Tout enfant rêve d’avoir un oncle extraordinaire. Comme je n’en avais pas, Magnus Pretorius devint à mes yeux un personnage fascinant, même s’il n’était qu’une vague présence dans ma vie d’enfant et d’adolescente. Ce que je savais de lui, je l’avais appris de mes parents, de leurs silences, de leurs conversations interrompues mais dont j’avais surpris quelques bribes. Plus tard, quand je le connus mieux, Magnus lui-même me parla de sa vie.
Venu du Cap, il arriva à Kuala Lumpur en 1905. Il travailla comme sous-directeur dans une plantation d’hévéas de la société Guthries. Il se plaisait à raconter qu’il n’avait été embauché que parce que le recruteur avait découvert qu’il jouait au rugby. Ce fut à cette époque qu’il se lia d’amitié avec mon père. Ils devinrent associés, achetèrent une plantation puis quelques autres au fil des ans.
Les planteurs des postes éloignés vivaient isolés au milieu des hévéas. Leur voisin européen le plus proche se trouvait habituellement à trente kilomètres ou plus. Dans mon adolescence à Penang, j’avais entendu parler de planteurs se tuant à force de boire, ou succombant à une morsure de serpent, à la malaria ou à quelque autre maladie tropicale. Oppressé par les alignements impeccables et interminables d’hévéas, Magnus en était venu à détester cette vie. Il se mit en quête de perspectives plus prometteuses. En buvant dans un bar d’Ipoh pendant le week-end, il entendit un fonctionnaire parler d’un plateau situé à mille mètres d’altitude, dans la chaîne de montagnes de Titiwangsa. L’homme déclara qu’on projetait d’y installer un centre administratif et une station d’altitude pour les hauts fonctionnaires de l’administration britannique.
Magnus avait déjà fait des randonnées dans ces montagnes et comprit immédiatement le parti qu’il pouvait tirer de ces projets. Une semaine plus tard, il obtint du gouvernement une concession de trois cents hectares dans les Cameron Highlands. Il vendit à mon père ses parts dans les plantations juste avant la Grande Dépression. Mon père lui en garda toujours rancune.
William Cameron, un géomètre du gouvernement, avait dressé la carte des hautes terres en 1885. Il avait découvert ces vallées et ces plateaux brumeux se déployant sans fin alors qu’il traversait les montagnes à dos d’éléphant pour délimiter les frontières du Pahang et du Perak. « Comme Hannibal traversant les Alpes », se plaisait à dire Magnus. Je l’entendis souvent le raconter à des visiteurs, pendant mon séjour à Majuba.
Magnus introduisit des semences et des arbres à thé venant des collines de Ceylan. Il fit venir du sud de l’Inde des travailleurs pour défricher la jungle. Au bout de quatre ou cinq ans, les versants et les coteaux de sa plantation furent couverts de théiers. Au fil des cueillettes, ils finirent par s’atrophier à la manière des bonsaïs cultivés par des générations d’aristocrates japonais. Quelques années plus tard, deux autres plantations de thé s’installèrent dans les Cameron Highlands, mais à cette époque la marque Majuba était déjà solidement implantée en Malaisie.
C’était la seule marque de thé que mon père refusait de voir chez nous.
Pendant le court trajet vers Majuba, Frederik tenta d’engager la conversation, mais je ne pouvais penser qu’à Aritomo et à mon impuissance à le convaincre de créer un jardin pour moi. Je regardais par la fenêtre sans prêter vraiment attention aux champs en terrasses des fermes ou aux rares bungalows devant lesquels nous passions. Ce ne fut que quand le gardien gurkha nous ouvrit le portail que je remarquai les voitures garées dans l’allée.
« Que se passe-t-il ici ?
— C’est le braai de Magnus, expliqua Frederik. Il a lieu tous les dimanches. Ça commence à onze heures du matin et habituellement ça dure jusqu’à sept, huit heures du soir. Vous allez adorer. »
Je me rappelais vaguement que Magnus m’avait parlé du braai la veille au soir, mais cela m’était complètement sorti de la tête.
Dans le couloir menant à la cuisine, nous faillîmes rentrer dans Emily qui sortait précipitamment avec un plateau chargé de tubes étranges.
« Aiyoh, nous nous sommes tellement fait de souci pour toi, me gronda-t-elle. Tout le monde est déjà dehors. »
Elle m’indiqua l’arrière de la maison avec son menton.
