Chapitre 6

À la suite du meurtre du haut-commissaire, Magnus et Frederik entreprirent de faire réparer par les coolies la clôture protégeant la maison. Ils installèrent deux projecteurs braqués vers l’extérieur. Ayant entendu quelqu’un raconter au club de golf de Tanah Rata qu’à Ipoh des communistes avaient lancé une grenade dans la salle à manger du bungalow d’un planteur qui était en train de déjeuner avec sa famille, Magnus avait décidé de grillager toutes les fenêtres.

« Emily m’a dit que tu n’avais pas encore vu notre dispensaire », dit Magnus alors que je l’aidais à clouer un grillage à la fenêtre de ma chambre.

Le grillage assombrissait la pièce et j’allumai la lumière. Deux jours avaient passé depuis le refus d’Aritomo, mais mon ressentiment était toujours aussi vif.

« Va donc y jeter un coup d’œil, poursuivit Magnus. Notre infirmière est partie l’année dernière, sous prétexte que travailler ici était trop dangereux. Emily a décidé de prendre elle-même les choses en main. Elle a fait des études d’infirmière, vois-tu, avant d’avoir la bonne idée de m’épouser. »

Je n’avais guère envie de visiter le dispensaire, mais je savais que je devais le faire, ne fût-ce qu’en signe de respect pour Emily. Le bungalow blanchi à la chaux se dressait non loin des maisons des coolies. Quand j’entrai dans la salle d’attente, un Tamoul affalé sur une chaise me sourit de toutes ses dents. Assise derrière un comptoir peu élevé, Emily comptait tout bas des pilules qu’elle glissait dans un flacon. J’aperçus dans l’embrasure d’une porte une chambre avec deux lits derrière une cloison. Les jambes nues d’une femme dépassaient d’un des lits.

« C’est Letchumi, dit Emily en me regardant.

— Celle qu’un serpent a mordue. »

Emily pencha la tête sur le côté.

« Oh, oui, ça s’est passé le soir de ton arrivée. Elle va bien, maintenant. Le docteur Yeoh lui a fait une piqûre. Maniam, eh, Maniam ! Ambil ubat. »

Le coolie se leva de sa chaise et alla chercher le flacon de pilules. Elle lui fit répéter en malais le dosage à respecter avant de le laisser partir. Se retournant, elle désigna les boîtes de médicaments empilées dans un coin.

« Ces médicaments sont arrivés aujourd’hui. Je les ai commandés au cas où les communistes nous attaqueraient. »

Elle secoua la tête.

« Quelle ironie qu’ils aient assassiné Gurney !

— En quel sens ?

— Cet homme est resté assis sur son ka-chooi pendant des jours après l’attaque des communistes contre cette plantation de Sungai Siput. Il n’a rien fait.

— Il a quand même décrété l’état d’urgence dans tout le pays.

— Uniquement sous la pression des planteurs. Magnus a convaincu tout le monde ici de signer une pétition. Vous autres qui vivez dans les villes… »

Elle prit un air railleur.

« Je ne crois même pas que vous vous rendiez compte que nous sommes en guerre. »

Ce n’était pas entièrement faux.

« En tout cas, poursuivit-elle, je suis contente : au moins Magnus a cessé de perdre ses dimanches à écumer les montagnes avec ses amis.

— Pour quoi faire ? Chasser le sanglier ?

— Tu n’as pas entendu parler de ces histoires ? On raconte que les Japs stationnés à Tanah Rata ont enterré un monceau de lingots d’or quelque part dans ces montagnes avant de se rendre.

— Ce n’est certainement qu’une rumeur.

— Ils sont comme des écoliers à la recherche de trésors enfouis. Si tu veux mon avis, ce n’est qu’un prétexte pour ne pas rester avec leurs épouses. »

Elle ouvrit une armoire et se mit à ranger des boîtes de serviettes hygiéniques. Puis elle lança, en agitant une boîte dans ma direction :

« J’espère que tu ne vas pas penser que je me mêle des affaires des autres, car ce n’est pas mon genre. Mais j’ai toujours été curieuse… Comment faisais-tu, quand tu étais prisonnière ?

— Beaucoup d’entre nous cessaient d’avoir leurs règles.

— Ça peut arriver. Les conditions de vie épouvantables, le manque de nourriture…

— Même après ma libération, mon sang n’a pas coulé pendant deux ou trois mois. Puis c’est revenu sans prévenir, un jour que j’étais dans mon bureau. »

Prise au dépourvu, j’avais dû demander à ma secrétaire de m’aider. Mais je me rappelais le soulagement que j’avais éprouvé ensuite. Je pouvais enfin accepter le fait que la guerre était vraiment terminée. Mon corps était libre de revenir à ses propres rythmes.

