chauve-souris. Les affamés avaient déployé ses ailes au-dessus d’un maigre feu, et les os délicats étaient apparus sous la peau à la lueur des flammes.

À l’orée de la propriété de Nakamura Aritomo, la lumière déclinante transformait les sapins en pagodes qui semblaient monter la garde pour protéger le jardin qui s’étendait derrière.