« Va les rejoindre. Non, pas toi, Frederik ! Il faut que tu viennes m’aider. Yun Ling, porte ça à Magnus. »
Elle me donna le plateau. Je vis que les tubes luisants étaient des saucisses crues, qui fasaient bien trois centimètres de diamètre et quarante-cinq centimètres de long.
Une vingtaine de personnes étaient rassemblées dans le jardin en terrasse derrière la maison. Les Européens se mêlaient aux Chinois et aux Malais. Certains invités se prélassaient dans des fauteuils en rotin, d’autres parlaient debout en petits groupes, un verre à la main. Le temps était calme et ensoleillé, mais l’atmosphère était sombre. Une femme éclata de rire puis s’interrompit brusquement, en regardant autour d’elle. Des assiettes et des couverts étaient disposés sur une longue table au bout de la terrasse, ainsi qu’une série de marmites remplies de mets divers. Des currys mijotaient sur des réchauds à charbon de bois. Le soleil faisait scintiller les bouteilles de Tiger Beer plantées dans un seau de glace. À l’ombre d’un camphrier, Magnus surveillait un gril confectionné avec un vieux baril de pétrole coupé en deux et juché sur un tréteau. Les ridgebacks somnolaient à ses pieds. Ils levèrent les yeux en se grattant quand j’approchai.
« Ah, on t’a retrouvée ! s’exclama Magnus. Comme tu ne venais pas prendre ton petit déjeuner, j’ai compris que tu étais allée à Yugiri.
— Je n’ai jamais vu une chose pareille au rayon des produits congelés, dis-je en lui tendant le plateau de saucisses.
— Ce sont des boerewors. Préparées de mes propres mains.
— On dirait plutôt qu’elles sont l’œuvre de Brolloks et Bittergal… »
En entendant leur nom, les chiens se mirent à remuer la queue sur l’herbe.
« Sies ! »
Magnus fit la grimace.
« Pose-les sur le braai. Tu vas bientôt constater combien elles sont lekker. »
Il saupoudra les saucisses de coriandre et d’autres épices dont il refusa de révéler le nom.
« C’est la recette de ma ouma », se contenta-t-il de dire.
En cuisant sur le charbon, elles répandirent une odeur délicieuse, et je me rendis compte soudain qu’en dehors du thé que j’avais bu avec Aritomo, je n’avais rien avalé de la matinée.
Magnus inclina sa bouteille de bière vers les invités disséminés sur la pelouse.
« Avant de m’accuser de manquer de respect, sache qu’il était trop tard pour annuler cette fête quand nous avons appris la mort de Gurney. »
Il but une gorgée au goulot.
« As-tu obtenu ce que tu voulais d’Aritomo ?
— Non, il a refusé.
— Ag, dommage. Mais tu peux rester ici aussi longtemps que tu voudras. L’air te fera le plus grand bien. »
Il observa la petite foule.
« Frederik ne lui a-t-il pas rappelé qu’il y avait un braai ?
— Il avait du travail. »
Magnus prit des pincettes en métal.
« A-t-il été victime de représailles après l’Occupation ? demandai-je.
— De la part des membres de la guérilla antijaponaise ? »
Il s’essuya les lèvres avec la main.
« Bien sûr que non.
— Il m’a dit qu’il avait été arrêté.
— Les Anglais n’ont rien trouvé pour l’inculper, répliqua Magnus. Et je me suis porté garant de lui. »
Il retourna les boerewors. De la graisse coula sur les braises et une fumée odorante s’éleva dans l’air.
« Il a fait en sorte que nous ne soyons pas envoyés dans les camps. Pendant la guerre, il a fini par avoir plus de trente personnes à son service. Ils ont tous survécu, eux et leurs familles.
— Nous aurions dû venir passer la guerre ici. »
S’arrêtant un instant de remuer les saucisses sur le gril, il me regarda.
« Plusieurs semaines avant l’attaque japonaise, j’ai dit à ton père de vous amener tous ici. »
Je le fixai avec stupeur.
« Il ne m’en a jamais parlé.
— Il aurait dû m’écouter. Je regrette qu’il ne l’ait pas fait. »
Le brouhaha des invités me sembla soudain très lointain. La fureur m’envahit à la pensée de l’orgueil obstiné de mon père. Magnus avait raison – tout aurait tourné différemment. Je n’aurais pas été mutilée, ma mère ne serait pas murée en elle-même, Yun Hong vivrait encore.