L’odeur de désinfectant qui régnait dans le dispensaire me donnait envie de vomir. Cela devait se voir, car Emily parut inquiète.

« Tu n’as pas envie d’un peu de Baume du Tigre ? demanda-t-elle.

— C’est cette odeur… elle me rappelle l’hôpital.

— Sayang, dit-elle en secouant la tête avec regret. J’espérais que tu pourrais me donner un coup de main.

— Je ne vais pas rester longtemps ici. »

Je sortis du dispensaire, heureuse de retrouver le soleil et l’air frais. En rentrant à Majuba House, je découvris une liasse de papiers sur ma coiffeuse. C’étaient les cartes et les photographies que j’avais laissées à Yugiri pour qu’Aritomo les regarde.

La sirène appelant les coolies au rassemblement se taisait peu à peu lorsque je quittai la maison, le lendemain matin. Je m’immobilisai devant le garage en me frottant les mains. Le monde était gris et humide. Un instant plus tard, j’entendis des pas sur le gravier et Magnus émergea de la brume avec ses chiens sur ses talons. Je lui avais demandé la veille au soir de me faire visiter la plantation, mais il parut surpris de me voir.

« Je ne pensais pas que tu serais capable de te lever si tôt », dit-il en ouvrant la porte arrière de la Land Rover aux ridgebacks.

Je vis luire un revolver dans un étui sous sa veste.

« Je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil », répliquai-je.

Tandis que nous roulions vers la fabrique dans un fort bruit de ferraille, il m’expliqua brièvement le fonctionnement de la plantation.

« Geoff Harper est mon sous-directeur. Et nous avons cinq assistants pour surveiller les kerani au bureau.

— Et à l’extérieur ?

— La plantation est divisée en trente-cinq sections. Chaque section est contrôlée par un chef, le kangani, qui a sous ses ordres des contremaîtres, les mandor. Ils sont responsables de leur équipe de cueilleurs, sarcleurs et balayeurs. Des surveillants veillent à décourager les voleurs et les tire-au-flanc. Et j’ai chargé des volontaires de monter la garde.

— En passant devant la fabrique, hier, j’ai vu plusieurs enfants.

— Ce sont les enfants des coolies. Nous les payons trente cents pour chaque sac de chenilles qu’ils attrapent dans les théiers. »

La fabrique était aussi vaste qu’un entrepôt portuaire. Les coolies étaient déjà en rangs à l’intérieur. Les cigarettes kretek imprégnaient l’air d’une odeur écœurante de girofle. Magnus les salua et un kangani fit l’appel en cochant les noms sur une liste. Cela me rappela le camp.

Magnus s’entretint avec Geoff Harper, le sous-directeur, un petit homme robuste d’une cinquantaine d’années qui portait deux fusils en bandoulière.

« Tous les coolies sont venus aujourd’hui ? demanda Magnus.

— Le cours du caoutchouc est bas, dit Harper en hochant la tête.

— Espérons qu’il le restera.

— Il y a eu une embuscade hier soir sur la route de Ringlet. Un couple chinois. Ces salauds… pardon, Mademoiselle… les communistes ont éparpillé les morceaux de leurs corps sur la chaussée.

— Nous connaissons les victimes ?

— Ils étaient venus de Singapour en visite. Ils rentraient d’un dîner de mariage. »

Les cueilleurs de thé se mirent en marche vers les versants. Je suivis les ouvriers de la fabrique.

« Les broyeurs, les enrouleurs, les torréfacteurs… », dit Magnus en me montrant les énormes machines silencieuses alignées à l’intérieur.

L’odeur de feuilles grillées était partout. J’avais l’impression d’avoir ouvert une boîte de thé. Des coolies poussèrent des chariots portant des plateaux couverts de feuilles recroquevillées comme des larves d’insecte. Les machines se mirent en marche une seconde plus tard, en ébranlant le bâtiment de leur vacarme. Magnus me fit signe de le suivre dehors.

Nous suivîmes un sentier bordé de théiers. Les chiens trottinaient devant nous, le museau au sol.

« En quoi le cours du caoutchouc a-t-il un rapport avec votre personnel ? demandai-je.

— Geoff écoute chaque matin la radio pour le connaître. S’il monte, nous savons que plusieurs de nos coolies vont partir travailler dans les plantations d’hévéas. La plupart de ceux qui nous ont quittés avant l’Occupation sont revenus, mais nous manquons toujours de bras.

— Vous les avez engagés de nouveau, alors qu’ils vous avaient laissé tomber ? »

Il se retourna pour me regarder puis se remit à marcher.

« Quand les Japs sont arrivés, j’ai dit à mes coolies qu’ils étaient libres de partir et qu’ils pourraient retrouver leur emploi dès que la guerre serait terminée. Je leur ai dit que si j’étais encore vivant, je tiendrais ma promesse. »

La pente devint nettement plus abrupte, au grand dam de mes chevilles. Des écharpes de vapeur se déployaient au sommet des buissons. Jetant un coup d’œil dans son dos, Magnus ralentit son pas, avec pour seul résultat que je dus redoubler d’efforts pour ne pas me laisser distancer. Quand nous arrivâmes en haut de la pente, j’étais hors d’haleine. Il s’arrêta et pointa le doigt vers les montagnes.

Surgissant de la terre à près de cinq cents kilomètres de là dans le nord, près de la frontière avec la Thaïlande, elles s’étendaient vers le sud jusqu’au Johore, telle une colonne vertébrale coupant en deux la Malaisie. Dans la tendre lumière du matin, les montagnes avaient la douceur d’un paysage peint sur la soie.

« Cette vision me rappelle toujours la semaine que j’ai passée en Chine dans la province du Fujian, dit Magnus. Je me suis rendu au mont Li Wu. Il y avait là-bas un temple vieux de mille ans, à en croire les moines. Ils cultivaient leur propre thé. Ils m’ont raconté que l’arbre à thé originel avait été planté par un dieu, tu imagines ? Le temple était célèbre pour la saveur de son thé, une saveur qu’on ne retrouvait dans aucune autre région du monde.

— Qu’avait-elle de si particulier ?

— Pour préserver l’innocence du thé, seuls les moines n’ayant pas atteint l’âge de la puberté avaient le droit de cueillir les feuilles. Pendant un mois avant la cueillette, ces garçons devaient s’abstenir de manger du piment ou du chou mariné, de l’ail ou de l’oignon. Ils ne pouvaient même pas toucher à une goutte de sauce soja, autrement leur haleine aurait pu souiller les feuilles. Ils cueillaient le thé au lever du soleil, à peu près à cette heure-ci. Ils portaient des gants, afin que leur sueur ne puisse altérer la saveur du thé. Une fois cueilli et emballé, on l’envoyait en tribut à l’empereur.

— Mon père pensait que vous étiez fou de vous lancer dans la culture du thé.

— Il n’était pas le seul », dit Magnus en riant.

Il cueillit une feuille sur un arbuste et la roula entre ses doigts sous son nez.

Les voix et les chants des cueilleurs de thé résonnaient dans la vallée. La plupart étaient des femmes. S’abritant du soleil sous des chapeaux de paille dépenaillés, elles avaient de grands paniers d’osier attachés dans le dos et retenus pour plus de précaution par des bandeaux noués à leur front. Elles cueillaient chaque jour près de vingt-cinq kilos de feuilles. Une fois leurs paniers remplis, elles retournaient à la fabrique pour les décharger avant de repartir sur les pentes, et continuaient ainsi inlassablement jusqu’à la fin de la journée. En les regardant, je songeai combien étaient trompeuses les publicités de mon enfance, collées aux murs d’épiceries sentant le renfermé à côté d’affiches fanées vantant la Tiger Beer ou les cigarettes Chesterfield. On y voyait des cueilleuses de thé aux formes voluptueuses, aux dents d’un blanc éclatant, vêtues de saris propres et vivement colorés, le nez et les oreilles parés d’anneaux rutilants, les poignets chargés de bracelets en or.

Les travailleuses que je regardais dans la vallée en contrebas étaient payées une misère pour un des labeurs les plus épuisants et abrutissants qui soient. En parcourant la plantation, j’avais constaté que Magnus était un patron plutôt correct, offrant un toit à ses employés et des rudiments d’instruction à leurs enfants, mais je devinais derrière les rires et les chants des femmes s’activant sur les pentes l’amertume de leur vie si rude. Chaque soir, elles retournaient dans une cabane au sol boueux où les attendaient leur dizaine d’enfants et leur mari imbibé d’alcool.

« Un sergent de l’armée m’a raconté que le lendemain de la mort de Gurney des forces de sécurité ont expulsé tous les habitants de Tras, dit Magnus.

— Où est-ce ?

— C’est un village de squatters proche de l’endroit où Gurney a été tué.

— Ils ont sans doute pensé que les villageois avaient aidé les communistes.

— Au moins, les soldats n’ont pas réduit en cendres leurs maisons. »

Magnus semblait contempler un autre horizon s’étendant sur un monde différent, plus ancien.