« Vous avez donc su très tôt que les Japonais nous attaqueraient ? demandai-je en le regardant avec circonspection.
— Toute personne un peu sensée pouvait le comprendre en regardant une carte, répondit-il. La Chine était un trop gros morceau pour le Japon. Il ne pouvait guère que la mordiller un peu. Mais ces petits territoires des mers du Sud étaient une proie nettement plus facile. »
Frederik arriva avec un autre plateau, chargé cette fois de côtelettes d’agneau.
« Bâille dankie.
— Bâille quoi ? m’étonnai-je.
— J’essaie d’amener ce jeune homme à parler plus souvent afrikaans, déclara Magnus. À force de vivre avec les Anglais, il oublie sa propre langue.
— Baaie dankie », dit Frederik.
Je lui demandai de me l’épeler.
« Ça veut dire “merci”, expliqua-t-il. J’ai pris aussi des cours de malais. C’est drôle de voir comme les deux langues ont plus d’un mot en commun : pisang, piring… pondok.
— Ça vient des esclaves javanais amenés au Cap », dit Magnus.
Il versa sa bière sur les braises et nous demanda de le suivre pour nous présenter aux invités. Malgré la fraîcheur de l’air, j’étais la seule à porter des gants.
« Je vous présente Malcolm, proclama Magnus. C’est le Protecteur des aborigènes. Surveillez votre langue quand il est dans les parages. Cet homme parle malais, cantonais, mandarin et hokkien.
— Malcolm Toombs, dit l’homme avec un sourire chaleureux. »
Il allait sur ses cinquante ans. Son visage candide me plut aussitôt. Sans doute l’aidait-il dans son travail qui consistait à veiller au bien-être des orang asli.
« Il n’a rien de funèbre, en dépit de son nom », me chuchota Frederik.
Nous remplîmes nos assiettes au buffet. Alors que nous nous apprêtions à manger, Toombs nous demanda de faire cercle. Magnus pinça les lèvres, mais il ne dit rien. Nous fermâmes les yeux pendant une minute de silence en mémoire du haut-commissaire. Je pris soudain conscience de ce que signifiait vraiment la mort de Gurney. Contrairement à ce qu’affirmait le gouvernement, la situation empirait.
« Comment trouves-tu les boerewors ? me demanda Magnus une fois que tout le monde fut installé pour le repas.
— Elles sont bien meilleures qu’elles n’en ont l’air, déclarai-je en mâchant avec appétit. Comment Gurney est-il mort ?
— Des terroristes ont tendu une embuscade à sa voiture et l’ont abattu. Cela s’est passé hier après-midi, sur la route de Fraser’s Hill. Apparemment, lui et sa femme partaient en vacances. Ils voyageaient avec un convoi militaire.
— Et pourtant ces gens ont réussi à les tuer », dit Jaafar Hamid, le propriétaire du Lakeview Hotel de Tanah Rata.
Il tira sa chaise vers nous.
« Pourquoi diable n’a-t-on appris cette sale histoire qu’aujourd’hui ? s’étonna Magnus.
— Tout est censuré, en ce moment, répliquai-je. Mais à l’heure qu’il est, toutes les radios du monde doivent diffuser la nouvelle. Ils devaient déjà l’avoir tué quand vous m’avez ramenée de la gare. C’est pour ça qu’il y avait tant de véhicules militaires sur la route.
— C’est possible…, dit doucement Toombs. Quel joli coup, pour les rouges. Ils vont danser et chanter dans la jungle cette nuit, je le crains.
— Et l’épouse de Gurney ? demandai-je à Magnus.
— La radio a dit que les communistes avaient d’abord visé l’avant de la Rolls. Quand les coups de feu ont éclaté, Gurney est sorti de la voiture et s’en est éloigné.
— C’était une imprudence de sa part », lança une Européenne.
Magnus la corrigea aussitôt.
« Il essayait d’éviter que sa femme ne soit touchée, Sarah.
— La pauvre… », dit Emily.
Magnus posa la main sur son épaule.
« Je crois que nous aurions intérêt à revoir nos mesures de sécurité, déclara-t-il. Nous devrions essayer de les améliorer.
— Nous ne pouvons pas faire grand-chose de plus, non ? » observa un homme entre deux âges.