— À l’époque où je combattais dans un commando, je passais souvent devant des fermes incendiées par les soldats rooinek. Parfois les ruines brûlaient longtemps, et la fumée plongeait fréquemment le veld tout entier dans un crépuscule macabre pendant des jours. Il y avait partout des cadavres de moutons couverts de mouches. Les rooinek les avaient attachés à des chevaux au galop pour les mettre en pièces. Où que nous allions, un bourdonnement incessant remplissait l’air. C’étaient les mouches. »

Il se caressa machinalement la poitrine.

« Nous éprouvions une telle rage, une telle haine contre les Anglais… Nous n’en étions que plus résolus à les combattre jusqu’au bout. »

Il désigna d’un geste les allées de théiers.

« Les premiers semis sont venus d’une plantation à Ceylan, celle-là même où j’avais travaillé autrefois comme prisonnier de guerre. L’histoire a de ces ironies, tu ne trouves pas ? »

Des nuages défilaient devant les sommets, tels des esprits fuyant le soleil levant. Il me semblait sentir un frémissement au plus profond de la terre à l’approche de la lumière.

« Je vais rentrer demain chez moi », déclarai-je.

Je donnai un coup de pied dans un caillou, qui culbuta dans le vide.

« Pourriez-vous me conduire à Tapah ? Je prendrai un train là-bas. »

Il me lança un regard.

« Que comptes-tu faire ? Reprendre ton ancien travail ?

— Après tout ce que j’ai dit sur le gouvernement !

— Tu peux certainement trouver un autre jardinier pour créer ton jardin.

— Pas en Malaisie. Aritomo est le seul à jouir d’une telle réputation. Et je ne veux pas aller au Japon. Je ne peux pas. Je ne crois pas que j’en serai jamais capable. »

Le refus du jardinier m’avait mise dans une impasse et je ne savais que faire.

« Intercédez pour moi, Magnus. Demandez-lui de réexaminer la question. J’ai des économies. Je le paierai bien.

— Cela fait dix ans que je le connais, Yun Ling. Une fois qu’il a pris une décision, il ne revient jamais dessus. »

Sur une crête voisine, deux cigognes aux ailes bordées de gris s’élancèrent des arbres et survolèrent une colline en se dirigeant vers des vallées que nous ne pouvions voir. Tout était si calme que j’entendais presque chaque bruissement de leurs ailes faisant onduler comme des vagues la brume légère.

 

Magnus devait inspecter d’autres sections avant le petit déjeuner et je lui dis que je rentrerais seule à Majuba House. Alors que je marchais sur un sentier entre les théiers et la lisière de la jungle, je m’arrêtai brusquement. Sans savoir moi-même ce que je cherchais, je scrutai les rangées d’arbres. Me retournant vers le sentier, je sursautai à la vue d’une silhouette tapie dans l’ombre à moins de trois mètres de moi. Elle se mit à avancer vers moi. Je reculai, mais elle continua d’avancer. Le soleil l’éclaira soudain et je poussai un soupir de soulagement. Ce n’était qu’une petite fille aborigène d’une dizaine d’années, au visage et aux vêtements maculés de boue. Elle pleurait.

« Kakak saya, gémit-elle entre deux sanglots. Tolong mereka.

— Mana ? » demandai-je en m’agenouillant pour la regarder en face.

Je lui secouai doucement les épaules.

« Où ? »

Elle pointa le doigt vers les arbres derrière elle. Il me sembla que la jungle se faisait plus oppressante.

« Nous allons appeler la police, dis-je, toujours en malais. Les mata-mata vont aider ta sœur. »

Je me relevai et commençai à marcher en direction de la maison, mais la petite fille agrippa ma main. Elle me tira pour m’entraîner vers les arbres. Craignant un piège des communistes, je résistai. Je m’abritai les yeux pour regarder les versants, mais les cueilleurs de thé n’avaient pas encore atteint cette partie de la plantation et aucun garde n’était en vue. La fillette se mit à pleurer de plus belle en tirant mon bras. Je la suivis mais me figeai soudain à l’orée des arbres.

Pour la première fois depuis la fin de la guerre, j’allais entrer de nouveau dans la jungle. Je redoutais de ne plus jamais en sortir, si je m’y hasardais. Avant que j’aie pu faire volte-face, la petite fille serra ma main plus fort et m’entraîna dans les fougères.

Des insectes faisaient entendre leurs cliquetis métalliques. La rumeur des cigales couvrait tous les autres sons. Les oiseaux vrillaient l’air d’appels éclatants. J’avais l’impression de pénétrer dans l’atelier d’un quincaillier affairé au cœur des ruelles de Georgetown. Le soleil s’infiltrant à travers le réseau des branches et des feuilles au-dessus de nos têtes ne parvenait pas à s’enfoncer suffisamment pour dissiper l’obscurité détrempée du sol. La fillette me conduisit sur la piste étroite d’un animal. La mousse couvrant les pierres les rendait si glissantes que je risquais de tomber à la moindre inattention. Pendant une vingtaine de minutes, je la suivis sous des fougères arborescentes déployant au-dessus de nous leurs frondaisons où la lumière se teignait d’un vert liquide et transparent.