Il s’était présenté à moi en me disant qu’il s’appelait Paul Crawford, cultivait des fraises à Tanah Rata et était un veuf sans enfants.
« Nous avons installé des clôtures autour de nos maisons, entraîné nos employés à monter la garde, formé un corps de volontaires dans les kampong. Mais nous attendons encore les auxiliaires de police que nous avons réclamés. »
À la fin de la guerre, j’avais espéré ne jamais devoir revivre une telle expérience. Et voilà que je me retrouvais au cœur d’une autre guerre.
« Pendant les semaines qui ont suivi la reddition japonaise, dit Emily, il n’était question que des communistes tuant les Malais dans leurs kampong et des Malais se vengeant sur les Chinois. C’était terrifiant.
— Les squatters chinois auxquels j’ai parlé croient encore que ce sont les communistes qui ont vaincu les Japs, observa Toombs.
— Quand je suis arrivé en Malaisie, raconta Frederik, un soldat m’a dit qu’il avait fait partie du premier contingent de troupes revenant prendre le contrôle du pays. Il s’imaginait que les communistes avaient gagné la guerre. Dans chaque ville que traversait son régiment, des banderoles et des affiches célébraient la victoire communiste sur le Japon.
— La Malaisie, la Malaisie, grommela Hamid. Aucun de vous ne trouve donc étrange que ce que vous autres Anglais avez nommé avec tant de désinvolture la Malaisie, ma patrie, ma tana-air, n’existait pas officiellement jusqu’à une date récente ?
— C’est aussi ma patrie, Enchik Hamid, déclarai-je.
— Vous, les Chinois, vous descendez tous d’immigrants, rétorqua Hamid. Vous serez toujours attachés avant tout à la Chine.
— Quelle absurdité !
— Oh, excusez-moi. Vous êtes une Chinoise du Détroit, n’est-ce pas ? C’est encore pire ! Vous autres, c’est l’Angleterre que vous considérez comme votre patrie, alors que vous êtes peu nombreux à l’avoir vue. »
Hamid se frappa la poitrine avec son poing.
« Nous, les Malais, nous sommes les vrais fils de cette terre, les bumiputera. »
Il regarda à la ronde.
« Aucun de vous ne peut en dire autant.
— Je vous en prie, Hamid, dit Emily.
— Les vieux pays meurent, Hamid, lançai-je en tentant de maîtriser ma colère. Et d’autres naissent. Peu importe d’où venaient nos ancêtres. Pouvez-vous affirmer avec certitude qu’aucun de vos propres aïeux ne soit arrivé en bateau du Siam, de Java, d’Aceh ou des îles du détroit de la Sonde ?
— Que voulez-vous dire, quand vous prétendez que la Malaisie n’existait pas jusqu’à une date récente ? »
Cette question était posée par Peter Boyd, le sous-directeur d’une plantation d’hévéas. Il n’était arrivé de Londres que quelques semaines plus tôt, pour remplacer son prédécesseur tué par les terroristes communistes.
« Ce n’est qu’un nom pratique pour désigner le ramassis de territoires dont les Anglais ont pris le contrôle, expliquai-je avant que Hamid ne puisse répondre. Il y a d’abord eu les États malais fédérés, qui avaient chacun un gouverneur et se trouvaient tous sur la côte ouest. »
J’étais choquée qu’une telle ignorance fût encore courante chez les Européens chargés d’administrer la Malaisie. Pas étonnant que les Malais se soient lassés et aient eu envie de chasser les Mat Salleh.
« Ensuite, on a eu les États malais non fédérés, continuai-je. Ils étaient gouvernés par leur sultan avec l’aide de conseillers anglais. Et il y a eu enfin les Établissements du Détroit, à savoir Malacca, Penang et Singapour.
— Tous volés aux Malais, dit Hamid.
— Lesquels étaient trop paresseux pour en tirer quoi que ce soit, intervint Emily. Vous savez très bien, Hamid, que c’est nous, les Chinois, qui avons mis sur pied l’industrie de l’étain. Nous avons créé des villes et développé le commerce. Kuala Lumpur a été fondé par un Chinois ! Ne faites pas comme si vous l’ignoriez.
— Bah ! Nous étions bien trop malins pour passer notre vie à trimer dans les mines d’étain pour les Mat Salleh comme vous autres, les Chinois. »
Il tendit son assiette.