Nous émergeâmes dans une petite clairière. La fillette s’arrêta et pointa le doigt vers une hutte en bambou sous les arbres. Le toit en feuilles de nipah tombait en lambeaux. La porte était entrouverte, mais l’intérieur était plongé dans l’ombre. Nous approchâmes de la hutte en faisant le moins de bruit possible. Dans les arbres derrière nous, des branches craquèrent puis un objet pesant s’abattit sur le sol. Me retournant d’un bond, je scrutai les alentours. Les arbres étaient tranquilles. Peut-être était-ce simplement un durion mûr dont l’armure épineuse avait déchiqueté les feuillages en tombant. Je pris conscience d’un autre bruit se mêlant aux rumeurs de la jungle, une vibration si basse qu’elle en était presque apaisante. Le bruit venait de la hutte.

Quand je la poussai avec le pied, la porte refusa de bouger. J’essayai de nouveau, en poussant plus fort, et elle s’ouvrit d’un coup. Sur le sol de terre battue, trois cadavres gisaient dans une mare de sang si sombre et épaisse qu’ils semblaient s’y être englués. Des centaines de mouches grouillaient sur leurs visages, leurs ventres distendus et leurs pagnes. Ils avaient été égorgés. La fillette se mit à hurler et je plaquai ma main sur sa bouche. Elle se débattit violemment, mais je ne la lâchai pas. Les mouches s’élevaient des corps pour s’agglutiner sous le toit de feuilles, qu’elles noircissaient comme une énorme tache de moisissure.

 

L’odeur de nourriture m’assaillit lorsque nous approchâmes de la cuisine. Frederik et Emily étaient attablés et bavardaient. Ils se turent en levant la tête à mon entrée. La fillette les observait, cachée derrière mon dos. Emily nous fit asseoir à la table où était servi un vrai petit déjeuner de planteur – des assiettes de bacon croustillant, d’œufs et de saucisses, du pain frit et de la confiture de fraise. Frederik nous servit du thé, auquel il ajouta quantité de lait concentré. J’en bus quelques gorgées. La chaleur se répandit dans mon corps et je cessai de trembler. Je leur racontai rapidement ce qui s’était passé.

« Où est Magnus ? demanda Emily en me regardant fixement.

— J’imagine qu’il est toujours dans la plantation. Je ne sais pas.

— Va chercher Geoff ! lança-t-elle à Frederik. Dis-lui de mettre la main sur ton oncle. Et préviens la police. Et Toombs. Vite ! »

Une servante apporta deux couvertures. Emily en drapa une sur les épaules de la fillette et me donna l’autre. Peu après, Frederik revint avec Magnus. Les chiens se hâtèrent de renifler les jambes de la petite, qui poussa un hurlement en reculant sur sa chaise. Emily gronda les chiens et ils filèrent dans un coin.

« Bon Dieu, Yun Ling ! s’écria Magnus. Tu aurais dû rentrer tout de suite à la maison ! »

La fillette se remit à pleurer.

« Ne crie pas, tu fais peur à cette pauvre petite, dit Emily d’un air désapprobateur.

— Elle voulait que je la suive, expliquai-je.

— Pénétrer dans la jungle était stupide, répliqua-t-il. Complètement stupide ! Ton père m’étriperait s’il t’arrivait quelque chose.

— Il ne m’est rien arrivé. »

Il me jeta un regard furieux et s’affala sur une chaise.

Quand Toombs entra, la fillette courut s’agripper à sa jambe. Le Protecteur des aborigènes se mit à genoux pour l’interroger avec douceur, dans un malais bien meilleur que le mien. Au bout d’un moment, il la prit par la main et la ramena à la table, en lui disant de terminer sa tasse de thé. Elle but à petites gorgées, sans le quitter des yeux.

« Elle n’a pas voulu nous dire son nom, observa Emily.

— Elle s’appelle Rohana », dit Toombs.

Il se tourna vers moi.

« Ces cadavres que vous avez vus… C’étaient sa sœur, son frère et son cousin.

— Que faisaient-ils dans cette hutte ? demandai-je.

— En fait, ce n’est pas une hutte mais un affût. Ils attendaient que les sangliers sortent la nuit. Ils avaient quitté leur village deux jours plus tôt pour aller à la chasse, en emmenant Rohana. Hier soir, elle jouait non loin de l’affût quand elle a entendu des cris. Elle s’est cachée au milieu des arbres.