« Puis-je avoir encore un peu de votre belachan, Emily ? »
La découverte d’étain dans la Kinta Valley, au dix-huitième siècle, avait contraint les Anglais à engager des coolies venus du sud de la Chine pour travailler dans les mines, car les Malais préféraient rester dans leurs kampong à cultiver leurs propres champs. Ces immigrants chinois avaient l’intention de rentrer dans leur patrie après avoir fait fortune. Toutefois, beaucoup étaient restés, en choisissant une vie stable dans une colonie anglaise plutôt que les guerres et les troubles en Chine. Ils s’étaient installés et enrichis à Penang, Ipoh et Kuala Lumpur, ouvrant ainsi la voie à d’autres de leurs compatriotes des ports de la Chine méridionale. Ces immigrants firent bientôt partie intégrante de la Malaisie. Je ne m’en étonnais jamais, pas plus que je ne trouvais étrange d’être née moi-même sous des cieux chargés de moussons de l’Équateur et d’avoir respiré dès mon premier souffle l’air humide et chaud des Tropiques, où je m’étais sentie immédiatement et définitivement chez moi.
Magnus frotta son œil unique.
« Je me rappelle quand j’écoutais les nouvelles dans mon bureau, dit-il. Voilà deux ans de ça. Ce que j’entendais me désespérait. »
Il se tourna vers Crawford et Toombs.
« Votre monsieur Attlee qui a reconnu officiellement le gouvernement du dénommé Mao, tandis que les communistes tuaient chaque mois des centaines des nôtres en Malaisie !
— N’oubliez pas que nous allons avoir des élections dans quinze jours, répliqua Crawford. Il se pourrait que Winston revienne. »
Magnus se contenta de faire la grimace, manifestement peu enthousiasmé par cette perspective.
« Dans ce cas, dit Frederik, il héritera de Mao dans cette partie du globe, et des Mau-Mau en Afrique.
— Tu es terrible ! s’exclama Emily en riant sous cape.
— Yun Ling parlait tout à l’heure des vieux pays qui mouraient, reprit Magnus. Eh bien, elle a raison. Aucun pays n’est plus ancien que la Chine, et regardez-la maintenant. Elle a changé de nom et d’empereur.
— L’empereur Mao ? s’étonna Frederik.
— Il ne lui manque que le titre.
— Au nom du ciel, les interrompit Emily. Parlons d’autre chose. Personne n’a lu le nouveau livre de Han Suyin ? Elle est venue ici l’année dernière, vous savez. Dites-moi, Molly, est-il vrai qu’on veuille en tirer un film ? Avec William Holden ? »
Le déjeuner touchait à sa fin quand un domestique sortit de la maison et murmura quelque chose à Magnus. Celui-ci se leva aussitôt et rentra par la cuisine, suivi des deux ridgebacks. Quand il nous rejoignit, quelques minutes plus tard, il semblait agité.
« L’un de mes sous-directeurs vient de me téléphoner, annonça-t-il en nous jetant un regard circulaire. Les communistes ont incendié un village de squatters de Tanah Rata il y a une heure. Ils ont coupé en morceaux le chef avec un parang, en obligeant sa femme et ses filles à regarder. Je ne veux certes pas vous chasser, mais on a décrété un couvre-feu à six heures. »
Enchik Hamid bondit sur ses pieds, en faisant tomber force miettes de ses genoux.
« Alamak ! Ma femme est seule à la maison. »
Les autres se levèrent aussi et je me rendis compte que le meurtre du haut-commissaire les avait davantage effrayés qu’ils ne voulaient le reconnaître. Magnus et Emily raccompagnèrent les invités. Restée seule au jardin, je passai devant les statues des deux sœurs pour aller m’accouder à la balustrade de pierre. La terrasse en contrebas abritait un jardin où des feuilles de chêne éparpillées sur le gazon évoquaient un puzzle inachevé. Un paon poursuivait sa compagne à travers l’herbe et leurs queues balayaient les feuilles. Le gazon était bordé d’un côté par une roseraie, dont les arbustes étaient plantés en spirale.
Au début, je crus que le bruit venait d’un camion montant péniblement une route escarpée sur la colline voisine. Puis il s’enfla rapidement et devint assourdissant tandis qu’un avion survolait Majuba House en décrivant un cercle au-dessus des théiers.
« Un Dakota », dit Frederik qui était sorti de la maison pour me rejoindre.