— Elle a vu ce qui se passait ? demanda Magnus.

— Elle a vu quatre communistes, dont deux femmes », répondit Toombs en jetant un coup d’œil à la fillette.

Ses grands yeux sombres le fixaient par-dessus la tasse.

« Ils ont forcé ses trois parents à entrer dans l’affût. Elle les a entendus crier un instant plus tard. Puis il y a eu des hurlements. Quand les communistes sont ressortis, ils portaient le sanglier que son frère avait tué. L’un d’eux a aperçu Rohana et ils se sont lancés à ses trousses. Elle a couru dans la jungle, où elle est restée cachée toute la nuit. »

Les policiers arrivèrent une heure plus tard, avec à leur tête le sous-inspecteur Lee Chun Ming. Ils nous interrogèrent séparément, Rohana et moi. Quand ce fut le tour de la fillette, Toombs resta assis près d’elle. Le sous-inspecteur Lee me demanda de montrer à la police l’affût où nous avions trouvé les cadavres. Nous y allâmes dans deux voitures, en approchant autant que possible de l’endroit de ma rencontre avec la fillette avant de continuer à pied dans la jungle.

Plus tard, en retournant à Majuba House, nous passâmes devant des groupes de cueilleurs de thé accroupis au bord de la route à côté de leurs paniers. Ils bavardaient en fumant des cigarettes kretek, et ils suivirent des yeux nos véhicules. La nouvelle du triple meurtre s’était déjà répandue d’un bout à l’autre de la plantation.

 

Le soir était tombé quand le sous-inspecteur Lee et ses hommes finirent d’interroger les employés de la plantation. J’allai faire mes bagages dans ma chambre. Ensuite je m’allongeai sur mon lit pour me reposer, mais mon esprit refusait de se calmer. Je sortis sur la terrasse. Un coin de l’arrière-cour était visible de l’endroit où je me tenais. Un instant plus tard, Emily sortit de la cuisine en serrant dans ses mains trois bâtons d’encens. Elle s’immobilisa devant un autel au dieu du Ciel en métal rutilant, suspendu à un mur. Tournant son visage vers le ciel, elle porta les mains à son front et ferma les yeux en marmonnant tout bas. Quand elle eut fini de prier, elle se dressa sur la pointe des pieds pour glisser les bâtons d’encens dans le support qu’entouraient deux oranges et trois petits bols de thé. Des volutes de fumée s’élevèrent des bâtons vers le ciel. L’odeur de santal me plongea un bref instant dans un repos paisible, puis elle se dissipa avec la fumée. Je compris soudain ce que je devais faire avant de rentrer à Kuala Lumpur.

« Eh, où vas-tu ? se plaignit Emily en me voyant passer devant la cuisine. Nous allons bientôt dîner. J’ai préparé du char-siew ce soir.

— Je n’en ai pas pour longtemps. »

 

Une nouvelle fois, je suivis Ah Cheong à travers la maison, et de nouveau il ne me dit pas un mot. Nous traversâmes la pièce où je m’étais assise avec Aritomo lors de notre première rencontre, près d’une semaine plus tôt. Le domestique ne s’arrêta pas mais me précéda sur une allée couverte le long d’une petite cour abritant un jardin de rochers. S’immobilisant devant une porte coulissante à moitié ouverte, il tapa doucement sur le châssis. Aritomo était à son bureau, occupé à ranger une pile de documents dans une boîte en bois. Il leva les yeux vers moi d’un air étonné.

« Entrez », dit-il.

Malgré le froid mordant, les fenêtres étaient ouvertes. Au loin, les montagnes s’estompaient dans le crépuscule. Je cherchai des yeux dans la pièce ce que je voulais voir. Sur le rebord de la fenêtre, un bouddha de bronze long d’une trentaine de centimètres était couché sur le côté. La courbe de son bras posé sur sa hanche était aussi douce que le contour des montagnes derrière lui. Une photographie en noir et blanc de l’empereur Hirohito en uniforme militaire était accrochée au mur. Je détournai mon regard. Au bout de la pièce, des rayonnages étaient remplis d’ouvrages consacrés à l’histoire malaise et de mémoires écrits par Stamford Raffles, Hugh Clifford, Frank A. Swettenham. Deux archers chinois en bronze, d’à peu près vingt-cinq centimètres de hauteur, tendaient des arcs n’ayant ni corde ni flèche. Une cage en bambou suspendue au plafond n’abritait en fait d’oiseau qu’une bougie à moitié fondue. Apparemment, le jardinier collectionnait les cartes anciennes. On voyait au mur des cartes encadrées de l’archipel malais et de l’Asie du Sud-Est, dessinées à la main avec force détails par des explorateurs hollandais, portugais et anglais du dix-huitième siècle.