La porte près de la queue de l’appareil s’ouvrit et un nuage brunâtre s’en échappa puis éclata presque aussitôt. L’espace d’un instant, je crus que l’avion se désintégrait et que son fuselage tombait en pièces.
« Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Ils distribuent des sauf-conduits et des textes exhortant les communistes à se rendre, répondit Frederik. D’après Magnus, c’est toute une affaire pour nettoyer la plantation quand le vent les pousse dans cette direction. Les coolies s’en plaignent amèrement. »
Le Dakota vira derrière la colline et le bruit de son passage se dissipa peu à peu. Des feuilles de papier tombaient sur la maison en tourbillonnant. J’allai en attraper une au vol à l’autre bout de la pelouse. J’avais entendu parler de ces textes publiés par les services chargés de la guerre psychologique, mais je n’en avais encore jamais vu. On y voyait deux clichés côte à côte. Sur le premier, un bandit était en train de se rendre, décharné, sous-alimenté, en haillons, avec un visage où ressortaient des pommettes saillantes et des dents en avant. Je lus à voix haute :
« Camarades, je m’appelle Chong Ka Heng. J’appartenais autrefois au quatrième régiment de Johore. »
Sur le second cliché, le même homme apparaissait hilare et bien nourri, vêtu comme un employé de bureau d’une élégante chemise blanche et d’un pantalon noir bien repassé, avec à son bras une jeune Chinoise laide mais souriante.
« Depuis que je me suis rendu, le gouvernement m’a bien traité. Je vous exhorte à penser à votre famille, à votre père et à votre mère, qui tous vous regrettent. »
Les propositions d’amnistie et de récompenses étaient traduites en malais, en chinois et en tamoul. Le papier était fin et d’une couleur brun clair, comme s’il avait macéré toute la nuit dans un reste de thé.
« Quelle drôle d’idée de choisir cette couleur !
— C’est volontaire, répliqua Frederik. Elle permet aux bandits de moins se faire remarquer en ramassant ces papiers. »
Il se racla la gorge.
« Magnus a mis à ma disposition un bungalow de l’autre côté de la plantation. »
« Que diriez-vous de prendre un verre là-bas ?
— Le couvre-feu a commencé.
— Nous sommes à l’intérieur de la plantation.
— Pas aujourd’hui, Frederik, déclarai-je en froissant le papier. Mais merci de m’avoir ramenée ce matin. »
Quand je rentrai dans ma chambre, une douleur commença à pulser dans ma main gauche au même rythme que les battements de mon cœur. Ma rage envers Aritomo, qui était retombée durant le déjeuner, se réveilla. Cet homme avait vraiment eu du toupet de me faire venir de Kuala Lumpur uniquement pour refuser ma proposition aussi rapidement, sans même y avoir réfléchi un peu sérieusement ! Ces Japs ! Quelle sale engeance !
Je sortis mon cahier du tiroir de la table de nuit. Il était lourd, épaissi par les coupures de journaux que j’y avais collées. Je tournai sans vraiment les regarder ces pages que je connaissais par cœur. À l’époque où je faisais des recherches pour le tribunal chargé des crimes de guerre, j’avais rassemblé les articles de presse évoquant les procès à Tokyo et dans d’autres pays occupés par les Japonais. Je connaissais parfaitement les délits dont étaient accusés les officiers japonais, mais je relisais régulièrement ces coupures même si je m’étais résignée depuis longtemps à ne reconnaître aucun nom dans le texte ni aucun visage sur les photographies. Il n’était jamais fait la moindre allusion au camp où j’avais été internée.
Une enveloppe bleu pâle était glissée entre les dernières pages du cahier. Elle portait une adresse écrite en japonais et en anglais. Quand je la pris, elle était aussi légère qu’une feuille d’arbre. Cette enveloppe marquait la page où j’avais noté mon ultime entretien avec un criminel de guerre reconnu coupable, une semaine avant mon départ pour Cambridge. Je me rappelai la promesse que j’avais faite à cet homme. Je lui avais assuré que je posterais cette lettre pour lui.
La douleur dans ma main s’atténua lentement. Mais elle reviendrait. J’entendais vaguement les voix des domestiques quelque part dans la maison. Un paon appela sa compagne. Je glissai de nouveau l’enveloppe entre les pages, fermai le cahier et sortis sur la terrasse.
Je restai là un long moment à regarder en direction de Yugiri. Jusqu’au moment où le soir submergea les contreforts de la vallée et où le jardin d’Aritomo disparut.