Accroché tout au fond de la pièce, un tableau représentait une demeure bâtie dans le style anglo-indien si apprécié à Penang. Une large véranda courait sur trois côtés de la maison, dont la façade s’ornait d’un portique. Un nom et une date étaient gravés au fronton : Athelstane et, en dessous, 1899. Derrière la maison, les eaux vertes du détroit séparaient Penang du continent. Je me rappelai la fierté de ma sœur après qu’elle eut terminé cette aquarelle.

Aritomo se leva et me rejoignit. Je continuai de contempler le tableau.

« La police m’a interrogé à propos des Semai, dit-il. Vous avez dû avoir un choc terrible en les découvrant ainsi.

— Ce n’est pas la première fois que je vois des cadavres, répliquai-je en observant son reflet dans le verre. L’odeur… Je croyais que j’avais oublié l’odeur. Mais c’est impossible. »

Il tendit la main pour redresser le cadre.

« C’est votre maison ?

— Elle a été construite par mon grand-père. »

Elle se trouvait à l’extrémité est de Northam Road, une longue avenue ombragée de sang-dragons et bordée de demeures de hauts fonctionnaires coloniaux et de riches Chinois.

« Le vieux M. Ong était notre voisin… »

Je ne voyais plus la maison dans le tableau mais dans ma mémoire.

« Il avait commencé par réparer des bicyclettes avant de devenir un des hommes les plus riches d’Asie. Et tout cela parce qu’il était tombé amoureux. »

Je souris en me rappelant cette histoire que ma mère nous avait racontée autrefois, à Yun Hong et moi.

« M. Ong voulait épouser une jeune fille, mais le père s’y opposa. Il appartenait à une famille ancienne et fortunée, et regardait de haut ce réparateur de bicyclette illettré. Il lui dit de sortir de leur maison et de ne plus revenir les importuner. »

Aritomo croisa les bras.

« Vraiment ?

— Il ne fallut que quatre ans à Ong pour devenir très riche. Il fit construire sa maison juste en face de celle de la famille de sa bien-aimée. Ce fut la demeure la plus imposante de Northam Road. Et aussi la plus laide, d’après ma mère. »

Je regardai mon propre reflet. J’avais les yeux creusés, cernés.

« Ong ne dit à personne que c’était sa maison. Le jour où il s’y installa, il ordonna à son chauffeur de lui faire traverser la rue dans sa Daimler grise. Il redemanda la main de la jeune fille, et cette fois évidemment le père fut d’accord. Le mariage eut lieu un mois plus tard. Les vieilles gens prétendaient qu’on n’avait jamais vu une fête aussi somptueuse sur l’île.

— Une des choses que j’aime en Malaisie, déclara Aritomo, c’est que ce genre d’histoire est monnaie courante.

— Je voyais souvent le vieux M. Ong dans son jardin, vêtu comme un coolie d’une veste blanche défraîchie et d’un short trop large en coton bleu. Il portait son oiseau chanteur dans une cage. Il lui parlait avec plus de tendresse qu’à aucune de ses épouses, me semblait-il. »

Aritomo pointa le doigt vers le fronton.

« Athelstane. C’était le deuxième prénom de Swettenham. »

Je le regardai avec surprise, puis me rappelai les livres du premier résident général dans sa bibliothèque.

« C’est mon grand-père qui a choisi d’appeler ainsi notre maison, dis-je. Quel nom stupide et prétentieux ! Je suis sûre que les voisins se moquaient de mon grand-père, et de nous.

— Je la chercherai la prochaine fois que j’irai à Penang.

— Elle a été détruite quand les Japonais ont bombardé l’île. »

Le visage d’Aritomo resta impassible.

« Nous l’avions quittée quelques jours plus tôt, continuai-je. Nous avions tout laissé dernière nous. Toutes nos photographies, et aussi les tableaux de Yun Hong. »

Voir un de ses tableaux ici me perturbait. J’avais l’impression qu’elle était encore vivante, qu’elle allait apparaître à la porte de ma chambre pour me rapporter un commérage quelconque de ses amis. Je touchai le tableau. La buée légère laissée par mes doigts se dissipa une seconde plus tard, comme si elle avait réussi à pénétrer dans l’aquarelle.

« Je voudrais vous acheter ce tableau. »

Aritomo secoua la tête.

« On me l’a offert.

— Il ne représente rien pour vous, lançai-je en me tournant pour lui faire face. Je vous demande de me le vendre. Vous me devez bien ça.

— Pourquoi ? À cause de ce que mon pays vous a fait ?

— Vendez-le-moi. »

Il eut un geste évasif.

« J’ai réfléchi à votre proposition, après votre visite. »

Je me raidis, en me demandant ce qu’il allait me dire.

« Vous allez concevoir et réaliser mon jardin ? »

Il fit non de la tête.

« Vous pourriez apprendre à le faire vous-même. »

Je mis un instant à comprendre ce qu’il me proposait.

« Vous me demandez de devenir votre… apprentie ? »

Ce n’était pas du tout ce que j’avais attendu de lui.

« C’est ridicule.

— Je vous enseignerai les techniques nécessaires pour créer un jardin, dit-il. Un jardin simple, pas trop compliqué.

— Un vague essai de jardin japonais n’est pas assez bien pour Yun Hong.

— C’est tout ce que j’ai à vous offrir. Je n’ai ni le temps ni l’envie de créer un jardin pour vous. Pas plus que pour personne d’autre, d’ailleurs. La dernière commande que j’aie acceptée m’a appris que je ne devais plus jamais recommencer.

— Pourquoi feriez-vous ça ? Pourquoi avez-vous changé d’avis ?

— J’ai besoin de quelqu’un pour m’aider. »

L’idée d’être son apprentie, de devoir lui obéir au doigt et à l’œil, n’avait rien pour me plaire. Lors de ma convalescence à l’hôpital, après ma captivité, je m’étais juré de ne plus jamais laisser personne prendre le contrôle de ma vie.

« Pendant combien de temps durera l’apprentissage ? demandai-je.

— Jusqu’à la mousson. »

La saison des pluies reviendrait dans six ou sept mois, d’après mes calculs. Je fis lentement le tour de la pièce pour réfléchir. J’étais au chômage, mais j’avais assez d’argent pour rester un moment sans emploi. Et j’avais le temps. La proposition d’Aritomo était le seul moyen pour moi d’offrir à ma sœur un jardin japonais. Je me dis que ce n’étaient que six mois, que j’avais enduré pire. Je m’immobilisai et le regardai :

« Jusqu’à la mousson.

— Prendre un apprenti n’est pas une mince affaire, surtout quand il s’agit d’une femme, m’avertit-il. C’est pour moi une lourde responsabilité.

— J’ai conscience qu’il ne s’agit pas d’un passe-temps pour le week-end. »

Les sourcils froncés, il prit un livre sur un rayonnage.

« Cela vous aidera à comprendre ce que je fais. »

Le mince volume relié en gris portait un titre en lettres latines sous une ligne de calligraphie japonaise.

« Sakuteiki, lus-je.

— Le plus ancien recueil consacré au jardin japonais. Le texte original date du onzième siècle.

— Mais les jardiniers professionnels n’existaient pas à l’époque. »

Il haussa les sourcils.

« C’est Yun Hong qui me l’a dit, ajoutai-je. Je me souviens qu’il en était question dans un de ses livres de jardinage.

— Elle disait vrai. Tachibana no Toshitsuna, l’auteur du Sakuteiki, appartenait à la noblesse de cour. Il avait la réputation d’être un grand connaisseur des arbres et des plantes.

— Mon japonais n’est pas assez bon pour lire ce livre.

— Le volume que vous tenez est une version que j’ai traduite en anglais et publiée voilà des années. »

Il ne me laissa pas le temps de le remercier.

« Pour ce qui est de vos leçons, vous passerez le premier mois à travailler aux différents endroits où le jardin est encore en train d’être remis en état. Vous commencerez à sept heures et demie. Le travail se terminera à quatre heures et demie, cinq heures, plus tard même si nécessaire. Vous aurez une heure de pause pour déjeuner, à une heure. Nous travaillons du lundi au vendredi. Si je vous le demande, vous devrez aussi venir le week-end. »

J’avais su dès le début qu’il ne serait pas aisé de le convaincre de créer un jardin pour moi, mais je me rendais compte maintenant que le plus dur était à venir. D’un seul coup, je doutai de moi et de ma décision.

« La jeune fille qui s’est promenée jadis dans les jardins de Kyoto avec sa sœur, dit Aritomo en me regardant comme s’il cherchait un caillou qu’il avait fait tomber au fond d’un étang. Cette jeune fille, existe-t-elle encore ? »

Je ne réussis pas à parler tout de suite. Et même alors, ma voix me parut faible et glacée.

« Tant de choses lui sont arrivées. »

Il continua de me regarder dans les yeux.

« Elle est là, dit-il en répondant à sa propre question. Tout au fond, elle est toujours là. »